Lettres et pensées du maréchal prince de Ligne/Lettres/Turcs/11

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LETTRE XI.


QUI veut connoître les Turcs ? Les voici, bien différens de l’idée qu’on s’en est faite. C’est un peuple d’antithèses : braves et poltrons, actifs et paresseux, libertins et dévots, sensuels et durs, recherches et grossiers, sales et propres ; conservant dans la même chambre des roses et un chat mort. Si je parle des grands de la cour, de l’armée et des provinces, je dirai : hauts et bas, méfians, ingrats, fiers et rempans, généreux et fripons. Toutes ces qualités, bonnes et mauvaises, dont les premières l’emportent sur les secondes dans le gros de la nation, dépendent des circonstances, et sont recouvertes d’une croûte d’ignorance et d’insensibilité, qui empêche ces pauvres gens d’être malheureux.

Il est clair que s’ils n’étoient pas sous le joug des monstres qui les étranglent pour avoir leurs fils, leurs filles ou leurs trésors, ils ne seroient pas si familiarisés avec les coutumes qui leur donnent l’air d’être barbares.

lis sourient tout au plus, et répondent de la tête, des yeux, ou des bras et de la main, qu’ils ne remuent jamais sans noblesse ; mais ils ne parlent presque pas. Ils n’ont rien de vulgaire, ni dans ce que je me fais expliquer, lorsqu’ils parlent, ni dans leurs manières. Le petit serviteur d’un Janissaire, quoiqu’il ait les pieds et les jambes nues, et qu’il ne porte point de chemise, est coquet à sa façon, et a l’air plus distingué que les jeunes seigneurs des cours européennes : les plus pauvres des soldats Turcs n’ont rien pour se vêtir, mais leurs armes damasquinées sont couvertes d’argent. Je les ai vus en refuser 200 piastres, craignant moins d’expirer de faim que de honte.

Les Turcs sont sensibles à la reconnoissance et aux bons traitemens, et tiennent, dans toutes les circonstances de leur vie, soit à la guerre, ou ailleurs, constamment leur parole : d’autant plus, m’ont-ils dit quelquefois, qu’ils ne savent pas écrire.

Les Turcs ont quelques rapports avec les Grecs, et beaucoup avec les Romains. Ils ont les goûts des uns et les usages des autres. Leurs ouvrages sont charmans, remplis de goût, et supposent des idées ; quand ils en ont, elles sont fines et délicates. Ils ont l’esprit fleuri dans le peu qu’ils disent, ou qu’ils écrivent. Ils sont graves comme les Romains, et ne se donnent pas la peine de rire ni de danser. Les uns et les autres ont des bouffons : Ibrahim Nazir, que nous avons chassé de la Moldavie, avoit cinq ou six esclaves fort jolis, habillés superbement, et montant à cheval avec lui. Les Turcs m’ont expliqué qu’il leur étoit agréable de ne voir en se réveillant que de belles figures destinées à leur porter leur café, leur pipe, leur sorbet, leur bois d’aloès à brûler, leurs parfums d’ambre et leurs essences de rose. Ils se moquent de nous, de ce qu’un vilain frotteur, ou un vieux domestique de confiance vient faire le feu, ou ouvrir nos rideaux. Ils sont sans cesse couchés comme les Romains, qui (je n’en doute pas) avoient, de même que les Turcs, des divans où ils mangeoient, et se reposoient toute la journée. Les tuniques et les pantoufles prouvent que ces deux nations n’aimoient pas la promenade. Il n’y a rien de si emporté et de si colère que les gens froids et phlegmatiques. Les Turcs, comme les Romains, surtout ceux d’aujourd’hui, font cas de la vengeance : à cela près, ils sont doux. Ils ne disputent, ni ne se querellent jamais. Si le gouvernement populaire n’apportoit pas toujours avec soi l’esprit de parti, l'intrigue, la jalousie, et les crimes qui en sont la suite, les Romains auroient été de bonnes gens ; si l’excès opposé, le despotisme d’un sultan, et de deux ou trois grands-officiers de l’empire ; ne les alarmoit pas sans cesse, les Turcs seroient aussi les meilleures gens du monde.

Ignorans par paresse et par politique, superstitieux par habitude et par calcul, ils sont guidés par une impulsion naturelle et heureuse. Que devientroient les peuples de l’Europe si un marchand de savon étoit premier ministre, un jardinier grand-amiral, et un laquais commandant des armées ? Où trouveroit-on des gens tout à la fois propres à combattre à pied, à cheval, et sur l’eau, adroits à tout ce qu’ils entreprennent, et individuellement toujours intrépides ? Les états étant confondus, personne n’étant classé, chacun a des droits à tout, et attend la place que le sort lui destine.

Observateurs, voyageurs, spectateurs, au lieu de faire des réflexions triviales sur les nations de l’Europe qui se ressemblent toutes, à peu de chose près, méditez sur tout ce qui tient à l’Asie, si vous voulez trouver du neuf, du beau, du grand, du noble, et très-souvent du raisonnable.