Lettres et pensées du maréchal prince de Ligne/Pensées/Voltaire

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MON SÉJOUR CHEZ M. DE VOLTAIRE.



CE que je pouvois faire de mieux chez M. de Voltaire, étoit de ne pas lui montrer de l’esprit. Je ne lui parlois que pour le faire parler. J’ai été huit jours dans sa maison, et je voudrois me rappeler les choses sublimes, simples, gaies, aimables qui parloient sans cesse de lui ; mais, en vérité, c’est impossible. Je riois ou j’admirois, j’étois toujours dans l’ivresse. Jusqu’à ses torts, ses fausses connoissanes, ses engouemens, son manque de goût pour les beaux-arts, ses caprices, ses prétentions, ce qu’il ne pouvoit pas être et ce qu’il étoit, tout étoit charmant, neuf, piquant et imprévu. Il souhaitoit de passer pour un homme d’état profond, ou pour un savant, au point de désirer d’être ennuyeux. Il aimoit alors la constitution Angloise. Je me souviens que je lui dis : Monsieur de Voltaire, ajoutez-y comme son soutien l’Océan, sans lequel elle ne durerait pas.

L’Océan, me dit-il, vous allez me faire faire bien des réflexions là-dessus. On lui annonça un homme de Genève qui l’ennuyait : vite vite, dit-il, du Tronchin ; — c’est-à-dire qu’on le fit passer pour malade. Le Genevois s’en alla. Que dites-vous de Genève, me dit-il un jour, sachant que j’y avois été le matin. Je savois que dans ce moment-là il détestoit Genève. — Ville affreuse ! lui répondis-je, quoique cela ne fût pas vrai. — Je racontai à M. de Voltaire, devant madame Denys, un trait qui lui étoit arrivé, croyant que c’étoit à madame de Graffigny. M. de Ximénes l’avoit défiée de lui dire un vers dont il ne lui nomma pas tout de suite l’auteur. Il n’en manqua pas un. Madame Denys, pour le prendre en défaut, lui en dit quatre, qu’elle fit sur-le-champ. Eh bien ! Monsieur le Marquis, de qui cela est-il ? — De la chercheuse d’esprit, Madame.

Ah ! Ah ! bravo ! bravo ! dit M. de Voltaire : pardi, Je crois qu’elle fut bien bête. — Riez-en donc, ma nièce. Il étoit occupé alors à déchirer et paraphraser l’histoire de l’Église par l’ennuyeux abbé de Fleury. Ce n’est pas une histoire, me dit-il, en en parlant, ce sont des histoires. Il n’y a qu’à Bossuet et à Fléchier que je permette d’être bons chrétiens. — Ah ! Monsieur de Voltaire, lui dis-je, et aussi à quelques révérends pères, dont les enfans vous ont assez joliment élevé. Il me dit beaucoup de bien d’eux. Vous venez de Venise ? Avez-vous vu le procurateur Pococurante ? Non, lui dis-je, je ne me souviens pas de lui. Vous n’avez donc pas lu Candide ? me dit-il en colère : car il y avoit un tems où il aimoit toujours le plus un de ses ouvrages. — Pardon, pardon, Monsieur de Voltaire, j’étois en distraction ; je pensois à l’étonnement que j’éprouvai quand j’entendis chanter la Jérusalem du Tasse aux gondoliers Vénitiens. — Comment donc ? expliquez-moi cela, je vous prie. Tel que jadis Ménalque et Mœlibée, ils essaient la voix et la mémoire de leurs camarades, sur le Canal grande, pendant les belles nuits de l’été. L’un commence en manière de récitatif, et un autre lui répond et continue. Je ne crois pas que les fiacres de Paris sachent la Henriade par cœur, et ils entonneroient bien mal ses beaux vers, avec leur ton grossier, leur accent ignoble et dur, et leur gosier et leur voix à l’eau-de-vie. — C’est que les Welches sont des barbares, des ennemis de l’harmonie, des gens à vous égorger. Monsieur. Voilà le peuple, et nos gens d’esprit en ont tant, qu’ils en mettent jusque dans les titres de leurs ouvrages. Un livre de l’esprit ! c’est de l’esprit follet que celui-là. L’Esprit des lois, c’est de l’esprit sur des lois. Je n’ai pas l’honneur de le comprendre. Mais j’entends bien les Lettres Persannes : bon ouvrage que celui-là. — Il y a quelques gens de lettres dont vous paroissez faire cas. — Vraiment, il le faut bien ; d’Alembert, par exemple, qui faute d’imagination se dit géomètre, Diderot qui, pour faire croire qu’il en a, est enflé et déclamateur ; et Marmontel, dont, entre nous, la poétique est inintelligible. Ces gens-là diraient que je suis jaloux. Qu’on s’arrange donc sur mon compte. On me croit frondeur et flatteur, à la cour, en ville, trop philosophe ; à l'académie, ennemi des philosophes ; l’ante-christ à Rome, pour quelques plaisanteries sur ses abus, et quelques gaietés sur le style oriental ; précepteur de despotisme au parlement ; mauvais François pour avoir dit du bien des Anglois ; voleur et bienfaiteur des libraires ; libertin pour une Jeanne que mes ennemis ont rendue plus coupable ; curieux et complimenteur des gens d’esprit, et intolérant parce que je prêche la tolérance.

Avez-vous jamais vu une épigramme ou une chanson de ma façon ? C’est là le cachet des méchans. Ces Rousseau m’ont fait donner au diable. J’ai bien commencé avec tous les deux. Je buvois du vin de Champagne avec le premier chez votre père, et votre parent le duc d’Aremberg, où il s’endormoit à souper. J’ai été en coquetterie avec le second ; et pour avoir dit qu’il me donnait envie de marcher à quatre pates, me voici chassé de Genève, où il est détesté.

Il rioit d’une bêtise imprévue, d’un misérable jeu de mots, et se permettoit aussi quelque bêtise. Il étoit au comble de sa joie en me montrant une lettre du chevalier de Lille qui venoit de lui écrire pour lui reprocher d’avoir mal fait une commission de montre. Il faut que vous soyez bien bête. Monsieur, etc. C’est, je crois, à moi qu’il dédia sa plaisanterie tant répétée depuis sur la Corneille ; et j’y donnai sujet lorsqu’il me demanda comment je la trouvois : nigra, répondis-je, sans être formosa. Il ne me fit pas grâce de son Père Adam, et me remercia d’avoir donne asile au père Griffet, qu’il aimoit beaucoup, ainsi que le père la Neufville, qu’il me recommanda.

Il me dit un jour : — On prétend que je crève des critiques. Tenez, connoissez-vous celle-ci ? Je ne sais où diable cet homme, qui ne sait pas l’orthographe et qui force quelquefois la poésie comme un camp, a si bien fait ces quatre vers sur moi.

Candide est un petit vaurien
Qui n’a ni pudeur ni cervelle.
Ah ! qu’on le reconnoît bien
Pour le cadet de la Pucelle.

— Vous me paroissez mal avec lui dans ce moment, lui dis je. C’est querelle d’allemand, et d’amant à la fois. — La petite bêtise le fit sourire : il en disoit souvent et aimoit à en entendre. On auroit dit qu’il avoit quelquefois des tracasseries avec les morts, comme on en a avec les vivans. Sa mobilité les lui faisoit aimer, tantôt un peu plus, tantôt un peu moins. Par exemple alors, c’etoit Fénelon, La Fontaine et Molière qui étoient dans la plus grande faveur.

— Ma nièce, donnons-lui-en, du Molière, dit-il à madame Denys. Allons dans le sallon ; sans façon, les Femmes Savantes que nous venons de jouer. — Il fit Trissotin on ne peut pas plus mal, mais s’amusa beaucoup de ce rôle. M.lle Dupuis, belle-sœur de la Corneille, qui jouoit Martine, me plaisoit infiniment, et me donnoit quelquefois des distractions, lorsque ce grand homme parloit. Il n’aimoit jus qu’on eu eût, Je me souviens qu’un jour que ses belles servantes Suisses, nues jusqu’aux épaules à cause de la chaleur, passoient à côté de moi, ou m’apportoient de la crème, il s’interrompit, et prenant, en colère, leurs beaux cous à plaines mains, il s’écria : Gorge par-ci, gorge par-là, allez au diable.

Il ne me prononça pas un mot contre le christianisme, ni contre Fréron. — Je n’aime pas, disoit-il, les gens de mauvaise foi, et qui se contredisent. Écrire en forme pour ou contre toutes les religions est d’un fou. Qu’est-ce que c’est que celle profession de foi dix vicaire Savoyard de Jean-Jacques, par exemple ? — C’étoit le moment où il lui en vouloit le plus : et dans ce moment même qu’il disoit que c’étoit un monstre, qu’on n’exiloit pas un homme comme lui, mais que le bannissement étoit le mot, on lui dit : — Je crois que le voilà qui entre dans votre cour. — Où est-il, le malheureux ? s’écria-t-il, qu’il vienne, voilà mes bras ouverts. Il est chassé peut-être de Neuchâtel, et des environs. Qu’on me le cherche. Amonez-le moi ; tout ce que j’ai est à lui. M. de Constant lui demanda, en ma présence, son histoire de Russie. — Vous êtes fou, dit-il : si vous voulez savoir quelque chose, prenez celle de La Combe. Il n’a reçu ni médaille, ni fourrures, celui-là, —

Il étoit mécontent alors du parlement : et quand il rencontroit son âne à la porte du jardin : passez, Je vous prie, Monsieur le Président, disoit-il. Ses méprises par vivacité étoient fréquentes et plaisantes. Il prit un accordeur de clavecin de sa nièce, pour son cordonnier, et après quantité de méprises, lorsque cela s’éclaircit : Ah ! mon Dieu, Monsieur, un homme à talens. Je vous mettois à mes pieds, c’est moi qui suis aux vôtres.

Un marchand de chapeaux et de souliers gris entre tout d’un coup dans le sallon ; M. de Voltaire (qui se méfioit tant des visites, qu’il m’avoua que, de peur que la mienne ne fût ennuyeuse, il avoit pris médecine à tout hasard, afin de pouvoir se dire malade) se sauve dans son cabinet. Ce marchand le suivoit, en lui disant : — Monsieur, Monsieur, je suis le fils d’une femme pour qui vous avez fait des vers. Oh ! je le crois, j’ai tant fait de vers pour tant de femmes ! Bonjour, Monsieur. — C’est M.me de Fontaine Martel. — Ah ! ah ! Monsieur, elle étoit bien belle. Je suis votre serviteur. (et il étoit prêt à rentrer dans son cabinet.) — Monsieur, où avez-vous pris ce bon goût qu’on remarque dans ce sallon ? votre château, par exemple, est charmant. Est-il bien de vous ? (alors Voltaire revint.) Oh ! oui, de moi, Monsieur, j’ai donné tous les dessins. Voyez ce dégagement et cet escalier. Eh bien ! — Monsieur, ce qui m’a attiré en Suisse, c’est le plaisir de voir M. de Haller. (M. de Voltaire rentroil dans son cabinet.) Monsieur, Monsieur, cela doit vous avoir beaucoup coûté. Quel charmant jardin ! Oh ! par exemple, disoit M. de Voltaire (en revenant), mon jardinier est une bête ; c’est moi. Monsieur, qui ai tout fait. — Je le crois. Ce M. de Haller, Monsieur, est un grand homme. — (M. de Voltaire rentroit.) — Combien de tems faut-il. Monsieur, pour bâtir un château à peu près aussi beau que celui-ci ? — (M. de Voltaire revenoit dans le sallon.) Sans le faire exprès, ils me jouèrent la plus jolie scène du monde ; et M. de Voltaire m’en donna bien d’autres plus comiques encore par ses vivacités, ses humeurs, ses repentirs. Tantôt homme de lettres, et puis seigneur de la cour de Louis XIV, et puis l’homme de la meilleure compagnie.

Il étoit comique lorsqu’il faisoit le seigneur de village ; il parloit à ses manans comme à des ambassadeurs de Rome, ou des princes de la guerre de Troie. Il ennoblissoit tout. Voulant demander pourquoi on ne lui donnoit jamais du civet à dîner, au lieu de s’en informer tout uniment, il dit à un vieux garde : Mon ami, ne se fait-il donc plus d’émigration d’animaux de ma terre de Tourney à ma terre de Ferney ?

Il étoit toujours en souliers gris, bas gris-de-fer, roulés, grande veste de basin, longue jusqu’aux genoux, grande et longue perruque, et petit bonnet de velours noir. Le dimanche il mettoit quelquefois un bel habit mordoré uni, veste et culotte de même, mais la veste à grandes basques, et galonnée en or, à la bourgogne, galons festonnés et à lames, avec de grandes manchettes à dentelles jusqu’au bout des doigts, car avec cela, disoit-il, on a l'air noble. M. de Voltaire étoit bon pour tous ses alentours et les faisoit rire. Il embellissoit tout ce qu’il voyoit et tout ce qu’il entendoit. Il fit des questions à un officier de mon régiment qu’il trouva sublime dans ses réponses. De quelle religion êtes-vous, Monsieur ? lui demanda-t-il. — Mes parens m’ont fait élever dans la religion Catholique. — Grande réponse ! dit M. de Voltaire : il ne dit pas qu’il le soit. Tout cela paroît ridicule à rapporter et fait pour le rendre ridicule ; mais il falloit le voir, animé par sa belle et brillante imagination, distribuant, jetant l’esprit, la saillie à pleines mains, en prêtant à tout le monde ; porté à voir et à croire le beau et le bien, abondant dans son sens, y faisant abonder les autres ; rapportant tout à ce qu’il écrivoit, à ce qu’il pensoit ; faisant parler et penser ceux qui en étoient capables ; donnant des secours à tous les malheureux, bâtissant pour de pauvres familles, et bon homme dans la sienne ; bon homme dans son village, bon homme et grand homme tout à la fois, réunion sans laquelle l’on n’est jamais complètement ni l’un ni l’autre : car le génie donne plus d’étendue à la bonté, et la bonté plus de naturel au génie.



F I N.