Lettres et pensées du maréchal prince de Ligne/Pensées/Jean-Jacques
MES DEUX CONVERSATIONS AVEC JEAN-JACQUES.
LORSQUE Jean-Jacques Rousseau revint de
son exil, j’allai le relancer dans son grenier, rue
Plâtrière. Je ne savois pas encore, en montant
l’escalier, comment je m’y prendrois pour
l’aborder ; mais, accoutumé à me laisser aller
à mon instinct, qui m’a toujours mieux servi que
la réflexion, j’entrai, et parus me tromper. —
Qu’est-ce que c’est ? me dit Jean-Jacques. Je lui
répondis : — Monsieur, pardonnez. Je cherchois
M. Rousseau de Toulouse. — Je ne suis, me dit-il, que Rousseau de Genève. — Ah oui, lui
dis-je, ce grand herboriseur ! Je le vois bien.
Ah ! mon Dieu ! que d’herbes et de gros
livres ! ils valent mieux que tous ceux qu’on
écrit. — Rousseau sourit presque, et me fit voir
peut-être sa pervenche, que je n’ai pas
l’honneur de connoître, et tout ce qu’il y
avoit entre chaque feuillet de ses in-folio. Je
fis semblant d’admirer ce recueil très-peu intéressant,
et le plus commun du monde ; il
se remit à son travail, sur lequel il avoit le
nez et les lunettes, et le continua sans me
regarder. Je lui demandai pardon de mon
étourderie, et je le priai de me dire la demeure
de M. Rousseau de Toulouse ; mais, de peur
qu’il ne me l’apprît et que tout fût dit, j’ajoutai :
— Est-il vrai que vous soyez si habile pour
copier la musique ? — Il alla me chercher des
petits livres en long, et me dit : — Voyez
comme cela est propre ! — Et il se mit à parler
de la difficulté de ce travail, et de son talent
en ce genre, comme Sganarelle de celui de
faire des fagots. Le respect que m’inspiroit un
homme comme celui-là, m’avoit fait sentir
une sorte de tremblement en ouvrant sa porte,
et m’empêcha de me livrer davantage à une
conversation qui auroit eu l’air d’une mystification
si elle avoit duré plus long-tems. Je n’en voulois que ce qu’il me falloit pour une
espèce de passe-port ou billet d’entrée, et je
lui dis que je croyois pourtant qu’il n’avoit
pris ces deux genres d’occupation servile,
que pour éteindre le feu de sa brûlante imagination.
Helas ! me dit-il, les autres occupations
que je me donnois pour m’instruire
et instruire les autres, ne m’ont fait que
trop de mal. Je lui dis après, la seule chose
sur laquelle j’étois de son avis dans tous ses
ouvrages, c’est que je croyois comme lui au
danger de certaines connoissances historiques
et littéraires, si l’on n’a pas un esprit sain
pour les juger. Il quitta dans l’instant sa musique,
sa pervenche et ses lunettes, entra
dans des détails supérieurs peut-être à tout ce
qu’il avoit écrit, et parcourut toutes les nuances
de ses idées avec une justesse qu’il perdoit quelquefois
dans la solitude, à force de méditer et
d’écrire ; ensuite il s’écria plusieurs fois : Les hommes ! les hommes ! J’avois assez bien
réussi pour oser déjà le contredire. Je lui
dis : Ceux qui s’en plaignent sont des hommes aussi, et peuvent se tromper sur le compte des autres hommes. Cela lui fit faire
un moment de réflexion. Je lui dis que j’étois
bien de son avis encore sur la manière d’accorder
et de recevoir des bienfaits, et sur le poids de la reconnoissance quand on a pour
bienfaiteurs des gens qu’on ne peut aimer ni
estimer. Cela parut lai faire plaisir. Je me
rabattis ensuite sur l’autre extrémité à craindre,
l’ingratitude. Il partit comme un trait, me fit
les plus beaux manifestes du monde, qu’il entremêla
de quelques petites maximes sophistiques,
que je m’étois attirées, en lui disant : —
Si cependant M. Hume a été de bonne foi… ?
Il me demanda si je le connoissois. Je lui dis
que j’avois eu une conversation très-vive avec
lui à son sujet, et que la crainte d’être injuste
m’arrétoit presque toujours dans mes jugemens.
Sa vilaine femme, ou servante, nous interrompoit quelquefois par quelques questions saugrenues qu’elle faisoit sur son linge, ou sur la soupe. Il lui repondit avec douceur, et auroit ennobli un morceau de fromage, s’il en avoit parlé. Je ne m’aperçus pas qu’il se méfiât de moi le moins du monde. A la vérité, je l’avois tenu bien en haleine depuis que j’entrai chez lui, pour ne pas lui donner le tems de réfléchir sur ma visite. J’y mis fin malgré moi, et, après un silence de vénération, en regardant encore entre les deux yeux l’auteur de la Nouvelle Héloïse ; je quittai le galetas, séjour des rats, mais sanctuaire du génie. Il se leva, me reconduisit avec une sorte d’intérêt, et ne me demanda pas mon nom.
Il ne l’aurait jamais retenu, car il ne pouvoit y avoir que celui de Tacite, de Saluste, ou de Pline, qui put l’intéresser. Mais, dans la société intime de M. le Prince de Conti, dont j’étois avec l’Archevêque de Toulouse, le Président d’Aligre, et autres prélats et parlementaires, j’appris que ces deux classes de gens corrompus vouloient inquiéter Jean-Jacques, et je lui écrivis la lettre qu’il donna à lire, ou à copier, assez mal à propos, et qui se trouva enfin, je ne sais comment, imprimée dans toutes les gazettes. On peut la voir dans l’édition des ouvrages de Rousseau, et dans son dialogue avec lui-même, qui est aussi dans ses œuvres ; il eut la bonté de croire, à sa façon ordinaire, que les offres d’asile que je lui faisois, étoient un piège que ses ennemis m’avoient engagé à lui tendre : cette folie avoit attaqué le cerveau de ce malheureux grand homme, ravissant et impatientant. Mais son premier mouvement étoit bon : car le lendemain de ma lettre il vint me témoigner sa reconnoissance. On m’annonce M. Rousseau, je n’en crois pas mes oreilles : il ouvre ma porte, je n’en crois pas mes yeux. Louis XIV n’éprouva pas un sentiment pareil de vanité en recevant l’ambassade de Siam. La description qu’il me fit de ses malheurs, le portrait de ses prétendus ennemis, la conjuration de toute l’Europe contre lui, m’auroient fait de la peine s’il n’y avoit pas mis tout le charme de son éloquence. Je tâchai de le tirer de là pour le ramener à ses jeux champêtres. Je lui demandai comment, lui qui aimoit la campagne, étoit allé se loger au milieu de Paris ? Il me dit alors ses charmans paradoxes sur l'avantage d’écrire en faveur de la liberté lorsqu’on est enfermé, et de peindre le printems lorsqu’il neige. Je parlai de la Suisse, et je lui prouvai, sans en avoir l’air, que je savois Julie et Saint-Preux par cœur. Il en parut étonné et flatté. Il s’aperçut bien que sa Nouvelle Héloïse étoit le seul de ses ouvrages qui me convînt, et que quand même je pourrois être profond, je ne me donnerois pas la peine de l’être. Je n’ai jamais eu tant d’esprit (et ce fut, je crois, la première et la dernière fois de ma vie) que pendant les huit heures que je passai avec Jean-Jacques dans mes deux conversations. Quand il me dit définitivement qu’il vouloit attendre dans Paris tous les décrets de prise-de-corps dont le clergé et le parlement le menaçoient, je me permis quelques vérités un peu sévères sur sa manière d’entendre la célébrité. Je me souviens que je lui dis : Monsieur Rousseau, plus vous vous cachez, et plus vous êtes en évidence ; plus vous êtes sauvage, et plus vous devenez un homme public.
Ses yeux étoient comme deux astres. Son génie rayonnoit dans ses regards, et m’électrisoit. Je me rappelle que je finis par lui dire, les larmes aux yeux, deux ou trois fois : Soyez heureux, Monsieur ; soyez heureux malgré vous. Si vous ne voulez pas habiter le temple que je vous ferai bâtir dans cette souveraineté que j’ai en Empire, où je n’ai ni parlement, ni clergé, mais les meilleurs moutons du monde, restez en France. Si, comme je l’espère, on vous y laisse en repos, vendez vos ouvrages, achetez une jolie petite maison de campagne près de Paris, entrouvrez votre porte à quelques-uns de vos admirateurs, et bientôt on ne parlera plus de vous.
Je crois que ce n’étoit pas son compte : car il ne seroit pas même demeure à Ermenonville si la mort ne l’y avoit pas surpris. Enfin, touché de l’effet qu’il produisoit sur moi, et convaincu de mon enthousiasme pour lui, il me témoigna plus d’intérêt et de reconnoissance qu’il n’avoit coutume d’en montrer à l’égard de qui que ce soit : et il me laissa, en me quittant, le même vide qu’on sent à son réveil après avoir fait un beau rêve.