Lettres et pensées du maréchal prince de Ligne/Lettres/Turcs/10 18 octobre 1789

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LETTRE X.


Le 18 octobre 1789.
De Belgrade.


NOUS y voici, dans ce rempart de l’Orient, dont nous n’avons pas ouvert les portes avec des doigts de rose, comme l’aurore, mais avec des doigts de feu. La hardiesse et la promptitude du passage de la Save, la rapidité de la marche et de rentrée dans les lignes du Prince Eugène, l’audace de la reconnoissance, faite jusqu’à la palissade, tout cela est l’ouvrage d’une quinzaine de jours, et c’est vraiment digne du plus beau tems du maréchal Laudon. Il nous montoit la tête et démontoit celle des Turcs : je ne démontois que leurs canons. Il a attaqué Belgrade sur la rive droite de la Save, et moi, sur la rive gauche, où j’étois l’aigle de ce Jupiter dont je portois la foudre.

La prise de la forteresse a été assurée par celle de la ville, qui est due à la plus brillante, la plus éclairée ; et la plus active des valeurs, à celle du comte de Browne, digne neveu du maréchal Lacy. Je faisois, pendant cette superbe et vigoureuse entreprise, une diversion avec ma flotte, sur le Danube ; et ensuite, pour réparer la perte de quelques jours et de bien du monde à l’attaque du chemin couvert, je redoublai le feu de mes batteries, et j’en établis une nouvelle, dans une île, à 150 toises de la forteresse, qui capitula tout de suite.

Je voyois avec un grand plaisir militaire et une grande peine philosophique, s’élever dans l’air 12,000 bombes que j’ai fait lancer sur ces pauvres Infidèles ; j’entendois leurs cris d’effroi, car ceux des blessés étoient étouffés par le feu et la mort. Écartons ces objets d’horreur. J’ai parlé assez long-tems au colonel de dragons. C’est maintenant au grand prêtre du temple de la paix que je m’adresse.

Quelle source de réflexion ! A peine le mot capitulation avoit été prononcé, que dix mille vaincus se mêloient déjà avec autant de vainqueurs. La férocité faisoit place à la douceur, la fureur à la pitié, la ruse guerrière à la bonne foi, l’acharnement à la bienveillance. On prenoit du café ; on vendoit, on achetoit. Le Turc, loyal dans ses marchés, fixoit un prix, llvroit ses effets précieux cachés dans les casemates, alloit à ses affaires, et sans empressement recevoit son argent, quand par hasard il rencontroit son acheteur. Philosophes sans le savoir, les riches propriétaires fumoient sur les débris de leurs maisons et de leur fortune. Osman Bacha, le sot gouverneur de Belgrade, fumoit au milieu de sa cour, rangée en cérémonie, comme s’il commandoit encore, et comme s’il ne s’attendoit pas à rencontrer un Capidgy Bachi pour lui demander de la part du Sultan Selim ce qu’il n’a pas, sa tête, car elle étoit déjà perdue à notre premier coup de canon. La beauté et la variété des couleurs riches et tranchantes des Janissaires, nos bonnets de grenadiers, leurs turbans, notre garnison, les Spahis, point abattus quoique battus, leurs superbes armes, leurs chevaux, fiers comme eux, leur air ferme, jamais bas, malgré le malheur ; les rives du Danube et de la Save bordées de ces figures pittoresques, récréoient les yeux et réjouissoient l’ame ; on étoit seulement un peu attriste de voir emporter par terre et par eau les cadavres d’hommes, de chevaux, de bœufs et de moutons, qui pendant le siège n’avoient pas pu être enterrés. On sentoit à la fois le mort, le brûlé et l’essence de rose : car il est extraordinaire d’unir à ce point les goûts voluptueux à la barbarie.

Le maréchal a demandé pour moi la croix de commandeur de l’ordre militaire de Marie-Thérèse. L’Empereur me l’a déjà envoyée. On dit qu’ils ont été contens de ma promptitude et surtout de l’effet de ma dernière batterie, qui a décide les Turcs à capituler. Il n’a manqué à mon bonheur que l’arrivée d’Abdy Bacha pour secourir la place. C’eût été un plaisir vit pour moi de passer la Save, de contribuer à battre le Bacha, et de revenir ensuite continuer mon attaque. Cet Abdy Bacha étant toute l’espérance de la garnison, si elle ne s’étoit pas rendue, j’avois pensé à une ruse un peu enfantine qui, malgré les plaisanteries qu’on en eût faites, comme des stratagèmes de Polyène et de Frontin, eût, je crois, bien réussi.

J’aurois voulu que le maréchal eût caché, pendant la nuit, quelques bataillons avec des canons dans une vallée, à une demi-lieue du camp ; qu’il eût fait sortir au point du jour de ses lignes, ou de celles d’Eugène (car ces deux noms se lient à présent à merveille) les troupes destinées à attaquer cet Abdy Bacha, s’il étoit venu pour nous faire lever le siège. On auroit fait un feu d’enfer toute la journée, de part et d’autre, sans boulets. On seroit revenu dans les lignes, avec de grands cris de joie, on auroit tiré de la tranchée, de l’armée et de mon corps un grand feu de réjouissance : et la place auroit capitulé.

Je vous aurois écrit pendant le siège ; mais j’avois peur que ma lettre ne devînt posthume, et je ne voulois pas vous dire ce qui se passoit dans ma tête, avant de savoir si on me la ]aisseroit sur les épaules. Adieu, l’ami de mon cœur.