Lettres et pensées du maréchal prince de Ligne/Lettres/Turcs/09 1 juillet 1789

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LETTRE IX.


Le 1er  juin 1789.
À mon Quartier-général de Semlin.


J’AUROIS pu vous écrire pendant l’hiver ce que vous ne saviez pas ; et, depuis ce tems-là, ce que vous savez. Mais je n’écris avec plaisir que lorsque j’ai la réponse au bout de quelques heures. À Paris je n’aimois et n’écrivois jamais de l’autre côte des ponts. C’est ainsi que, voguant avec vous sur le Borysthène, séparé de vous par une cloison de taffetas chiné, dans une des superbes galères de ce voyage triomphal et magique, je n’attendois que quelques minutes pour recevoir votre billet du matin.

Une espèce d’armistice, ou plutôt de convention de bonne compagnie, me laisse le tems de donner aux Turcs, dans une superbe tente, turque aussi bien qu’eux, des concerts sur ma rive du Danube. Toute la garnison de Belgrade vient les entendre sur l’autre rive. Ainsi que le Roi d’Espagne qui a fait chanter pendant 40 ans, tous les jours, le même air à Farinelli, je me fais jouer tous les soirs la Cosa rara, qui, comme vous voyez, cesse de l’être ; de très-belles Juives, Arméniennes, Illyriennes ou Serviennes, y assistent. C’est la grande noblesse de Semlin.

Quand quelques Turcs passent les frontières, je les corrige : Osman Bacha m’en remercie, et dit qu’il ne peut pas se faire obéir. Comme j’aime mieux le taquiner que de me contenter de lettres d’excuse, l’autre jour, devant faire un feu de réjouissance pour une petite victoire dans la Moldavie ou le Bannat, j’ai fait charger à boulets toute mon artillerie, pour venger une tête coupée à une sentinelle de Mychalowicz, Cela a réussi. Il y a eu huit curieux de tués au pied de la forteresse. Le Bacha a trouvé cela apparemment tout naturel. J’avois espéré qu’il se fâcheroit. Je ne me plains pas de quelques coups de fusil qu’on me tire quelquefois, par gaieté, quand je me promène.

Mais un lieutenant-colonel de nos postes avancés, du côté de Pantschowa, ayant désapprouvé qu’on en eût fait autant à un capitaine de Branakocsky, s’en plaignit à Aga Mustapha, qui lui répondit ainsi :

Je te salue, voisin Terschitz. Tu dis qu’il y a un armistice. Je ne m’y connois pas. Tu me parles du Bacha de Belgrade. Je ne veux pas dépandre de lui : Tu m’offres tes secours, en cas que j’aie des besoins. Apprends que la sublime Porte ne me laisse manquer de rien, et que je n’ai d’autre besoin que de boire ton sang. Tu dis que je puis me fier à toi. Sache que, dans ce tems-ci, il ne faut se fier à personne : je te salue, voisin Terschitz.

Voici la réponse que je fis au nom du voisin Terschilz.

Je te salue, voisin Moustapha : ta lettre est bien celle d’un Turc. J’en suis bien aise, car j’ai cru qu’il n’y en avoit plus. Tu dis que tu veux boire mon sang. Je ne me soucie pas du tien. Car qu’est-ce que le sang d’un Aga ? Fais ce que tu veux. Viens quand tu peux. J’ai ordonné à mes gens de t’amener prisonnier, à la première occasion. J’ai assez envie de te voir. Bonjour, Aga Moustapha.

J’ai fait une petite légèreté l’autre jour. J’avois à écrire à Osman Bacha, au sujet d’un courrier de M. de Choiseuil, qui m’en envoie quelquefois. Je portai moi-même la lettre, c’est-à-dire que, dans une petite barque à drapeau blanc, signe de pourparler, j’allai avec mon truchement au pied de la forteresse, reconnoître le côté de mon attaque, qui, à ce que j’espère aura lieu dans un mois ou deux, au plus tard. J’eus le tems de tout examiner, jusqu’à ce qu’une barque chargée de plus de douze figures superbes ou atroces, (car chez eux il n’y a pas de milieu) vînt me reconnoître ; et prendre ma lettre que je leur remis de ma part. Je les caressai ; je leur dis trente mots turcs que je sais. Cela fit sourire deux ou trois moustaches. Mais les autres me firent une terrible peur en me considérant. Je me souvins qu’ils pouvoient m’avoir vu tirer à leur barbe, sur les bords de la Save, des aigles et des hirondelles de mer. J’avois un grand manteau blanc, un mauvais chapeau rabattu. J’entendis qu’ils demandoient à mon interprète qui j’étois ? il répondit que j’étois le secrétaire du séraskier de Semlin, pour la correspondance françoise. Le plus vilain des Turcs, avec une mine infernale, me prit ma lettre assez brusquement, pour la porter au Bacha. J’en fus quitte pour être un moment assez mal à mon aise, et je m’en retournai, à force de rames, le plus vite que je pus.

Adieu, mon cher S… je vous quitte pour voir dix beaux et longs bataillons de renfort qui m’arrivent d’Autriche. Puissé-je bientôt m’en servir ! Je voudrois qu’on me permît de passer la Save à Sabalsch, pour aller voir s’il y a réellement un Abdy Bacha, comme on me l’annonce toujours, ainsi que l’arrivée prétendue du Bacha de Trawnick, et du fameux Mahmoud de Scutari : je voudrois balayer la plaine jusque sous le canon de Nissa. Sans l’inquiétude que nous cause cet Abdy Bacha, notre siège iroit bien mieux. Je vous embrasse de tout mon cœur.