Lettres familières écrites d’Italie à quelques amis en 1739 et 1740, Tome Premier/Texte entier

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Lettres familières écrites d’Italie à quelques amis en 1739 et 1740, Tome Premier
Lettres familières écrites d’Italie à quelques amis en 1739 et 1740 (Tome Premier), Texte établi par Hippolyte BabouPoulet-Malassis et de Broise1 (p. 11-330).

LE PRÉSIDENT
CHARLES DE BROSSES
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Voltaire, Rousseau, Montesquieu, Diderot, sont les gloires classiques du xviiie siècle. Au-dessous de ces noms consacrés, le public ne connaît plus que de petites célébrités de salon ou de boudoir, de jolies têtes frivoles, aimables ou libertines, dont le souvenir voltige gaiement au milieu des peintures de Boucher ou de Watteau. Entre les grands appartements où trône Voltaire, et le voluptueux réduit où babille Crébillon fils, il y a pourtant une assez belle galerie où l’on est heureux de rencontrer une demi-douzaine de gens sérieux à l’air léger, des savants d’agrément, des philosophes du beau monde, qui ne professent pas la doctrine, mais qui en causent à ravir. C’est dans cette galerie qu’on peut faire connaissance avec l’Hamilton du xviiie siècle, avec le président Charles De Brosses !

Il est là sans hermine et sans mortier ; il ne se compose pas pour figurer solennellement à la messe rouge, et le rouleau de papier qu’il tient à la main, loin de renfermer une sévère collection d’arrêts ou de remontrances, ne consiste qu’en une cinquantaine de lettres familières, écrites d’Italie. Cinquante lettres, pas davantage ! Des feuilles volantes qui valent mieux que de gros livres, et que la postérité a recueillies précieusement dans le coin le plus élégant de son musée littéraire.

Oui, ces lettres familières, telles qu’elles ont été griffonnées sur une table d’auberge, en robe de chambre et en bonnet, voilà tout ce qui reste de Charles De Brosses, de ce magistrat, de cet historien, de cet antiquaire, de ce géographe, de ce philologue, traduit autrefois en anglais et en allemand. Qui de nous, en effet, soupçonne aujourd’hui l’existence de son traité sur le Culte des dieux fétiches ou Parallèle de l’ancienne religion d’Égypte avec la religion de Nigritie ? Qui pourrait se souvenir de son Histoire des navigations aux Terres australes, ouvrage conseillé par Butfon et qui suscita Bougainville ? Les Allemands eux-mêmes lisent-ils encore le Traité de la formation mécanique des langues, dont il a paru une version à Leipzig en 1801 ? Et les Lettres sur Herculée, et l’Histoire du septième siècle de la République romain, qu’en est-il resté pour nos contemporains ? Une mention de Burnouf, dans les classiques latins de Lemaire, rappelle seulement que Charles De Brosses s’est occupé de Salluste. Il s’en était occupé trente ans ! Son voyage en Italie, ce fut à la recherche d’un livre perdu de Salluste qu’il fut consacré. Un projet d’érudit, lentement poursuivi, amoureusement caressé, aboutit en fin de compte à une charmante correspondance de voyageur, où les fines observations, le don de conter et de peindre, l’esprit de conversation et de société ne laissent pas entrevoir une seule fois le bout de l’oreille du savant. C’est toujours la vieille moralité de la fable : « Un coq, cherchant sa pâture, trouva une perle. » Un membre de l’Académie des Inscriptions peut, à la rigueur, compléter Salluste : mais l’Académie tout entière ferait le voyage d’Italie, elle n’en rapporterait pas la perle qu’a trouvée Charles De Brosses. Il n’est que d’être coq en ce monde pour avoir de ces bonheurs-là. Or il avait du coq, Charles de Brosses, et même du coq bourguignon, qui est une des plus éclatantes variétés du coq gaulois : l’auteur de La Métromanie était aussi de Bourgogne. Un Piron gentilhomme aurait très-bien dit ce qu’il y a de franche gaieté, de galanterie vermeille, et, tranchons le mot, d’honnête et sonore gaillardise dans les Lettres écrites d’Italie. Ne déployons pas mal à propos le mouchoir de Tartufe : les nobles Dorines de Dijon, à qui De Brosses écrivait, madame Courtois de Quincey, par exemple, ne se scandalisaient pas pour si peu. Elles avaient appris, sans doute à l’école des conseillers érudits et des abbés lettrés, toutes les saines franchises du bon vieux langage. Et ne savons-nous pas, d’ailleurs, que c’est du mot gallus que viennent en droite ligne ces mots si nationaux de gaillardise et de galanterie ?

On prétend que Charles De Brosses, en autorisant ses amis à copier, pour leur agrément, un manuscrit qui n’était pas destiné à l’impression, avait eu le soin de marquer lui-même à l’encre rouge les passages scabreux : il témoignait ainsi, disent ses descendants, qu’il regrettait un péché de jeunesse et que son ouvrage ne devait point être livré au public. Ni le président, ni son fils, ni son petit-fils, n’auraient désiré, pour ces lettres si remarquables, que le mystérieux et piquant demi-jour d’une galante confidence. On nous permettra de douter au moins des scrupules du président. Et, quant à ses héritiers, ne doivent-ils pas se trouver heureux d’avoir à regretter aujourd’hui ce que Charles De Brosses avait l’air de redouter ? Le charmant éclat qui a rejailli sur leur nom me semble une très-douce compensation à leurs pudiques regrets. L’histoire des copies des Lettres familières reproduit exactement l’histoire si connue des copies de la correspondance de madame de Sévigné. Puisque vous vous laissez copier, vous ne serez pas fâché qu’on vous imprime. On vous imprimera donc quelque jour, à votre insu, et certainement sans votre aveu, de sorte que vous aurez le plaisir de déplorer hautement votre gloire, comme si vous ignoriez, en homme naïf, que d’une confidence à une indiscrétion il n’y a jamais que la main.

La première indiscrétion, d’ailleurs, a été le fait de Charles De Brosses lui-même ; car ce n’est pas malgré lui, je pense, que son ami Lalande a inséré des extraits des Lettres familières dans son Voyage d’Italie. Si le manuscrit n’a pas été publié tout entier du vivant de son auteur, c’est que Charles De Brosses, en dehors de sa société particulière, tenait à respecter à la fois les convenances parlementaires et les bienséances académiques. Le jeune conseiller visait tout naturellement au premier siège du parlement de Dijon, et pour arriver de ce siège au fauteuil de l’Académie, il n’avait qu’à suivre les traces de son illustre compatriote, le président Bouhier. Il fallait pour cela représenter devant le public, tandis que, pour les intimes, on pouvait continuer gaiement à jouer le personnage


Du bon seigneur de Bagnolet,
Très-aimable et très-frivolet.


Eh bien, n’en déplaise aux descendants de notre auteur, c’est précisément le bon seigneur, le très-aimable et très-frivolet Charles de Brosses qui intéresse surtout la postérité. Il importe peu désormais que le spirituel président ait été, dès sa jeunesse, le plus habile commissaire à terrier de la province, qu’il ait foulé aux pieds sa robe de magistrat au moment de l’installation du parlement Maupeou, et qu’il se soit héroïquement résigné à l’exil pour ne pas humilier sa dignité devant le despotisme ministériel. D’autres magistrats, dont le nom s’est perdu, ont repoussé la livrée avec la même hardiesse et supporté l’exil avec la même constance. Il n’est pas bien sûr, au surplus, que, pour avoir donné sans effort cette preuve d’indépendance virile, Charles De Brosses se regardât sérieusement comme un homme de Plutarque. L’exilé partit pour l’Auvergne en chantant ; l’air de mélancolie n’était pas encore à la mode en cas de disgrâce : il suffisait alors d’un joyeux refrain pour consoler d’un malheur qui n’était guère qu’un dépit. La victime se parait coquettement, au lieu de se couvrir de cendre ; elle criait nargue ! à la persécution, et jamais anathème ! Ah ! qu’un peu d’insouciance frivole assaisonne toujours bien l’héroïsme ! c’est la philosophie des esprits distingués. Charles De Brosses est, dès cette époque, l’élégant et libre causeur des Lettres d’Italie ; il mériterait déjà le surnom donné à Voltaire par madame de Saint-Julien : même dans son voyage d’exil, aussi bien que dans ses autres voyages, il prend vivement l’essor des grands caractères aimables ; c’est, dans toute la grâce du mot, un vrai philosophe-papillon. Une double énigme me préoccupe des que j’examine avec attention cette délicate et curieuse physionomie. À quoi tient-il qu’un homme si savant ait pu rester si vif et si leste ? À quoi tient-il que, parmi tant d’aptitudes sérieuses, ce qui triomphe définitivement, ce soit le goût des arts et du plaisir, le sentiment doucement ironique de la vie, l’observation rapide et nette de l’humanité ?

Il y a là un don de nature ; il y a de plus cette bénédiction des fées que les sociétés polies laissent tomber avec leurs caresses sur les fils de famille au berceau.

Charles De Brosses était d’une maison assez ancienne et réellement noble ; ses aïeux, originaires de Savoie, s’étaient distingués dans les armées françaises au temps des guerres du Milanais. Quand ils s’établirent en Bourgogne, ils se conformèrent au vieil adage : Cedant arma togœ. Le grand-père de Charles, qui s’appelait Pierre, siégeait au parlement de Dijon, comme s’il eût été sénateur de Rome. C’est pour cela sans doute qu’on lui fit cette belle oraison funèbre : « Il est mort aujourd’hui un grand républicain. » Grand républicain, cela voulait dire alors personnage austère, citoyen classique, magistrat sénatorial, digne d’être peint sur la chaise curule ; il est évident que Pierre De Brosses n’avait de républicain que la simplicité patricienne et la majesté du caractère et des mœurs. Le fils du grand républicain avait sans doute hérité de son père l’amour des lettres latines. D’après M. Th. Foisset, le meilleur historien de cette famille, il adorait Lucrèce et Tite-Live, en joignant à ce culte un goût passionné pour l’histoire et la géographie.

À peine échappé de sa coquille, Charles trouva sous ses doigts toutes sortes de sphères et de mappemondes : ce furent ses jouets d’enfant, comme la géographie et l’histoire devaient être plus tard les amusements de sa jeunesse. Il en résulta que l’étude ne lui parut jamais assez morose pour l’effaroucher. Compagne de ses jeux d’abord, et plus tard distraction toute naturelle de ses travaux au parlement, il garda toujours avec elle cette leste familiarité du premier âge, qui donne, il est vrai, de faciles jouissances, mais qui fait obstacle peut-être aux grandes amours, qui empêche ces unions puissantes et durables, consacrées et récompensées par la fécondité.

Au collège des Jésuites, Charles passa tout d’abord au rang de merveille. Il étonnait ses maîtres par l’agilité singulière de ses facultés qui se suspendaient à tous les rameaux de l’arbre de science avec la rapidité gracieuse des mouvements enfantins. Auprès de ce phénix de collège, c’étaient de bien petits sires que ses camarades ; Georges-Louis Leclerc, qui devait être Buffon, passait littéralement pour un lourdaud. Charles éclipsait tout dans ses classes ; c’était le grand garçon, malgré sa petite taille qui demeura toujours au-dessous de la moyenne. Quand il vint à passer ses examens pour le grade de bachelier en droit, il fallut l’élever sur un tabouret pour montrer au public le petit prodige. Il avait à peine vingt et un ans qu’on l’admit au parlement, comme conseiller, avec dispense d’âge.

Le voilà dès lors en relation avec la société, avec le monde ; la société de Dijon, le monde de Dijon sans doute, mais ils n’étaient certes pas à dédaigner en ce temps-là. Aujourd’hui que Paris est devenu le centre unique de l’activité intellectuelle, nous n’imaginons pas à quel point était important, sous l’ancien régime, le rôle des capitales de provinces. Je n’ai pas à traiter ici un sujet qui a été largement développé dans un livre très-substantiel de M. Th. Foisset. Il me suffira de remarquer en passant qu’au temps dont je parle, on se montrait fier d’être Dijonnais, comme Huet tirait vanité, au xviie siècle, d’être sorti de Caen, et Ménage, d’Angers. La société de Dijon ne pouvait manquer d’être fort distinguée, avec des éléments comme ceux-ci : un gouverneur prince du sang, et par conséquent une petite cour ; un commandant militaire de grande maison, et par conséquent tout un état-major de jeunes officiers titrés ; puis enfin les grandes familles parlementaires, les grands dignitaires et les bénéficiers indépendants du clergé. Dans la robe comme dans l’église, les nobles loisirs appelaient nécessairement, comme un ornement de luxe et comme un plaisir d’élite, les études littéraires et scientifiques ; on s’occupait fort de curiosités, d’art, d’antiquités, de raretés, de voyages, de géographie, d’histoire. Parmi les correspondants ou les compagnons de voyage de Charles De Brosses, on distingue bien des Dijonnais de ce temps qui en remontreraient, par leurs connaissances, aux Parisiens les plus instruits de nos jours. Je ne parle pas de Sainte-Palaye, déjà membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres ; mais je puis citer Legouz de Gerland, grand-bailli d’épée du Dijonnais, et Guy de Migieu, conseiller au parlement de Bourgogne. Le premier a fondé dans sa ville natale un jardin botanique et des prix pour l’école gratuite des Beaux-Arts ; le second a laissé un cabinet d’antiquités qui fait partie maintenant du Musée de Lyon. Les autres se classent d’eux-mêmes par cette simple raison qu’ils ont mérité de correspondre avec De Brosses. Les dames, telles que madame Courtois de Quincey, madame de Bourbonne, fille du président Bouhier, etc., se recommandent aussi par cela seul qu’elles sont capables de tenir le dé de la conversation avec De Brosses, tandis que celui-ci leur écrit de Gènes, de Milan, de Rome, de Naples, de Venise, à propos de beaux-arts, de gouvernement, de mœurs, de religion, de philosophie, de spectacles. Chaque lettre qui ne leur est pas adressée leur est communiquée, et l’on voit fort bien qu’elles en glosent, qu’elles la discutent, et que Charles De Brosses serait fort désolé qu’il en fût autrement.

Telle est la société qui forma De Brosses : elle eut presque exclusivement l’agrément et le profit de cette belle éducation, où les sciences les plus graves n’eurent jamais plus de poids ni plus d’importance que des jeux d’esprit. À part quelques voyages à Paris et sa promenade au-delà des Alpes, l’existence de De Brosses s’écoula presque tout entière au milieu de ses bons Dijonnais, entre l’hôtel du parlement et l’hôtel de Saint-Mesmin. Sa biographie sera complète quand nous aurons dit que, reçu conseiller en 1730, président à mortier en 1741, il devint premier président en 1775. Dans l’intervalle, il avait été nommé membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Le bonheur de cette existence eût été accompli si De Brosses avait réussi à s’asseoir au fauteuil de l’Académie française. Il eut l’imprudence de se quereller avec Voltaire, et Voltaire lui ferma bel et bien les portes de l’Académie,

Qui des deux eut tort ou raison dans cette misérable querelle, si clairement racontée par M. Th. Foisset ? Nous ne trouverions pas grand intérêt à remettre la question sur le tapis ; mais, dans un récent pamphlet intitulé Ménage et finances de Voltaire, on s’est étudié à la dénaturer pour flétrir la mémoire de l’auteur de Candide. Replaçons donc pour un instant les deux adversaires en présence ; c’est d’ailleurs une affaire très-simple, parce que, selon nous, il n’y a qu’à interpréter et point à juger.

Prenons Voltaire tel qu’il est, avec ses petites manies de vieillard malingre et de moribond imaginaire ; manies respectables après tout dans un si grand homme, sans cesse harcelé par la crainte et le besoin de la persécution ; prenons-le dans cette atmosphère d’inquiétudes, de troubles et d’orages, au sein de laquelle il invoque le repos en s’agitant : c’est l’homme du marquis d’Argenson, qui l’a si bien représenté d’un seul coup de pinceau : « Tout nerf et tout feu, sensible aux mouches ! » Son incontestable génie, la grandeur du rôle qu’il a choisi à ses risques et périls, tant de dangers héroïquement et adroitement bravés par une organisation si peureuse, tant de souffrances pour la justice, pour la liberté, pour le progrès, acceptées et subies par une si frêle machine, un dévouement merveilleux aux idées générales triomphant sans relâche des petites misères de l’égoïsme individuel, n’y a-t-il pas là de quoi inspirer le respect ou du moins l’indulgence devant certaines faiblesses de caractère, certains travers d’esprit qui ne sont peut-être que les inévitables défaillances d’un tempérament nerveux ?

Charles De Brosses a manqué de respect à Voltaire ; il n’a pas démêlé que sous le grand homme il y avait un enfant et presque une femmelette à ménager. Loin de savoir gré au président d’avoir traité de si haut un adversaire aussi illustre, nous lui reprocherions volontiers de ne pas lui avoir épargné, même à ses dépens, l’ombre d’un chagrin personnel dans une misérable question d’intérêt. On a de la peine à comprendre aujourd’hui comment une pareille affaire ne put être réglée à l’amiable, comment Charles De Brosses, si judicieux et si fin, ne voulut ou ne sut pas trouver quelque biais d’accommodement. L’orgueil se mit de la partie. L’esprit et les lumières ne réussirent pas à écarter chez De Brosses les préjugés de robe et d’épée. Qu’était donc, en effet, ce fils de petits bourgeois parisiens pour oser rompre en visière avec un homme qui siégeait sur les fleurs de lis et dont les aïeux avaient combattu à Fornoue ? Les mots de vil coquin, de drôle, de foligot, furent dédaigneusement jetés à l’insolent ; on le menaça de le mener fort loin à la table de marbre ; et cela pour quatorze moules de bois, c’est-à-dire pour douze louis !

Voltaire, cherchant un asile pour sa vieillesse, avait acquis du président De Brosses la propriété viagère du domaine de Tournay. Il se chauffa, sans en avoir le droit, à ce qu’il parait, avec quelques bûches qui devaient être vendues pour le compte du président. Il remania certaines parties du domaine à sa fantaisie, et abusa ainsi de ses droits d’usufruitier. Les dommages furent remboursés d’ailleurs, après sa mort, par madame Denis, son héritière. Eh bien, le dénoûment de cette affaire (c’est notre opinion) aurait dû être réglé d’avance avec madame Denis. On aurait eu, dans tous les cas, un recours contre elle, si elle n’avait pas voulu accepter d’avance un arrangement. Charles De Brosses s’entêta. Voltaire, de son côté, jeta feu et flamme ; il pleura de rage, dit-on, et s’écria en parlant de son adversaire : « Il s’agit de le déshonorer. »

Déshonorer De Brosses ! Mener Voltaire à la table de marbre ! La dispute alla jusque-là, grâce à l’évèque de Belley et au comte de Tournay, frère du président dont les demi-colères originales se tournèrent cette fois en indignes emportements.

M. Th. Foisset trouve fort mauvais que l’auteur de Candide se soit souvenu d’avoir été insulté, le jour où il prit envie à De Brosses d’entrer à l’Académie. Un vieux statut permettait à chaque académicien de donner l’exclusion, pour motif d’offense, à un candidat. Voltaire, dit M. Foisset, n’aurait pas dû invoquer pour lui-même le bénéfice de ce statut : l’offense n’était pas assez grave ! Je ne veux réfuter cette opinion que par une simple hypothèse. M. Th. Foisset, qui siège, il me semble, à la cour impériale de Dijon, est évidemment l’un des membres les plus distingués de l’Académie de cette ville. Mettons un instant l’académicien dijonnais dans la situation de Voltaire ; supposons qu’il ait été traité de drôle et de vil coquin par un honorable candidat au fauteuil de l’Académie dijonnaise, lui conviendrait-il d’admettre ce candidat dans sa compagnie ?

Je ne justifie pas Voltaire, je l’excuse. Il écrivit lettre sur lettre à Paris contre De Brosses, à d’Alembert et au duc de Richelieu. Le résultat fut l’élection de Roquelaure, évêque de Senlis et premier aumônier du roi. Qui connaît aujourd’hui l’académicien Roquelaure ?

Heureusement pour Charles De Brosses, quand on a écrit les Lettres sur l’Italie, on est beaucoup plus sûrement immortel que le plus grand nombre des académiciens. En lisant aujourd’hui ce curieux ouvrage, on s’inquiète fort peu de savoir s’il y avait du temps de l’auteur une Académie française destinée à récompenser le talent et l’esprit. La postérité sait que le chevalier Bavard fut brave, et pourtant Bavard naquit deux siècles trop tôt pour être chevalier de la Légion d’honneur.

Je regrette presque de m’être laissé entraîner à ces menus détails biographiques. On les a trouvés bons pour défrayer tout un chapitre de ce triste pamphlet : Ménage et finances de Voltaire. Quant à moi, qui n’ai nulle envie de m’occuper du ménage et des finances de Charles De Brosses, je rejette au panier ces chiffons anecdotiques d’un autre siècle qui ne peuvent rien apprendre au nôtre. La vraie biographie de Charles De Brosses, c’est-à-dire la biographie de son esprit, j’en trouve aisément les matériaux dans son inimitable correspondance. Pour connaître à fond le caractère et la physionomie du spirituel président, il suffit, en vérité, de monter dans sa chaise de poste pour refaire avec lui le voyage d’Italie.

Aujourd’hui encore, on peut répéter au lecteur les propres mots de sa première lettre : « Routes, situations, villes, églises, nullement intéressants, vous aurez tout. »

Seulement, ce qui au xviiie siècle pouvait passer pour détails inutiles et pour faits nullement intéressants, nous est devenu maintenant extrêmement précieux au point de vue de la perspective historique.

Des deux éditions qui ont été publiées jusqu’ici, la première est inexacte, incomplète et sans nom d’auteur. Elle provient d’une copie, fort mauvaise sans doute, qui, sous la Révolution, tomba dans les mains de Séryès, commis à la garde des papiers saisis dans les bibliothèques d’émigrés. Puisque la famille De Brosses regrette encore l’indiscrétion de Séryès, le public est bien forcé de se réjouir de cette indiscrétion. L’édition fautive, publiée en l’an VII et en trois volumes, chez Ponthieu, nous a valu l’édition de 1835, que sans ce maudit Séryès nous n’aurions jamais eue. Celle-ci a été faite avec l’agrément et même avec la collaboration de la famille, puisqu’on y peut lire, après l’introduction de M. R. Colomb, une notice de M. le comte Ernest De Brosses, petit-fils du président. La notice, du reste, a tout juste la valeur de l’introduction : détails inutiles, faits nullement intéressants, comme dirait De Brosses ! De la rhétorique, et encore de la rhétorique ; aucune vue philosophique ou littéraire ; un joli portrait à la première page, mais un portrait sans interprétation. Quant à l’édition en elle-même, je me permettrai de la trouver un peu trop dépourvue de notes. Le nouveau titre L’Italie il y a cent ans, n’est pas heureux ; c’est une affiche prétentieuse qui fait regretter la simplicité du titre primitif, Lettres familières écrites d’Italie. Après une annonce aussi pompeuse, on s’attend pour le moins à une sorte de traité sur l’Italie, dans le genre de l’ouvrage de M. de Tocqueville sur l’Amérique du Nord. Ah ! le tact ! ah ! le goût !… Comment M. le comte De Brosses a-t-il permis d’appliquer cette grosse étiquette marchande sur un bijou de famille digne du Louvre ? Il faut renoncer de plus en plus, hélas ! aux variantes les plus naturelles de cette classique formule : « L’esprit des Mortemart ! » Ô vous tous, les correspondants et les correspondantes du jeune et galant Dijonnais, auriez-vous jamais eu l’idée autrefois de réunir ces chères lettres voltigeantes en un gros volume intitulé L’Italie contemporaine ?

Stendhal a revu de nos jours et parfaitement reconnu le pays décrit par Charles De Brosses. Ce n’est donc pas l’Italie d’il y a cent ans que ces quarante lettres font briller à nos yeux : ce serait, en vérité, presque l’Italie de nos jours ; et j’entends par ces mots le génie, le caractère, l’attitude et la vie du peuple italien. Figurez-vous un portrait de jeunesse d’une belle personne qui aurait à peine vieilli en cent ans, parce qu’elle serait immortelle. Vous aurez ainsi l’impression exacte de toute la vérité fine et profonde que De Brosses a mise, en se jouant, dans ses tableaux.

À Gênes comme à Rome, à Milan comme à Florence, à Venise comme à Naples, ce qui nous paraît le plus curieux en résumé dans les descriptions ou les récits de l’aimable épistolier, c’est l’image légère, attrayante et fugitive qu’il nous offre de lui-même presque à son insu. Nous avons à peine quitté Dijon, en compagnie de ce voyageur de trente ans, qu’il nous a déjà séduit par l’agrément de son humeur, le tour élégant et facile de son esprit, l’abondance de ses études et le naturel de ses observations. En chaise de poste, à cheval, en chaise à porteur, en carriole traînée par des mules, nous retrouvons toujours le même gai compagnon, s’occupant à la fois de tous les aspects de la vie, dans les diverses contrées qui passent rapidement sous ses yeux. De Dijon à Lyon, et de Lyon à Marseille, le trajet ne dure guère : on s’arrête à Avignon, parce que c’est déjà une terre papale et quasi italienne. Depuis qu’Avignon est français, on y chercherait bien inutilement ce qu’y a vu De Brosses : des juifs en chapeau jaune, des couvents enfouis dans les lauriers et les orangers, des soldats suisses escortant dans les rues un carrosse d’apparat à huit glaces, orné de cartisanes d’or, tout cet appareil singulier d’une petite Rome égarée aux bords du Rhône. Ah ! de ce côté des Alpes, les choses ont un peu changé depuis cent ans ! Mais dès qu’on gravit le chemin de la Corniche, on s’aperçoit vite que De Brosses, en Italie, est à peu près notre contemporain. Sans doute Gènes n’appartient pas encore au Piémont, sans doute les Lorrains régnent à Florence, et les Espagnols à Naples ; mais les monuments, mais les paysages, et les hommes et les mœurs, tout cela gardera longtemps le même caractère. Quelques traits seulement nous paraissent étranges aujourd’hui et ajoutent à la réalité je ne sais quoi de fantastique ; par exemple, cet abbé à talons rouges, qui, dans une église de Gênes, et pendant la messe, au moment de la communion, joue avec la même habileté de la serinette et de l’éventail ; ou bien, ces religieuses de Venise, drapées comme des tragédiennes, qui assistent les épaules nues et les bras nus aux offices divins ; ou bien encore ces femmes érudites de Milan, la signera Agnesi, la signera Manzoni, la comtesse Clélie Borromée, qui en remontreraient pour les sciences, les langues et l’instruction encyclopédique à un Pic de la Mirandole doublé d’Humboldt. Il n’est pas probable non plus qu’un voyageur de notre temps ait la bonne fortune d’observer et de décrire un conclave pareil à celui de 1731. Quelle merveilleuse comédie, chez De Brosses, que l’élection de Benoît XIV ! Ah ! les bons tours de gibecière du cardinal camerlingue, Annibal Albani ! et que le rideau tombe galamment sur ce mot du futur pontife : « Se volete un buon cogl… pigliate mi. » Rien n’est forcé de ton dans la description ou l’appréciation des personnages. De Brosses ne déclame jamais ; rarement il attaque, et son ironie voltigeante effleure toutes choses avec la légèreté d’une ariette italienne au début d’un opéra-buffa. Il se moque sans cesse des gens avec ce suprême bon goût qui lui fait dire des soirées de Florence :

« J’aime fort les assemblées de huit cents personnes. Quand on est davantage, c’est cohue ! »

Dans un pays où le peintre le plus médiocre s’appelle un ' pitorissimo, où l’exagération naturelle du langage élève, pour moins que rien, le comparatif au superlatif, notre Français rend toutes ses impressions avec la sobriété délicate de l’atticisme. À l’aspect des grandes ruines de Rome, il éprouve, dit-il, un petit saisissement, et cela est si bien dit que, dans notre langue moderne, ce simple mot équivaut à celui d’enthousiasme ou d’extase. L’expression naïve et forte, l’expression pittoresque ne lui manque jamais d’ailleurs quand elle doit jaillir du sujet. Quoi de plus expressif que cette petite phrase sur Saint-Pierre de Rome : « Le Dôme, qui est à mon avis la plus belle partie, est le Panthéon tout entier que Michel-Ange a posé là en l’air, tout brandi de pied en cap. » Et plus loin, à propos du monument : « Tout y est simple, naturel, auguste, et, par conséquent, sublime ! » Le sublime fut-il jamais plus nettement défini ? Les comparaisons ingénieuses, les rapprochements imprévus, le franc badinage, et les traits de verve hardie, ne font aucun tort, du reste, au jugement élevé de Charles De Brosses en matière d’art et de politique. Ses réflexions sur le gouvernement de Rome, on peut les répéter demain si l’on veut, car il serait difficile de mieux juger et de mieux dire. Ses descriptions ou appréciations de tableaux, ses sympathies raisonnées pour telle ou telle œuvre de sculpture ou d’architecture, un critique d’art, un vrai critique d’art, un Diderot au Journal des Débats, un Stendhal à L’Artiste (qu’on me passe cette étrange supposition), n’hésiterait pas un instant à les avouer aujourd’hui. Nous ferons, en terminant, un unique reproche à ce juge éclairé : De Brosses qui aime trop les colonnes, n’aime pas assez le gothique ! C’est une faute de goût sans doute, mais une faute très-pardonnable au xviiie siècle, trop préoccupé de combattre le gothique dans les idées pour l’admettre, à quelque titre que ce fût, dans le domaine de l’Art. Je sais bien que nos grands faiseurs de Salons ne se payeraient pas de raisons si minces : ils ont inventé l’esthétique absolue, l’esthétique infaillible ; aussi, toutes les fois qu’il s’agira de Charles de Brosses, seront-ils charmés de répéter avec dédain : « Cet homme n’aimait pas le gothique ! » Et, d’après mon humble avis, ils pourront se redresser après cette victorieuse exclamation ; car ils auront inventé pour leur siècle une nouvelle manière de crier triomphalement : « Tarte à la crème ! »


HIPPOLYTE BABOU.




N. B. — Quoique les lettres de Charles De Brosses aient surtout une valeur historique et littéraire, nous avons jugé à propos de rectifier et d’éclairer certains passages qui se rapportent directement aux arts. Les notes essentielles qu’on trouvera dans le cours de l’ouvrage ont été rédigées, pour la plupart, sur les indications de M. Théophile Sylvestre, récemment chargé par le Gouvernement d’une mission en Italie. Nous devons aussi des remerciements à M. Gleire, à M. Ricard, à M. Bouquet, et à M. Piot, un des amateurs les plus éclairés de Paris.




LETTRE I
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À M. DE BUNCEY


Route de Dijon à Avignon


Avignon, le 7 juin 1739.


Me voici arrivé à ma première station en pays étranger, mon gros Blancey ; et, selon la règle de nos conventions, il est temps que je fasse avec vous le Tavernier. Vous savez que c’est à charge de revanche, et ce que vous m’avez promis pour m’en récompenser, c’est de faire avec moi le Cœur-de-Roy. À ce prix vous ne me devrez rien, car un Cœur-de-Roy[1] en fait de bons contes, vaut bien un Tavernier en fait de voyages. Au reste, il est bon de vous avertir, par forme de préface, que ma bavardise seroit sans égale, si vous n’étiez pas au monde. Routes, situations, villes, églises, tableaux, petites aventures, détails inutiles, gîtes, repas, faits nullement intéressants, vous aurez tout. C’est en vain que vous vous plaindrez. Vos reproches ne seront pas capables de réformer mon caquet, car je penserai toujours qu’il y aura de la jalousie de votre part :


Or, écoutez l’histoire entière
De votre ami le Bourguignon,
Qui, tout le long de la rivière,
Avec Loppin, son compagnon.
Pour s’avancer sur la frontière,
Est allé jusqu’en Avignon.


Vous savez comment nous partîmes tous les deux, samedi 30 mai, sur les huit heures du soir, dans ma chaise de poste, qui nous mena d’une tire déjeuner à Mâcon, ou mes chevaux m’attendoient. J’y laissai ma chaise, mon cousin Loppin, mes hardes et mon fidèle valet de chambre, le seigneur Pernet, pour aller voir ma sœur[2]. Je la trouvai s’arrangeant dans son ménage et dans sa nouvelle maison. On me fit grand’chère à souper en fruits nouveaux fraises, petits pois et artichauts. Je fais mention de ceci, parce que j’ai appris de notre ami le P. Labat, que l’on ne doit jamais omettre ce qui se mange, et que les bons esprits qui lisent une relation s’attachent toujours plus volontiers à cet article qu’à d’autres. J’y séjournai le lendemain, et le 2 juin je partis à cheval pour aller à Lyon, où M. Loppin avoit dû se rendre dès la veille par la diligence. La chaleur de la route étoit capable, si le chemin avoit été plus long, de me faire trouver la Norwége à Rome ; mais ce fut bien pis en arrivant. Mon cousin le géomètre, ami intime des lignes droites, s’étoit opposé de tout son pouvoir à la courbe que j’avois décrite du côté de Neuville. Sa démonstration n’ayant pas prévalu, il jugea à propos de s’en venger. Nous nous étions donné rendez-vous à l’hôtel du Parc ; j’y arrive, néant. Je vous avoue que, si je n’eusse pas été en chemin pour Rome, je me serois trouvé dans la nécessité d’y aller pour obtenir des indulgences, tant le démon de l’impatience s’étoit emparé de ma personne. Me voilà donc parcourant toutes les auberges ; et, après avoir pris une peine inutile, me retrouvant sans malles, sans cousin, et qui pis est sans argent. Mais au milieu de mes fureurs, comme un dieu paraît dans l’opéra pour calmer le trouble d’Oreste, tel à mes yeux parut le fidèle Pernet, qui remit le sang-froid dans mon âme. Pour achever de calmer mes sens par le doux charme de l’harmonie, nous allâmes à l’Opéra, dont je fus vraiment très-content. Les chœurs sont faits aux dépens des nôtres ; les habillements sont fort beaux, les décorations passables. La Tulou, que vous connaissez, fait les premiers rôles avec mademoiselle Plante, sœur de la Dubuisson, maniérée à l’excès et singeant de son mieux la Antier. Il y a une bonne haute-contre dont j’ai oublié le nom et deux basses-tailles ; Fontenay, belle voix et mauvais acteur, et Person de l’Opéra de Paris, que vous connaissez. Les danses sont encore meilleures, du moins en femmes ; elles sont trois principales, dont la moindre est fort au-dessus de votre Bonneval. Mais j’admirai surtout une petite fille, nièce de la Salle, qui danse avec une force et une légèreté comparable à celle de la Camargo. Ils n’ont en hommes qu’un bon danseur, inférieur, à mon sens, à Dubuisson. La salle est belle et trop grande de beaucoup pour l’assemblée qui était fort médiocre. C’est un mal épidémique dont mourront tous les opéras de province.


Le lendemain, nous séjournâmes, fort malgré moi ; j’étais dans le dessein de prendre un bateau de poste pour nous rendre ici en bref ; mais, oui dà ! mon compagnon de voyage avoit entendu faire des narrations des dangers du Rhône, capables d’effrayer Ulysse. Son dernier mot fut qu’il ne vouloit point arriver en Italie par la commodité du golfe de Lyon, et qu’une voiture si frêle n’était pas bonne pour d’aussi mauvais nageurs que lui et moi. J’eus beau lui prêcher l’intrépidité ; rhétorique inutile : il fallut céder et se décider pour le coche d’Avignon, qui partoit le lendemain. Je m’amusai, pendant mon séjour, à voir l’opération singulière d’un médecin anglais, nommé Taylor, qui ôte le cristallin de l’œil en fourrant dans la cornée ou le blanc de l’œil, un petit fer pointu d’un demi-pied de long. Cette opération, que l’on nomme lever, ou plutôt baisser la cataracte, est extrêmement curieuse, et fut faite avec beaucoup d’adresse par cet homme, qui me parut d’ailleurs un grand charlatan. Nous logions aussi avec un autre Anglais neveu du fameux chevalier Newton, qui me prouva bien fort que la science n’est pas héréditaire.

J’allai ensuite voir un bateau que le prévôt des marchands a fait construire pour le duc de Richelieu. Il est composé d’une petite antichambre, à côté de laquelle est une cuisine garnie de sa cheminée et de ses fourneaux ; suit une chambre à coucher élégamment meublée, avec une cheminée de marbre et de glace, après laquelle on trouve un cabinet à écrire, une garde-robe et une chambre de valets, desservie par un corridor ; c’est un fort joli domicile. Je ne vous dirai rien de plus de Lyon, que vous connaissez mieux que moi. Mon ami Pallu[3] n’était point encore arrivé dans son intendance. Que de bons mots et de mauvais épigrammes nous eussions faits ensemble ; car il est comme


Le Bon seigneur de Bagnolet,
Très aimable et très frivolet.


Le lendemain 4, pour donner aux dames romaines une bonne idée de la propreté fançaise, j’allai me faire baigner. Le garçon baigneur débuta par me dire qu’il avoit coutume de baigner M. le duc de Villars et M. le cardinal d’Auvergne ; jugez combien ma pudeur fut alarmée ; mais j’en fus quitte pour la peur.

Le même jour, à une heure et demie, nous nous embarquâmes sur un benoît coche, où nous ne fûmes pas un instant sans représenter au vrai les enfants dans la fournaise. Alors M. Loppin se repentit de n’avoir pas suivi mes conseils ; cependant la veille, ce ne fut, dit-il, que par complaisance pour mes idées qu’il n’avoit pas fait bassiner son lit ; il en a de singulières ; mais il est le meilleur garçon du monde.

Nous n’eûmes d’abord en route rien qui fût digne de vous être raconté, si ce n’est la rencontre d’un grand bateau remorqué par onze chevaux et tout chargé de pots-de-chambre.

La côte du Lyonnais est belle, riche, garnie de vignes, de jardins et de maisons de campagne. Celle du Dauphiné est toute de montagnes couvertes de bois.

Nous arrivâmes à Vienne sur les cinq heures. Le bâtiment des PP. de Saint-Antoine, qui se présente d’abord, en donne une bonne idée. Il est joli et bien situé le long du Rhône ; mais cette idée est démentie dès que l’on met le pied dans la ville qui est excessivement laide et mal bâtie. Nous ne trouvâmes rien de supportable que l’église Saint-Maurice, cathédrale bâtie dans un assez mauvais goût gothique. La voûte, toute peinte en azur est belle, hardie et fort exhaussée.

Si la place qui est au-devant de l’église était agrandie et régulière, sa situation la rendrait magnifique ; d’une part, elle est terminée par le portail, et de l’autre par le Rhône.

La ville, bâtie tout le long du fleuve, est longue et fort étroite ; elle est très-ancienne, et avoit été jadis extrêmement grande, puisqu’à un bon demi-quart de lieue hors de la ville, nous vîmes, dans des vignes, un obélisque qui en marquoit autrefois le milieu. Elle est tout-à-fait collée contre une vilaine montagne ; au-dessus est l’enceinte fort vaste d’un vieux château tout ruiné, de même que le pont sur le Rhône, qui fait l’endroit de ce fleuve le plus dangereux, sans cependant qu’il le soit beaucoup.

À six heures et demie, nous arrivâmes à Condrieux, petite ville du Lyonnais, ayant fait ce jour-là neuf lieues. On trouve auparavant, du même côté, la fameuse Côte-Rôtie : je ne m’étonne nullement qu’elle soit rôtie depuis qu’elle est là, puisque moi, qui n’y restai qu’un instant, je faillis à y être calciné. Le faubourg sur la rivière, où nous logeâmes, est assez joli.

Le 5, nous partîmes à trois heures du matin, et voyageâmes avec le vent contraire, qui nous traversa tout le jour, entre deux montagnes fort serrées et fort arides, laissant Serrières à droite et Saint-Vallier à gauche. Nous touchâmes à Tournon, petite ville assez drôle, qui a un fort et vieux château sur un roc, au milieu du Rhône. Les bons PP. jésuites, qui, selon leur sapience ordinaire, sont les mieux logés de la ville, ont sur une haute tour une terrasse ornée de balustrades, en vue magnifique.

Vis-à-vis Tournon, on voit la petite ville de Tain, dominée par une montagne, au-dessus de laquelle est un petit ermitage, dans l’enclos duquel croît le vin célèbre de ce nom. Comme je ne suis pas homme à perdre la tête sur ce qui concerne les plaisirs de la table, je dépêchai un de nos gens en bateau afin d’aller en faire une petite provision pour le voyage.

Nous passâmes ensuite à l’embouchure de l’Isère, rivière infâme s’il en fut jamais ; c’est une décoction d’ardoise.

De l’autre côté, au-dessus d’un rocher en pain de sucre, se voit le vieux château ruiné de Crussol d’où la maison d’Uzès tire son nom. Les bonnes gens nous dirent qu’un géant nommé Buard, haut de quinze coudées, en avoit fait jadis son habitation. Dans le vrai, il faudroit cependant que Chintré se baissât pour y entrer. Cet honnête géant, ayant détruit le genre humain, voulut bien le repeupler et bâtir une ville. Pour ce faire il engrossa toutes les filles du pays et jeta sa lance en disant : Va lance. Elle alla tomber de l’autre côté du Rhône, où est maintenant la ville de ce nom, et où les bélîtres de Jacobins nous montrèrent ses os, qui sont bien à la vérité d’une grosse bête ; mais comme les grosses bêtes de toute espèce sont moins rares que les géans, vous êtes dispensé de croire que ces os soient ceux du prétendu seigneur Buard. Maudit soit celui qui fit bâtir cette vilaine ville où l’on nous fit une chère détestable.

Au sortir de là, les montagnes s’écartent et commencent à former une plus agréable perspective. La Voulte en Vivarais en présente une si jolie, qu’elle me parut, de loin, mériter une place dans mon journal.

Enfin, après vingt-cinq lieues de route, nous arrivâmes à Anconne, petit village du Dauphiné, distant de demi-lieue de Montélimart, et méchant gîte s’il s’en fut jamais, pour manger et pour coucher ; je ne sais s’il est meilleur pour ce que promet son nom.

Le 6, à quatre heures du matin, nous nous remîmes en bateau ; ne voilà-t-il pas que mes vilains rochers se resserrent pis que jamais. En vérité, cela est affreux ; le Rhône se promène au milieu au grand galop. De plus, le vent avoit tourné au nord pendant la nuit, et fraîchi extrêmement sur le matin. Nous allions à tire d’ailes ; de sorte que nous eûmes bientôt passé Viviers, ville assez grande dans des rochers horribles ; elle a un château-fort qu’on ne prendra sûrement pas par escalade. L’évêque a un beau palais tout neuf. De là on passe à Saint-Andéol, où étoit autrefois l’évêché et où est encore le séminaire. Il y a là force roches sous l’eau ; la rapidité augmente, et la bise alloit toujours croissant. Malgré cela nos pilotes, gens extrêmes, sans doute, mirent deux voiles. Ce fut dans cet équipage que nous passâmes le pont Saint-Esprit. C’est une grande sornette que d’en faire peur aux gens ; on glisse là dessus comme sur un parquet et sans le moindre danger. Ce n’est pas sans raison que ce pont est cité ; il est de toute beauté pour la hauteur, la longueur, l’évasement des arches et la tournure légère des piles. Je le mesurai en tout sens. Il a onze cent dix-huit pieds de long sur quinze de large seulement. Les arches sous lesquelles je descendis ont trente-trois pas d’évasement. Il y en a dix-neuf grandes, sans compter les médiocres ni les petites. Chaque pile est vidée par le milieu par une espèce de porte cochère. On vient de raccommoder un côté d’une arche, qui a coûté dix mille livres. Le pavé du pont répond à la beauté du reste ; il est fait à chaux et à ciment. Les charrettes, même à vide, n’y passent que sur des traîneaux ; mais les chaises et les carrosses chargés y passent. Au bout du pont, du côté de la ville, est une bonne citadelle flanquée de quatre bastions fort bien revêtus, et entourés d’un fossé aussi revêtu. La ville est assez jolie. Je commençai à reconnaître la Provence, quand je vis le marché plein de citrons, à six sous la douzaine.

Le pays n’est pas laid au-delà et garni de belle verdure jusqu’à Caderousse, petite ville du Comtat, au duc de ce nom.

De l’autre côté est Roquemaure en Languedoc, château si grotesque et si ancien que je suis sûr qu’il a été bâti du reste des matériaux de la tour de Babel. Il y a là sur le Rhône force endroits plus dangereux que ceux que l’on cite. Mon coquin de pilote s’amusoit, dans un coin, à manger des asperges ; je n’ai jamais aimé les gourmands. Tout d’un coup j’entendis grand bruit ; j’étois dans un coin à traduire de l’italien, et, s’il vous plaît, je pensai me trouver moi-même traduit en l’autre monde. Nous allâmes donner contre des rochers, cric, crac : « Nous allons périr ! » Je me levai et je vis que rien n’étoit plus faux et que le danger que nous avions couru pour des asperges, étoit déjà passé. Voyez comme les grands événements ont souvent de petites causes ; encore si c’eût été pour des petits pois ! Bref, nous arrivâmes ici à quatre heures du soir, ayant fait dix-huit lieues :


Dieu merci, me voilà sauvé,
Car je suis en terre papale !



LETTRE II
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AU MÊME


Mémoire sur Avignon..


Dès mon arrivée, j’allai courir la ville, et, en sa qualité de ville étrangère, il se peut bien faire que vous en aurez une entière description. Aucune ville d’Europe n’a de murailles de la beauté de celles-ci ; elles sont toutes de pierre de taille, égales, crénelées, garnies de redans et de mâchicoulis dans tout le pourtour, et de cinquante en cinquante pas, de tours carrées pareilles et assortissantes. C’est le pape Innocent V qui en a fait la dépense ; cela ne rend cependant pas la ville plus forte. Avignon a une bonne lieue de tour ; presque tout le glacis est planté de deux rangs d’arbres qui forment un cours assez médiocre. Les rues sont larges et bien percées ; les maisons presque toutes de pierre de taille extrêmement blanche ; elle contribue beaucoup à donner une face agréable aux beaux bâtiments qui y sont communs. Le sang y est beau ; les femmes de condition mettent beaucoup de rouge ; toutes les femmes y ont de fort gros tétons blancs ; et leur manière de s’habiller avec des corps très mal faits les redouble encore.

Il faut, dès à présent, que je me désabuse d’entendre le peuple du pays ni d’en être entendu, jusqu’à ce que Desperiez soit reçu à l’académie pour son beau langage. Les moines commencent ici à se ressentir du voisinage et de la domination italienne, et donnent beaucoup plus d’exemples de vigueur que d’exemples de vertu.

La justice aussi s’y rend à la manière ultramontaine. Un auditeur l’administre en première instance ; il est sujet à l’appel d’un autre, appelable à Rome, où il faut essuyer trois autres jugements ; de sorte qu’on peut avoir un procès dans sa famille, mais non pas espérer d’en voir la fin, quand même on en feroit une subvention graduelle et perpétuelle.

Les églises, qui sont en très-grand nombre et toutes dorées à merveille, sont autant d’asiles si sacrés, qu’il n’est pas même permis de guetter un criminel qui veut en sortir. La première qui se trouva sur mon chemin est Saint-Agricole, où je remarquai que l’orgue est distribué également des deux côtés du chœur au-dessus des formes. Il règne tout autour une magnifique tribune, semblable trait pour trait à celle du palais du Soleil dans Phaéton. Il y a un dôme à fresque, et une chapelle de la maison de Brante dont les sculptures sont bonnes. Les Jésuites ont deux maisons. L’église de la maison professe est vaste et propre, toute ornée de pilastres d’ordre corinthien et de trois tribunes l’une sur l’autre ; la dernière règne tout autour de l’église et fait un bel effet, aussi bien que la frise qui est au-dessous. Le chœur est de marbre et de pierre blanche fort chargée de bas-reliefs.

Le noviciat des Jésuites est cependant beaucoup plus beau. Louise d’Ancezune a fait la très-grande folie de le faire bâtir pour ces révérends pères, et sa famille y a son tombeau. L’église est revêtue en entier de stuc et de marbre à compartiments, parfaitement choisi ; elle est petite. Les deux chapelles des ailes ont deux bons tableaux de Sauvan ; la coupole est trop exhaussée pour son diamètre. Les quatre naissances sont soutenues par les quatre évangélistes peints de bonne main par un frère jésuite.

La voûte n’est pas encore peinte. Comme j’examinois avec assez d’attention cette église, dont j’étois extrêmement satisfait, un béat père vint me demander des dessins pour peindre la coupole. Je lui donnai force conseils, qui lui parurent tous partir de la tête d’un grand maître ; mais le temps n’étant pas suffisant pour les lui laisser sur le papier, je l’avertis qu’il pourroit s’adresser à Bouchardon, qui distribuoit plusieurs de mes dessins, dont on étoit assez content.

La maison répond à l’église ; elle est régulière et bien entendue de tout point. Quatre portiques en colonnades forment un cloître tout rempli des plus belles estampes. Il enferme un jardin d’orangers, et les portiques sont eux-mêmes enfermés par un grand jardin qui en fait tout le tour.

Je remarquai dans la sacristie, une voûte hardie tout-à-fait plate, construite de pierres de taille, dont aucune n’est semblable à l’autre pour la coupe. Dans la salle voisine est un buste, tiré d’après nature, du bienheureux Stanislas Kotska, qui, sur la mine, m’a l’air d’avoir eu en son vivant bien de l’emploi dans la maison. Je passai, au sortir de là, à Saint-Martial, pour y voir le tombeau de l’abbé de Simiane, vicaire-général de Clugny, qui est représenté au vif, sortant de sa tombe dans une attitude de résurrection. Un ange sonne de la trompette qu’il tient d’une main, et de l’autre enlève le pavillon du tombeau. Je n’ai rien vu de meilleur en ce genre. Cet excellent ouvrage est du sculpteur Perris.

À mon retour, je donnai commission pour aller dans toutes les auberges s’informer si les Lacurne n’avoient point passé. Je donnais des désignations fondées sur la taille de madame de Ganay ; dans le même temps, j’entendis que, dans la chambre voisine, un mauvais plaisant s’avisoit de donner pareille commission avec mon signalement. Nous courûmes l’un à l’autre ; c’était Lacurne et Sainte-Palaye qui venaient d’arriver en poste ; les embrassements de part et d’autre ne furent pas épargnés. Ce premier feu passé, nous nous mîmes à boire à votre santé ; ce ne fut pas, comme vous pouvez aisément le penser, sans médire de votre personne.

Après ce premier office, que nous crûmes vous devoir, nous fîmes la distribution des emplois. Connaissez-vous le Jasmin, secrétaire des quatre Facardins qui s’amusait tout le long du chemin à recueillir des chiffons de mémoires, et à faire sur toutes les billevesées qu’il rencontroit, des fatras de remarques que le vent emporta un beau matin ? Voilà l’emploi dont leur munificence m’a honoré. C’est à vous de juger si j’entre bien en exercice. Madame de Ganay ne nous rejoindra qu’à Aix.

Le lendemain nous partîmes en chaises-à-porteurs pour aller voir la Chartreuse de Villeneuve, en Languedoc, distante d’Avignon d’une petite lieue ; le choix de la voiture vous étonne, peut-être ; mais c’est la plus commode du pays ; elles sont propres, bonnes et en abondance, quoique j’aie remarqué, d’ailleurs, un assez grand nombre de bonnes berlines. Quant aux porteurs ils ont si fort le cœur au métier, qu’ils nous offroient de nous porter jusqu’à Marseille.

Il faut passer deux fois le Rhône pour arriver à Villeneuve. On entre dans la Chartreuse par un portail d’ordre composite, d’une bonne architecture ; une allée, composée de quatre rangs de colonnes et de grands mûriers entremêlés ensemble, conduit à la maison où on nous donna un frère, peintre, pour nous faire tout voir. Il nous mena d’abord dans son cabinet de tableaux, où je vis en entrant un morceau dont je fus si satisfait, qu’il mérite une longue place dans ma narration.

Au fond de la chambre est un chevalet sur lequel on a posé un tableau pas tout-à-fait fini, représentant l’empire de Flore, dont l’original est du Poussin. La palette du peintre et ses pinceaux étoient restés à côté du tableau. Au-dessus, sur un morceau de papier, le dessin du tableau fait à la sanguine ; à côté, un paysage gravé de Le Clerc. Au-dessous du chevalet, on avoit jeté un petit tableau, tourné à l’envers du côté de la toile, dans le châssis de laquelle étoit passé un paysage de Perelle, gravé. J’aperçus tout ceci, tant de loin que de près sans y trouver rien qui valût bien la peine de s’y arrêter ; mais ma surprise fut sans égale, en voulant prendre le dessin, de trouver que tout cela n’étoit pas vrai, et que le tout n’étoit qu’un seul tableau entièrement peint à l’huile. Je mouillai mon mouchoir que je passai sur le dessin, ne pouvant me persuader qu’il ne fût pas fait au crayon ; la marque de l’impression de la planche sur le papier des deux estampes, la différence du grain des papiers, le caractère des deux graveurs, les fils de la toile du tableau retourné, les trous et le bois du chevalet, tout y est si admirable que j’en venois à tout moment aux exclamations. Si j’étois en position d’avoir ce tableau, j’en donnerois volontiers dix mille francs. Il est d’un peintre vénitien. Sur le paysage de Le Clerc est écrit : Ant. Forbera pinxit. 1686. Ce morceau seul me dédommage jusqu’à présent de la peine du voyage par le plaisir qu’il m’a fait. Ce qu’il y a de singulier est que la partie du tableau qui représente un tableau n’est nullement bien peinte ; il falloit que cet homme-là n’eût que le talent de copier et de fasciner les yeux.

Le tableau est sans cadre et non pas carré, mais taillé selon les contours que feroit réellement l’amas des choses qui y sont représentées, ce qui contribue beaucoup encore à tromper la vue.

Je remarquai encore dans le cabinet du frère un excellent paysage de Benedetto Castiglione, une tête de femme du Guerchin, une Décollation de Saint-Jean, qui passe pour être de Le Brun, mais dont le coloris est fort supérieur à celui de ce peintre.

Nous repassâmes dans les cloîtres qui sont gais et propres. Dans un coin, une perspective représentant une chapelle, où un chartreux dit son bréviaire, mérite d’être remarquée. J’allai dans le chapitre voir quatre tableaux de la Passion de Levieux, entre autres le Couronnement d’épines dont j’avois jadis ouï faire un grand cas, mais qui me parut assez plat, surtout le voyant à côté d’un saint Jérôme du Carrache.

L’église est belle, fort dorée, pleine de peintures et de tombeaux de papes, qui, par eux-mêmes, ne sont pas grand’chose. Je parle des tombeaux et non des Saints Pères. L’autel, les gradins, le pavé et la balustrade sont tout de marbre. À gauche de l’autel est une Visitation de Champagne ; dans le chœur des pères, deux grands tableaux de l’école de Lombardie, représentant deux Adorations, l’une des Rois, l’autre des Pasteurs. Les autres tableaux de ce chœur sont de notre frère le conducteur, et ne sont pas indignes d’y tenir place.

Dans le chœur des frères, deux tableaux de Mignard ; un troisième, du même, dans la chapelle à gauche, et dans celle à droite une Annonciation du Guide, qui est le plus beau morceau qu’il y ait dans la maison ; mais il est fort gâté ; le frère nous en montra une excellente copie qu’il venoit de faire.

Dans les collatéraux, plusieurs histoires de Chartreux martyrs, de différentes mains ; entre autres, une Sainte-Roseline[4], chartreuse, jolie à ravir. Hom ! Blancey, comme je la martyriserois ! Je suis sûr qu’elle a plus damné de ces bons pères que la règle de saint Bruno n’en a sauvé.

La sacristie est excellemment boisée de la main d’un chartreux, c’est tout dire. Un benêt de sacristain nous ennuya en nous montrant force trésors, argenteries, ornements, reliques, une épine de la vraie croix, la vieille chappe et les pantoufles du pape Innocent VI, leur fondateur, etc., etc.

Le portail de l’église est orné de trois bas-reliefs d’assez mauvais goût. Bref, je sortis de ce lieu fort satisfait de la peine que j’avois prise d’y venir. À propos, n’êtes-vous pas ennuyé de ces longs détails de peintures ? Il faut essuyer tout ce narré, puisque vous voulez avoir mon journal. C’est souvent à moi-même que j’écris ici, et pour revoir à mon retour, une seconde fois, ce qui m’aura amusé dans ma promenade.

L’après-midi fut employé à parcourir le reste d’Avignon. Nous allâmes voir la synagogue, qui pue comme ce qu’elle est. Il y a bien dix mille lampes, tant de cuivre que de verre ; après cela qui pourroit nier que ces gens-là ne soient illuminés ? La juiverie est petite et mal bâtie, et les juifs pauvres, contre leur ordinaire, mais à coup sûr ce n’est pas leur faute. Ils portent tous des chapeaux jaunes, et les femmes un petit morceau de laine jaune sur la tête.

Les Célestins ont un tombeau du bienheureux Pierre de Luxembourg, dont ils font à tort un grand cancan. J’aime mieux leur jardin tout rempli de palissades de lauriers, de la hauteur d’un sapin. Dans une de leurs salles, je trouvai le fameux tableau peint en détrempe par René d’Anjou, roi de Provence, leur fondateur, représentant sa maîtresse[5]. Cette femme, dont il étoit extrêmement amoureux, étant venue à mourir, dans son affliction, au bout de quelques jours, il fit ouvrir son tombeau pour la revoir encore ; mais il fut si frappé de l’état affreux de ce cadavre, que, son imagination s’échauffant de noirceur, il la peignit. C’est un grand squelette debout, coiffé à l’antique, à moitié couvert de son suaire, dont les vers rongent le corps défiguré d’une manière affreuse ; sa bière est ouverte, appuyée debout contre une croix de cimetière, et pleine de toiles d’araignées fort bien imitées. Au diable soit l’animal qui, de toutes les attitudes où il pouvoit peindre sa maîtresse, en a choisi une d’un si horrible spectacle ! Il y a dans ce tableau un rouleau contenant une trentaine de vers français du même roi, que j’ai négligé de copier, pensant que l’antiquaire Sainte-Palaye ne manqueroit pas de le faire. Ce roi René est le même qui a été longtemps prisonnier à Dijon dans la tour de la maison royale, appelée la Tour de Bar, où l’on voyoit encore, il y a peu de temps, quelques peintures à fresque de sa main sur les murailles.

Le palais du vice-légat est vieux, fort mal logeable, et les appartements ne valent pas la peine d’être vus. Celui d’à présent se nomme Buondelmonti. C’est un homme de cinquante ans, fort poli, qui nous donna une lettre de recommandation pour son neveu à Rome. Il commande ici en chef depuis cinq ans, et, au sortir de là, il sera, selon l’usage, fait cardinal. Il est vêtu singulièrement, d’une espèce de veste assez longue, couverte d’un pet-en-l’air à manches tailladées, dont les ouvertures sont garnies de petits boutons et boutonnières, le tout de damas noir, ce qui le fait ressembler bien fort à feu Scaramouche. Il entretient une compagnie de cavalerie de quarante hommes et une de cent hommes d’infanterie. Ses gardes ont des uniformes d’écarlate, galonnés d’argent sur toutes les tailles. Les Suisses sont encore plus originaux pour l’habillement que leur maître. Tout cela marche à tout propos, même quand il reconduit une visite. Ce n’est pas avec les revenus de la vice-légation, qui ne passent pas vingt mille livres, qu’il tient cet état ; mais il est riche de son patrimoine. Communément les vice-légats ne sont pas en bonne intelligence avec les archevêques ; cela n’est pas d’aujourd’hui. L’archevêque, Piémontais de nation, vieux bonhomme de quatre-vingts ans, ne se mêle de rien.

La cathédrale est dans l’enceinte du château. On y monte par un escalier qui a beaucoup de l’air de celui que vous venez de faire construire au palais des États. L’église est obscure et décorée seulement par une tribune assez bonne. Au-dessus de l’autel est une Assomption de Parrocel ; derrière est le chœur, où sont tous les papes d’Avignon, en bas-reliefs de bois doré, précisément comme vos magots, sur la façade du palais des États, qui, selon vous, représentent une suite d’Élus[6]. Je m’arrêtai à droite, vers une Vierge que je reconnus être de Raphaël, devant laquelle on passoit sans lui rien dire. Les ouvrages de ce maître des maîtres ne frappent pas d’abord, mais à la longue on ne peut se lasser de les considérer : il n’est pas séducteur, mais il est enchanteur. À gauche, dans une chapelle, est une très-bonne Assomption de Mignard, et une Résurrection de Simon de Chalons, d’un goût tout-à-fait singulier. À droite, la chapelle des archevêques mérite d’être vue pour les sculptures, entre lesquelles je remarquai une mort écrivant dans un livre, travaillée avec hardiesse et vérité. Les chanoines de cette église sont tous vêtus en cardinaux lorsqu’ils font l’office.

Il faut aller ensuite aux Cordeliers voir le tombeau de la belle Laure, maîtresse de Pétrarque, qui n’est autre chose qu’une vieille pierre dans un coin sale et obscur. On conserve un sonnet italien que Pétrarque mit dans son tombeau, et les vers que François Ier fit sur-le-champ là-dessus lorsqu’il y vint. Ils ne seroient pas trop bons s’ils étoient de Marot ; mais ils ne sont pas mauvais pour avoir été faits impromptu par un roi. Si vous en êtes curieux, les voici :


En petit lieu compris, vous pourrez voir
Ce qui comprend beaucoup par renommée ;
Plume, labeur, la langue et le devoir
Furent vaincus par l’aimant de l’aimée.
Ô ! gentille âme, estant tant estimée
Qui te pourra louer qu’en se taisant ?
Car la parole est toujours réprimée,
Quand le sujet surmonte le disant.


On nous montra un tableau représentant la Rédemption du Péché originel assez bien dessiné pour être, comme on le prétend, de Michel-Ange, mais trop bien colorié pour ce peintre fort défectueux, comme on le sait, dans cette partie. Ils disent qu’ils en ont refusé deux mille écus. Plus un Couronnement de la Vierge, que, de mon estoc, j’attribue au Titien. Plus une chapelle où la vie de saint François est peinte par Parrocel, fort bon peintre, qui demeure ici. La voûte de l’église est d’une largeur remarquable.

Les Jacobins ont l’Inquisition, qui n’a point de pratique ; un baldaquin de huit colonnes corinthiennes, fort hardi et exhaussé outre mesure, et de plus, dans leur enclos, une grande et belle chapelle des pénitents blancs, où la vie de Jésus-Christ depuis sa résurrection, est peinte, en huit grands tableaux, par Mignard et Parrocel.

Je finis par la salle de spectacle, petite, mais bien ornée et bien bâtie, et par un superbe carrosse de parade du vice-légat. Il a huit glaces, le fond étant tout pareil au devant ouvert glacé de même, doré à plein jusqu’aux roues, force cartisanes d’or, la peinture de Parrocel. C’est le plus beau que j’aie jamais vu ; il coûte quarante mille livres.

En avez-vous assez sur Avignon ? Je vous fais grâce cependant de plusieurs autres articles qui me reviennent. N’allez pas vous figurer que je serai de la même longueur sur toutes les villes et peintures d’Italie ; ce ne seroit jamais fait. D’autres en ont assez parlé ; mais j’ai voulu un peu m’étendre sur celle-ci, dont on n’a pas tant écrit. D’ailleurs, dans mon état de secrétaire des quatre Facardins, je suis possédé d’une ferveur de novice qui constamment ne sera pas la même. Ajoutez qu’un homme ici nous fait voir une pierre d’aimant grosse comme le poing, qui n’enlève qu’une petite clef, quoique bien armée ; mais le corps qu’elle a attiré attire ensuite quatre fois plus que la pierre même.

Le duc d’Ormond, jadis si fort en faveur en Angleterre, achève de manger à Avignon le fond de 800 mille livres de rente ; c’est le séjour des vieux ruinés, car M. de Langeac s’y est aussi retiré.


LETTRE III
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AU MÊME


Route d’Avignon à Marseille.
Marseille, 15 juin.


Le 8, à cinq heures du matin, nous nous séparâmes en deux bandes. Sainte-Palaye, en sa qualité de protecteur de tous les vieux sonnets, voulut aller sur les bords de la fontaine de Vaucluse, pleurer avec Pétrarque le trépas de la belle Laure ; pour moi, qui ne me pique pas d’être le chevalier des donzelles de Carpentras, je tirai droit à Aix, en petite carriole, traînée par deux mules. Il règne une inimitié irréconciliable entre cette sorte de voiture et l’os sacrum :


Et je ne pense pas que de Paris à Rome,
Carrosse, quel qu’il soit, cahote mieux son homme.


Mais la vue du pays, le plus admirable qu’on puisse imaginer, m’empêchoit de faire attention aux regrets que mon croupion témoignoit d’être la victime de ma curiosité. La Durance traverse ce bel endroit. Nous la passâmes sur un bac ; elle est très-large et vingt fois plus rapide que le Rhône. Son eau blanchâtre n’embellit pas une contrée qui d’ailleurs n’offre qu’un spectacle charmant. Je me figurois qu’il ne finiroit qu’avec la Provence ; mais au bout de quatre lieues je fus bien détrompé. Une montagne tout à fait aride commence là, et l’on ne trouve presque autre chose jusqu’à Aix. À la vérité, les vallons sont forts cultivés et forment, tout du long, des jardins remplis d’oliviers et d’autres arbres.

Ce fut là, que moi, indigne, j’éprouvai un des mystères de la Passion ; car en passant par ce jardin des olives, je suai sang et eau. (Ce m’étoit beaucoup d’honneur sans doute, et trop pour que je pusse le soutenir.) Je n’ai pas eu si chaud de la route qu’entre ces rochers. Pour m’alléger un peu, je m’avisai d’un expédient moitié épicurien, moitié cynique ; ce fut de mettre mon postérieur à la portière, in puris et naturalibus, pour lui rafraîchir un peu l’haleine : ce soulagement me fit arriver plus patiemment à Orgon, petite ville qui appartient au prince de Lambesc et où nous dînâmes. Nous fûmes coucher à Lambesc ; et, le lendemain, étant partis à quatre heures du matin, nous nous trouvâmes à huit à Aix, après avoir fait quatre lieues. Les deux Lacurne y arrivèrent après nous, peu satisfaits de Vaucluse, mais beaucoup de l’évêque de Cavaillon, qui leur avoit donné force lettres pour l’Italie. Madame de Ganay y étoit dès la veille. Je lui trouve, depuis qu’elle a pris les eaux, le teint meilleur et la parole moins embarrassée.

Aix et Dijon sont deux villes que l’on met ordinairement en parallèle, ce qui me donnoit quelque curiosité de les comparer. Aix, petite au moins d’un tiers plus que Dijon, est située dans le fond d’un vallon entouré de montagnes de tous côtés. La ville, sans en excepter aucune maison, est bâtie de pierres de taille ; le quartier des marchands est bien peuplé et me parut assez commerçant ; celui des gens de condition, qui tient une grande partie de la ville, est tout magnifiquement bâti ; la plupart des maisons élevées, ornées d’architecture et construites à l’italienne, avec des façades sur la rue ; presque toutes les rues sont larges, tirées au cordeau, remplies de belles fontaines ; on trouve à tout moment de petites places où l’on a planté des arbres pour donner de l’ombre ; enfin cette ville est tout à fait jolie, et la plus jolie de France après Paris. Je n’hésiterai pas de la préférer à Dijon pour l’extérieur, quoiqu’elle n’ait ni nos maisons en façon d’hôtels, bâties entre cour et jardin (car à Aix je n’ai point aperçu de cour aux maisons et peu de jardins), ni nos beaux équipages courant tout le jour dans la ville ; je n’en rencontrai que deux ou trois ; mais bien quantité de belles chaises-à-porteurs toutes dorées, armoriées et doublées de velours. (Cependant les gens même du pays qui connaissent les deux villes donnent la préférence à Dijon.) On m’assura que toutes les maisons étoient meublées à merveille. Je ne crois pas que l’on y vive avec le bon air, la même aisance et le même luxe qu’à Dijon. Les lieux communs sont ici plus communs que partout ailleurs ; car ils sont au milieu des rues, ou l’on décharge aussi toutes les autres immondices : quoique les paysans aient grand soin de s’en emparer tous les matins, il en reste toujours dans l’air une fâcheuse teinture.

Le plus bel endroit de la ville, et l’un des plus agréables peut-être qui soit en France, est la rue du Cours ; elle est d’une fort grande largeur et assez longue ; les maisons en sont hautes, belles et à l’italienne ; quatre rangs d’arbres y forment deux contre-allées où l’on se promène, et une large allée au milieu, ornée de quatre grandes fontaines, dont la dernière a un jet d’eau, un large bassin et deux chevaux, dont l’un jette de l’eau froide et l’autre de l’eau tiède. Cette rue est terminée d’un bout par une balustrade qui donne sur la campagne, et de l’autre par un bel hôtel appartenant au trésorier de la province. Ce cours, dont on parle tant et qui seroit moins que rien en comparaison du nôtre, s’il étoit hors de la ville, me paroît encore préférable au nôtre par l’avantage de sa situation et l’agrément d’y trouver, sans se déplacer, une promenade charmante à toute heure du jour et de la nuit. J’y vis beaucoup d’hommes, mais peu de femmes ; dans ce pays, elles aiment fort le jeu et négligent tout le reste, même la comédie qui est très-déserte.

La pierre de taille n’est pas belle à Aix, et, pour l’achever de peindre, on en réduit les écailles en sable fin, dont on fait un vilain mortier terreux ; puis, avec de grands balais, on en barbouille toutes les maisons neuves ; il faut qu’elles soient naturellement bien belles pour n’être pas défigurées par ce vilain fard.

La place des Prêcheurs ou des Jacobins, est la plus grande de la ville ; elle est toute plantée d’arbres. On vient de décorer l’intérieur de leur église, d’une bonne architecture, de colonnes corinthiennes architravées, barbouillées de mortier comme le reste.

Le palais du Parlement est sur cette place ; la façade est un demi-dôme d’assez mauvais goût ; la salle des Pas-Perdus est infâme, celle de l’audience publique est fort laide, et le bâtiment en entier est, comme le nôtre, un vieux bâtiment fort mal distribué ; mais les chambres sont belles et bien ornées. La grand’chambre est tapissée de velours bleu à cartisanes d’or, toute décorée de beaux et grands tableaux de Nicolas Pinson et d’un grand plafond peint et doré ; il en est de même de toutes les autres chambres. Dans chacune, il y a un trône doré pour le roi, ce qui fait autant de places vacantes. Il y a deux chambres pour la Tournelle : l’une d’été, l’autre d’hiver. Celle d’hiver est singulière, en ce que sur la muraille, au-dessus de chaque place, sont peints au naturel tous les présidents et conseillers du temps, en robe rouge, avec leur nom au bas. Je comptai cinq présidents et quarante conseillers. Cela a été fait du temps du premier président De Vair. Les Requêtes ont deux chambres : l’une pour l’Audience, l’autre pour le Conseil. À la différence de notre Parlement, les présidents aux requêtes sont présidents à mortier, et non ceux des enquêtes. Il y en a dix comme chez nous. Autres différences : les présidents n’ont point de bureau, et tous les conseillers ont des fauteuils. Le parquet, la chancellerie et la chapelle, sont aussi ornés convenablement. La chambre des comptes est au-dessous. La salle des archives mérite d’être vue, pour le bon ordre et l’arrangement.


L’hôtel de ville est mal situé, dans une rue étroite qui empêche de voir la façade, assez belle ; il est composé de quatre corps de logis, qui forment une cour carrée. Il y a une bibliothèque publique assez médiocre et une belle tour d’horloge, où sept statues, en tournant, marquent les sept jours de la semaine.


Voici ce que j’ai trouvé de plus remarquable dans les églises. Aux Carmes, un grand tableau peint par le roi René ; sur le revers des volets, il s’est peint lui-même, d’un côté, et sa femme de l’autre. Dans le chœur, le tombeau de la fille naturelle de ce roi ; trois statues fort anciennes et deux bons tableaux de Carmes. Aux Pénitents, une Incrédulité de Saint-Thomas, peinte par Finsonius, dont on fait grand cas ; cette peinture[7] est grossière, dure et sèche, mais expressive. M. Loppin lui donne la pomme sur tout ce qu’il a vu ; pour moi, j’en fus peu satisfait.


À Saint-Sauveur, cathédrale laide et irrégulière, un baptistère obscur dont le dôme est soutenu par huit colonnes, chacune d’un seul morceau, d’une grandeur et d’une grosseur extraordinaires ; deux de ces colonnes sont de granit, et les six autres de ce marbre antique d’Égypte, vert, noirâtre, si recherché et dont les carrières sont perdues. Cette colonnade est d’un grand prix ; c’est grand dommage qu’elle soit si mal placée, et qu’outre l’injure des temps, elle ait encore à essuyer celle d’un visigoth de sacristain, qui, pour y faire un reposoir le jeudi saint, s’est avisé de faire hacher et trouer ces colonnes. Dans une chapelle déserte, un bas-relief de sculpture antique du bon temps des Romains, mais bien effacé. Il représente, si je ne me trompe, une noce, du moins y remarquai-je une femme voilée, à demi couchée sur un lit, faisant de son mieux la mijaurée ; une autre femme près d’elle paraît l’encourager, et l’époux, debout près du lit, a l’air fort ennuyé de ces simagrées.


Aux Pères de l’Oratoire, une architecture dorique en dedans et en dehors, d’un goût fort particulier, aussi bien que le tabernacle. Pour passer d’une extrémité à l’autre, aux Jésuites, une belle église construite en arcades d’ordre corinthien très-régulières et d’un grand goût ; c’est dommage que la frise soit trop chargée d’ornements. Plus, une chapelle de la Congrégation du Parlement, fort chargée de peintures ; le tableau du maître-autel représente une Vierge à genoux ; on ne put me dire de qui il étoit, et je ne sus pas le distinguer. On peut voir aussi l’église de la Visitation, qui est propre et toute en marbre. M. le marquis d’Argens, procureur général, a un cabinet de tableaux des meilleurs maîtres, qu’il faut visiter.

Je ne sais comment on fait l’hiver dans cette ville, où le bois se vend à la livre ; quant à l’été, je l’y ai éprouvé fort bon. Je courus pendant le plus fort du jour sans être incommodé de la chaleur.

Le 10, un chemin, moitié de rochers pelés, moitié jardins, nous mena à Marseille. En général, je n’ai pas trouvé, jusqu’à présent, que la beauté de la Provence répondît à l’idée que je m’en étois faite, à l’exception toutefois des quatre lieues au sortir d’Avignon. Nous verrons si Toulon et Hyères ne me présenteront pas un paysage plus curieux. Le jugement que je porte ici ne doit point être appliqué à une petite hauteur que l’on trouve à une demi-lieue de Marseille d’où l’on découvre, à droite la Méditerranée, le château d’If et les îles adjacentes en perspective, en face la ville de Marseille, dominée par la citadelle de Notre-Dame-de-la-Garde et par les montagnes qui terminent le lointain, et à gauche, un vallon si rempli de bastides, ou maisons de campagne, d’arbres et de jardins, qu’en fermant de murailles cet enclos, on en ferait une ville dans le goût de Constantinople.

Nous entrâmes dans Marseille par la rue de Rome, alignée comme la rue Richelieu, longue presque du double. Le tiers de cette rue, dans le milieu, est planté d’un cours fort inférieur à celui d’Aix ; elle est bâtie de maisons belles, élevées à l’italienne, et peuplée comme la rue Saint-Honoré. Ce premier coup d’œil donne une grande idée du mouvement et de la richesse de cette ville ; idée qui se trouve assez bien soutenue par le reste.

Après avoir débarqué à la Rose, fort belle hôtellerie, mon premier soin fut d’aller chercher l’ami Fontette[8] et nos deux chères compatriotes qui m’attendoient dès le 6 du mois. Ma joie de les voir fut telle que vous pouvez vous le figurer. Elles me remirent votre lettre où je reconnus sans peine votre style aussi plein de fanfaronneries qu’absolument destitué de sens commun. La conversation roula sur tous les gens de connaissance. Il me parut qu’à huit ou dix infidélités près, la grande fille vous était toujours fortement attachée. Elles se portent toutes deux à merveille ; vous les reverrez l’une et l’autre au commencement du mois prochain.

Trois galères, sous les ordres de M. de Maulevrier, chef de l’escadre, sont demandées pour aller reconduire madame la duchesse de Modène à Livourne, les derniers jours de juin. M. de Fontette monte la principale galère, en qualité de capitaine de pavillon, en sorte que maintenant il n’est pas sans occupation.

L’amitié du comte de Fontette pour moi a rejailli sur toute notre société qui se trouve comblée de ses bonnes manières. Je lui sais bon gré de nous avoir fait faire connoissance avec les melets, petit poisson d’un commerce charmant et d’un mérite distingué. Chose que l’avenir ne pourra croire, entre Sainte-Palaye et moi, nous fîmes à ce dîner la valeur d’un Blancey.

Marseille peut se distinguer en trois villes : celle delà le port, appelée Rive-Neuve, qui m’a paru peu de chose ; la vieille, riche, puante et peu jolie ; et la neuve, ou demeurent tous les gens de condition, composée de longues rues alignées. Presque toutes les maisons ont des façades agréables sur la rue ; point de cours, et de petits jardins embellis de jets d’eau pour la plupart. Le port est une de ces choses que l’on ne trouve que là. Il est fort long et beaucoup moins large à proportion, plein à l’excès de toutes sortes de bâtiments, felouques, tartanes, caïques, brigantins, pinques, vaisseaux marchands et galères, qui en font le principal ornement. Tout le côté de la terre est garni de boutiques où l’on débite surtout des marchandises du Levant ; elles y sont si courues qu’un espace de vingt pieds en carré se loue cinq cents livres. L’autre côté est garni aussi de petites boutiques dans des bateaux où l’on vend des oranges, des merceries, etc. Les galériens, attachés avec une chaîne de fer, ont chacun une petite cabane où ils exercent tous les métiers imaginables. J’en vis un qui me parut d’un génie profond : la tête appuyée sur un Descartes, il travaillait à un commentaire philosophique contre Newton. Un autre faisoit des pantoufles, et un troisième contrefaisoit fort adroitement dans une lettre de change la signature d’un banquier de la ville. Ils mènent là une petite vie assez douce ; elle faisoit envie à Lacurne ; et, voyant une des cabanes vacantes, j’eus dessein de la retenir pour un certain vaurien de votre connoissance.

Le quai du port, qui est parqueté de briques sur champ, d’une manière commode à marcher, est continuellement couvert de toutes sortes de figures de toutes sortes de nations et de toutes sortes de sexes ; Européens, Grecs, Turcs, Arméniens, Nègres, Levantins, etc.

Nous visitâmes les galères, dont je ne vous fais point la description, parce que, à la vie que mène Blancey, il n’aura que trop d’occasions de les voir. Les pataches, grands bâtiments faits, non pour aller sur mer, mais pour y monter la garde, consistant en un salon avec deux chambres aux deux bouts où couchent les officiers de garde. Dans la consigne où les officiers préposés pour la santé tiennent leurs assemblées se voit le bas-relief de marbre du fameux Puget, représentant saint Charles qui implore le secours du ciel contre la peste. C’est un morceau admirable, quoique la mort ait surpris le Puget avant qu’il ne fût achevé. Je fus charmé surtout de la figure d’une femme moribonde dont la gorge, qui a été belle, est abattue par la maladie ; on diroit que les chairs vont plier sous le doigt.

L’hôtel de ville, situé sur le port, a une belle façade chargée de bas-reliefs, entre lesquels il ne faut pas manquer de distinguer un écusson des armes de France, de la main du même Puget.

J’oubliois de vous dire, avant de quitter le port, que rien ne m’a paru plus plaisant que de voir un forçat, les fers aux pieds, monter le long d’un mât de galère, sans autre aide que celle d’une corde tout unie qui pend le long du mât, et cela avec autant d’agilité et de promptitude que je pourrois monter un escalier ; la descente est encore plus prompte. Il n’est question que de se laisser glisser le long de la corde d’environ cinquante pieds de haut. Le voltigeur qui nous fît voir cette façon peu commune de cheminer, étoit un Turc qui, à ce qu’il nous dit, s’étoit, par la grâce de Dieu, fait chrétien depuis longtemps. Parbleu ! lui dit Lacurne, je t’en félicite, cela t’a fait une belle fortune.

Le parc, ou la maison du roi, est une espèce de petite ville à part. On y construit les galères dans de grands bassins secs qui donnent dans la mer ; quand une galère est finie, on ouvre les portes du bassin, et en rompant un bâtardeau, l’eau de la mer entre et les emmène. Les bois se travaillent dans les cours par les forçats, qui sont là, comme par toute la ville, en liberté, à cela près qu’ils sont enchaînés trois à trois, deux chrétiens et un Turc. Ce dernier étant dans l’impossibilité de se sauver pour être trop reconnaissable et ne savoir pas la langue, empêche les autres de s’échapper. Tout ce parc est composé de salles immenses ; celle où l’on file les câbles est percée de cent six arcades dans sa longueur. La plus belle est celle des armes, où il y a de quoi armer quinze mille hommes ; mais ce qui s’y fait le plus remarquer est la façon agréable dont les armes sont rangées en trophées, flammes, pyramides, soleils, faisceaux.

Chaque galère a sa salle qui contient tous ses agrès numérotés par le nom de la galère. Les autres salles sont des greniers et surtout des manufactures de laines et de coton. Huit cents rouets, qui tournent tous à la fois dans une galère, font à mon gré un coup d’œil fort plaisant. Ce sont les forçats qui travaillent seuls à ces manufactures. Ceux-là sont les plus heureux ; car, outre l’argent qu’ils gagnent journellement, selon leur habileté, ils ne vont jamais à la galère ni en mer, et chaque année on donne la liberté à six des plus sages d’entre eux. Je remarquai dans une des salles une roue fort ingénieusement inventée, avec laquelle on dévide plusieurs centaines de bobines à la fois.

L’intendant de la marine a sa maison dans le parc, jolie, bien ornée, avec un fort beau jardin. Il nous donna la felouque du roi pour nous mener le long du port au fort Saint-Nicolas, d’où l’on découvre en perspective toute la mer, les côtes et le coup d’reil charmant du port tout rempli de vaisseaux dans sa longueur. Ce fort et celui de Saint-Jean ferment l’entrée du port, qui est étroite et peu profonde, l’intention des Marseillais n’étant pas qu’il y entre de gros vaisseaux. Il y a un troisième fort situé sur une hauteur, c’est celui de Notre-Dame-de-la-Garde, mais le premier est le meilleur des trois.

Un curieux dans ses voyages ne s’attache pas aux seules productions de l’art, comme sont les édifices et les peintures ; il recherche aussi soigneusement celles de la nature. Ici, par exemple, je me suis adonné à examiner les poissons de la mer, et j’ai tourné mon examen du côté du goût qu’ils pouvoient avoir. Sardines, melels, rougets, surmulets, loups, dorades, turbots, raies bouclées ou autres, sipillons, toutênes, vives, maquereaux, voilà ce qu’un gentilhomme de ce pays-ci, M. d’Arcussia, exposa hier à ma physique, dans le plus grand repas de poisson que j’aie jamais vu, même chez Bernard. Mon étude fut profonde ; et, pour vous dire ma décision, le poisson qui se trouve dans la Méditerranée seule est admirable ; mais celui qu’elle a de commun avec l’Océan est fort inférieur à celui de cette mer. Je ne vous parle pas du thon frais, dont la pêche a été si abondante cette année, qu’il reste pour les valets. L’Intendant nous donna aussi hier à souper, mais beaucoup moins bien.

Il n’y a point du tout d’équipages à Marseille, ils seroient inutiles dans toute la vieille ville, qui est interdite à madame de Ganay, même à pied. On s’y sert de seules chaises à porteurs, ou l’on va à pied. Cette dernière allure est moins chaude que l’on ne pense, par le soin qu’on a par toute la Provence, de tendre des toiles, d’une maison à l’autre, en travers de la rue.

En général, je n’ai trouvé ce pays-ci ni aussi chaud ni aussi beau que je m’y attendois. Pour le premier article, il n’y croît ni blé ni bois. On trouve en cette province à chaque pas l’agréable et jamais le nécessaire. Aussi, à vous parler net, la Provence n’est qu’une gueuse parfumée.

Je ne sais pas grand’chose à Marseille à citer, outre ce que je vous ai déjà rapporté. L’abbaye de Saint- Victor, vieux couvent plus ancien que la Monarchie, a quelques vieux cloîtres délabrés, une église souterraine, des pavés de marbre tout gâtés, de méchants bas-reliefs, et autres chétives antiquités du Bas-Empire, qui ne valoient pas la peine que je me donnai pour les voir, si ce n’est cependant un très-beau morceau de sculpture antique nommé le Tombeau des Innocents.

À la Majeure, c’est-à-dire la cathédrale, on trouve d’admirables tableaux du Puget. Celui du Sauveur m’a paru le meilleur. Près de saint Laurent, une inscription en langue orientale, que je ne pus ni lire ni entendre. Il y a aussi des antiquités du temps de la république de Marseille, antérieures à César ; mais nous ne pûmes les voir, parce qu’elles se trouvent maintenant renfermées dans des maisons de religieuses.

La salle de la comédie est grande et bien ornée. C’est peine perdue que de l’avoir faite telle, car il n’y va qui que ce soit. Les comédiens se trouveroiont bien flattés d’une de nos méchantes représentations. J’y allai, cependant, le jour à la mode. La pièce n’étoit pas assez bonne pour me captiver ; je m’accostai d’une petite comédienne fort drôle, dans la loge de laquelle nous fîmes une répétition. Le concert est plus suivi et mérite de l’être, quoique inférieur à ce que l’on en dit. L’orchestre est fort nombreux en voix et instruments. Il n’y a rien là-dedans de bien distingué ; mais l’ensemble en est bon, surtout les chœurs qui vont à merveille.

On prend ici du café admirable ; mais il est à peu près impossible d’en transporter hors de Marseille ; les habitants n’en peuvent presque plus avoir pour eux. La Compagnie des Indes faisant, contre la règle, arriver ici son café des îles et le débitant à rien, pour empêcher qu’on achète celui de Moka. Imagineriez-vous bien qu’elle pousse la perfidie jusqu’à envoyer cette affreuse graine dans les échelles du Levant, d’où on l’amène ici comme café de l’Arabie ?

Parlons maintenant de mon départ ; c’est l’article le plus difficile à arranger, à cause des contre-temps et des irrésolutions continuelles de mes camarades. Nous laissons partir sans nous le cardinal de Tencin, qui va droit à Rome. Pour nous, nous voulons voir Gênes, Livourne, Pise ; et de plus, un neveu du camérier, qu’il emmène avec toute sa suite, fait que son vaisseau est si plein, que nous y aurions été très-mal. Nous avons donc pris une felouque pour nous porter à Gênes ; et, comme les Lacurne craignent la mer encore tout autrement que Loppin ne craignoit le Rhône, nous envoyons la felouque nous attendre à Antibes, où il faudra se rendre en poste par un long détour plus fatigant que la mer. — Tout ce que je vous dis là ne s’est conclu qu’après de longues réflexions, et maintenant cela n’est peut-être pas vrai. Le vent est devenu contraire, il fait tempête. Tant il y a que nous partirons quand il plaira à Dieu, et il ne lui plaira peut-être que l’année prochaine. Il y a cependant six jours que nous sommes à croquer le marmot, et nous devrions être quasi à Florence. N’en parlons plus, car le sang me bout quand il en est question. Vous figurez-vous que je vous écrirai souvent des épîtres de cette longueur ? Ma foi, je crois que je m’en suis donné une bonne fois pour toutes. Ne vous dégoûtez pas cependant. Ecrivez-moi tout simplement à mon adresse, poste restante, à Rome. J’irai retirer vos lettres au bureau. C’est la voie la plus sûre pour ne les pas perdre. Il faudra en user de même pour toutes les villes où je vous marquerai de m’écrire. On n’affranchit point les lettres pour l’Italie.

Mille compliments pour moi à la chère Blanquette, à la bonne Pousseline de Quintin, sans oublier celle de Marsilly. Vous savez combien il faut dire de choses pour moi à madame de Montot ; n’oubliez pas non plus de faire mention de ma personne à nos amis. Vous ferez part de ma relation au doux Quintin ; dites-lui que je le prie d’envoyer les deux cahiers qu’il prit dans mon cabinet, à Neuilly, dès qu’il sera de retour. N’oubliez pas, surtout, que cette lettre que je vous écris est commune entre Neuilly et vous, ainsi qu’il me faut deux réponses. Le doux objet n’aura pas de peine à se déterminer à me donner souvent de ses nouvelles, et il sait assez combien je suis sensible au plaisir de sa conversation et de son amitié. Adieu tous les deux. Faites souvent mention ensemble de

votre ami le Romain, qui n’espère plus arriver à sa nouvelle patrie, tant les contre-temps l’impatientent. Les Lacurne vous embrassent.

LETTRE IV
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AU MÊME


Route de Marseille à Gênes.
Gênes, 28 juin.


Vous m’avez laissé mon cher Blancey, d’assez méchante humeur, sur la fin de ma dernière lettre, de tous les contre-temps et fausses mesures qui se rencontroient à chaque pas dans notre voyage. La suite n’a pas contribué à la diminuer ; j’espère cependant vous en épargner le détail dans ma narration. Quoi qu’il en soit, nous partîmes, contre mon attente, le même jour que je vous écrivis, en chaise de poste, sur les sept heures du soir, pour nous rendre par terre à Antibes, distant de Marseille de trente-quatre lieues. Nous avions fait marché très-chèrement avec une felouque du fond de la Calabre, montée de treize matelots napolitains, au moins aussi honnêtes gens que des Manceaux. Mais la très-grande frayeur que les Lacurne avaient conçue de l’humide élément, nous détermina à n’en tâter que le plus tard que nous pourrions, quoiqu’au dire de nos matelots le trajet ne fût en tout que de trois ou quatre jours. Nous les envoyâmes donc nous attendre au port d’Antibes avec nos hardes et deux domestiques. Pour nous, nous allâmes coucher à trois lieues de Marseille, à Aubagne, méchante et puante petite ville. Le gîte était de nature à nous déterminer à partir matin. Le 16, à trois heures, nous étions en route. À l’exception de quelques jardins, on se trouve toujours entre des rochers effroyables jusqu’à Ollioules, où les collines commencent à être cultivées. Pour lors nous retrouvâmes la Provence ; les roches sont remplies de grenadiers fleuris, qui y croissent naturellement, et les jardins et les campagnes, couverts d’orangers et de citronniers, voulurent nous dédommager de l’aspect affreux que nous venions d’essuyer. Je sais bon gré à la Cadière d’avoir choisi ce bourg pour y opérer ses miracles.

Nous arrivâmes à Toulon à dix heures, n’ayant fait en poste que sept lieues ; mais les chevaux ne sont pas mieux conditionnés que les chemins. La ville est assez petite, et n’a rien par elle-même d’un peu considérable, qu’une rue longue et bien bâtie par laquelle nous entrâmes. La maison des Jésuites est la plus belle de toutes. J’y entrai, n’étant pas naturel, après avoir fait ma visite au domicile de la Cadière, que ma politesse ne s’étendît sur celui du P. Girard.

La ville a un petit cours et beaucoup de fontaines. Ces deux choses lui sont communes avec toutes les villes ou bourgades de Provence, qui pour cela n’en sont pas moins puantes. Là, le passage est toujours extrême des jardins aux rochers arides et de la m…. aux bergamottes.

Il ne faut pas manquer à Toulon de voir le beau balcon du Puget, qui fît tenir au cavalier Bernin ce discours si honorable à l’artiste françois : « Qu’il n’étoit pas besoin d’envoyer chercher des artistes en Italie, quand on avoit des gens chez soi capables de faire de si belles choses. » Ce balcon est soutenu par trois figures représentées d’une manière grotesque, dont les têtes sont celles des trois consuls de Toulon, dont le sculpteur était mécontent.

M. de Marnézia nous donna un homme pour nous faire voir le port et la rade ; l’un et l’autre sont des plus beaux qu’il y ait en Europe. Le port est moins grand que celui de Marseille, mais tout creusé de main d’homme, de façon que les plus gros bâtiments peuvent aborder aux murs des quais. Il est fermé par une longue et magnifique jetée, tout le long de laquelle sont bâtis les magasins du roi pour la marine, qui forment une façade admirable. Ce port est divisé en deux parties : l’une pour les vaisseaux marchands, l’autre pour les vaisseaux du roi, qui sont rangés tout le long. Nous entrâmes dans l’un d’eux appelé l’Espérance. Figurez-vous un grand corps de logis à quatre étages, capable de loger huit cents hommes, avec des provisions et de l’artillerie à l’avenant. Ma foi ! c’est une belle machine ; mais, comme il en est de celle-ci comme d’une autre belle machine que vous savez, dont on ne saurait faire l’éloge que faiblement, je n’en parlerai pas davantage.

La rade est capable de contenir sûrement quatre cents vaisseaux de guerre. Nous y trouvâmes la frégate qui devait porter le cardinal de Tencin, montée par M. le comte d’Uzès. Comme elle étoit entièrement armée el prête à partir, ce fut pour nous un objet plus curieux encore que tout le reste.

L’arsenal de Toulon ne vaut pas celui de Marseille ; mais la corderie est bien au-dessus et vaut un ouvrage des Romains ; à vue de pays, elle ne contient pas moins de trois cents portiques.

Nous quittâmes Toulon sur les quatre heures, passâmes à la Valette, terre de la domination de notre ami le sieur Thomas, évêque d’Autun. La route n’a rien qui vaille la peine d’en faire mention, qu’un vallon large d’une lieue et long de cinq, tout rempli d’une forêt d’oliviers et de belles vignes, dans les interstices desquelles on élève, par curiosité, des plantes de froment. Tout cela a le défaut d’être fort sec. On ne trouve en ce pays presque jamais de rivières, et jamais de prairies, ni par conséquent de bestiaux. Ce beau vallon est entre Soulières et Cuers, bourg où les petits garçons nous entourèrent, en dansant à la Provençale, et chantant des airs des fêtes de Thalie. Notre couchée fut à Pignan, où nous payâmes dix francs une demi-douzaine d’œufs ; ce qui peut paroître cher à vous autres badauds ; mais, pour moi, qui vois maintenant les auberges du pays génois, je suis encore étonné du bon marché.

Le 17, nous passâmes au Luc, terre de la maison de Vintimille. Là, nous nous vîmes réduits à une seule chaise de poste ; de sorte que ce fut à nos fesses à se charger du reste de la route ; les miennes s’exécutèrent des premières et me menèrent d’abord à……[9] Vous pouvez penser si le seigneur de ce lieu est un homme à bons procédés et chéri du beau sexe ! Je ne vous dirai pas que tout le monde me prit pour lui quand j’arrivai, vous vous en doutez sans peine. Je laisse donc cela pour arriver à Fréjus, en passant au Muy. En vérité, je plains ce pauvre M. le Cardinal[10] qui avoit souvent une si méchante traite à faire ; mais rien ne coûte quand on aime. Quel chemin ne ferois-je pas de bon cœur pour avoir l’honneur de vous cocufier ?

Fréjus est une petite ville fort ancienne, située sur une hauteur ; je remarquai à l’entrée les restes d’un amphithéâtre des Romains, dont l’enceinte est encore entière et un des côtés passablement conservé. À la sortie, je vis les ruines d’un grand et bel aqueduc, et le champ qui étoit autrefois le port de la ville, avant que la Méditerranée se fût retirée d’une demi-lieue. Depuis là, on ne fait plus que monter très-haut et très-rapidement. C’est le commencement des Alpes maritimes ; le précipice est toujours à côté, ce qui parut excessivement mal inventé à mes camarades. Pour moi, qui me souvenois d’avoir passé l’hiver dernier le mont Jura, je trouvai ce chemin le plus beau cours du monde. En effet, il est fait avec un grand soin, et tout bordé de forêts et d’arbres admirables. Ce fut en commençant à descendre que mon cousin Loppin fit son apprentissage de monter à cheval ; il ne faut pas omettre, à sa gloire, qu’il s’en tira comme un César. Nos louanges interrompirent un peu les regrets qu’il témoigna d’avoir entrepris, par un si grand soleil, une expédition telle que le voyage de Rome.

Nous descendîmes à Cannes, par un pays beau et fertile ; c’est une petite ville pleine de beaux orangers, qui me consolèrent d’avoir été contraint de laisser les charmants jardins d’Hyères, sans leur faire visite. De Fréjus à Cannes, en courant à bride abattue, sauf dans les montées, avec d’excellents chevaux, nous vînmes à bout de faire trois postes en six heures. Bien des gens noient leur chagrin dans le vin ; mais là je noyai le mien dans la limonade, et quelle limonade ! Je veux vous en envoyer de la fraîche.

Enfin, le lendemain matin nous arrivâmes las et recrus à Antibes, par un chemin de sable qu’on suit tout le long de la mer, ayant fait en tout cent quarante-trois lieues par terre, depuis notre départ de Dijon. Je m’attendois à me jeter dans la felouque tout en descendant de cheval ; mais la misérable n’étoit pas encore arrivée. Il faut donc, en attendant, vous dire un mot d’ Antibes. C’est une petite place longue et étroite, qui me parut bien fortifiée du côté de la terre ; son port est joli. Il avoit d’abord été construit pour des galères ; mais n’ayant pas été assez creusé, il ne put servir que pour de petits bâtiments. Il est entouré d’une jetée, tout le long de laquelle régnent des arcades d’un bon effet.

Finissons cet article, car enfin j’aperçois ma felouque qui arrive. Il faut se hâter d’embarquer les petites provisions. Nous nous pourvûmes, entre autres choses, Sainte-Palaye et moi, de tables, livres, écritoires, pour faire les gens studieux pendant le trajet. Vous allez voir combien tout cela nous servit ; bref, on appareille, nous entrons, on lève l’ancre à huit heures du soir, nous voilà partis. Ceci d’abord alloit à merveille ; nos patrons faisoient une musique enragée pour nous témoigner leur joie de nous avoir : Galant’ uomini, gran mousson, illustrissimi signori, issa, issa, allegraniente io issa. C’était un rompement de tête abominable. Cependant nous jasions avec beaucoup de gaieté ; je ne sais pourquoi, peu à peu cela s’affoiblit, les propos furent moins vifs, nous devînmes taciturnes, le cœur s’affadit ; en un mot, le résultat de tout cela fut de jeter au diable les tables, la bibliothèque, les manuscrits, et de nous coucher, sans courage, sur des matelas, dont nous avions sagement fait provision ; nous en fûmes quittes pour cet apprentissage ce jour-là, et allâmes nous arrêter près de Nice, où nous descendîmes un moment le lendemain matin, 19. La ville est peu de chose, à ce qu’il me parut ; mais cependant bien peuplée et les maisons élevées ; je fus surpris de trouver sur une porte une inscription dans le genre païen : Divo Amedeo.

Nous passâmes à la vue de Veille-Franche, petite place forte au duc de Savoie. Ce fut là que le vent commença à nous contrarier, pour ne pas finir de sitôt. Il fut force de relâcher sur la côte, où nous fîmes une chère délicieuse d’une soupe à l’huile ; mais à peine fûmes-nous embarqués, que le vomissement de mer nous prit d’une belle manière. Je commençai la cérémonie, et j’eus l’avantage d’être le dernier à la finir. J’ai été le plus malade de tous, et Lacurne seul ne l’a point été du tout. Pour Loppin, c’étoit une chose rare à entendre que ses lamentations. Il avoit un regret infini d’être venu de si loin pour rendre les nations étrangères témoins de sa faiblesse.

Cependant nous passâmes Monaco, méchante petite ville qu’on a tort de célébrer, si ce n’est par rapport à un grand fort assis sur un rocher plat, où est aussi la maison du prince de Monaco, d’assez belle apparence. Le roi y tient garnison françoise. Puis Roquebrune, Menton, assez bonne petite ville de la souveraineté de Monaco, près de laquelle le prince a sa maison de campagne. Ensuite Ventimille, dont votre serviteur ne vous dira rien, parce qu’il étoit alors occupé à régaler les sardines. C’est à mon gré la moindre peine de la mer que le vomissement ; ce qu’il y a de plus difficile à supporter est l’abattement d’esprit, tel qu’on ne daigneroit pas tourner la tête pour sauver sa vie, et l’odeur affreuse que la mer vous porte au nez. Enfin le calme ayant succédé au vent contraire, nos matelots, au lieu de ramer, nous abordèrent à un méchant trou nommé Speretti, où nous regardâmes comme une fortune de trouver des poules à 50 sous pièce, pour nous refaire par un peu de bouillon. Je ne suis pas de ceux qui se trouvent soulagés en descendant à terre ; mon mal en redoubloit au contraire ; j’avois conçu une si grande horreur de la mer, que je ne pouvois même l’envisager. Je m’en éloignai et tombai dans une vallée pleine d’orangers, de cédrats, de limoniers et de palmiers, dont la vue ne fut pas trop achetée par le mal que j’avois souffert le jour. C’est là l’endroit qui fournit de fruits tout ce canton de l’Italie… De retour à la cabane, une douzaine de petites filles vinrent accroupies nous danser une danse iroquoise, avec des chansons qui ne l’étoient pas moins. Toutes les paysannes vont nu-tête, nattent leurs cheveux et les roulent derrière leur tête, rattachés en tapon avec une aiguille d’argent.

Le 20, nous reprîmes les rames dès trois heures du matin ; je m’attendois à être malade comme la veille, et j’y fus trompé. L’inconstance de la mer est telle, que non seulement je ne fus pas malade, et je ne l’ai plus été depuis, mais encore je voyois avec plaisir cette même chose qui m’étoit en horreur auparavant. Au défaut de la maladie, nous eûmes, ce qui étoit encore bien pis, l’ennui de ne point avancer. Après avoir passé San-Remo fort jolie petite ville bâtie sur un pain de sucre, nos matelots nous relâchèrent sous des oliviers, où il fallut demeurer quinze heures à bayer aux corneilles. Voilà la diligence que l’on fait pour aller à Gênes, par mer ; aussi faut-il être fou pour prendre une autre route que celle du Piémont, quand on va en Italie. À la nuit, nous nous rembarquâmes ; ce fut pour faire vigoureusement une demi-lieue et aller coucher à San-Stefano, où, parce que pour une pistole nous mangions, un jour maigre, une vieille poule qu’on venoit de tuer exprès, le curé vint nous faire une harangue, comme si nous n’eussions pas fait pénitence ipso facto. Je me couchai sous une table et m’endormis à la musique d’une centaine d’enfants qui chantoient les litanies de la Vierge, sur l’air de ces corneurs de bouc que Cœur-de-Roy contrefait si bien.

Le 21, à minuit, nous levâmes l’ancre, passâmes devant Oneille et prîmes terre auprès d’Albenga, où j’allai faire un tour. La ville, qui est assez jolie, est pavée tout le long de cailloux de différentes couleurs, à compartiments, représentant des animaux, des armoiries, des feuillages, etc.

On peut dire en général que rien n’est plus beau que l’aspect de toute cette côte de la mer, qu’on appelle la rivière de Gênes ; ce ne sont tout le long que villes et villages fort bien bâtis et peuplés. C’est une chose toute commune de voir dans les villages des églises de marbre remplies de tableaux passables ; aussi n’aurions-nous pas manqué d’assez bons gîtes, si nos coquins de mariniers, qui avoient chargé force marchandises de contrebande, quoique nous eussions payé en entier pour nous seuls tout le chargement de la barque, n’eussent affecté de nous arrêter toujours sur les plus méchants rochers. Pour cette fois-ci, cependant, je ne me plaindrai pas du gîte. De bons Pères Minimes nous donnèrent le couvert et du feu pour faire cuire de quoi manger. La réception qu’ils nous firent fut la plus gracieuse du monde ; aussi leur en témoignai-je ma reconnoissance par une harangue, et, m’adressant au prieur, du tondu marquis de Saulx : Enfin donc, mon petit minime, vous êtes un homme charmant. Je m’arrêtai là, voyant qu’il n’entendoit pas le françois, et lui promis de lui envoyer au plutôt Cœur-de-Roy, interprète ordinaire de l’ordre.

La vue de Finale fut le plus beau spectacle de notre après-dîner. Le faubourg, plus beau que la ville, nous parut situé à merveille, rempli de belles et hautes maisons, de bâtiments publics, portes et arcades. Le rivage étoit plein de peuple et la mer couverte de bateaux qui alloient voir une fête qui se faisoit à un vaisseau, qui salua l’assemblée de tout son canon, ce qui nous amusa beaucoup ; mais les quarts d’heure se suivent et ne se ressemblent pas ; le vent contraire, qui nous a fait la faveur de nous tenir fidèle compagnie pendant toute la route, et plus encore la malice de nos Napolitains, nous firent arrêter près d’une méchante cabane. Nous entrâmes pour nous coucher, dans une espèce de cave ; je n’ai de ma vie tant souffert, non-seulement de la chaleur énorme, mais de l’étouffement, il falloit absolument que l’on en eût ôté l’air par artifice ; j’en sortis, jurant bien que l’on ne me rattraperoit jamais à coucher dans une machine pneumatique. Je passai le reste de la nuit à voir pêcher dans la mer, et à rassembler toutes les petites filles du canton, qui venoient à genoux me baiser la main comme à une relique ; le tout pour un sou.

L’ennui d’un tel séjour nous fit remettre en mer le lendemain matin, malgré la violence du vent. Nous nous en repentîmes bientôt, et eûmes un fort bon échantillon de tempête qui nous balotta deux heures entre de gros rochers, dont le voisinage ne me réjouissoit que médiocrement ; mais mes camarades perdirent patience pour le coup ; ils se firent mettre à terre aussitôt qu’il fut possible, jurant par Mahomet, que de leur vie la mer ne leur seroit rien. Nous envoyâmes donc la felouque à tous les diables, ou, ce qui est la même chose, à Gênes[11], nous attendre, résolus d’y aller nous-mêmes à pied s’il le falloit, quoique la distance fût bien de cinquante milles. Nous gagnâmes Noli, méchante ville, qui paroît quelque chose de loin à cause de ses hautes tours. Dès que j’eus le pied dans une maison, je me jetai sur le pavé accablé de fatigue. Deux heures d’un profond sommeil me firent oublier le passé. Nous louâmes des mules pour achever tout le trajet ; mais nous n’eûmes pas fait cent pas que nous fûmes obligés de quitter bottes et mules, pour prendre des pantoufles, et faire la route à pied dans un chemin large de quatre doigts, bordé par des précipices de quatre cents pieds de haut jusque dans la mer, à travers des carrières de marbres de toutes couleurs, qui pour lors ne me firent guère de plaisir à voir. Je retrouvai là une copie de mon ami le mont Jura, et encore pis. Nous eûmes deux grandes heures ce chemin, mille et mille fois plus dangereux et plus fatigant que la mer. Une plaine remplie de beaux villages nous en consola ensuite, et nous mena à Savone, où nous arrivâmes dans l’équipage d’Icare qui tombe des nues. Je ne sais si notre méchante situation intéressa les gens à notre fortune ; mais sitôt que nous eûmes le pied dans la ville, le consul de France vint de lui-même pour se mêler de nos affaires, afin que nous n’eussions qu’à nous reposer. M. Doria, gouverneur de la ville, nous envoya un écuyer, pour nous inviter à venir à l’assemblée chez lui. Notre équipage ne nous permettoit guère d’accepter la proposition ; mais le moyen de se passer de faire un petit tour dans la ville ?

Savone est la seconde ville de Gênes. Elle avoit un bon port qu’on a laissé combler pour que tout le commerce se fît à Gênes ; elle est assez bien bâtie, les rues longues et les maisons très-hautes. Non-seulement dans cette ville, mais dans tous les villages de la côte, les portes des maisons sont revêtues uniformément d’une espèce de marbre noir, nommé lavagne, peu dur et tirant sur l’ardoise.

Le commerce de la ville est non-seulement en savon, mais encore en faïence fort renommée et qui ne vaut cependant pas notre faïence de Rouen, à l’exception de quelques pièces dessinées de bonne main. J’ai pour échantillon de celle-ci une soucoupe encadrée, qui ira tenir compagnie aux chiffonneries de la petite armoire de Quintin.

Après cela, nous allâmes à notre auberge nous régaler d’une bonne fricassée de poulets, que nous avions commandée en sortant. Or vous autres commentateurs du Cuisinier françois, vous ne serez pas fâchés de savoir ce que c’est qu’une fricassée de poulets. Pour la faire, on dresse d’abord un grand plat-bassin de soupe à l’oignon dans laquelle on jette ensuite une sauce blanche, là-dessus on dispose quatre poulets bouillis en sautoir, on verse demi-bouteille d’eau de fleurs d’orange : puis servez chaud.

Grâce à notre consul, le 23 nous trouvâmes tout disposé pour partir sur des chevaux de poste, et fîmes le matin vingt-cinq milles par un chemin de marbre très-rude, mais qui me parut de roses en comparaison de celui de la veille. Arrivé à Voltri, j’aperçus enfin de loin le grand fanal du port de Gênes qui n’étoit plus séparé de nous que par une belle plaine. Telle fut la fin d’une route entreprise sans connaissance, continuée sous l’influence de toutes sortes de fausses mesures, d’une longueur, d’un ennui, d’une fatigue et d’une dépense inconcevables. Ce fut une grande fête que de retrouver des chaises de poste à Voltri. À la commodité de l’équipage se joignit l’agrément de la route. De Voltri jusqu’à Gênes, ce n’est, pour ainsi dire, qu’une rue de trois lieues de long, bordée à droite par la mer, et à gauche par des maisons de campagne magnifiques, toutes peintes à fresque[12]. Qu’on ne s’avise pas de parler, à ceux qui ont vu ceci, des environs de Paris, ni de Lyon, ni des bastides de Marseille.


LETTRE V
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AU MÊME


Séjour à Gênes.
Gènes, 1er Juillet.


Ayant fait cinquante lieues depuis Antibes, nous arrivâmes à Gênes par le faubourg de San-Pietro-d’Arena. C’est y entrer par la belle porte ; mais la quantité de belles maisons que je voyois depuis trois lieues me rendit moins sensible à la vue de ce faubourg si vanté. Nous passâmes à côté du phare, très-élevé et construit par ordre du roi Louis XII pour guider la nuit à l’entrée du port qui est difficile. Alors nous eûmes la vue du port et de la ville, bâtie tout autour en amphithéâtre et en demi cercle. C’est la plus belle vue de ville qu’on puisse trouver. Le port est extrêmement grand, quoiqu’on l’ait raccourci par deux jetées ; mais on dit qu’il est peu sûr.

Il n’y a plus que les menteurs qui disent et les niais qui croient que Gênes est tout bâti de marbre ; en tout cas ce ne seroit pas une grande prérogative, puisqu’on n’a guère ici d’autre pierre, et qu’à moins d’être polie, elle n’est pas plus belle que d’autres. Mais c’est un grand mensonge encore de dire, comme Misson, qu’il n’y a que quatre ou cinq édifices de marbre ; car toutes les églises et autres bâtiments publics en sont en entier, de même qu’une grande partie des façades et de l’intérieur des palais. Si l’on vouloit faire une proposition générale, on pourroit dire, avec assez de vérité, que Gênes est tout peint à fresque[13]. Les rues ne sont pas autre chose que d’immenses décorations d’opéra. Les maisons sont tout autrement élevées qu’à Paris ; mais les rues sont si étroites que Misson peut vous assurer qu’il n’y a pas d’exagération de ma part quand je vous dis que la moitié des rues n’ont guère plus d’une aune de large, quoique bordées de maisons à sept étages ; de sorte que si d’un côté cette ville est beaucoup plus belle pour les bâtiments que Paris, elle a le désavantage de ne pouvoir montrer ce qu’elle vaut par le méchant emplacement[14]. D’ailleurs, je trouve quelque ridiculité à avoir employé le genre d’architecture le plus grand dans les plus petits terrains. Les palais n’ont souvent ni jardins ni cours, du moins qu’on doive nommer tels. Quand on entre dans les maisons, vous trouvez que quatre péristyles de colonnades, les unes sur les autres, enveloppent un terrain de vingt pieds en carré. Voilà comment cela est partout, sauf quelques maisons de la Strada nuova et de la Strada Balbi, les deux plus belles de la ville et supérieures à ce qu’il y a de plus beau à Paris. Les principales rues sont bien pavées en dalles, avec une allée de briques au milieu pour la commodité des mulets, les litières ayant été fort en usage ici. Maintenant on ne se sert plus que de chaises à porteurs ; tous les charrois se font en traîneaux.

La hasard nous fit arriver à Gênes le plus beau jour de l’année. En faveur de la Saint Jean, toutes les rues universellement étoient illuminées de lampions du haut en bas. On ne peut se représenter la beauté de ce coup d’œil. Tout le monde, hommes et femmes, en robes de chambre ou en vestes et en pantoufles, couroit les rues et les cafés ou l’on trouve du sorbet des dieux. Je ne vis d’autre chose depuis que je suis ici. Je trouvai, au coin d’une rue, une grande quantité de nobles, assis dans de méchants fauteuils, qui tenaient là une grave assemblée. Ce sont les nobles de la première classe ; ceux de la seconde n’osent pas en approcher, les autres se croyant fort au-dessus : c’est la seule prérogative qu’ils aient sur eux[15]. Au surplus, les charges se confèrent indifféremment, et la place de Doge se prend alternativement dans les deux corps.

C’est un fort méchant emploi que celui de Doge. Pendant deux ans qu’il conserve sa dignité, il ne peut mettre le pied hors de chez lui sans permission. Cette place rend 1,500 livres de rente ; jugez si un petit commis s’en accommoderoit.

Tous les nobles sont uniformément vêtus de noir, en petite perruque nouée aux oreilles et en petit manteau qui a d’ampleur le tiers de ceux de nos Maîtres des Requêtes. La plupart des citadins sont vêtus de même. Les femmes des nobles ne peuvent être vêtues que de noir, sauf la première année de leur mariage ; elles n’ont d’autre distinction que celle d’avoir des porteurs de leur livrée, au lieu que les autres femmes sont obligées d’en avoir de louage. Vous voyez que la dépense de ces gens-là, qui n’ont ni habits, ni équipages, ni table, ni jeu, ni chevaux, n’est pas considérable ; cependant ils sont d’une richesse excessive. Fort communément on trouve ici des gens avec une fortune de 400,000 livres de rente qui n’en mangent pas 30,000. Du reste de leurs revenus ils achètent des principautés en Espagne et dans le royaume de Naples, ou font construire pour eux un palais d’un million et pour le public une église de plus de trois[16]. Toutes les belles églises de cette ville sont, chacune, l’ouvrage d’un seul homme ou d’une seule famille. Au surplus, l’état est fort pauvre, et fait le méchant monopole de vendre aux étrangers une partie des vivres que la sérénissime république a soin de fournir fort chers et fort mauvais.

Le jour de la Saint-Jean est un des cinq de l’année où le Doge a permission de sortir pour aller à la messe en cérémonie. Je ne manquai pas de l’aller voir. Les troupes ouvraient la marche ; les grenadiers, avec de gros bonnets, marchaient les premiers suivis des Suisses de la garde, en culottes à la suisse, fraises, etc., vêtus de rouge, galonnés de blanc ; ensuite les pages du Doge, magnifiquement habillés d’un pourpoint de velours rouge, les chausses et les bas verts, le manteau rouge doublé de satin vert, et la toque rouge ; le tout entièrement chamarré d’or, tant en dedans qu’en dehors. Puis une partie du corps des nobles en petites perruques et en petits manteaux. Ensuite venoit, accompagné de deux massiers, un sénateur portant sur son épaule l’épée de la république, démesurément longue, dans un fourreau de vermeil. Le général des armes, en épée et en robe de palais, marchoit immédiatement devant le Doge, qui étoit vêtu d’une robe longue de damas rouge sur une veste de même couleur et coiffé d’une vastissime perruque carrée. Il portoit à la main une espèce de bonnet carré rouge, terminé par un bouton au lieu de houppe. Il est grand et maigre, âgé d’environ soixante-dix ans ; il a la physionomie et le maintien d’un homme de qualité et se nomme Costantino Balbi. On me dit qu’il n’étoit pas de la bonne maison Balbi, mais noble de la seconde classe. Les sénateurs, deux à deux, marchoient à la suite du Doge, cachés sous de prodigieuses perruques et de grosses robes de damas noir montées sur les épaules, de façon qu’ils paraissoient tous bossus. Ils se rangèrent, de chaque côté du chœur, dans des fauteuils ; l’archevêque avoit son trône et son dais du côté de l’épître près de l’autel, et le Doge, son trône et son dais de l’autre côté, près de la nef. Le Doge ne marche point sans un écuyer qui lui donne la main. Les chanoines étoient en soutanes violettes et en rochets. La messe fut chantée par de vilaines voix de castrats, en assez méchante musique, sauf les chœurs et les ritournelles. Ce qui me plut davantage, ce fut un abbé à talons rouges et un éventail à la main, qui pendant la communion joua supérieurement de la serinette.

Avant de quitter l’article des sénateurs, je veux vous dire que les élections des magistrats se font toutes par le sort ; on met tous les noms des nobles dans une boîte dont on en tire un au hasard. Ce qu’il y a de particulier, c’est qu’on n’en ôte jamais ; de sorte qu’on tirera cent noms de gens morts depuis longtemps avant que d’arriver à un vivant ; mais, ce qui est plus original encore, c’est qu’on a imaginé de faire, par toute l’Italie, de ce tirage un jeu de biribi. Chaque ponte met sur un nom ou sur plusieurs ; je ne puis pas bien vous dire le détail du reste. Ce jeu se joue prodigieusement gros. La banque, qui est tenue par une compagnie formée pour cela, est de plusieurs millions. Malgré le désavantage extraordinaire qu’ont les pontes, la banque perdit dix mille louis au dernier tirage.

Je joins ici une lettre pour notre ami Quintin, contenant un mémoire des principaux objets de curiosité que j’ai remarqué à Gênes ; j’y joins un catalogue de tableaux, en faveur du goût dominant que nous avons pour la peinture, M. le procureur-général et moi. Pour vous, mon gros Blancey, je n’ai garde de vous retenir si longtemps dans les églises ; ce serait un tour de force trop violent pour votre petite dévotion : allons, venez faire un tour avec moi à la comédie, cela n’est pas cher ; les premières places sont à 22 sous, encore ne sont-elles pas trop remplies, hors les dimanches. Les comédiens sont bons ; mais il n’est pas possible de s’imaginer à quel point les pièces qu’ils jouent sont misérables, surtout les tragédies[17]. J’ai commencé à goûter ici les plaisirs de la musique italienne[18]. Les décorations sont beaucoup plus belles qu’en France ; mais que penser des abbés et des petits-maîtres, cent fois plus agréables et plus papillons auprès des femmes qu’en France ? Nous voyons ici une chose singulière à nos yeux : une femme tête-à-tête avec un homme aux spectacles, aux promenades, en chaise[19]. La première fois que j’allai à la comédie, j’y vis, à ma grande surprise, un jeune homme et une jeune femme fort jolie entrer ensemble dans une loge ; ils y écoutèrent un acte ou deux en caquetant avec assez de vivacité, après quoi ils se dérobèrent à la vue du spectacle et des spectateurs, en tirant sur eux des rideaux de taffetas vert qui fermoientle devant de la loge ; ce n’est pas qu’ils voulussent prendre ici leur champ de bataille pour rien de secret, qu’ils ne faisoient peut-être pas même chez eux ; aussi personne que moi ne fut-il choqué de cette aventure. À Paris, la décence est aussi grande dans les usages que l’indécence l’est dans les mœurs. Ici c’est peut-être le contraire ; mais, après tout, qu’est-ce que l’indécence dans les usages, si ce n’est le défaut d’habitude de ces usages mêmes ?

Les hommes ne se placent point ici sur le théâtre ; ce n’est qu’en France qu’on a cette mauvaise coutume, qui étouffe le spectacle et gêne les acteurs. Ils se mettent sur une estrade au niveau du théâtre, qui règne au bas des loges, au-dessus et tout autour du parterre ; en se levant de leur banquette pendant les entr’actes ils se trouvent à portée de converser avec les femmes qui sont dans les loges.

Pour faire les savants, nous voulûmes chercher des gens de lettres : niente. Ce n’est pas ici le pays ; les mercadans ne s’amusent pas à la bagatelle, et ne connaissent de lettres que les lettres de change, dont ils font le plus grand commerce de l’univers ; et pour cela ils ont un fond de banque publique contenant, disent-ils, 300 millions d’argent comptant effectif. Cela me paroît dur à croire. Nous avons pourtant trouvé un P. Ferrari, de la Doctrine chrétienne, homme savant, qui forme une excellente bibliothèque que je conseille à tous ceux qui aiment ces sortes de choses d’aller voir. Il ne sait pas un mot de français, de sorte que je fus tout l’après-midi à parler latin, encore étoit-ce un grand soulagement pour moi ; car c’est une chose du dernier ridicule que de m’entendre parler ici, comme Merlin Coccaïe, un jargon macaronique, mêlé d’italien, de latin et de françois[20]. C’est avec d’aussi heureuses dispositions que je m’allai fourrer au milieu de six religieuses, à qui il fallut faire une description circonstanciée de la France. De mon côté, je n’entendois pas un mot de ce qu’elles me disoient. La scène fut comique ; mais j’y trouvai de la catastrophe. J’allois chez elles pour acheter de ces fameuses fleurs de Chiavari, si estimées en ce pays-ci ; elles me les vendirent, s’il vous plaît, un louis le brin. J’en rapporte deux en France, qui seront peut-être prisées 40 sous.

L’enceinte des murailles de Gènes est extrêmement vaste ; elle renferme plusieurs montagnes sur lesquelles sont des maisons de plaisance, de sorte qu’on va à la campagne sans sortir de la ville. Avant que d’en sortir moi-même, je ne dois pas oublier le fameux proverbe de Gênes : . Mare senza pesci, monti senza legno, uomini senza fede, donne senza vergogna. Je n’ai pas assez fréquenté le pays pour savoir la vérité du dernier article ; cependant un génois me disait tout à l’heure qu’il n’y avoit pas un cocu à Gênes, ce qui me paraît encore plus dur à croire que l’argent de la banque[21]. En ce cas, vous pouvez répondre que cela fait une ville fort ennuyeuse, et dans le vrai, vous ne vous trompez guère. Je ne parle que des sigisbés dont on connoît assez la méthode. Ce nom s’applique à la femme comme à l’homme. La mode s’en passe, et les jeunes gens auront sans doute reconnu que tant d’assiduité n’est pas le moyen de réussir auprès des femmes.

Les conversations ou assemblées ne sont pas quelque chose de bien amusant ; on y distribue force glaces et chocolats. On y joue, non pas un certain nombre de tours réglés, mais seulement autant qu’il plaît à la dame, et l’on ne paie point les cartes. Nous avons eu la gloire d’apporter à Gènes le Médiateur[22], et tout franc, c’est un assez méchant présent à la ville. Ces conversations commencent à huit ou neuf heures et finissent à minuit ou une heure ; on ne sait ce que c’est que souper ou donner à manger.

Les hommes sont, dit-on, aussi superbes que la ville, et leurs politesses, quand ils en font, ne passent pas l’épiderme. Nous avons été fort négligés de ceux sur qui nous comptions, et parfaitement bien reçus de ceux sur qui nous ne comptions guère.

Les nobles ne sont pas tous aussi anciens qu’ils le prétendent. Dans le temps des troubles de la république, on obligea tous ceux qui n’avoient pas six chefs de famille dans leurs maisons à se joindre à ceux-ci, et à en prendre le nom et les armes. Depuis le gouvernement rétabli, on remit les choses sur l’ancien pied. Les uns reprirent leur nom ; mais d’autres, qui crurent y gagner, conservèrent le nouveau, et sont actuellement de la même famille.

Neuilly, à qui j’écrivis l’autre jour, aura dû vous dire que je ne vais plus à Rome, mais à Venise, à cause des chaleurs ; ainsi c’est là qu’il faut m’écrire tout présentement : Il vous aura dit encore que j’ai mal fait de marquer que les lettres n’avoient pas besoin d’affranchissement ; elles en ont besoin jusqu’au pont de Beauvoisin, dès que l’on n’écrit pas à Rome ou sur la route ; c’est-à-dire à Turin, Gênes, Livourne, Pise, Florence, Sienne et Viterbe. La poste de France a un bureau et un directeur à Rome ; ainsi, si vous m’avez écrit, comptez votre lettre pour fort aventurée, et recommencez bien au long sur nouveaux frais. Ne manquez pas de donner de mes nouvelles à mon frère. Mille compliments à votre femme, à la Pousseline, aux petites dames, à nos amés et féaux tutti quanti. Nous partons après-demain pour Milan, en chaises de poste, dont nous avons fait emplette ici.


LETTRE VI
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À M. DE QUINTIN


Mémoire sur Gênes..
Gènes, 1er juillet.


Si je commence le détail de la ville de Gênes par Saint-Laurent, cathédrale, c’est à cause de son titre, et non à cause de sa personne, qui n’est pas grand’chose, quoique bâtie en entier de marbre blanc et noir, tant en dedans qu’en dehors. Je n’y ai rien vu qui me plût que les sièges des chanoines faits de bois de marqueterie, sans être colorés, et représentant de jolis tableaux ; une balustrade de marbre en filigrane à la chapelle Saint-Jean. La peinture à fresque du dôme et les autres ne valent guère, sauf une Nativité, du Baroccio, dans la chapelle à gauche du chœur. J’allai à la sacristie pour voir ce fameux plat creux, large de seize ou dix-sept pouces, fait d’une seule émeraude[23], qui est, dit-on, un présent de la reine de Saba à Salomon. Les Génois l’eurent pour leur part à la prise de Césarée ; mais je n’en pus voir que la copie ; l’original est dans une armoire de fer, dont le Doge a la clef dans sa poche. Je ne jugeai pas à propos d’aller la lui demander. Je pense que le P. Labat n’a pas été plus hardi que moi ; ainsi c’est un fieffé menteur quand il dit l’avoir vu souvent. La vérité du fait est que, quand il passe des princes seulement, le Doge, accompagné de toute la garde, vient leur montrer la curiosité.


Saint-Philippe de Néri, aux PP. de l’Oratoire, est une charmante chapelle[24]. Les chapitaux des colonnes corinthiennes, sont de bronze doré, de même que les ornements de la frise. Le maître-autel est de jaspe ; la voûte et les tableaux des arcades ont été peints à fresque par Franceschini, Bolonais. San-Siro, aux Théatins, m’a beaucoup plu par son architecture de colonnes accouplées fort hautes et tout d’une pièce, et par son maître-autel de pierre de touche. Tout est peint à fresque dans toutes les églises, et communément assez mal peint, si ce n’est ce qui représente de l’architecture[25]. J’excepte de la loi commune l’Exaltation de la Croix, peinte à la voûte de l’église dont je vous parle, par Carlone ; la chaire à prêcher, de marbre de rapport, s’est aussi garantie du mauvais goût dont je vous parlerai tout à l’heure. Les jardins des Théatins sont en amphithéâtre fort exhaussé ; on peut, au prix de beaucoup de fatigues, jouir en haut d’une très belle vue.

En parlant de ce qui est à Gênes, il ne faut pas faire mention des marbres ; c’est une chose trop commune ; mais ce seroit mal fait de les oublier à Saint-Ambroise des Jésuites, où l’on voit en ce genre une collection complète de tout ce que la terre peut produire ; malheureusement ils y sont employés en marqueterie de colifichets pitoyables. Je suis toujours dans la surprise de voir comment les Italiens, après avoir imaginé et exécuté une ordonnance noble et magnifique, la gâtent en la surchargeant de méchants petits pompons. Leur bon goût pour les grandes choses n’est comparable qu’à leur méchant goût pour les petites. (Ce que je dis ici des marbres, des ornements et du goût italien, ne doit s’entendre que relativement à ce que j’en connaissois alors, et n’est point applicable aux choses vraiment belles qui se voient à Rome et ailleurs. Les marbres et les ornements de la chapelle des Médicis à Florence, et surtout de la chapelle Saint-Ignace à Rome, sont tout autres que ceci. Quant au bon goût, il est vrai qu’en général les Italiens ne l’ont bon que pour les grandes choses ; leurs maisons, fort magnifiques, n’ont en dedans que peu de grâce et point du tout de commodité.) Les coupoles sont en grand nombre à Saint-Ambroise. La peinture à fresque, mêlée de reliefs, y fait un bon effet. Quant aux tableaux, j’y remarquai un Saint-Ignace, de Rubens, excellent, et une Circoncision du même, encore meilleure ; plus une Assomption, du Guide, admirable à ce qu’on dit[26]. J’en demande pardon à Dieu ; mais, malgré mon amour pour le Guide, je n’en fus pas d’abord fort satisfait ; mais, l’ayant vu depuis dans un meilleur jour, j’ai trouvé le dessus du tableau d’une beauté singulière. Les PP. Jésuites ont pratiqué, pour la commodité du sénat, un balcon doré qui communique à leur maison.

L’Annonciade, aux Zoccolanti, espèce de Récolets, est la plus belle église de Gênes. Je ne parle ni de la fresque, ni du portail, qui sont mauvais ; mais l’ordonnance et le premier coup d’œil sont au-dessus de tout ce que j’ai vu en ce genre. Cette église est soutenue par deux rangs de colonnes jaspées de blanc et de rouge, qui font un effet tout à fait agréable. Le marbre de Carrare y est prodigué et n’est rien en comparaison des colonnes torses, d’une espèce d’agathe, qui sont aux chapelles des croisées. Les autres chapelles ne sont guère moins belles. Celle de la Vierge a un beau tableau de Rubens, qui est fort effacé par la comparaison d’une Cène de Jules Romain[27], placée sur la grande porte. La chapelle Saint-Louis mérite d’être remarquée pour ses marbres, et celles de Saint-Clément et des Lomellini, de n’être pas oubliées. Qui pourroit croire que ce superbe édifice est l’ouvrage d’un seul particulier ? Il n’est pas encore achevé et ne le sera de longtemps, car les bons pères jouissent jusque-là d’un gros fonds pour être employé à la dépense.

J’arrivai à Sainte-Marie de Carignan, qui est située sur une hauteur, par un grand pont à plusieurs arches, jeté, pour la commodité du passage, sur plusieurs rues de maisons à huit étages. Quoi qu’en veulent dire les coglioni, c’est peu de chose que le portail ; mais je fus bien satisfait en entrant de ne trouver ni marbres, ni fresques. C’est une architecture simple et noble, toute blanche. Quatre grandes statues font l’ornement de la croisée. Le Saint Sébastien, du Puget[28], est la meilleure des quatre. Pour les tableaux, je veux me souvenir d’une Madelaine, du Guide ; d’un martyr, de Carie Maratte ; d’un Saint-François, du Guerchin[29] ; d’une Descente de Croix, de Cambiazzo[30] ; d’un Saint-Charles, de Piola et d’un Saint-Dominique, de Sarzano. Nous montâmes au dôme par un escalier à noyau, qui n’en a point ; mais, au lieu de noyau, un grand vide cylindrique de fond en comble. Du haut du dôme on a une vue fort étendue, tant de la mer que de la ville.

L’un des tableaux de la ville le plus renommé, est le Martyre de saint Étienne, à Saint-Étienne, par Raphaël et Jules Romain[31]. Il déplaît au premier coup d’œil par sa sécheresse et sa sévérité ; mais à l’examen on ne peut s’empêcher d’admirer la variété des expressions, l’énergie des situations, et surtout l’attente de la douleur, la résignation, l’espérance et la douceur peintes sur le visage de saint Etienne, qui est le seul endroit où je pense que Raphaël ait mis la main à l’ouvrage de son élève.

Comme ainsi soit que l’âne de la république est toujours le plus mal bâté, le Doge est le plus mal logé, quoique dans le palais public de la seigneurie, lequel est tout à fait simple et sans ornements. On trouve dans la cour deux statues élevées à André et à Jean Doria, portant que l’un a été l’auteur, l’autre le soutien de la liberté[32]. L’appartement du doge n’a rien de bien distingué. L’une des salles du conseil contient de grandes statues des bienfaiteurs de l’État, avec des inscriptions au bas. Les glorieux faits d’armes de Génois sont peints dans cette salle, en méchantes fresques[33] ; dans l’autre salle sont les voyages de Christophe Colomb. La procession de la Fête-Dieu est mieux exécutée, quoique fort durement, par le Napolitain (Philippe Angeli), La salle de l’arsenal n’est, à vrai dire, qu’une boutique de vieille ferraille. On me montra, sur la porte, un rostrum, ou éperon de galère des anciens Romains, trouvé en 1597, en nettoyant le port, à ce que porte un marbre qui est au-dessous. Je vis les cuirasses qu’ont dit avoir servi aux dames génoises, lors de la croisade féminine dont Misson a écrit l’histoire ; les corps en sont larges et courts, et ridiculement bossus par-devant. On dit que c’est à cause des tétons. S’il est vrai, ces braves chevalières les portaient gros et pendants.

Le plus beau de tous les palais de Gênes est, à mon gré, celui de Marcel Durazzo[34], rue de Balbi. Me souviendrai-je bien de tout ce que j’y ai vu ? Cela seroit long. Dans la grande salle en entrant, deux tableaux de cérémonies turques, par Bertolotti ; dans la suivante, trois tableaux du Giordano : Sénèque, Olinde et Persée, traités d’un pinceau si différent qu’il faut se donner au diable pour croire que c’est du même homme. Plus une belle Vierge du Capuccino (Strozza Bernardi). Les appartements sont magnifiquement meublés, pavés de stuc[35] ; tous les plafonds dorés de bon goût ; les tables et revêtissements des fenêtres et portes, de marbres singuliers. Les tapisseries, de moires peintes avec des jus d’herbes, par Romanelli, sur des originaux de Raphaël ; de grands cabinets remplis de mille chiffonneries, entre autres un bas-relief d’ivoire, long de deux pouces, représentant une bataille où il paraît y avoir quatre ou cinq mille figures, toutes distinctes et caractérisées. Les terrasses ont leurs vues sur la mer, et sont ornées de balustrades chargées d’arbres dans de grosses urnes de marbre. La galerie est pleine de belles statues antiques et modernes, entre lesquelles je distinguai un Faune et un Narcisse. Dans la chapelle, un autre enfant au plafond, qui plafonne mieux qu’aucune figure que j’aie encore vue. Dans les appartements une Durazzo, de Van Dyck ; deux morceaux du Bassan, deux de Carlo Dolci, un beau paysage de Benedetto Castiglione ; le fameux tableau de Paul Véronèse, représentant le festin chez le Pharisien[36]. C’est un des plus célèbres morceaux de ce peintre ; il étoit à Venise chez des moines bénédictins, de qui Spinola l’acheta furtivement 40,000 livres, sans compter tout ce qu’il fut obligé de donner de belle main à chaque moine pour gagner leurs suffrages. La république qui avoit fait de grandes défenses de laisser sortir ce tableau de Venise, mit à prix la tête de Spinola, s’il étoit pris sur les terres de Venise, et chassa de l’État tous les religieux de ce couvent. Du moins, voilà ce que l’on m’en a conté, je n’en garantis point la vérité. (Je ne me souviens pas trop aujourd’hui de ce que c’est que ce Festin du Véronèse ; on ne connoît à Venise que quatre Festins du Véronèse, dont trois sont encore dans la même ville, et le quatrième a été donné par la république au roi de France ; on le voit à Versailles dans le beau salon d’Hercule.) Je vis enfin un Vitellius antique de granit, si fini, si vivant, que je n’eus pas de peine à croire celui qui me dit que ce morceau seul valoit plus que tout le reste du palais ensemble. Jules Romain l’a copié dans sa Bacchanale pour représenter la figure du goinfre qui est assis dans le char de triomphe. (C’est un des plus beaux bustes d’empereurs qui subsistent ; il peut aller de pair avec le Jules César du palais Casali et presque même avec le Caracalla du palais Farnèse.)

Le palais de Philippe Durazzo n’est pas si riche que le précédent ; mais, à l’exception du tableau ci-dessus du Véronèse, ceux de cette maison-ci sont plus beaux. Je n’eus le temps de les examiner qu’en gros ; mais tout est plein de morceaux des Carraches, du Guide, de Rubens, de Van Dyck,du Tintoret, de l’Espagnolet, du Dominiquin, du Caravage, etc.[37]. Parmi tout cela, ceux du Guide me parurent tenir le premier rang. J’avois bien du plaisir dans ce dernier endroit ; il fallut pourtant en sortir pour aller voir le palais Doria, dans la rue Neuve, dont les beautés sont d’un genre différent.

En montant l’escalier du palais Doria, je remarquai une lanterne faite d’un bassin d’argent, creux, poli et posé debout, fermé par un grand verre à loupe ; lorsqu’il y a des lampes dedans, il est aussi difficile d’en soutenir la vue que celle du soleil. Je crois qu’elle a servi de modèle pour nos lanternes de chaises de poste. L’architecture du palais Doria est fort estimée ; mais j’aime beaucoup mieux celle du palais Balbi, que le maître a donné aux Jésuites pour en faire une congrégation. Ce qu’il y a de mieux au palais Doria sont les tapisseries représentant les portraits de cette célèbre famille, et une autre tenture, sur les dessins de Jules Romain, estimée 110,000 livres. Il y a aussi de beaux cabinets remplis de pierreries ; une sainte Thérèse de bronze qui me charma : c’est un ouvrage du Florentin, le même qui a sculpté en argent, sur un miroir fort remarquable, un Massacre des Innocents, dont j’ai oublié de parler en son ordre quand j’étois au palais Durazzo. Le reste des appartements du palais Doria, en grottes, bains, chapelles, tableaux, me parut médiocre, quoi qu’il y ait de bonnes choses en tous les genres ; mais j’en venois de voir de meilleures. Les jardins en l’air répondant à divers étages sont vraiment curieux. Il y a dans Gênes grand nombre de ces sortes de jardins ; l’inégalité du terrain et le peu qu’on en a, a donné lieu d’employer ces sortes de constructions faites sur des terrasses qui, bâties ou ménagées exprès à côté des appartements, réparent à grands frais le défaut d’air qui règne dans la ville. Une partie de ces jardins sur les toits ont de beaux jets d’eau ; les grands appartements, qui sont toujours ici au second étage, ont aussi des kiosques à la turque pour se promener en plein air. Misson nie effrontément ces jardins en l’air, et dit que ce ne sont que des pots de fleurs sur des fenêtres ; cela prouve bien qu’il n’a jamais été à Gênes, ou du moins qu’il n’a fait qu’y passer.

Le vieux palais Doria[38], hors la ville, étoit jadis ce qu’il y avoit de plus beau, et l’est encore à certains égards tout négligé qu’il est. Son jardin est l’endroit public où l’on se promène. Il y a un fort grand bassin de marbre d’où partent des jets d’eau de tous côtés, et au milieu un gros diable de Neptune représentant le fameux Doria, le marin. Tout cela n’est rien en comparaison des magnifiques terrasses de marbre de Carrare qui régnent à plusieurs étages tout le long de la mer, vidées et soutenues de fond en comble par des colonnes de même. C’est de là qu’on a infiniment mieux que de nulle part ailleurs la vue du port, des vaisseaux, de la ville en amphithéâtre, des montagnes, des jardins et des maisons de plaisance. Tandis que j’étois sur cette terrasse, j’eus le plaisir de voir tirer, en faveur de la procession de Saint-Pierre, tous les canons qui sont le long du port ; à quoi les vaisseaux répondirent par une décharge de tous les leurs, et illuminèrent ensuite leurs bords et leurs mâts.

La palais Doria tient non seulement tout un côté d’une fort longue rue, mais encore tout l’autre côté. On a jeté des ponts en l’air pour y traverser. Sur les bâtiments de ce second côté, rasés à moitié hauteur, on a élevé un rang de colonnes corinthiennes qui soutiennent une treille ; au-delà sont des jardins qui s’élèvent jusqu’au dessus d’une montagne. Dans ce jardin, près d’un colosse de Jupiter, est le tombeau d’un chien d’André Doria, à qui il donna cent pistoles de pension pour son entretien. L’épitaphe est des plus curieuses : « Qui giace il gran Rolande, cane del principe Giov. Andréa Doria, il quale per la sua fede e benevolenzia, fu meritevole di questa memoria, e perché servô in vita si grandemente ambidue le leggi, fu ancora guidicato in morte, doversi collocare il suo cenere presse del summo Giov. come veramente degno délia real custodia. Visse XI anni e X mesi, mori in settembre del 1615, giorno 8, ora 8, della notte. »

Pour vous parler de la ville et des faubourgs, vous savez que celui de San-Pietro d’Arena est rempli de magnifiques maisons qui ont sur celles de la ville l’avantage d’être en vue, d’avoir du vide et de grands jardins remplis de grottes, de fontaines, de petits parcs qui s’étendent sur les montagnes voisines : c’est le véritable endroit pour s’aller promener.

Notez que les valets dans les palais viennent vous offrir des glaces et ne veulent rien prendre, ou du moins

très-difficilement ; au lieu que dans les églises, les sacristains viennent vous demander.

LETTRE VII
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À M. DE NEUILLY


Route de Gênes à Milan. — Pavie.
Milan, 8 juillet.


Parmi les plaisirs que Gênes peut procurer, mon cher Neuilly, on doit compter pour un des plus grands celui d’en être dehors. Ah ! que le proverbe a raison : Uomini senza fede ! Marchands, aubergistes, maîtres de poste, ouvriers, religieuses, tout est d’une friponnerie et d’une méchante foi inouïes. Je partis le 2 juillet, outrément courroucé contre cette vermine de républicains, et surtout contre un insigne coquin qui, en nous trompant sur le nom de poste et sur celui de cambiatura, au préjudice des marchés faits et des paroles données, nous a fait coûter, pour vingt-cinq lieues seulement, je ne sais combien de sequins plus qu’il n’auroit fallu et qu’il n’auroit coûté, si, au lieu de prendre la poste, on se fût bien expliqué sur la cambiatura, ou qu’on eût voulu prendre, de ville en ville, des voiturins particuliers, ce qui convient à gens qui s’arrêtent à chaque endroit considérable pour leur plaisir ; car les deux manières d’aller, dont l’une s’appelle la cambiatura et l’autre la poste, sont la même chose, sans aucune différence pour le fond ; elles ne diffèrent absolument que de nom et de prix, la poste étant beaucoup plus chère, et quelquefois au quadruple de ce qu’elle coûte en France ; car jusqu’à présent je n’y vois rien de fixe. Le prix varie d’une ville à l’autre et peut-être encore, selon la friponnerie des maîtres de postes, qui abusent tant qu’ils peuvent de l’ignorance des étrangers. Vous comprenez que ceci ne peut manquer d’aller fort loin sur une si longue route, sur le grand nombre de chevaux dont nous avons besoin et sur la quantité de relais. C’est-à-dire que cela va, pour nous, à quatre, à cinquante ou soixante livres par relais, l’un portant l’autre. On ne peut guère compter que par relais ; les postes étant si mal réglées que tantôt ils n’en comptent qu’une pour cinq lieues et tantôt deux pour une lieue. Au surplus, elles sont parfaitement bien servies. (La plupart de ces idées-ci ne sont pas bien justes ; je m’en suis retracté ailleurs. Le prix des postes varis selon les différentes souverainetés. Elles sont d’un prix modique dans les États du Pape et excessif en Lombardie et en Piémont. En général, c’est toujours la voiture dont il se faut servir, et se munir d’un livre de poste pour prévenir la friponnerie des maîtres qui trompent les étrangers tant qu’ils peuvent. Il y a des endroits où les postes se divisent par quart et par trois quarts, manière de compter que nous ne connaissons point en France. On nous faisoit toujours payer le complet. On n’a la cambiatura que fort difficilement et par l’autorité du gouverneur ; moyennant quoi les maîtres de postes, enragés d’un pareil ordre qui les oblige de fournir des chevaux aux deux tiers du prix de la poste, font mille chicanes aux voyageurs et les désolent en route. En général, on a tant de mal et de sujets d’impatience dans un long voyage, qu’il ne faut pas se donner encore l’embarras des petites économies. Il est dur d’être dupe, à la vérité ; mais pour le soulagement de l’amour-propre, il faut se dire à soi-même avec flegme, qu’on ne l’est que volontairement et par paresse de se mettre en colère. De nouveaux renseignements sur les vetturini me portent à vous conseiller de ne jamais vous en servir : c’est une race abominable ; outre que, selon leurs règlements, il ne leur est permis de mener que les étrangers qui ont séjourné trois jours dans la ville.)


De Gênes nous allâmes à Campo-Marone, poste et demie fort courte ; mais qui, par l’extrême rudesse du chemin, me parut bien longue, quoique toute garnie de belles maisons. C’est une plaine où l’on ne voit pas la moindre petite trace de route ; ce ne sont que cailloux et morceaux de rochers gros comme la tête. Il semble qu’Hercule en ait fait pleuvoir assez dans ce lieu, comme à la Crau en Provence, pour couvrir le pays d’un pied d’épaisseur. Les rochers qu’on trouve ensuite jusqu’à Voltaggio (deux autres postes), tout secouants qu’ils sont, ne le sont pas autant que cette horrible plaine. Encore les chaises d’Italie, sans ressorts, sont-elles moins des chaises qu’une invention honnête pour rouer les voyageurs ; aussi arrivâmes-nous sur les frontières du Milanez plus moulus que si nous eussions reçu cent coups de bâtons. Ce trajet passe pour le plus rude de toute l’Italie.

Avant que d’arriver à Novi, on trouve Gavi, petite ville qui me parut avoir une citadelle très-forte, par ses ouvrages et par son assiette au-dessus d’un rocher.

Novi est la dernière ville de l’État de Gênes ; elle se mêle, comme sa souveraine, d’avoir des fresques et d’excellents sorbets.

Au sortir de là commence la plaine du Milanez, qui n’avoit pas besoin pour se faire valoir des horreurs que nous venions de quitter. Rien n’est plus riche, plus fertile, mieux ombragé d’arbres, ni d’un plus beau vert ; c’est trait pour trait la même chose et le même aspect que nos plus beaux cantons du pays bas de Bourgogne, du côté de la Saône.

Deux postes de Novi à Tortona ; c’est une fort méchante petite ville, et son château ne me parut pas plus considérable. Ce n’étoit pas la peine de faire tant de cancan, à la dernière guerre, de la prise d’une pareille place. La brèche par où elle a été prise n’est pas encore réparée ; mais au-devant on a nouvellement piqué dans le roc un escarpement de trois toises de profondeur.

Voghera, où nous couchâmes, distant de Tortona d’une poste prodigieusement longue, n’est qu’un village, mais qui vaut mieux que vingt Tortona. On passe pour y arriver, à Ponte-Corone.

Le 3, nous nous bottâmes, pour ainsi dire, pour coucher à la ville, car nous partîmes à trois heures du matin, pour ne faire dans la journée que deux postes, très-longues à la vérité, mais toujours belle plaine et beau chemin. On passe le Pô dans un bac, qui a plutôt l’air d’un pont de bateaux ambulant (de Turin jusqu’au golfe de Venise, il n’y a point de pont sur le Pô) ; puis un bras du Tesin, et, en troisième lieu, le Tesin lui-même, en entrant dans Pavie, sur un grand pont couvert qui a l’air d’une halle. Le Tesin est une rivière assez considérable et la plus grosse de toutes celles qui se jettent dans le Pô, qui, dans ce canton, n’est guère moins grand que la Saône.

Nous séjournâmes à Pavie. Je ne sais pourquoi je m’étois fait de cette ville, qui a été longtemps la demeure des rois lombards, une idée au-dessus de la réalité. Elle est médiocrement grande, plus longue que large, mal et tristement bâtie de briques ; des rues larges et désertes. Il n’y a que la grande rue, qui fait la principale partie de la ville, qui soit peuplée et passablement commerçante. Ces bons Lombards se sont apparemment figuré que leur ville était curieuse, amour-propre très déplacé, car ils s’obstinèrent à nous mener voir mille choses fort pauvres.

La cathédrale est une vieille église bâtie de travers, où je ne remarquai rien qu’une chaire de prédicateur qui tourne tout autour d’un des piliers ; elle est ornée de bons bas-reliefs en bois, et soutenue par les douze apôtres, façon de cariatides. On me montra, dans un coin de la nef, la lance du paladin Roland ; c’est, ne vous déplaise, un bel et bon mât de navire, dont il comptoit, dans sa colère, faire un suppositoire à Médor.

Dans la place voisine, sur une colonne, est une statue de bronze montée sur un aïeul de Rossinante, de même métal. C’est, à ce que l’on me dit, un excellent-ouvrage des Romains, représentant l’empereur Antonin ; mais au contraire, ce n’est, à mon sens, qu’un très-détestable ouvrage de quelque Ostrogoth.

Le tombeau de saint Augustin, chez les religieux de ce nom, est la seule chose qui mérite d’être vue à Pavie. Il vient d’être achevé. Comme la partie supérieure étoit construite, depuis trois siècles et plus, l’ouvrier a été contraint de s’assujettir à la finir d’un goût approchant du gothique, ce qu’il a assez bien exécuté, tout en marbre d’Orient, des espèces les plus précieuses. Le corps du saint est sous l’autel, dans une chapelle souterraine. Un religieux alla chercher la clef de l’armoire où est le corps, nous assura fort qu’il y étoit, et n’ouvrit point l’armoire ; mais en récompense il nous fit boire à chacun un grand verre d’eau fraîche, qu’il tira par dévotion d’un puits voisin. Le corps du saint a été anciennement transféré de Sardaigne à Pavie, et enterré, sans qu’on ait pu savoir, depuis tant de siècles, en quel endroit. Ils prétendent l’avoir retrouvé depuis peu. Je leur demandai quelle preuve ils avoient que ce fût lui, et ils eurent la bonne foi de convenir qu’ils n’en avoient aucune. Il ne faut pas oublier un petit tableau. Ex voto, qui est à côté. Il représente un pauvre moine augustin dans une furieuse détresse, car il est monté sur une jument, et surmonté par un coquin de mulet qui a les deux pieds sur les épaules du moine ; il est aisé de voir à la mine du bon père qu’il ne prend pas tant de plaisir à l’aventure que le mulet ; mais saint Augustin, descendant bénignement du ciel sur un nuage, vient tirer le moine de peine, en précipitant l’opération. Il y a encore plusieurs autres tombeaux dans cette église, entre autres celui de Boëtius le consul, posé sur quatre petites colonnes.

Il fallut ensuite aller voir, hors de la ville, San-Salvador, église des Bénédictins. J’y perdis mes pas, car ce n’est pas grand’chose. Ce n’est pas que l’église ne soit accommodée tout à neuf, assez ornée de bronzes et de peintures qui représentent la vie de la fondatrice Adélaïde, femme de l’empereur Othon ; mais quand on en a tant vu et qu’on en doit tant voir de plus belles, ce n’est pas la peine d’aller là. On me fit remarquer deux miracles de saint Maur, peints par Fumiani, qu’on vante beaucoup, et dont je porte le même jugement que de l’église.

On vouloit encore me mener voir le cimetière des François tués à la bataille de Pavie ; mais ma complaisance pour les badauds ne s’étendit pas jusque là.

Avant que de partir, madame Bellinzoni, qui est une demoiselle Persy de Curgis, native de Bourgogne, nous donna des lettres de recommandation pour la comtesse Simonetta, de Milan. Nous partîmes le lendemain pour en faire usage. Il faut se détourner en tout de peu de chose pour voir la Chartreuse, qui est l’un des plus renommés endroits de l’Italie. C’est près de là que fut donnée la bataille de Pavie, dont je cherchai et demandai inutilement le lieu. Tout le pays est fort couvert d’arbres, et l’on a peine à y distinguer un terrain propre à une pareille action.

Le portail de la Chartreuse, de marbre blanc, est une magnifique galimafrée de tous les ornements imaginables ; statues, bas-reliefs, feuillages, bronzes, médailles, colonnes, clochers, etc. ; le tout distribué sans choix et sans goût : on ne pourroit du haut en bas, placer le doigt sur une place vide d’ornement ; cela ne laisse pas de faire un coup d’œil qui amuse la vue, car il y a, par-ci par-là, de bons morceaux ; mais c’est toujours du gothique. Je ne sais si je me trompe, mais qui dit gothique dit presque infailliblement un mauvais ouvrage.

Dans tout le tour extérieur de l’église régnent plusieurs étages de corridors soutenus par des colonnes, et où l’on peut se promener. L’intérieur frappe d’abord, en entrant, par sa magnificence, sa bonne proportion ; sa voûte, moitié en mosaïque, moitié en outremer semé d’étoiles d’or ; par la beauté des grilles des chapelles ; mais surtout par la grande grille qui traverse la nef, toute de cuivre aussi poli que l’or, et d’un excellent ouvrage. C’est une des choses que j’aie vu en ma vie qui m’a le plus satisfait.

De là on entre dans le chœur des frères, et ensuite dans le grand chœur, peint à fresque et assez bien, par Daniel Crespi. Le maître-autel est si beau, que je me hâtai d’y courir. C’est d’abord une balustrade à jour, entremêlée de marbres et de bronzes d’un grand goût ; des chandeliers de bronze ciselés en perfection, et quelques statues assez bonnes ; mais tout cède au maître-autel ou tabernacle. Ne croyez pas que j’exagère quand je dis que, quoique très-grand, il est tout de pierres précieuses orientales ; l’albâtre, le vert antique, le jaspe sanguin et lapis-lazuli s’y font à peine remarquer parmi d’autres pierres plus belles. Un curieux de marbres peut s’amuser là pendant un mois, et il n’y a pas un de nous qui, s’il avoit un des morceaux qui y sont prodigués, n’en fît faire une très-belle tabatière.

Quelque satisfaction qu’ait donné ce maître-autel, on n’est pas insensible aux parements d’autels des chapelles. J’aurois juré qu’ils étoient tous de broderie de petits grains ; mais, quand ce fut au fait et au prendre, ils se trouvèrent tous de marbre de rapport, faisant d’excellentes tapisseries. Au surplus, c’est tout ce qu’il y a à remarquer, dans cette église si vantée, que les marbres et les bronzes ; n’y cherchez ni sculptures, ni peintures ; bien qu’il y en ait un grand nombre. J’en avois pris une notice, mais je ne veux ni me donner la peine de l’écrire, ni vous donner celle de la lire. Je vais seulement mettre ici quelques morceaux qui me paraissent mériter qu’on s’en souvienne. À la troisième chapelle, à droite en entrant, une fresque, de Ghisolfi ; à la quatrième, un très-beau bas-relief, de Vospino, et un tableau d’Ambrogio de Fossano, remarquable pour être des premiers temps de la peinture…. à la cinquième, un saint Cyr, d’Albert Durer…. dans la croisée du même côté, un tombeau de Galeas Visconti, fondateur du monastère ; au bas est couchée la statue de Ludovic Sforza, dit le Maure, qui mourut en France au château de Loches, après douze ans de prison. Cet homme est si fameux dans notre histoire par ses méchancetés, que j’eus grand empressement de considérer sa physionomie, qui est tout à fait revenante et celle du meilleur homme du monde ; que les physionomistes argumentent là-dessus. Du côté gauche, à la première chapelle, deux colonnes de granit poli, les premières que j’aie vues polies. (Le moine qui me les fît voir m’a trompé, en m’assurant qu’elles étoient de granit. J’ai vu depuis quantité de colonnes de cette pierre, fort commune ici ; à la vérité, elle tire beaucoup sur le granit.) Elles ont des chapiteaux de bronze antique… Dans la seconde, trois morceaux de peinture, de Pierre Pérugin ; c’est ce qu’il y a de mieux là, en ce genre… Dans la quatrième, un Massacre des Innocens, bon bas-relief, et dans un tableau de Negri (Pietro Martire), une tête excellente ; le reste du tableau ne vaut rien.

Dans la sixième, un Saint Ambroise défaisant l’armée des Algériens, bon bas-relief… Dans la septième, un petit tableau long, du Procaccini, d’un coloris charmant…. À la croisée, les stalles des frères faisant des tableaux de bois de rapport.

Dans la sacristie, un très-grand devant d’autel, où toute l’histoire du Vieux et du Nouveau Testament est sculptée en très-petit ouvrage. On nous dit qu’il étoit tout de dents de poissons, et que c’étoit un présent du roi de France. Les ornements et l’argenterie sont fort en réputation, mais nous ne pûmes les voir ; on les envoya bien loin dès le commencement de la guerre, et ils n’osent encore les faire revenir, jusqu’à ce que la paix soit publiée ici[39].

Les bons pères jouissent de cent mille écus de rente. On nous avoit annoncé qu’ils régaloient magnifiquement tous les curieux. Sur ce principe, Lacurne jeûnait régulièrement depuis trois jours, comptant se dédommager ici de la mauvaise chère des auberges d’Italie ; mais, après avoir fatigué nos jambes et nos yeux pendant six heures dans l’attente du compliment, Lacurne prit le parti de demander à voir le réfectoire. Inutilité ; les bons pères nous assurèrent à plusieurs reprises qu’il n’y avoit rien à voir chez eux que l’église ; et il fallut s’en retourner par le gros de la chaleur manger des œufs durs à mille pas de là. En sortant, nous aperçûmes, à travers une grille, quelques vieux parchemins qui composent leur bibliothèque. Sainte-Palaye demanda à y entrer. Rien ; ils ne la montrent point aux François, et sans doute ils ont raison. Par compensation, ils nous montrèrent de longues et magnifiques treilles soutenues de deux rangs de colonnes. Là-dessus nous quittâmes cette misérable canaille pour aller à Binasco (poste et demie) et à Milan (poste très-longue).


Le chemin de Pavie à Milan est moins un chemin qu’une grande allée de jardin bien sablée, bordée de deux rangs d’arbres et de canaux de chaque côté ; le pays est beau et vert, mais un peu trop couvert d’arbres. Les chemins y doivent être bien mauvais en hiver. De Gênes à Milan, on compte quatre-vingt-dix milles ou trente lieues.


LETTRE VIII
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AU MÊME


Mémoire sur Milan.
Milan, 16 juillet.


Pardieu ! les Italiens font une grande dépense en superlatifs. Cela ne leur coûte guère ; mais cela coûte beaucoup aux étrangers qui font de grands frais en peine et on argent pour voir quelquefois des choses fort vantées et peu dignes de l’être. Il y a si longtemps que j’entends prêcher des merveilles inouïes de ce fameux Dôme ou cathédrale de Milan, dont la façade est la cosa la più stupenda, la più maravigliosa, que je n’eus rien de plus pressé à faire, en arrivant, que d’y aller. Vous avez vu, ou même vous possédez la belle estampe qui représente cette façade ; gardez-la précieusement, car voilà ce qui en existe ; mais aussi il faut rendre justice à l’ouvrage. S’il étoit vrai qu’elle existât, ce seroit une belle chose : je ne lui sais de défaut que de n’être pas. Raillerie à part, à peine y a-t-il une troisième partie de cet immense édifice qui soit faite ; depuis plus de trois cents ans qu’on y travaille, et quoiqu’il y ait tous les jours des ouvriers, il ne sera probablement pas fini dans dix siècles, c’est-à-dire qu’il ne le sera jamais[40]. Si on l’achevoit, ce seroit le plus vaste morceau de gothique qu’il y eût au monde ; on entretient même ici une école de goût gothique pour les ouvriers qui y travaillent. Depuis que cet ouvrage est commencé, il a eu des millions de successions, et, pour n’en pas faire cesser la méthode, on ne se presse pas de finir l’ouvrage.

Le dedans de l’église est très-obscur, dénué de tout ornement et de tout agrément. Voilà le mal que j’ai à en dire ; je commence par là, parce qu’il commença lui-même à me mettre de mauvaise humeur. Il y a cependant dans le détail beaucoup de choses remarquables : l’édifice est d’une grandeur surprenante, surtout ne paraissant pas tel au premier coup d’œil. Il y a dedans double collatérale, non compris les chapelles ; le tout soutenu par six rangs de piliers de marbre blanc d’une grosseur et d’une hauteur extraordinaires ; le pavé est de marbre de rapport, employé, non pas en revêtissement comme ailleurs, mais en grosses pierres de taille : il n’est fait qu’à moitié. Tout l’intérieur de l’édifice est de même de marbre blanc. C’est cet article dont la dépense ne se peut concevoir ; car non seulement les ouvrages et ornements dont fourmille le gothique en sont, mais le toit même de l’édifice n’est fait que de grandes pierres de cinq ou six pieds en carré.

Il faut monter sur le Dôme pour y trouver des travaux énormes, à quoi on ne s’attendoit pas et qui sont là très-inutilement. Tout le tour de l’église, soit à côté, soit derrière, est du même dessin et d’autant d’ouvrage que la façade. On a plus avancé de ces côtés-là qu’au devant, dont le pauvre état, frappant toujours les yeux, excite davantage les âmes pieuses à la libéralité. C’est ce tour qui est habité par un peuple de statues suffisant pour faire une petite armée ; que sera-ce quand elles seront six fois plus nombreuses ? Elles sont presque toutes fort bonnes, et c’est ce qu’il y a de mieux dans l’ouvrage : on en a descendu une trop belle aussi pour demeurer là : c’est un Saint Barthélemi qui peut passer pour un cours d’anatomie complet. On a écrit au bas que ce n’étoit pas Praxitèle qui l’avoit faite. Quoique la pièce soit fort bonne, cette attention étoit de trop ; tous les auteurs que j’ai vus la donnent à Cristoforo Cibo. Il faut qu’ils n’aient pas vu l’inscription qui est au bas et qui porte qu’elle est de la main de Marco Agrato.

Le chœur est orné de sculptures en bois en dedans et en marbre en dehors. Les sculptures du dedans surtout sont d’une beauté et d’un travail très-remarquables.

Sous le chœur est une chapelle souterraine assez bien entendue contenant un si grand nombre de corps saints que le paradis n’en est guère plus fourni. Près de là sont la chapelle et le corps de saint Charles ; la frise de la chapelle est toute d’argent. J’eus le bonheur de voir de près et de m’agenouiller devant la face de mon benoît patron, et ce ne fut pas sans indignation contre un coquin de rat qui, sans respect pour sa béatitude, a eu l’audace de lui ronger le bout du nez ; heureusement que le saint homme en étoit assez bien pourvu pour n’être pas sensible à une pareille perte.

Dans le baptistère de l’église, il y a une cuve de porphyre aussi belle que celle de Saint-Denis. Les quatre docteurs, cariatides de bronze, qui soutiennent la chaire et l’intérieur de la grande porte, valent aussi la peine d’être vus.

Les prêtres nous montrèrent, en payant, le trésor qui est très-riche, surtout en ornements et en argenterie. J’y distinguai quelques pièces curieuses, comme un étui de cuivre, ouvrage en mosaïque d’une grande antiquité ; un coffret d’or sculpté en perfection. Les figures sont vêtues en émail comme on n’en fait plus ; un grand ciboire de cristal de roche, et, si l’on veut, une mitre de plumes à l’usage de saint Charles. Ce saint avoit au dernier point le goût des bâtiments, il en a fait ou réparé ici une grande quantité. Le séminaire, de l’architecture de Joseph Mêla, est, à mon gré, le plus beau et le plus noble de ces bâtiments. C’est une grande cour carrée, garnie de deux étages de portiques à colonnes accouplées ; après, c’est le collège helvétique, moins beau que le précédent, quoiqu’il ait deux cours de portiques, mais il n’est pas construit avec tant de noblesse. Il y a une belle salle de portraits d’hommes illustres ; puis l’hôpital, dont la cour est du même goût, et la façade d’une longueur prodigieuse, demi-gothique et demi-romaine, et enfin le lazaret, bâtiment fort vanté, qui n’est autre chose qu’un cloître immense de figure carrée, ayant cent vilaines chambres de chaque côté.

Quoique j’aie dit que l’architecture des églises de Milan ne soit pas grand’chose, il en faut excepter celle de San- Fedele, aux Jésuites, par Dominico Tibaldi, dit le Pellegrini, surtout pour l’intérieur. Il n’y a d’autre tableau dans cette église qu’une Transfiguration, de Jules-César Procaccini ; mais dans la maison au-dessus du grand escalier, il y a une copie d’une Décollation de saint Jean, de Michel-Ange de Caravage, qui, quoique copie, est une des belles choses qui se puisse voir : l’original, qui est à Malte, est le chef-d’œuvre de son auteur.

L’architecture de la Madonna presso San-Celso est du fameux Bramante, à ce qu’on dit, si tant est qu’un homme si célèbre ait pu mettre l’ordre dorique au-dessus du corinthien, ce qui fait tout le méchant effet qu’on peut en attendre. Cependant le portail, précédé par une bonne colonnade, a plusieurs bonnes statues et surtout une Ève digne de l’antique, par Adolphe Florentin. L’intérieur de l’église est fort riche ; tout le pavé et les murs sont revêtus de marbre : l’autel principal est de pierres précieuses, comme à Pavie, mais moins belles. L’autel de la Madonna est soutenu par quatre colonnes cannelées d’argent, dont les chapiteaux sont de vermeil. Dans une chapelle est un beau tableau de Saint Jérôme, de Paris Bordone ; et dans la sacristie une Sainte-Famille de Léonard de Vinci ; mais tous les beaux tableaux que je vois ici à tout moment ne sont rien à côté d’une Sainte-Famille qui est dans cette même sacristie : la grâce, la finesse de l’expression, la beauté de l’ordonnance, tout y porte le caractère de son auteur : vous n’avez pas besoin après cela que j’ajoute qu’elle est de Raphaël[41]. À bon compte, passez-moi l’enthousiasme quand je parlerai de ce grand maître.

Dieu me garde de vous parler ni de vouloir me souvenir de toutes les églises où Sainte-Palaye m’a traîné : il n’y a si vilain trou où il n’ait voulu entrer ; notre carrosse de remise en étoit sur les dents ; aussi lui ai-je promis que dès qu’il repasseroit à Dijon, je lui ferois voir le petit Saint-Bénigne. Cependant vous serez bien aise, quand vous viendrez à Milan, d’être au fait de ce qu’il y faut voir. À la Passion, un beau portail dorique, gâté par des bas-reliefs mal placés ; le tombeau de Birague ; un fameux tableau de la Cène, de Cristoforo Cibo qui se distingue par son coloris et les expressions des têtes : du reste peu de noblesse et nulle perspective. Il y a à droite, en entrant, une Sainte-Famille ; je ne sais de qui elle est…. À Saint-Alexandre, une chaire en pierres orientales fort mal employées ; c’est un vieux reliquaire. À la sacristie, de bons paysages, du Fiamminghino. À Saint-Laurent, une rotonde bâtie singulièrement et assez maussade ; mais au-devant il y a seize vieilles colonnes corinthiennes, reste d’un portique de l’empereur Vérus, qui, toutes gâtées, toutes effacées qu’elles sont, font un spectacle plus noble et plus beau que tout le reste de Milan et de Gênes ensemble, tant l’antique porte un caractère distingué au-dessus de la plupart des ouvrages modernes… À Sainte-Marthe, un tombeau du jeune Gaston de Foix, tué à la bataille de Ravenne ; c’est le plus joli petit capitaine qu’on puisse voir ; aussi les bonnes religieuses, en rebâtissant leur maison, ont eu grand soin de conserver sa figure pour s’entretenir dans de bonnes pensées, À Saint-Ambroise, de grands et magnifiques dortoirs et escaliers ; un beau réfectoire, au bout duquel est une grande fresque représentant la Cène, par Calixte de Lodi, d’un coloris très-vif, qui n’est pas trop commun dans la fresque. Il y a d’excellentes figures, mais sans clair-obscur et de mauvaises couleurs locales… Plus une belle bibliothèque, bien fournie de manuscrits. On me fit asseoir dans le jardin au même lieu où saint Augustin eut l’inspiration qui le convertit. Je vis le moment que j’en allois faire autant ; je sentois déjà la grâce efficace qui me pronoit à la gorge ; bref, c’était fait de moi, si je n’eusse fui le péril. — 65 —


Il y a dans l’église un maître-autel antiquissime soutenu par quatre colonnes de porphyre ; à côté de là une singulière inscription d’un empereur, Ludovicus César (c’est Louis II, fils de Lothaire et petit-fils de Louis-le-Débonnaire), qui a mis Sainte-Palaye dans une terrible agitation d’esprit. Je l’y laissai, pour me démêler d’un serpent de bronze posé sur une colonne qui passe ici pour le véritable serpent d’airain du désert ; mais c’est, s’il vous plaît, un bel et bon Esculape, à qui l’on fait tous les jours le petit office... À Saint-Eustorge, beaucoup de tombeaux et d’antiquités du Bas-Empire. Notez cependant que le tombeau des trois rois qui allèrent à Bethléem, n’est ni du Bas-Empire, ni de ces choses qui se voient partout ; les trois rois n’étant enterrés qu’en fort peu d’endroits, comme ici, à Cologne et en quelques autres villes. À Saint-Nazaire, les tombeaux des Trivulzi : c’est peu de chose... À la Paix, une madone célèbre : ce n’est rien du tout ; je ne conseille pas à M. le Procureur général d’y aller, d’autant plus qu’il faut faire profession de foi pour la voir... À Saint-Victor, un bon morceau, du Perugin, dans la croisée à droite ; dans le chœur, un Saint Georges, que les religieux, après tous les auteurs, me soutinrent être de Raphaël, et moi je leur soutins qu’il étoit de Jules-César Procaccini, le tout pour me faire valoir ; car le moyen de se faire valoir quand on est de l’avis d’autrui ! Nous allons écrire de bonnes dissertations là-dessus. J’ai pour argument contre les auteurs qu'aucun d’eux ne l’a vu ; car ils en parlent tout autrement qu’il n’est, et contre les moines, que ce sont des nigauds, qui veulent qu’un très-méchant barbouillage, qui est à côté, soit aussi de Raphaël.


À la Roue, il n’y a qu’une chose bien considérable : c’est une petite grille de fer sur un trou du pavé. Mais vraiment n’allez pas vous figurer qu’elle est mise là pour rien. Après une sanglante bataille, donnée entre les chrétiens et les Algériens, saint Ambroise, affligé de voir les chrétiens sans sépulture et leur sang profané par un mélange impur avec le sang des hérétiques (les Algériens hérétiques !) fit au ciel une telle oraison jaculatoire, que le sang des chrétiens se cerna en roue en se séparant de l’autre, et roula dans le trou dont il s’agit. Voilà ce que porte une belle inscription gravée à côté, à laquelle il ne — 66 —


manque, pour être authentique, que d'être signée d'un secrétaire du roi. Je m'étonne fort que Misson, si exact sur cet article, aitoublié ce beau point d'histoire… Aux Grâces, h droite en entrant, un Saint-Paul, peint par Gaudenzio, d'une manière grossière, mais très-éner- gique ; à la croisée de la gauche, un Christ bafoué, du Titien (1), la vie de saint Dominique, à fresque, plus curieuse pour les bonnes histoires qui y sont dépeintes que pour la peinture. Notez seulement le purgatoire au fond d'un puits, et la Sainte-Vierge puisant des âmes avec un chapelet, qui fait la chaîne (2). Au réfectoire, l'Institution de l'Eucharistie, peinte à fresque par Léonard de Vinci ; je n'ai rien \u de plus beau ici après la Sainte- Famille de Kaphaël. Je puis dire que c'est le premier morceau de fresque qui m'ait véritablement fait plaisir, tant pour l'expression de chaque partie en particulier que pour l'ensemble du tout. . . (3) À Saint- Barlhélemi et Saint-Paul, l'architecture extérieure… A Saint-François, l'intérieur avec quelques peintures assez bonnes…. À Saint-Marc, la chute de Simon-le-Magicien, bonne fresque, par Lomazzo, mais qui ne se fait pas remarquer, pour être fort gâtée et effacée. Dans le cloître des religieux, un tombeau antique très-joli, infixé dans le mur ; dans la partie supérieure de ce tombeau, on a sculpté, en bas-relief, une danse des Trois Grâces, toutes nues, dont deux portent distinctement et fort en grand le caractère de leur sexe, et l'autre, pour l'honneur du pays et le goftt des fantasques, se présente dans l'attitude ul- tra montaine.


En générarl, rien n'est plus beau ni mieux entendu que l'intérieur des couvents de Milan. Ceux de Saint- Victor et dos jésuites ne le cèdent en rien à celui de Saint-Am- broise, dont l'architecture est du Bramante.


En voilà beaucoup sans doute sur l'article des églises, et assez peut-être pour vous ennuyer ; mais, une fois pour toutes, il faut faire une réflexion générale sur ce que


(1) Disparu.


(2) Dans le Jugement dernier de Michel-Ange, c'est un ange qui retire une âme du purgatoire avec une chaîne en forme de chapelet.


(3) C'est une peinture murale et non une fresque. Ou ignore le procédé employé par Léonard. — 67 —


j'écris ; savoir, que je n'abrège jamais davantage que dans les endroits où je suis le plus long. En effet, la plupart du temps . vous pouvez remarquer que je passe rapide- ment comme sur la braise ; et, dans le vrai, je supprime toujours beaucoup.


Il n'y a presque point de carrefour ou de place vide un peu large à Milan, où il n'y ait un obélisque ou colonne, ou une statue, ce qui fait à la vue un embellissement agréable. La colonne que l'on appelle Infâme est élevée, à ce que l'on raconte, sur la place où étoit la maison d'un malheureux que l'on surprit s'efforçant, par le moyen de certaines drogues, de mettre la peste dans la ville. Le plus beau des bâtiments publics, à mon gré, est le Campo- Santo, ou cimetière de l'hôpital. C'est une espèce de cercle coupé en octogone par quatre portiques ouverts des deux côtés, de l'un par des fenêtres entre des piliers, et de l'autre par une colonnade continue. On a défiguré ce bel enclos par un méchant bâtiment construit au milieu, lequel en coupe tout-à-fait l'aspect.


Il y a aussi à Milan d'assez beaux collèges et écoles publiques, surtout celles de droit et de médecine ; sur le porte de cette dernière, on voit une statue antique, d'Ausone, avec force inscriptions.


La bibliothèque Ambroisienne est si célèbre dans l'Eu- rope, que vous ne me pardonneriez pas de n'en point parler. Le vaisseau n'en est ni beau ni orné, et tous les livres quelconques sont reliés en parchemin. Il y a, dit-on, trente-cinq mille volumes ; c'est beaucoup pour un si petit espace. On l'ouvre tous les jours, soir et matin, et je l'ai toujours trouvée remplie de gens qui étudioient, à la différence des nôtres ; mais je trouvai singulier d'y voir une femme travailler au milieu d'un tas de livres latins ; c'est la signera Manzoni qui a le titre de poétesse de rimpératrice. Vous verrez bientôt qu'il y a ici des femmes plus érudites encore. L'article le plus considé- rable de cette bibliothèque est celui des manuscrits : on en compte quinze mille. On nous fit voiries plus curieux, parmi lesquels il y en a de beaux et de bonne antiquité. Le plus ancien est la version latine de Josèphe, par Ruffm, écrite sur une espèce d'écorce d'arbre, dont chaque feuille est composée de deux, collées l'une contre l'autre, pour avoir plus de durée. Les docteurs gagés — 68 —


pour l'entretien de la bibliothèque sont obligeants et com- inunicatifs de leurs manuscrits. Ils en laissent copier tout ce dont on a besoin, et il y a des copistes gagés pour écrire en toutes sortes de langues, même en hébreu, syriaque, etc.


Outre les salles des livres, on a établi des académies de peinture et de sculpture. La galerie des sculptures est pleine, comme à Paris, de modèles moulés en plAtre, sur les meilleures statues antiques ; et, en outre, de grandis- simes dessins à la main, dont le principal, sans doute, est celui qu'a, fait Raphaël, pour peindre son grand morceau de l'École d'Athènes (1). Il ne faut pas oublier un squelette effectif posé sur un piédestal et couronné de lauriers ; c'est celui d'une femme docteur, qui, après avoir donné quantité de bonnes instructions à ses com- patriotes pendant sa vie, a voulu leur en donner encore après sa mort, et qui, présumant bien sans doute de ses appas secrets, ordonna, par son testament, qu'on feroit une anatomie de son corps, et que le squelette en seroit posé dans cette galerie, pour être une étude d'ostéologie. Voilà à peu près ce que porte l'inscription du piédestal ; mais j'ai oublié le nom de la fille. En récompense, je me souviens que près de là, il y a un bas-relief de marbre curieux et chargé de quantité de petites figures fort délicates. De là, on entre dans la galerie de peinture ; mais chut, ceci nous mèneroit un peu loin, vu la quantité de belles choses dont elle est pleine ; ainsi, j'ai bien envie de n'en point parler du tout. Il ne faut pas s'aviser de confondre la bibliothèque Ambroisienne avec celle de Saint-Ambroise : celle-ci appartient aux moines du cou- vent de ce nom et ressemble fort à l'autre, non seulement par les livres, mais encore par un bon nombre de manuscrits et de tableaux. Les principaux de ceux-ci sont une Incrédulité de Saint-Thomas, du Titien ; une Descente de Croix, de Lucas ; un Ensevelissement du Bramantino ; une Faniille-Sainte, de Léonard do Vinci ; un beau Dessin, du Morosino, et la Femme adultère de Lanino. Mais, ce qui m'a le plus contenté dans cet endroit, ce sont les archives, où une prodigieuse quantité de


(1 ) Oïl y voit aussi des études, h la plume, de r.éotiard de Viuci, pour sa Cène. — 69 —


Chartres rassemblées avec soin et remontant jusqu'au huitième siècle, sont conservées, étendues de leur long dans des layettes, pour qu'elles ne se coupent point, et cela de manière à servir de modèle à toutes les archives du monde ; comme le père Georgi, qui les a mises dans cet état, doit l'être de tous les archivistes. Il a lui-même déchiffré toutes ces Chartres, les a copiées exactement de sa main, en a fait différentes notices, pour tout ce que à quoi elles peuvent être utiles : chronologie, généalogie, histoire, langue, terriers, famille. En un mot, c'est un ouvrage admirable, et je regarde cet homme comme le Mabillon de notre siècle. Ses mœurs, avec cela, n'ont rien contracté ni de l'habit de moine, ni de la pous- sière des paperasses. Je ne lui trouve de défaut que d'être trop savant pour un moine de Cîteaux. Si son général en était instruit, il le châtieroit sûrement d'avoir trop étudié les poésies de Tite-Live (1).


La bibliothèque des jésuites mérite fort d'être vue. Elle est bien rangée, et m'a paru fort préférable à l'Am- broisiennc, pour la quantité et la qualité des livres imprimés.


On s'est avisé de nous donner sur le pied de docteurs du premier ordre, et pour ma part, j'ai fort bien soutenu cette réputation par une demi-douzaine de citations hors de propos. C'est le secrétaire Argellati (2), lequel vient de donner les éditions de Mezzabarba, de Muratori, de Sigonius et autres, d'ailleurs fort bonhomme et fort ser- viable, qui nous a donné cette belle réputation, moyennant quoi il a fallu figurer dans les assemblées de lettrés. La comtesse Clélie Borromée qui, non seulement sait toutes les sciences et les langues de l'Europe, mais encore qui parle arabe comme l'Alcoran, nous fît prier de l'aller voir, et ensuite nous invita à venir chez elle à la campagne où elle étoit actuellement. Nous lui promîmes fort facilement, et lui avons manqué de parole avec la même aisance. Ce sera bien pis ce soir, nous devons avoir une conférence avec la signora Agnesi, âgée de vingt ans, qui est une polyglotte ambulante, et qui, peu


(1) Expression de l'abbc de Cîteaux (Vo/é de l'auteur.)


(2) Philippe Arjjellati, noble Bolonais, secrétaire de l'Empereur Charles VI, écrivain laborieux et savant. — 70 —


contente de savoir toutes les langues orientales, s'avise encore de soutenir thèse contre tout venant sur toute science quelconque, à l'exemple de Pic de la Mirandole. Ma foi ! j'ai bonne envie de n'y pas aller ; elle en sait trop pour moi. Toute notre ressource est de lui lâcher Loppin, pour la géométrie, dans laquelle excelle principalement notre virtuosa.


Vous pensez bien que nous n'avons pas omis de voir la citadelle, à cause du dernier siège. Quoique françois, un officier allemand nous a menés tout voir, et nous expliquoit à mesure les opérations du siège. Cette place est fort grande, et, outre les fortifications modernes, il y en a au-dedans à l'antique, qui ne paraissent pas y servir beaucoup. La place d'armes est capable de contenir trois mille cinq cents hommes en bataille. Nous vîmes, en faisant le tour de la place, l'endroit où étoient les prin- cipales batteries de notre armée, la brèche faite à la demi-lune, et une grande tour de pierres taillées à pointes de diamant, dont les facettes ont été rudement maltraitées par le canon.


Le palais du gouverneur, non plus que celui de l'archevêque, n'ont que peu de choses qui vaillent la peine d'être vues ; la seconde cour de ce dernier palais ne laisse pas que d'être assez belle, quoiqu'elle ait plus l'air d'un cloître que d'autre chose. On y peut aussi voir, parmi un grand nombre de tableaux mal arrangés dans une vilaine galerie, quelques bonnes pièces du Titien eh plusieurs bons dessins.


Quant aux palais des particuliers, ils ne sont ni d'une bonne architecture au-dehors, ni bien entendus en dedans ; mais les appartements sont d'une grandeur immense, et forment des enfilades qui ne finissent point. Plusieurs d'entre eux ont de bonnes bibliothèques, surtout celles de Pertusati et d'Archinlo (1). La magnificence de cette dernière est unique, non seulement par la condition et la reliure des livres, mais parce que toutes les armoires sont fermées de grandes glaces. Le cabinet du comte Simonetta est assez bien composé, soit pour les


(I) Le comte Charles Archinto, gentilhomme de la chambre de l'Empereur, grand d'Espagne, fondateur de la Société Palatine, éditeur de la grande collection de Muratori, Scriplores rerum italicarum. — 71 -


livres, soil pour les tableaux, la plupart de l'école de Lombardie. Je fus très-satisfait entre autres d'une Famille- Sainte, de Jules-César Procaccini, fort approchant de la manière de Raphaël ; d'une tête, de Lucca Giordano, d'un travail prodigieux ; d'un portrait, du Titien, peint par lui-même, à l'âge de quatre-vingt-cinq ans ; d'un tableau de l'Albane, très-singulier en ce qu'il est de sa première manière, tenant beaucoup du flamand, ou plutôt de Calvart (Dionisio Fiammingo), qui fut le maître de l'Albane. Il n'a presque point fait de ces sortes d'ouvrages, qui n'ont rien de ressemblant à ce qu'il fît ensuite ; mais je fus surtout bien content d'une tête de femme, de Léonard de Vinci, où il y a une fonte de couleurs qui ne se peut pas imaginer, qu'on ne l'ait vue. Le comte Simonetta est un jeune homme fort gracieux pour les étrangers, et qui ne manque pas de connais- sances et de savoir. La comtesse, sa femme, fameuse en France par la bonne réception qu'elle a faite aux françois pendant la guerre, et par M. le marquis de Fimarcon, tient la meilleure maison de Milan. On joue très-gros jeu chez elle ; j'ai eu la sagesse de m'en abstenir, chose très- difficile à croire.


Ah ! vraiment, j'oubliois bien le meilleur ! Pour Dieu, souvenez-vous, dès que vous serez arrivés ici, d'aller visiter le petit jardin du palais Porta. Le terrain en est coupé tout de travers par une vilaine. muraille, ce qui a donné lieu de faire une des plus surprenantes choses que l'on puisse voir : c'est une perspective de bâtiments peints sur cette muraille, d'une telle tournure que tout le terrain paraît d'une régularité parfaite. On va donner du nez contre cette muraille, en comptant se promener plus loin, et l'on cherche inutilement ce qu'est devenu tout l'espace qui faisoit le pré carré. Mais ce sont de ces choses qu'il faut voir, et qui ne s'entendent jamais bien par une description.


Il faut bien, mes chers amis, que vous me pardonniez les pauvretés de toute espèce que j'entasse ici sans ordre et sans choix. Vous voyez bien que je n'ai de papier que ce présent journal, sur lequel je griffonne à la hâte le farrago de tout ce qui me revient dans la tête, sans me soucier comment. Puis, quand il y a un assez grand nombre de feuilles, je ploie cela sous une enveloppe et je vous l’envoie. Voilà tout ce que c’est. À bon compte, je vous conseille fort de sauter à pieds joints sur tout ce qui vous ennuiera.


LETTRE IX
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À M. DE BLANCEY


Séjour à Milan. — Course aux Îles Borromées.
Milan, 16 juillet.


Autant que j’ai pu juger de Milan à le voir, tant du haut du Dôme que dessus les tours de la citadelle, cette ville n’est pas moins grande que la plus grande partie des deux parties de Paris. Les rues sont larges et les maisons mal bâties pour la plupart. Je n’y ai vu ni églises, ni palais d’une architecture qui m’ait pleinement satisfait.

Cette ville est d’un grand commerce, quoique sans rivière. On y fabrique, entre autres, beaucoup d’ouvrages de pierres orientales et de cristal de roche. J’en ai vu des morceaux plus gros que votre tête ; mais il n’y en a guère qui soient bien nets et sans fêlure. Le peuple y est fort contrefait. On ne trouve par les rues que borgnes, bossus, boiteux, goitreux. Les dames du peuple se coiffent comme je voudrois que nos femmes se coiffassent : c’est-à-dire nue-tête en cheveux d’abbés. Il y a beaucoup de carrosses fort dorés et fort mal fabriqués. Je trouvai original un carrosse de deuil drapé de noir et l’impériale blanche. La façon de se promener est de s’en aller au Cours, de s’arrêter dans son carrosse et de causer d’une portière à l’autre, sans cheminer du tout. Les femmes ne vont guère avec les femmes ; mais on voit souvent une femme avec un ou plusieurs hommes, du nombre desquels le mari n’est jamais.

Les pigeons et les glaces sont un vivre admirable ici. Deux choses qui m’ont réjoui au possible, la première fois que je les ai vues, ont été, en Provence, de voir des — 73 —


petits polissons sur des ânes, manger des oranges en menant du fumier, et ici des charretiers en sarreau do toile, prenant des glaces dans un café.


Milan me semble une ville policée en perfection sur un certain article. On ne peut faire un pas dans les places sans trouver en son chemin des courtiers de galanterie les plus obligeants du monde, qui vous offrent toujours à choisir de quelque couleur ou de quelque nation qu'on veuille ; mais il faut croire que l'effet n'est pas toujours aussi magnifique que la promesse ; et, comme ils ne donnent point de caution chez un banquier, comme font ceux de Venise, que Ton n'aura rien à craindre des suites de l'entrevue, nous n'avons jugé à propos de mettre à profit leur politesse que fort rarement.


Croyez-vous que j'aie bien besoin de transition dans mon discours pour passer de cet article à celui des musiciens ? Il me semble que cela se lie assez naturelle- ment. Ma foi, je suis bien outré de voir que, ni ici ni en aucune autre ville, je ne pourrai voir d'opéra jusqu'au temps à peu près fixé pour notre retour. Mais je suis à l'affût de toutes les occasions de m'en dédommager ; de sorte que je ne passe quasi point de jour sans entendre de la musique peu ou beaucoup. Madame Simo- netta nous a fait la faveur de nous faire entendre deux religieuses célèbres, qui, quoiqu'elles aient la voix belle et qu'elles chantent très-bien, m'ont paru fort inférieures à la Vanloo (1), que vous avez sans doute entendue à Paris. Quant à leurs castrats, ces sortes de voix ne me plaisent pas du tout ; à l'exception d'un ou deux, tout ce que j'ai ouï, m'a paru misérable. Ce n'est pas la peine de troquer ses oreilles contre le droit de piailler de la sorte. De plus, leurs récitatifs et leurs airs sont parvenus à un tel point de baroque, qu'ils me feroient revenir bientôt de mon extrême prévention pour la musique italienne par-dessus la françoise, s'ils n'eussent eu soin de me ramener à ma façon de penser ordinaire, par quelques airs marqués au bon coin, par des symphonies admirables et des chœurs dont on ne sauroit trop faire l'éloge. Dans les musiques d'église, le grand orgue et les cors accom-


(I) Née à Turin, sœur du violon Somis, et femme du peintre Carlo Vanloo.


T. j. i — 74 —


pagnent les voix, et cela fait un effet beaucoup meilleur que je n'aurois présumé. Je me suis fait beaucoup priser ot chérir des principaux musiciens du pays, en criant bravissimo à tout propos, et en ménageant on ne peut pas moins leur modestie. Car il ne faut pas se figurer que les expressions simples ou positives soient d'usage dans ce pays-ci ; le comparatif même y est négligé, et dans les grandes occasions, il faut savoir surcharger le superlatif, et dire d'une chose passable : optimissime.


Par exemple, on nous a tant vanté les îles Borromées, comme un lieu enchanté, qu'il a fallu par bienséance y faire un voyage. Nous partîmes le 13, de grand matin, tirant du côté de la route de la Valteline, et allâmes dîner sur les sept heures du matin à Castellanza, joli séjour par son ombre et ses eaux ; de là à Sesto, petite ville distante de trente-quatre milles de Milan. Tout cet intervalle de chemin est plat et fort couvert d'arbres jusqu'à une lieue de Sesto, où l'on commence à sentir les racines des Alpes. À Sesto, nous nous embarquâmes sur le Lac Majeur. Oh ! de grâce faites-moi justice d'un petit faquin de lac qui, n'ayant pas vingt lieues de long, et d'ailleurs fort étroit, s'avise de singer l'Océan, et d'avoir des vagues et des tempêtes. Je crois en vérité que quelque Lapon a fait un pacte avec le malin pour nous procurer un abon- nement de vents contraires. Nous n'eûmes pas fait cinq milles sur le lac, que la tramontane se mit à souffler comme une désespérée ; maigre cela nous tînmes bon quelque temps et dépassâmes Angera à droite, et à gauche Arona, patrie de saint Charles. Vous ne pouvez vous figurer en quelle vénération est ici ce personnage. En vérité, on ne l'y estime guère moins que Dieu même, et de vrai, à tout moment, on trouve ici des traces de ses bienfaits et de l'utilité dont il a été au pays. Il est singulier qu'un homme qui a si peu vécu ait pu faire autant de choses de différents genres, toutes exécutées dans le grand, et marquant de hautes vues pour le bien public. Sur la place où il est né à Arona, on a élevé sa statue colossale de bronze (1), haute, y compris le piédestal, de soixante brasses ; c'est-à-dire de quatre-


(I) La statue n'est pas de bronze, elle est faite de pièces de rapport ot n'a pas élé fondue. — 75 —


vingt-dix pieds de roi. C'est une chose frappante que d'apercevoir cette prodigieuse figure, dont le nez ne finit point. Les bords du lac sont garnis de montagnes fort couvertes de bois, de treilles disposées en amphithéâtre, avec quelques villages et maisons de campagne, qui forment un aspect assez amusant. Nous voyions près de nous des montagnes couvertes de neige, qui nous faisoient frais aux yeux ; mais d'ailleurs nous n'avions pas moins chaud. Tant il y a que le vent ayant juré que nous n'irions pas plus loin, il fallut en passer par son mot et relâcher à Belgirate, oîi nous passâmes la nuit à nous impatienter et à jurer contre noire sottise de faire cin- quante milles pour aller et autant pour revenir, le tout en faveur de deux méchants bouts d'îles : surtout le lende- main matin, quand nous vîmes que, contre notre espé- rance, le vent, au lieu de finir, augmentoit, il n'y eut si grand sang-froid qui ne fût tout-à-fait hors des gonds. Le vent nous laissa tranquillement dire, et s'abaissa quand il lui plut : ce fut plus tôt que nous ne l'aurions cru ; de sorte qu'au bout de trois heures nous aper( ; umes ces bienheureuses îles. Alors nous n'aurions pas voulu n'être pas venus, tant celle qu'on nomme l'île Belle fait un spectacle singulier. Une quantité d'arcades, construites au milieu du lac, soutiennent une montagne pyramidale coupée à quatre faces, revêtue de trente-six terrasses en gradins l'une sur l'autre, savoir : neuf sur chaque face, du moins à ce que l'on en jugeroit avant que d'aborder ; mais le nombre de ces terrasses n'est pas en effet si grand, à cause des bâtiments qui occupent une partie des faces de la pyramide. Chacune de ces terrasses est tapissée, dans le fond, d'une palissade, soit de jasmin,' soit de grenadiers ou d'orangers, et revêtue sur son bord d'une balustrade chargée de pots de fleurs. Le comble de la pyramide est terminé par une statue équestre formant un jet d'eau, du moins à ce que l'on nous dit ; , car je ne l'ai pas vu jouer, et les quatre arêtes sont chargées sur les angles de statues, obélisques et jets d'eau. Il y a assurément en France bien des beautés de l'art et de la nature qui valent mieux que ceci ; mais je n'en ai point vu de plus singulière ni de plus singulièrement placée ; cela ne ressemble à rien qu'aux palais des contes de fées. L'aspect de ce pays de Romancie est ce qu'il y a de — 76 —


mieux. Le château est un composé de bâtiments sans ordre et sans beauté extérieure ; , mais le dedans n'en manque pas. Rien n'est plus charmant que le rez-de- chaussée, un peu plus abaissé que le sol extérieur, et entièrement composé de grottes distribuées en appar- tements, ayant tous leurs murs, pavés et plafonds faits de rocailles et de cailloutages à compartiments. La vue de tous côtés sur le lac, et des fontaines au milieu des chambres, retombant dans des bassms de marbre. Bref, c'est là qu'on trouve le vrai modèle de ce fameux salon que Maleteste (1), vous et Neuilly, avez depuis si long- temps prémédité de bâtir pour passer voluptueusement l'été. Les étages sont composés d'une quantité d'appar- tements distribués sans commodités, quoique avec une apparence magnifique : ils sont remplis d'albâtres, de statues, de dorures et d'une énorme quantité de tableaux que Lacurne ne me voulut laisser voir qu'en courant, bien que le valet-de-chambre m'assurât ch' erano fatti da un pittorissimo (l'expression me parut neuve). Dans les petits appartements, tout-à-fait mignards, on n'a placé que des tableaux de fleurs délicatement peints sur des marbres admirables, par Tempesta. Le jardin n'est pas à beaucoup près si agréable en dedans qu'à l'aspect. Cependant il y a des endroits exquis, comme bocages de grenadiers et d'orangers, corridors de grottes, et surtout de vastes berceaux de limoniers et de cédrats chargés de fruits. Cet endroit est digne des fées. On croiroit qu'elles ont apporté ici ce niorceau de l'ancien jardin des Hespé- rides ; mais, comme il n'y a rien de parfait dans le monde, ces jardins sont mal entendus on bien des endroits (les Italiens étant à cet égard fort inférieurs aux Français), et encore plus mal entretenus. On a laissé dépérir les jets d'eau, et deux fort vilaines tours gâtent beaucoup l'aspect. L'île Mère, quoiqu'elle soit mieux située et qu'elle ait un plus grand jardin que l'Ue Belle, ne la vaut pas. À ces défauts près, les îles Borromées sont à mon sens un vrai séjour d'Epicure et de Sardanapale. Cependant, quand il fallut prendre la peine de repartir, nous commençâmes à


(I) Jean-Louis Maleteste deVilley, conseiller au parlement de Dijon. On a de lui un volume de mélanges [OEuvres diverses d'nn ancien magistrat, Londres, 1784). — 77 — •


nous plaindre, et à retrouver que c'était trop fort de faire cent milles et dépenser vingt-cinq sequins, pour voir une bagatellS à peindre sur un écran. La violence du vent avait grande part à ces murmures ; mes trois cama- rades se firent porter en terre ferme par le plus court chemin. Pour moi, je restai dans la barque, et j'en fus quitte pour être bercé d'importance, et bien mouillé par une poussière fine et humide que la bise élevait des vagues ; mais aussi je n'eus pas une route à faire à pied entre les rochers, au milieu du mois de juillet, par le soleil d'Italie. Nous nous rejoignîmes au bout de peu de temps, et, repassant sur nos traces, nous arrivâmes ici, pas un de nous ne voulant maintenant pour beaucoup n'avoir pas vu les îles en question. Cette variété de senti- ments vous est rapportée en cette occasion, pour en faire une application générale à toutes les autres. Quand on a de la peine, on enrage d'être venu ; quand on a un moment de plaisir, on ne songe plus à la peine, et ainsi alternati- vement. Mais, me direz-vous, duquel a-t-on le plus, du plaisir ou de la peine ? Ma foi ! cela seroit bien égal, si ce n'est que la peine finie s'efface absolument de la mémoire, au lieu que le plaisir dont on a joui occupe toujours agréa- blement. Bref, me voilà de retour à Milan pour en re- partir dans deux jours à mon grand regret ; car les Milanais sont les meilleures gens de l'Italie, si je ne me trompe, pleins de prévenance et qui nous ont traité avec toutes sortes de bonnes manières : leurs mœurs ne diffè- rent presque en rien de celles des Français.


Savez-vous bien que j'ai des compliments à vous faire d'un habitant de Milan ? L'autre jour, dans une assem- blée, un grand homme bien fait m'aborde. Ah ! monsieur, vous êtes Dijonnais, faites-moi la grâce de me dire des nouvelles de mesdames de Blancey et de Quintin ; et le gros Blancey, comment se porte-t-il ? faites-moi le plaisir, si vous écrivez à Blancey, de l'assurer de mon obéissance, et ces dames de mon respect très-humble. J'ai reçu d'elles des politesses infinies pendant un hiver que j'ai passé à Dijon, et j'ai eu l'honneur de les voir chez MM. de Tessé et de Montrevel, à Tournas, où je demeure. Ce Mon- sieur se nomme M. de Laforest. Il est arrêté ici depuis longtemps par une galanterie ; et en faveur de la bonne guigne de Blancey, il m'a fait présent de vin de Bourgogne, chose plus agréable ici que toutes les peintures de l’univers ; car on s’épuiseroit en vain le cerveau pour imaginer à quel point les vins de Lombardie sont détestables.


LETTRE X
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À M. LE PRÉSIDENT BOUHIER


Milan, 17 juillet.


Je veux vous faire part, mon cher président, d’une espèce de phénomène littéraire dont je viens d’être témoin, et qui m’a paru una cosa più stupenda que le Dôme de Milan, et en même temps j’ai manqué d’être pris sans vert. Je reviens de chez la signora Agnesi, où je vous avois dit hier que je devois aller. On m’a fait entrer dans un grand et bel appartement, où j’ai trouvé trente personnes de toutes les nations de l’Europe, rangées en cercle, et mademoiselle Agnesi assise seule avec sa petite sœur, sur un canapé. C’est une fille de dix-huit à vingt ans, ni laide ni jolie, qui a l’air fort simple et fort doux, On a d’abord apporté force eau glacée, ce qui m’a paru un prélude de bon augure. Je m’attendois, en allant là, que ce n’étoit que pour converser tout ordinairement avec cette demoiselle ; au lieu de cela, le comte Belloni, qui m’y amenoit, a voulu faire une espèce d’action publique ; il a débuté par adresser à cette jeune fille une belle harangue en latin, pour être entendu de tout le monde. Elle lui a répondu fort bien ; après quoi ils se sont mis à disputer en la même langue, sur l’origine des fontaines, et sur les causes du flux et du reflux que quelques-unes ont comme la mer. Elle a parlé comme un ange sur cette matière ; je n’ai rien ouï là-dessus qui m’ait plus satisfait. Cela fait, le comte Belloni m’a prié de disserter de même avec elle sur quel sujet il me plairoit, pourvu que ce fût sur un sujet philosophique ou mathématique. J’ai été fort stupéfait de voir qu’il me falloit haranguer impromptu, et parler pendant une heure en une langue dont j’ai si peu l’usage. Cependant, vaille que vaille, je lui ai fait un beau compliment ; puis nous avons disputé d’abord sur la manière dont l’âme peut être frappée des objets corporels, et les communiquer aux organes du cerveau ; et ensuite sur l’émanation de la lumière et sur les couleurs primitives. Loppin a disserté avec elle sur la transparence des corps et sur les propriétés de certaines courbes géométriques, où je n’ai rien entendu. Il lui parla en français, et elle lui demanda la permission de lui répondre en latin, craignant que les termes d’art ne lui vinssent pas aisément à la bouche en langue françoise. Elle a parlé à merveille sur tous ces sujets, sur lesquels assurément elle n’étoit pas plus prévenue que nous. Elle est fort attachée à la philosophie de Newton, et c’est une chose prodigieuse de voir une personne de son âge entendre si bien des points aussi abstraits. Mais, quelque étonnement que m’ait donné sa doctrine, j’en ai peut-être encore eu davantage de l’entendre parler latin (langue à coup sûr dont elle ne fait que bien rarement usage) avec tant de pureté, d’aisance et de correction, que je puis dire n’avoir j’amais lu de livre latin moderne écrit d’un aussi bon style que ses discours. Après qu’elle eût répondu à Loppin, nous nous levâmes, et la conversation devint générale. Chaque personne lui parloit en la langue de son pays, et elle répondoit à chacun dans leur langue propre. Elle me dit qu’elle étoit très-fâchée que cette visite eût ainsi pris la forme d’une thèse ; qu’elle n’aimoit point du tout parler de pareilles choses en compagnie, où, pour une personne qui en étoit amusée, vingt en étoient ennuyées, et que cela n’étoit bon qu’entre deux ou trois personnes de même goût. Ce discours me parut d’aussi bon sens que les précédents. Je fus très-fâché d’entendre dire qu’elle vouloit se mettre dans un couvent[42] ; ce n’est pas par besoin, car elle fort riche. Après que nous eûmes causé, sa petite sœur joua sur le clavecin, comme Rameau, des pièces de Rameau et d’autres de sa propre composition, et chanta en s’accompagnant.

Faute d’avoir su que le cabinet du comte Mezzabarba, si riche en médailles antiques, avoit été transporté de Milan à Pavie, nous avons séjourné assez inutilement dans cette ville sans y voir ce qu’il y avoit de plus curieux. Quant au cabinet de Setalla, si célébré dans toutes les relations de Milan, il a le sort de tous les cabinets, qui est de dépérir peu à peu. Les héritiers du chanoine Setalla ont vendu ou donné une partie des raretés qui le composoient. On peut pourtant s’amuser encore de quelques bonnes choses qui restent dans les huit ou dix salles qui composent le cabinet et qui sont remplies de beaucoup de chiffonnories. On y voit encore plusieurs belles agatesonyx antiques, de la pierre et de la toile d’amiante qu’on jette dans le feu pour la blanchir, diverses machines pour le mouvement perpétuel ; l’une desquelles est composée d’une balle de plomb qui, après être descendue très-longtemps le long d’une longue ligne spirale, tombe dans un canon de pistolet qui, au moyen d’un ressort comprimé par la chute de la balle, la tire contre un dôme incliné qui la fait rejaillir dans un entonnoir, d’où elle coule sur la ligne spirale, et toujours de même ; un plat-bassin d’ambre jaune, large de deux pieds et fort mmce ; des morceaux de momie d’Égypte ; des idoles, des dyptiques, sans parler des basilics longs de cinq ou six pieds, et autres pauvretés de cette espèce, non plus que d’une armoire de laquelle tout d’un coup il sort une effroyable figure de démon qui se met à rire, à tirer la langue et à cracher au nez des assistants, le tout avec un énorme bruit de chaînes de fer et de rouages fort propre à causer une grande épouvante aux femmes, à qui souvent on la fait voir.

Quelques-uns des auteurs qui, écrivant sur l’histoire de la papesse Jeanne, ont soutenu l’affirmative, se fondent en partie sur un manuscrit d’Anastase le bibliothécaire, presque contemporain de la papesse, et qui contient son histoire. L’un d’eux assure que l’on tient ce manuscrit dans l’obscurité, et qu’ayant demandé à le voir, on le lui a refusé. C’est une façon aisée de se dispenser d’en rapporter les paroles ; mais, au cas que cela soit vrai, je puis dire que j’ai été plus heureux. Le docteur Sassi m’a communiqué sans difficulté tous les manuscrits d’Anastase qui sont à l’Ambroisienne, au nombre de trois, et j’ai bien exactement vérifié ce qu’ils contiennent, par où on pourra juger s’ils sont favorables ou non à la fable de la papesse Jeanne.

L’ancien manuscrit est de la plus haute antiquité ; il y a lieu de croire qu’il a été écrit du vivant même de son auteur ; mais il ne parle de la papesse, ni n’en peut parler, parce que, au lieu d’aller jusqu’au milieu du IXe siècle, temps auquel on place la papesse, il finit avant la fin du VIIIe au pape Étienne, prédécesseur de Paul ; et même ce manuscrit, le plus ancien qu’il y ait de la vie des papes, a donné un juste sujet de douter qu’Anastase fût l’auteur des vies des papes postérieurs à Étienne qu’on lui attribue. On peut voir ce que Muratori a écrit sur l’authenticité de ce manuscrit dans son recueil des histoires d’Italie.

Le deuxième manuscrit n’est pas original. On lit en tète qu’un particulier, du nom duquel je ne me souviens pas, ayant trouvé dans le siècle dernier un ancien manuscrit d’Anastase chez des religieux bénédictins qu’il nomme, l’a fait copier en imitant le vieux caractère pour en faire présent à la bibliothèque de Milan. Autant que l’on en peut juger, si le caractère est bien imité, l’original est du XIIe siècle ; la papesse n’y est point mise dans l’histoire des papes ni à leur rang, mais entre Léon III et Benoît III. Il est écrit en marge que c’est entre ces deux papes que l’on a voulu faussement placer la prétendue papesse Jeanne, etc. Reste à savoir si cette note est dans l’original ou non ; ce que je puis dire, c’est qu’elle est écrite du même caractère imité de l’antique que le corps du livre.

Quant au troisième manuscrit, il n’est que du XIVe ou du XVe siècle ; c’est celui-là, et non le premier, qui contient l’histoire de la papesse. Voici le passage où j’ai conservé l’orthographe et la ponctuation vicieuses. Il est rapporté entre Léon IV et Benoît III, 106e pape. La papesse est mise aussi à la 106e place.



Mss. C. N° 204.
CVI.


« Post hunc leonem Johannes Anglicus natione maguntind sedit annis duobus, mense uno, diebus quatuor, et mortuus est Rome, et cessavit episcopatus mense uno. Hic, ut asseritur, femina fuit. Et in puellari ætato a quodam suo amasio in habitu viri athenis ducta. Sic in diversis scientiis profecit ut nullus sibi par inveniretur adeò, ut post Rome tincum (ce mot est copié de l’original comme il y est écrit. Je n’ai pas pu le déchiffer ni l’entendre) legens magnos discipulos et auditores haberet. Et tum in urbe vitâ et scientiâ magnæœ opinionis esset, in papam concorditer eligitur ; sed in papatu per suum familiarem ibidem impregnatur verum tempus partus ignorans. Cùm de sancto Petro in lateranum tenderet Augustiata inter coliseum, et sancti Clémentis eccliâm peperit. Et post mortua ibidem ut dt sepulta fuit. Et qui a D. ûs ppâ cû vadit ad laleranû eandem viam semper obliquat. Creditur a pluribus q. ob detestationem facti hoc faciat, nec ponitur in cathalogo pontificium propter mulibris sexus de formitatem quantum ad hoc. »


CVI.


Benedictus, etc.


On peut juger là-dessus si c’est avec raison que l’on peut s’appuyer de ce Mss. pour assurer que Schott et Martin Polonus, premiers auteurs de cette histoire (du moins à ce qu’on en croit), l’ont puisée dans des auteurs plus anciens qu’eux.

On a dit que l’usage où l’on étoit autrefois de faire asseoir le pape nouvellement élu sur la chaise percée de porphyre, qui est au cloître de Saint-Jean-de-Latran, avoit été introduit à dessein de s’assurer que l’on n’étoit pas retombé dans l’inconvénient de choisir pour pape une femme. Mais ce ne peut en avoir été la cause, puisque, selon la remarque de Mabillon, cette cérémonie se pratiquoit plus d’un siècle avant que Martin Polonus ne commançât à faire mention de la papesse. On y faisoit asseoir le nouveau pape pour faire allusion à ces paroles du psaume : De stercore erigens pauperem. On la prenoit alors pour une vraie chaise stercoraire, quoiqu’elle ne soit qu’une chaise de bains ouverte par devant pour la commodité de ceux qui se lavent.

Il faut encore voir dans la galerie de peinture à l’Ambroisienne un énorme livre in-folio, dont on a refusé un tel prix que je n’ose vous le rapporter. Ce sont les dessins, avec les explications, de toutes les machines imaginables, soit de guerre, soit de statique, le tout dessiné et écrit de la propre main de Léonard de Vinci. Il y a aussi un grand nombre de volumes de dessins originaux de différents maîtres.


LETTRE XI
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À M. DE BLANCEY


Route de Milan à Vérone. — Mantoue.


Villafranca, 21 juillet.


Le 18, nous partîmes conduits par des voiturins qui devoient nous mener jusqu’à Venise. Cette allure, quoique bonne, ne vaut pas la poste à beaucoup près ; mais le calcul que j’ai fait que, vu la difficulté qu’il y a d’avoir la cambiatura, la poste nous reviendroit, pour le reste du chemin que nous avons à faire, à plus de vingt ou vingt-deux mille Jules, c’est-à-dire à 12,000 livres de France, m’en a fort dégoûté. Cependant il faudra bien en sauter le bâton si les voiturins ne nous accommodent pas, ce qui est plus que probable, cette race étant la plus méchante qui ait jamais rampé sur la surface de la terre.

Je ne puis trop exalter la beauté des routes et de tout le pays milanais, riche et fécond, partout planté de beaux arbres et coupé d’une quantité de canaux entre lesquels on marche presque toujours : voilà la route qu’on a jusqu’à Mantoue. Je ne suis pas surpris qu’un si beau pays ait excité de si fréquentes disputes pour savoir qui le posséderoit.

Le premier endroit de remarque que nous trouvâmes sur la route est Marignan, que je crus trouver semé de barbes des Suisses que François Ier y déconfît ; mais dans le vrai, je n’en aperçus pas une.


La dînée fut à Lodi, ville médiocre, ceinte pour toute fortification d’une muraille sur un rempart élevé ; les autres ouvrages sont peu de chose et tombent en ruine. Les maisons sont basses, les rues larges et désertes, si ce n'est dans le cenfre de la ville. Je tirai inutilement mes tablettes, car je ne trouvai rien à noter. Cependant ceux qui n'auront absolument rien à faire de mieux pourront aller voir la cathédrale ridiculement construite, l'Inco- ronata et la maison des Barni, qui est assez belle.


Castiglione est un joli bourg qne l'on trouve avant que d'arriver à Pizzighettone, oîi étoit le terme de notre journée, après avoir fait quarante milles depuis Milan.


Pizzighettone et Gherra d'Adda, sont deux places qui, î)0ur ainsi dire, n'en forment qu'une, partagée par la rivière d'Adda, et connue sous le nom de la première, quoique celle-ci ne soit, à parler vrai, que le fort, et que Gherra d'Adda soit la ville. Elles communiquent par un grand pont de bateaux jeté sur l'Adda, belle rivière qui, dans cet endroit, forme un long et large canal revêtu d'un et d'autre côté. Les ouvrages de ces places, autant que j'en puis juger, sans m'y connaître, m'ont paru meilleurs que ceux d'aucune autre ville de Lombardie, surtout ceux de Pizzighettone, qui ont encore été aug- mentés par le roi de Sardaignn, après la prise de cette place. Nous allâmes à l'ordinaire voir l'attaque, c'est du côté de Gherra d'Adda, dont le clocher, un peu maléficié par le canon, n'est pas encore tout-à-fait raccommodé. Il faut convenir que depuis là le pays n'est pas d'une aussi grande beauté qu'ailleurs, quoiqu'une autre contrée pût fort bien s'en faire honneur.


La roule de la matinée fut bientôt faite. Nous étions partis de si bonne heure, que, dès sept heures et demie du matin,


Savoz-vous bien, monsieur, que j'étais dans Crémone (f) !


Cette ville qui, de la campagne se présente assez bien, ne lient pas ce qu'elle promet quand on est dedans. Les bâtiments sont peu de chose ; les rues larges et droites sont désertes, et les endroits les plus prisés me parurent fort médiocres. La ville est partagée par un sale et méchant filet d'eau, que quelques relations libérales


(1) Vers de Régnard. — 85 —


honorent du nom de superbe canal. Je ne vous entre- tiendrai pas d'une dispute que j'eus avec un colonel hongrois, commandant de la ville, qui, après nous avoir pris pour des capitaines espagnols qui venoient débaucher ses troupes, voyant qu'il s'étoit bien fort trompé, chercha à nous faire une autre querelle d'allemand, dans notre qualité de François, Tant il y a que nous nous quittâmes réciproquement fort mécontents l'un de l'autre, et qu'au sortir de chez lui j'allai voir la cathédrale, dont je ne fus pas plus fort satisfait. Près de là est une haute tour sur laquelle je montai, parce qu'elle | asse pour la plus haute de l'Europe. Je crois que l'on pourroit se contenter de dire qu'elle est la plus haute do la ville ; car il y en a bien d'autres ailleurs qui ne le sont pas moins. Tout ce que je puis faire pour elle est de lui accorder la hauteur des tours Notre-Dame de Paris : il y a quatre cent quatre- vingt-dix-huit marches jusqu'au sommet, au-dessus de la cloche. La vue de là est fort étendue, et n'en est pas plus belle ; le pays qu'on découvre ne paroît qu'une forêt, étant trop couvert d'arbres. Ce qu'il y a de mieux est le cours du Pô, qu'on voit serpenter fort au loin.


Les églises de Saint-Pierre et de Saint-Dominique sont assez belles et assez bien ornées, pour Crémone s'entend ; car toutes ces sortes de choses sont relatives. C'est une observation générale qu'il faut faire sur toutes mes narrations. Je cite telle chose dans un endroit, que je n'aurois garde de rapporter dans un autre, et tel édifice se fait distinguer à Crémone qui ne seroit pas regardé à Gènes. Pour en revenir aux deux églises dont je vous parlois, la première a un buffet d'orgues qui peut passer partout pour beau ; l'autre a au fond du chœur une Adoration, par Panfile Nuvolone, d'un coloris distingué, et vis-à-vis, sur la grande porte, un miracle de saint Dominique, par le même. Dans la croisée de la gauche sont deux bons morceaux d'Antonio Campo.


Les Augustins ont un portail d'architecture à la lom- barde, propre à donner une idée du goût de cette vieille nation. Ils ont aussi un des meilleurs tableaux du Pérugin que je connaisse, vis-à-vis duquel est une chapelle pleine de statues grotesques, mais bien faites, représentant la Passion, par Barberini. Il y a, à ce qu'on me dit, une bibliothèque ; mais les moines étoient au réfectoire, et il — 86 —


y auroit eu de l'absurdité à prétendre les en tirer pour aller voir des livres. On me montra aussi la maison où le maréchal de Villeroy fut fait prisonnier.


Au sortir de Crémone, nous retrouvâmes nos canaux et notre plaine plus belle que jamais. Les villageois étoient actuellement occupés à faucher les prés pour la troisième fois. On les fauche une quatrième, puis on met le bétail dedans pour l'engraisser.


Après avoir fait trente-six milles dans noire journée, nous trouvâmes Bozzolo, petite ville qui a des fortifi- cations assez bien revêtues, mais sans fossés ; elle appar- tient au prince de Guastalla.


Le lendemain, après avoir traversé Saint-Martin-de- Bozzolo, petite ville aussi agréable que j'en aie jamais vu, nous passâmes la rivière d'Oglio, sur un grand pont de bois que les François y ont construit en dernier lieu. Je crois qu'il y a un péage ; mais les gardes ne furent ni si mal avisés, ni si peu reconnaissants que de vouloir l'exiger de nous. Au bout de quelque temps le Lac Supérieur se fit voir. Nous cheminâmes sur la chaussée qui règne entre les marais, et ce que l'audacieux Villars (<}, avec notre armée, n'avoit pu faire en trois ans de guerre, je le fis sans résistance, c'est-à-dire que j'entrai triomphant dans Mantoue, distant de Bozzolo de quatorze milles.


Je ne sais quelle idée on a eue de bâtir une ville dans un pareil endroit ; car bien qu'elle ne soit pas, comme on le dit souvent, au milieu du lac, mais au bord, elle est tellement engagée dans les marais, qu'on ne peut l'aborder, même du côté praticable, que par une étroite chaussée. Outre la force naturelle de sa situation, elle n'en est pas dénuée du côté de l'art. Ses ouvrages et la citadelle ont très-bonne mine, de sorte qu'à moins de savoir, comme d'Allerey, tous les stratagèmes de Frontin, il paraît presque impossible de prendre de force une pareille place. Elle est un peu plus grande que Crémone, sale et puante dans les quartiers bas, c'est-à-dire presque partout ; elle paraît assez commerçante et peuplée, et n'est bâtie ni bien ni mal.


(I) l'audacieux Villars


Disputant le tonnerre a l'aigle des Césars.


VoLTAinu : Uennadf.

Je ne fus pas plutôt arrivé, que je m’embarquai au plus vite sur le lac, pour aller voir le village et la maison où est né Virgile. On a bâti sur la place un château qu’on m’avoit fêté et où je comptois trouver des choses dignes d’un homme qui a tant honoré sa patrie. Je n’y vis autre chose qu’une maison de campagne assez propre, où il n’est pas la plus petite question de Virgile. Le village s’appelle cependant Virgiliana. Je demandai pourquoi aux gens du lieu : ils me répondirent que ce nom lui venoit d’un ancien duc de Mantoue, qui étoit roi d’une nation qu’on appelle les Poètes, et qui avoit écrit beaucoup de livres qu’on avoit envoyés en France. Bref, ces ignares Mantouans n’ont pas élevé le moindre monument public à ce prince de la poésie, et tout l’honneur qu’ils lui font aujourd’hui, est de faire servir son image à la marque du papier timbré. Ils n’ont rien fait non plus pour Jules Romain, qui est mort chez eux, après avoir consacré ses talens à l’embellissement et à la sûreté de leur ville.

Le palais du Té est des principaux ouvrages de ce fameux peintre. C’est lui qui a fait le dehors ainsi que le dedans ; mais le dehors, quoique assez beau, ne m’a pas paru un grand chef-d’œuvre. C’est une grande cour carrée, environnée de quatre corps de logis massifs d’ordre dorique, d’où l’on entre dans un péristyle massif aussi, mais noble. Les colonnes y sont assemblées par quatre ; il est décoré de statues, bas-reliefs et fresques, et donne sur un jardin médiocre ; mais bien terminé par un bon morceau d’architecture rustique. La maison ne contient pas le moindre meuble, et personne ne l’habite ; elle reste à l’abandon, tout ouverte comme une grange ; on iroit cependant bien loin pour trouver d’aussi belles choses que celles qu’a faites là Jules Romain. Dans la première pièce de l’appartement à gauche, une double frise chargée de bas-reliefs dans le goût de l’antique, et dans la seconde, un plafond, partie fresque, partie mosaïque ; dans la troisième, il n’y a jamais eu place pour mettre une chaise ; c’est un salon où Jules Romain a représenté à fresque le combat des dieux et des Titans ; les uns accablés de montagnes, les autres lançant des rochers, sont peints tout autour sur les quatre murailles jusqu’en bas. En vérité on ne peut entrer dans cette pièce sans être épouvanté de l’impétueuse imagination, de — 88 —


l'exécution fougueuse et dos expressions terribles qui régnent dans cefouvrage, lequel enlève l'âme, mais sans la toucher ; car il n'y a que peu d'agréments. Ce morceau qui est le triomphe de son auteur, mérite bien une ample description, et dans l'excès de ma loquèle, je ne me tien- drois pas de la faire, si elle ne l'étoit déjà par Félibien, où vous pouvez la voir. Mais que diroit ce grand orateur de la peinture, s'il savoil que cet incomparable salon a servi en dernier lieu de corps-de-garde à de misérables soldats allemands qui, par la plus tudesque de toutes les bar- baries, ont écrit leurs noms et fait mille autres cruautés sur cette peinture (1) !


Dans la première pièce de l'appartement à droite, un Phaéton de clair-obscur au plafond ; dans la seconde, un autre plafond composé de mille petits tableaux, plus jolis le.<s uns que les autres ; dans la troisième, les noces de l'Amour et de Psyché, ouvrage qu'on ne peut se lasser de voir et d'admirer par la beauté du dessin, l'élégance des attitudes, etc. Je ne parle pas de la quatrième pièce, quoique belle, la précédente la gâte trop ; mais il faut voir dans la cour une salle réduite à la misérable condition d'écurie, décorée d'un plafond représentant le soleil qui se couche et la lune qui se lève, et tout autour des façons de médailles antiques, ou agates-onyx figurées en stuc d'une telle perfection, qu'on en feroit encore volontiers des bagues.


Je sortis de ce palais indigné de le voir si outrageuse- ment négligé, et m'en allai rendre hommage à la petite maison de Jules Romain, que je trouvai ornée d'une architecture rustique de très-bon goût. Il y a sur la porte une statue de Mercure, de la plus grande beauté. Mais si Jules Romain a négligé de se faire une somptueuse habi- tation, il s'est donné carrière pour se construire un voi- sinage magnifique, en bâtissant devant sa maison le vaste palais de Gonzague, dont la façade marque bien le génie entreprenant de celui qui l'a fait. Au-dessus d'un pre- mier étage de rustique, c'est, au lieu de colonnes, une longue suite de colosses grotesques qui portent sur leur tête un ordre dorique surmonté d'un entablement ou haute architrave. Que toute l'architecture et tous les palais


(I) Les traces de ces insultes ne sont plus visibles. — 89 -


■de Gênes viennent se mettre à genoux devant celui-ci ! Il -est plein d'une quantité infinie de tableaux ^}ue je vis fort rapidement, parce qu'il éioit tard. Seulement il y a un enlèvement de Ganymède, par le Tintoret.dans un plafond ; et un Amour, d'Annibal Carrache, dans la ruelle du lit ; qui sont : deux morceaux de distinction.


La cathédrale est d'une architecture très-noble en •dedans, à quatre rangs de colonnes corinthiennes et deux rangs de pilastres de même, du dessin de Jules Romain. Les fresques et plafond du chœur, derrière l'autel, sont ce que j'ai vu en ce genre, jusqu'à présenf, de mieux colorié. Il me semble qu'il y a une assez bonne chapelle à la croisée de la gauche, et au chapitre une Tentation de saint Antoine, par Paul Veronese, avec deux batailles, <le Campi. À Saint-Christophe, ce gros bonhomme de saint, par Jules Romain. À Saint-Sébastien, la figure du maître de la maison, assez bonne, et une Multiplication ■des pains, de l'école du Veronese.


Le palais du duc de Mantoue est si peu de chose, quant au bâtiment, qu'on ne vuudroitpasle prendre pour une maison de marchand ; mais les logements sont fort vastes. Celui de la duchesse est tout démeublé, et non celui du duc, qui sert au gouverneur de l'empereur, quand il y en a un. Au reste, on n'a, à vrai dire, laissé là que ce que l'on n'a pas pu emporter. Toutes les curio- sités dont les cabinets étoient remplis ont été enlevées ; mais il reste dans l'appartement d'excellentes peintures ; savoir : à la première pièce, six grands morceaux, de Palma le vieux, et sur la cheminée, le Festin chez le pharisien, par le Titien, l'un de ses plus beaux tableaux pour le coloris ; à la seconde, les noces de Persée et d'Andromède, par Palma le vieux. Quatre rideaux de ve- lours, par leTintoret, fort curieux. Deux philosophes du Titien, excellents. Une Suzanne de Lorio, bon ; quatre grandes et admirables pièces, de Jules Romain, formant Ja frise. Dans la troisième, cinq grands morceaux du Tintoret ; deux du Guerchin ; la frise en quatre pièces, de Jules Romain, peintes sur cuivre. Dans la quatrième, la chute des géants, par Palma, et une bataille, par Campi. Dans la galerie, le plafond et la frise, de Jules Romain, deux bas-reliefs sur les portes : c'est ce qu'il y a de plus beau dans la maison. À la chapelle, dont la façade est — 90 —


assez bonne, la Madeleine lavant les pieds de Jésus- Christ, par le Titien.


Le manège et le théâtre sont les deux meilleurs mor- ceaux de ce palais. Le premier est d'un excellent ordre dorique rustique, par Bibiena ; le second, très-bien orné et doré, à cinq rangs de loges ; chaque loge d'un même rang, allant en dégradation pour que celles du devant ne nuisent point à la vue de celles du derrière ; et en face du théâtre, cinq beaux balcons en saillie. Je vous expliquerai plus au long cette construction, quand il sera question d'accommoder le nôtre.


Voilà où j'en étois sur l'article de Mantoue, et je comp- tois au grand détriment de vos oreilles, charger mon journal de quantités d'autres remarques sur cette ville, dont je trouve que l'on n'a pas assez parlé, lorsqu'on est venu en hâte nous avertir que la nouvelle venoit d'arriver que les Vénitiens posoient des barrières sur leurs confins, a cause des vaisseaux de Hongrie et de Dalmatie qui vonoient à la foire de Sinigaglia, dans l'Etat du Pape, et qui étoient suspects de peste ; de sorte que, dans un mo- ment, la communication avec Venise seroit barrée, et que rien n'y entreroit plus sans faire la quarantaine. Rien de plus pressé que de nous jeter dans nos chaises, pour prévenir le temps fatal. Nous avons passé la grande chaus- sée de Mantoue, et enfilé une allée droite à perte de vue. Enfin, sans mal ni douleur, me voici à Villa-Franca, première bourgade de l'état vénitien, où nous pourrons laisser passer l'excessive chaleur. Comme je ne m'en- dors point sur mes commodités, j'ai découvert une bonne église bien fraîche, où, m'étant fait apporter une chaise et une table, je suis actuellement en veste et en bonnet occupé à vous écrire. Les bonnes gens qui passent entrent pour me voir ; j'en suis tout entouré. En voilà un qui me demande ce que je fais, et je lui persuade que je suis si charmé de la propreté de leur église, que j'en fais une description pour bâtir une chapelle pareille dans le sérail ; mais je vais les quitter, et vous aussi, pour aller un peu dormir avant que de repartir :


Poi che da quattro lati ho pieno il foglio

Finir lo scritto, e addomcntanni voglio.

LETTRE XII
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AU MÊME


Vérone. — Vicence.


25 juillet.


Peste soit de la politique vénitienne qui nous fit courir hors de propos par la chaleur ! Ce n’est pas que ces messieurs aient à craindre la peste par les vaisseaux qui viennent à la foire de Sinigaglia ; mais ces mêmes vaisseaux apportent du Levant des marchandises dont le commerce se fait à Venise même. Ils ont voulu par cet édit nuire à la foire autant qu’ils pourroient, en empêchant ces marchardises d’entrer chez eux, et leurs sujets d’aller s’en fournir ailleurs à bon compte. Nous poursuivîmes notre route sur le chemin de Verona (à 24 milles de Mantoue), qui s’aperçoit de fort loin, de façon qu’on la croiroit située au pied des Alpes, bien qu’elle en soit à une assez forte distance. Quand on en est près et qu’on la voit à plein avec l’enceinte de ses murs, elle paroît grande comme un géant ; mais, en la parcourant en dedans, on y trouve des rues larges comme elles sont longues ailleurs, et plusieurs places vides, dans chacune desquelles on bâtiroit une fort honnête bourgade. Cela fait qu’elle n’est pas peuplée à proportion de son étendue. Le centre de la ville seulement est vivant, commerçant, tout rempli d’artisans de toute espèce, et sent bien son état républicain. Les maisons sont les unes sur les autres dans cet endroit, ayant à toutes leurs fenêtres de grands balcons de fer en saillie, qui étant couverts de treilles et chargés de planches, qui le sont elles-mêmes de gros pots de fleurs ou d’orangers, font que l’on se promène incessamment dans les jardins de Sémiramis, non sans danger de se voir, au moindre vent, coiffé d’une demi-douzaine de ces pots ; c’est une fort méchante police. L’on s’aperçoit encore du voisinage de Venise à la vue — 92 —


d'une quantité de belles figures de femmes, grandes, grosses, grasses et blanches, telles qu'on les voit dans les tableaux de Paul Veronese, qui n'a pas manqué d'ori- ginaux à imiter, les Vénitiennes ayant la réputation d'être les plus belles femmes de l'Europe.


On n'a rien de mieux à faire, quand on arrive, que d'aller à la comédie pour se délasser ; c'est ce que nous fîmes à Vérone. Je ne m'accoutume pas à la modicité du prix des spectacles. Les premières places ne coûtent pas dix sous, mais la nation italienne a tellement le goût des spectacles, que la quantité des gens et du menu peuple qui y vont, produit l'équivalent et tire les comédiens d'affaire. Grâce à Dieu, on ne doit pas être en peine de trouver des places à la comédie de Vérone ; elle se repré- sente tout au beau milieu de l'ancien amphithéâtre des Romains, et il n'y a point d'autres places pour les specta- teurs que de s'asseoir tout uniment à découvert sur les degrés de l'amphithéâtre ou il y a de quoi placer trente mille personnes. Il fut plein il y a quelques années lors d'une fête que l'on donna à madame la duchesse de - Modène ; ce doit être un beau coup d'œil. Je ne sais comment ces gens-là faisoient leurs constructions ; mais j'ai éprouvé que du haut des degrés, bien qu'on soit fort éloigné des acteurs, on les entend presque comme de près. Je n'ai jamais vu tant de moines à la procession qu'il y en avoit à la comédie. Je n'y vis point de Jésuites, et je m'informai s'ils n'y alloient pas. Un prêtre, placé à côté de moi, me répondit que, bien qu'ils fussent plus pharisiens que les autres, ils ne laissoient pas d'y venir quelquefois. Les dames n'y vont pas beaucoup non plus ; j'y en ai cependant trouvé tous les jours ; elles sont assises comme les autres, dans l'arène, au milieu des hommes. Les pièces des Italiens, quoique essentiellement méchantes de tout point, ne laissent pas de me réjouir par la quan- tité d'événements dont elles sont chargées, parles mau- vaises plaisanteries dont j'ai pris le goût en fréquentant votre excellence, et par le jeu des acteurs. Les troupes du pays même, sont, à mon gré, meilleures que celles qui sont transplantées à Paris et dans nos provinces. Mais ce qui m'a surpris de plus en plus, quoique je l'aie vu tous les jours, c'est une jeune danseuse qui s'élève au moins aussi haut et aussi fort que Javilliers, qui fait — 93 —


vingt entrechats de suite, sans se reprendre, battus à huit, et de même de tous les entre-pas de force qu'on admire dans nos maîtres ; de sorte qu'à l'égard de la légè- reté, la Camargo auprès d'elle est une danseuse de pierre de taille. En général les danseuses de ce pays-ci sont beaucoup plus fortes et plus élevées que les nôtres, mais voilà tout ; ne demandez aux danseurs ni grâces, ni bras, ni bon goût, ni grande précision ; seulement, ils rendent d'ordinaire fort bien le caractère de l'air qu'ils dansent.


Que je n'oublie pas de vous dire la surprise singulière que j'eus à la comédie la première fois que j'y allai. Une cloche de la ville ayant sonné un coup, j'entendis derrière moi un mouvement subit tel que je crus que l'amphi- théâtre venoit en ruine, d'autant mieux qu'en même temps je vis fuir les actrices, quoiqu'il y en eût une qui, selon son rôle, fût alors évanouie. Le vrai sujet de mon étonnement étoit que ce que nous appelons l Angélus ou le pardon venoit de sonner, que toute l'assemblée s'étoit mise promptement à genoux, tournée vers l'orient ; que les acteurs .s'y étoient de même jetés dans la coulisse ; que l'on chanta fort bien Y Ave Maria ; après quoi l'actrice évanouie revint, fit fort honnêtement la révérence or- dinaire après V Angélus, se remit dans son état d'éva- nouissement, et la pièce continua. Il faudroit avoir vu ce coup de théâtre pour se figurer à quel point il est ori- ginal.


Puisque je suis actuellement dans l'amphithéâtre, j'ai envie de vous en parler tout de suite. Je me confirme tous les jours dans l'idée qu'il n'y a eu que les Romains qui aient su faire des ouvrages publics. Je ne me lasse point, sur ce que j'ai vu, d'admirer leurs plans et leurs exécu- tion. Cependant j'en ai bien d'autres plus beaux à voir encore. Le monument en question est fort bien conservé en dedans, c'est- à-dire [quant à l'arène et aux gradins qu'on a eu grand soin de réparer ou de refaire à neuf en plusieurs endroits. Misson a raison dans sa dispute avec d'autres voyageurs de soutenir que le nombre des degrés est de quarante-quatre. Je les ai comptés et recomptés, bien malgré mes jambes, car ils ont un grand pied de haut, mais il donne trop d'enceinte à la dernière marche. Je l'ai fait compter plus d'une fois, il ne s'y est toujours — 94 —


trouvé que cinq cents pas de tour. Pour ce qui est des galeries et de la vaste enveloppe extérieure, elle est telle- ment détruite que des soixante-douze portes dont elle est composée, il n'en reste que quatre numérotées, 64, 65, 66, 67. On croit que la statue antique qui est au théâtre de l'Académie étoit sur une de ces portes et qu'il y avoit sur chaque porte une pareille statue. L'ordonnance exté- rieure de l'édifice présente trois hauts étages d'arcades, d'une espèce de dorique rustique, fort massif, ainsi qu'il convient à un si gros bâtiment. Sa structure, pour la distribution des entrées et la commodité de se ranger, est imaginée à merveille ; mais cela seroit trop long à décrire.


Cette ville a un amour décidé pour les antiques et en contient un assez bon nombre, comme quelques arcs de triomphe, l'un desquels s'appelle l'arc de Vitruve (1), quoiqu'il y ait travaillé comme moi ; et plusieurs ruines d'aqueducs et de théâtres que j'ai négligé de voir. Il faut visiter près de l'Adige les ruines d'une ancienne nauma- chie ; mais ce qu'il y a de mieux en ce genre est le re- cueil que vient de faire faire le marquis Scipion Maffei (2) au-devant du théâtre moderne. Il fait construire un cloître de sept pieds de haut seulement sous le plafond, lequel enveloppe toute la cour. Il est ouvert en dedans par un rang de colonnes corinthiennes, et de l'autre côté la mu- raille n'est composée, pour ainsi dire, que de bas-reliefs et inscriptions antiques, grecques et latines, arrangés avec une industrie fort agréable. À boulevue, on peut avoir ramassé dans ce lieu près de deux mille pièces antiques, grandes ou petites, bonnes ou mauvaises, y compris les cippes, chapiteaux ou autres fragments qui, n'étant pas faits pour être infixés dans le mur, ont été posés entre les colonnes. Le théâtre qui fait face à cette cour est un grand bâtiment qui se présente par un beau péristyle d'ordre ionique ; il n'y a que cela de bon. Au-dessus, on a élevé le buste du marquis Maffei, quoique vivant. Je ne l'ai point trouvé à Vérone dont je suis très-fâché ; mais je compte le joindre à Rome et faire usage des lettres que


(1) Cet arc n'est pas attribué au grand Vitruve, mais à son élève et affranchi Vitruve Cerdo.


(2) Littérateur et philologue distingué. — 95 —


j'ai pour lui. L'intérieur du théâtre est composé d'une quantité de salles peu jolies ou l'on tient tous les jours la conversation, les académies des beaux esprits, etc. Cette académie s'assemble fort rarement : on la nomme des Philharmoniques. Son institution avoitpour but de renou- veler la musique ancienne. Les académiciens dévoient savoir jouer du barbitus, de la cithare et du sistre ; mais, comme beaucoup d'autres académiciens, ils ne font rien de ce qu'ils devroient faire ; de sorte que je fus frustré de l'espérance que j'avois conçue de voir exécuter une cantate dont les paroles seroient de Pindare et la musique de Thimothée. Les salles sont remplies des statuts de l'aca- démie, écrits d'une façon fort fastueuse, en style de lois des Douze-Tables, et de tous les portraits des académi- ciens. Mais au diable si l'on y voit ceux de Pline le natu- raliste ni de Catulle, leurs compatriotes ; ce qui cependant n'auroit point fait de tort à l'académie.


J'ai vu depuis les statues de Pline, de Catulle, de Vitruve, de Cornélius Nepos et d'^Emilius Macer sur la façade du palais du conseil ; celle de Jérôme Fracastor est au-dessus de l'Arc Barbare. On trouve aussi dans le même palais de l'Académie le théâtre effectif de l'Opéra, qui ne vaut pas celui de Mantoue, mais plus beau cepen- dant qu'aucun qui soit en France. Vis-à-vis le théâtre est le palais de la Grande-Garde, construit d'un grand goût d'architecture par le Palladio, mais qui est demeuré im- parfait. Il donne sur la principale place, au milieu de laquelle la statue de la ville de Venise, en habit de doge, est assise sur un piédestal en marque de souveraineté.


Vérone est traversée, dans sa plus grande longueur, par l'Adige, rivière large, rapide et blanchâtre comme toutes celles qui descendent des Alpes, c'est-à-dire comme les plus considérables de l'Europe. On voit en face sur la colline, de l'autre côté de l'eau, le château Saint-Pierre, des jardins et constructions qui, joints à la figure des bâtiments sur la rivière, lui donnent, à mon gré, de la ressemblance avec la ville do Lyon, du côté de Fourvières. On passe la rivière sur quatre ponts de pierre qui n'ont rien de remarquable. Les maisons, pour la plu- part, étaient peintes à fresque de la main de Véronese ou de ses élèves ; mais tout cela est tellement effacé que l'on n'y voit presque plus rien. Les endroits qui paraissent — 96 —


font grandement regretter ceux qui ont péri (I). Voici, à mon ordinaire, le mémoire de ce que j'ai remarqué d& plus curieux dans les maisons publiques nu particulières.


La cathédrale est assez grande et dégagée. Il y a à gauche, en entrant, un tombeau orné avec élégance ; mais qui ne m'a pas tant inspiré de considération que celui de mon ami le cardinal Noris (2), quoique beaucoup plus simple. Près du premier est une Assomption du Titien, qui a été belle, mais qui est maintenant fort en- fumée, et près du second, dans une chapelle, un Cruci- fiement à fresque contenant une prodigieuse quantité de figures ; ce tableau a été fait en 1 436 par Jacques Bellino, écolier de Gentile Bellini (3). Ce morceau de peinture n'est pas tant considérable par lui-même que par l'histoire du progrès de la peinture et du goût du siècle qu'il fait voir en montrant ce que c'étoient que les choses qu'on estimoit alors, et avec combien de rapidité cet art s'est tiré de la grossièreté où il étoit plongé pour produire les choses du monde les plus belles et les plus touchantes. On peut voir aussi dans cette même église un tableau de Gennesio Libérale.


À Sainle-Anastasie, quelques tombeaux, surtout un des Fregoses (4), et un autre fait d'un marbre noir et blanc fouetté très-singulièrement ; plus deux statues qui sou- tiennent les bénitiers, à qui le poids de la charge fait faire une mine tout-à-fait originale. Je n'ai mis cela sur mes registres que par complaisance pour Lacurne qui l'a voulu.


Aux Carmes, Jésus-Crist dans un pressoir ; c'est la Croix qui fait l'arbre du pressoir. Elle tourne sur deux vis ; Jésus-Christ la tourne lui-même, et son sang qui coule est reçu dans des calices par les communiants qui sont tout autour. Ce morceau devroit servir d'acolyte à un autre dont j'ai ouï parler, où Jésus-Christ est dans une


(1) Tout aujourd'hui est effacé.


(2) Le cardinal Noris a publié des ouvrages théoiogiques et écrit sur les antiquités grecques et romaines.


(3) Gentile était au contraire (ils de Jacopo Bellini, lequel était élève de Gentile da Fabriano.


(4) Ce tombeau a été élevé sur les dessins de Cattaneo Danese, élève de Sansovino. — 97 —


trémie, la moitié du corps entre deux meules, et il en sort des hosties.


À Santa-Maria in Organo, une fresque de manière an- cienne, très-bien fuyante, à droite et à gauche du chœur, parBrusasorci. Le chœur est peint par Paolo Farinato. Les stalles sont de jolis tableaux de bois de rapport faits par le célèbre frère Jean, moine olivetain de Vérone. Remar- quez encore un Miracle de saint Olivelan. Je n'ai pu voir l'âne qui porta Notre-Seigneur à Jérusalem, et dont Misson rapporte l'histoire fort au long. Les moines me dirent que depuis plusieurs années, pour ménager les esprits faibles, on ne le montroit ni on ne le portoit plus en procession comme autrefois, mais qu'on le tenoit sous clef dans une armoire.


À San-Fermo, dans une petite chambre, un tombeau de Tuzziani, chargé de six bas-reliefs de bronze, imités de l'antique, par Campana, dans le xv" siècle. On ne peut rien de mieux, en vérité. Je m'étonne que la sculpture eût déjà fait tant de progrès dans un temps oîi la peinture en avoit encore fait si peu. L'architecture de Saint-Gaétan m'a semblé assez bonne ; mais Saint-Zénon vaut tout-à- fait la peine d'être vu. Ce n'est pas que ce qu'il y a à voir ne soit du dernier détestable ; c'est au contraire par là qu'il est curieux, pour voir quel étoit le génie du temps de nos rois de la seconde race, et le mauvais goût des ouvra- ges de cette époque. Pépin, fils de Charlemagne, a fait construire cette église. Sa façade est couverte de bas-re- liefs de marbre, et les portes de bas-reliefs de bronze, re- présentant la vie de Jésus-Christ, celle de saint Zenon et autres choses ; mais de quel goût ! cela fait lever les épau- les. Misson s'est tué inutilement à chercher un sens allé- gorique aux deux coqs qui ont pris un renard ; tout l'en- droit oîi cela est représenté est couvert d'espèces de fables d'animaux qui ne signifient rien. Quant au roi qui s'en va à cheval à tous les diables, et qu'il dit n'avoir pu deviner, je ne doute pas qu'on ait voulu dépeindre là quelque pi- toyable tradition du temps .sur un roi qui, ne trouvant rien à la chasse, avoit fait un pacte avec le diable pour avoir du gibier. Misson, en rapportant les vers, en a sauté une partie, et fait quelques fautes dans le reste. Les voici au juste : — 98 —


rcgem stultum, petit infernale tribututn Ni sus, equus, cervus, canis huicdatur. Hos dat Avernus. Mox que paratur equus, quem misit doemon iniquus ; Exit aquà nudus, petit infera non rc-diturus


Ce dernier mol est fort bien écrit tout au long, malgré ce qu'en dit notre auteur. On peut voir encore, dans l'église souterraine, quelques fragments fort effacés de ces méchantes peintures des Grecs, faites avant le rétablis- sement de la peinture en Occident, par Cimabue. Il y a un baptistère, ou cuve d'une grosseur prodigieuse, avec une autre cuve dedans ; le tout servoit pour l'immersion des cathécumènes adultes. L'évêque passoit et tournoit tout autour, entre les deux cuves. On me voulut faire croire que le baptistère étoit d'une seule pierre cavée ; même ces gens-là comptoient si fort sur ma complaisance, qu]un bénitier de porphyre près de là y avoit été, selon eux, apporté par le diable, au vu et su de tout le monde. En ce cas-là le diable est un sot de n'avoir pas gardé pour lui l'un des plus grands et des plus curieux morceaux de porphyre qu'il y ait au monde. Ce fut saint Zenon qui lui donna ordre d'aller chercher ce bénitier en Istrie. Il y étoit avec un très-beau piédestal aussi de porphyre ; mais le diable, qui n'est pas comme sa servante, et qui n'en fait pas plus qu'on ne lui commande, ne l'apporta pas, le saint ne lui en ayant pas donné l'ordre expressément. Au surplus, cette église de Saint-Zénon est d'une bonne archi- tecture, et a une fort belle tour à clocher. Le tombeau du roi Pépin est dans un préau à côté ; il est fort simple, et porte une incription courte, écrite en caractères du temps, mais qui cependant nous parut bien plus moderne et qui peut avoir été ajoutée depuis.


Les autres bâtiments publics, outre ceux-ci, sont les grands bâtiments de la foire, construits sur les dessins de Bibiena ; c'est à peu près la même chose que la foire Saint-Laurent. Ce qu'il y a de mieux à mon gré à Vé- rone, dans ce genre, sont les cinq portes, comme on les appelle. C'est un corps de logis percé à cinq arcades, en arc de triomphe, d'ordre dorique, bellissimo. Les propor- tions en sont si justes, cela entre dans les yeux avec tant de grâce, qu'on ne se lasse point de le regarder. Il sert aujourd'hui à faire un arsenal pour retirer la grosse ar— 99 —


tillerie ; auparavant c'étoit une des portes do la ville. L'auteur de cet excellent ouvrage est San Michelli, ami de Paul Veronese, dans les tableaux duquel il a dessiné ces belles architectures, qui en font l'un des principaux orne- ments. D'autres les attribuent à Benedetto Caliari : tous deux peuvent y avoir travaillé.


Quant aux maisons des particuliers, celles de Pompéi et de Maffei (autre que Scipion), m'ont paru les plus belles à l'extérieur ; mais j'estime mieux que cela les jar- dins du palais Giusti, que la nature a assez bien servi pour lui donner dans son jardin même, des rochers, au moyen desquels on a des grottes et des terrasses sans fin, surmontées par de petites rotondes ouvertes de tous côtés sur la ville et sur tout le pays, coupé par le cours de l'Adige. À gauche, la vue ne se termine pas, et à droite les montagnes du Tyrol l'arrêtent. Outre cela, la quantité de cyprès prodigieusement hauts et pointus, dont tout ce jar- din est planté, forment un coup d'œil original et lui don- nent l'air d'un de ces endroits où les magiciens tiennent le sabbat. Ily a un labyrinthe, oîi moi, qui nigaude tou- jours derrière les autres, j'allai m'engager indiscrètement. J'y fus une heure au grand soleil à tempêter sans pouvoir me retrouver, jusqu'à ce que les gens de la maison vins- sent m'en tirer.


Nous ne sommes pas fortunés en cabinets ; celui de Moscardi, le plus célèbre de toute l'Italie, est presque tout défait, et nous ne pûmes voir le reste ; le maître étoit à la campagne, n'ayant pas prévu notre arrivée, J'allai à celui de Saibanti oïl il y a force manuscrits, quantité de bron- zes antiques, surtout des monuments égyptiens et de lam- pes antiques de toutes matières et de toutes figures ; des cachets de famille en quantité. Une tête grecque (de Thé- sée si vous voulez), grosse comme la boule des Invalides, peut-être un peu moins.


Nous partîmes de Verona le 25, pour aller à Vicence ; le chemin n'est pas aussi agréable qu'auparavant, et quel- quefois il est pierreux. Nous arrivâmes à Vicence la même matinée, ayant fait trente milles.


Vicence n'est pas aussi grande que Vérone, et à mon gré ne la vaut à aucun égard ; cependant toutes les maisons considérables y sont d'une architecture régulière et admi- rable, fort au-dessus de celle que l'on vante à Gênes. Le — 100 —


fameux Palladio, le Vitruve de son siècle, étoit natif de Vicence. On prétend qu'ayant reçu quoique mccontento- ment de la noblesse de sa ville, il s'en vengea indirecte- ment en mettant à la mode le goût des façades dont il leur donnoit des dessins magnifiques, qui les ruinèrent tous dans l'exécution. En effet, on ne voit à chaque édifice que façades do toutes sortes de manières, surtout d'ionique (c'étoit son ordre favori), avec tous les combles chargés de statues, trophées et autres embellissements. Ce seroit une ridiculité que de vouloir citer ces maisons, vu la quantité, sauf cependant le palais Montanari et celui des Chiericati qui fait la face d'une petite place de Vicence. Avec cela, non-seulement cette ville n'est pas belle, mais elle m'a paru laide et désagréable. Ces belles maisons, outre qu'elles ont l'air triste, ont pour acolytes de méchantes chaumières qui les défigurent tout-à-fait. Bref, Vicence a l'air pauvre, sale et mal tenu presque partout. Son plus bel endroit est la place où est le palais de la Ragione, c'est-à-dire de la Justice. Le toit est tout de plomb, d'un dessin ovale assez singulier. Ce vaste et singulier ouvrage de Palladio fait un grand ornement à cette place, aussi bien que le palais du Capitaine et le Mont-de-Piété, où l'on fait l'usure pour le secours des pauvres gens. Bien en- tendu, cependant, que ces deux derniers palais sont fort au-dessous du premier, qui, outre sa décoration de mar- bre, a une tour que je crois plus haute que celle de Cré- mone et plus svelte. Le dedans du palais me parut fort médiocre, pour ce que j'en vis, n'ayant pu pénétrer qu'à la première pièce, parce que le Podestat, recevoit actuel- lement une visite de cérémonie de l'évêque. En récom- pense, je vis sa marche qui avoit bien aussi bon air que tout le sénat de ces mercadans de Gênes. La garde des Dalmates ou Albanais précédoit, vêtus précieusement à la grecque, comme des Janissaires. Monseigneur étoit dans un superbe carrosse d'ébène dorée, suivi de deux autres pareils ; le tout attelé de chevaux de la dernière beauté. Les équipages du Podestat étoient verts et galants, conve- nablement à son âge. C'est un joli jeune homme de vingt- quatre ans, enseveli dans une perruque hors de toute me- sure, de toute vraisemblance, et vêtu d'une veste rouge et d'une longue robe noire, comme celle de Mousson Pan- talon, — 101 —


Je ne me rappelle pas d'avoir vu à Vicence d'autres ta- bleaux de marque, qu'à Sainte-Couronne une Adoration des rois, par Paul Veronese, dont toutes les figures en particulier sont bonnes, et ne font pas un tout bien or- donné ; en second lieu, le Baptême de Jésus-Christ, par Jean Bellini, maître du Titien : tableau moins curieux par lui-même que pour faire sentir la supériorité du disci- ple, et jusqu'à quel temps le mauvais goût a régné. Ce- pendant ce Bellini est encore fameux aujourd'hui, parce qu'il étoit grand dans son siècle ; l'habitude de le louer, lui et ses semblables, est devenue une espèce de vérité convenue. Au réfectoire des Servîtes, Jésus-Christ à la table du pape Grégoire, sous la figure d'un pèlerin, grande composition de Paul Veronese. On monte à l'église de ces moines par une centaine de degrés, au bas desquels est un arc qui en forme l'entrée ; il est construit par le Palla- dio, et orné de statues.


En parlant de Vicence, il faut toujours revenir à l'ar- chitecture et à Palladio. Au bout du Campo Marzo, pro- menade agréable, il a élevé un arc de triomphe à la manière de l'antique, de ce goût simple qui fait la véri- table beauté : c'est, si je ne me trompe, son plus beau morceau. Près de là est le jardin du comte Valmerana. Je crois que c'est à cause de l'inscription ridiculement fastueuse qu'il a mise sur la porte, et que vous trouverez dans tous les voyages, que les relations, même les plus fades, se sont donné le mot pour dénigrer ce jardin, qui cependant, quoique déchu de son ancienne beauté, m'a paru encore actuellement très-agréable. Revenons à Pal- ladio. Pour faire voir qu'il connaissoit à fond la structure des théâtres des anciens Romains, il en bâti un petit, tout-à-fait pareil aux leurs. Ce morceau, qui n'est pas un des moins curieux de Vicence, est formé en demi cercle à gradins, terminé par une colonnade dans les in- terstices de laquelle sont des petites loges et des escaliers qui montent à une galerie, laquelle fait le couronnement de l'ouvrage. C'est là la place des spectateurs. Quant à celle des acteurs, elle est dans une plate-forme au bas des gradins, et vis-à-vis sont les scènes d'où sortent les acteurs, posées sur un terrain en talus et en sculptures. Ces scènes sont faites, non comme les nôtres, mais comme des rues de ville, aboutissant toutes de différents — 102 ~


sens à une place publique, figurée par la plaie-forme. Dans ce théâtre de Palladio, les scènes forment une ville effective de bois et de carton. Ceci sert fort bien à expliquer tant à'à-parte et de longs discours qui se trouvent dans les comédies anciennes, ou quelquefois deux ou trois troupes d'acteurs parlent en même temps, sur le théâtre, de choses différentes, sans s'entendre ni s'apercevoir, ce qui se comprend fort bien, quand on voit que les diffé- rents acteurs pouvoîent être placés dans plusieurs rues où les spectateurs les découvroient, sans qu'ils pussent se découvrir les uns et les autres. Cette espèce de théâtre a sur les nôtres l'avantage que tout le monde, par cette disposition circulaire, est près des acteurs, et que la voix montant toujours, on entend également bien partout. Mais, outre que ces sortes de théâtres ne sont bons qu'en très-grand, comme les faisoient les Romains, et non en petit, ils seroient très-incommodes pour les dames ; et c'est un défaut capital que le spectacle, au lieu d'être vu de bas en haut comme cela se doit, est toujours plongé de haut en bas ; ce qui seul suffiroit pour faire préférer la forme des nôtres. Aussi on no s'en sert point pour les pièces dramatiques, mais seulement pour donner des bals et pour les séances publiques des académiciens. Après avoir vu les ouvrages publics de Palladio, nous allâmes voir sa propre maison où nous aperçûmes que dans un fort petit espace il avait rassemblé toute l'architecture extérieure et toutes les commodités inté- rieures qui se pouvoient trouver dans le terrain.


Je crois que j'ai fait partout un chapitre particulier de la coiffure des femmes. Ici elles se couvrent la tête de trois ou quatre milliers d'épingles à grosses têtes d'étain ; cela ressemble à un citron piqué de doux de girofle. À Padoue, elle s'affublent d'une grande mante de satin noir qui retombe sur le dos, puis sur le devant en écharpe. Celles-là semblent figurer le sacrifice d'Iphigénie. Cela s'entend toujours du peuple ; car les gens de condition, hommes et femmes, sont partout vêtus comme en France.


Je ne suis pas encore si sensible au plaisir de voir les belles choses des villes qu'à celui de jouir du spectacle de la campagne dans ce pays charmant. Peut-être que le terrain qui- est entre Vicence et Padoue vaut seul le voyage d’Italie ; surtout pour la beauté des vignes qui sont toutes montées sur des arbres dont elles recouvrent toutes les branches, puis, en retombant, elles retrouvent d’autres jets de vigne qui descendent de l’arbre voisin, avec lesquels on les rattache, ce qui forme, d’arbres à autres, des festons chargés de feuilles et de fruits. Tout le chemin est ainsi garni d’arbres plantés en échiquier ou en quinconce. Il n’y a point de décoration d’opéra plus belle ni mieux ornée qu’une pareille campagne. Chaque arbre, couvert de feuilles de vignes, fait un dôme de pavillon duquel pendent quatre festons, qui s’attachent aux arbres voisins. Les festons bordent la route de chaque côté et s’étendent, à perte de vue, en tous sens dans la plaine. Cette décoration n’a guère moins de vingt milles de long, qui est la distance de Vicence à Padoue. Le 26, avant que d’arriver à cette ville, nous passâmes la Brenta sur un pont distant de Padoue d’environ demi-lieue, et nous entrâmes par la porte Savonarola, dont l’architecture est fort prisée, aussi bien que celle de la porte Saint-Jean. Cependant l’une et l’autre m’ont paru au-dessous de celle que l’on nomme Del Portello, que vous ferez très-bien de voir en passant par ici.


LETTRE XIII
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À M. DE NEUILLY


Mémoire sur Padoue.


28 juillet 1739.


Padoue m’a paru d’une figure en quelque façon triangulaire et fort étendue. Elle passe pour une des plus grandes villes d’Italie, et même plus que Venise, ayant au moins deux lieues et demi de tour ; mais on ne peut rien voir de plus pauvre, de plus triste, ni de plus dépeuplé. Le premier étage des maisons porte sur d’infâmes arcades basses et irrégulières, faites de méchantes pierres ou de plâtras qui bordent la rue de chaque côté. Cela a — 104 —


quelque commodité, en ce que les gens do pied peuvent marcher à l'ombre, Aussi bien n'est-il pas possible d'aller en carrosse sur ce pavé détestable, s'il en fut jamais, et fait de gros quartiers de pierre, qui, en quelques en- droits, est une espèce de porphyre. Ainsi on peut dire que le malheur d'être roué est récompensé par l'honneur. Mes reins pourroient vous en dire des nouvelles. Venons au détail.


Le premier et le principal article est l'Université ; mais, à vrai dire, cela étoit bon autrefois. Aujourd'hui que les universités sont tombées, celle-ci l'est encore plus que les autres. Les écoliers, si redoutables par leur nombre et leur puissance, ne sont plus qu'en très-petit nombre, et la plupart du temps les professeurs prêchent aux bancs. Cependant il y en a toujours un grand nombre d'habiles, et parmi eux plusieurs gens de qualité qui ne rougissent point, comme en France, de rendre leurs talents utiles à la société, ni de passer pour savoir quelque chose. De tous les collèges qui étoient à Padoue, il n'en reste qu'un nommé II Bo, où l'on trouve une belle cour d'ordre do- rique, par Palladio ; un théâtre d'anatomie fait comme un puits, dans le fonds duquel on pose le cadavre sur une table ; tout le tour du puits est en gradins, où les écoliers peuvent se placer au nombre de cinq cents et voir la dé- monstration, sans se gêner dans ce petit espace ; chaque partie que l'on démontre étant bien éclairée par une dis- position de lumière faite exprès… C'est le fameux Fra Paolo, servite, qui en a inventé la forme et donné le dessin… Une salle d'histoire naturelle remplie de toutes les choses qui ont rapport à ce sujet, et de squelettes de toutes sortes d'animaux… Une bibliothèque que l'on bâtit sur un dessin le meilleur et le plus convenable à un grand amas de livres.


Je vais tout de suite du collège au jardin des plantes, quoique ce soit fort loin. On peut en être content, même quand on a vu celui de Paris. On a écrit sur les jambages delà porte cette jolie inscription : Hic oculi, hincmanus. Il est circulaire, entouré d'un mur orné d'une balustrade et ouvert par six arcades qui donnent dans six autres jardins. Les plantes y sont en grand nombre, très-bien venues et passablement disposées. Il y a dans le grand jardin des pièces d'eau pour les plantes aquatiques, ce — 405 —


qui manque à celui de Paris. Quant aux serres, c'est fort peu de chose, surtout pour ceux qui ont vu celles de Paris.


La belle place et le bel endroit de la ville est celle oli est le palais Capitano ; elle est assez grande, régulière et bien pavée. Celle qu'on appelle Prato délia Valle, est vé- ritablement un fort grand pré, qui produit le meilleur foin du monde. L'église de Sainte-Justine donne sur cette place. Au dehors elle a tout-à-fait l'air d'une mosquée, par ses sept coupoles couvertes do plomb ; cela n'est pas étonnant, car les grands édifices de ce pays-ci,' tels que Saint-M^rc et Sainte-Justine, sont faits à l'imitation de l'église grecque de Sainte-Sophie, qui a pareillement servi de modèle aux Turcs, pour les autres belles'mos- quées qu'ils ont fait construire à Constantinople. L'inté- rieur est clair, noble et beau par sa simplicité ; les uns prétendent que Palladio en est l'architecte ; les uns assu- rent que c'est un moine ; c'est ce que je ne puis décider. Quoiqu'il en soit, il règne dans cette architecture de furieuses licences. Le pavé de marbre noir, rouge et blanc, est peut-Qtre le plus beau ou au moins le mieux tenu de l'Italie. L'autel, de marbre de rapport, et les stalles où la vie de Jésus-Christ a été sculptée par un françois, ne sont pas non plus des objets médiocres. Paul Veronese a peint dans le fond du chœur le Martyre de sainte Justine, c'est un de ses morceaux les plus estimés ; mais, à l'ordonnance près, il ne m'a pas fait un fort grand plaisir. Le couvent est également digne d'être vu par l'étendue et la clarté des cloîtres, et par l'élégante construction et les jolies boiseries de la bibliothèque bien fournie en bons livres. On me montra un Lactance im- primé en 1 465, dans le monastère de Subiaco, qu'on croit être le prsmier livre imprimé en Italie, lorsqu'on y eût fait venir de Mayence, Fust et Schœffer, inventeurs de l'art (1). Rien n'est égal à la bibliothèque du séminaire pour l'étonnante richesse en vieux livres imprimés avant 1500. Je crois que le premier volume des Annales typo- graphiques de Maittaire pourroit leur servir de catalogue.


(I) Le premier livre imprimé en Italie, à Subiaco, non par Fust et Schœffer, mais par Conrad Sweinheim et Arnold Pannartz, est un Donat.


5. — <06 —


J'étois enchanté de voir un tel recueil ; car je suis comme les enfants, les chiffonneries me délectent. Laissons celles-ci pour en voir d'une autre espèce.


Me voici à ce qu'on appelle le saint tout court, par excellence, c'est-à-dire saint Antoine de Padoue, pour lequel on n'a pas moins de vénération que pour saint Charles à Milan, La différence est cependant forte, d'un moine de cotte espèce à un excellent citoyen ; surtout j'ai ri de bon cœur de la bonne invention des Padouans qui l'on fait peindre au bas des recoins des murailles de leurs maisons pour empêcher que l'on ne pissât contre. Les mariniers portugais de l'Inde orientale portent avec eux une image de saint Antoine de Padoue, à laquelle ils demandent du bon vent, et ils le garrottent au mât du na- vire jusqu'à ce qu'il leur en ait donné : « Volevano, dit » un voyageur, legare l'imaginetta del detto santo Anto- » nio perche ei desse buon vento, ch'é come imprigio- » nata, minacciando di non sciorla, fin tanto che non » abbia loro concesso ciocche dimandavano ; ma pure » restarono di farlo ad instanza del pilote che diede parola » per lo santo, dicendo, ch'era tanto onorato che senza » esser legato ne presse, avrebbe fatto quanto essi ricer- » cavano. Pure al venti nove d'i décembre, il capitano » con gli altri del vascello si risolverono al fin di Icgar » il santo Antonio. »Pietro della YkLLE,Lettera di Mascat. Tom. 4.


Au surplus, le saint a une belle maison, il y occupe un superbe appartement. C'est une chapelle toute enrichie d'or et d'argent, de chandeliers de même métal sur des piédestaux de marbre, le tout d'une ciselure exquise ; plus, quantité de bas-reliefs de marbre, tant bons que mauvais, de Sansovino, du Lombardo, et d'un troisième dont j'ai oublié le nom (1). Les Ex voto y sont en si grand nombre, que le saint ne souffre dans sa chambre à coucher que ceux qui sont d'or ou d'argent massif ; les autres sont relégués dans un appartement à côté. Toute cette église de Saint - Antoine est entièrement remplie de tombeaux, dont plusieurs sont fort bons, sur- tout ceux de Cornaro, de Contarini, de Ferrari ; mais


('i) Ces bas-reliefs ^ au nombre de neuf, sont de Jérôme Campagna, Sansovino, Tullio Lombardo, Gataneo Danese et Minello di Bardi. — 107 —


surtout les deux chapelles peintes à fresque-, par le Giotto, si fameux dans le temps du rétablissement de la peinture, sont une chose curieuse. Ce grand maître, si vanté dans toutes les histoires, ne seroit pas reçu aujourd'hui à peindre un jeu de paume. Cependant, à travers son bar- bouillage, on discerne du génie et du talent. À l'oratoire de Saint-Antoine, plusieurs morceaux à fresque, du Titien, très-curieux et assez méchants ; on voit là, non ce qu'il est, mais ce qu'il sera. Je ne veux parler d'un tableau de cette chapelle, où un âne renifle sur de l'avoine pour se mettre à genoux devant le Saint-Sacrement. Laissons ces pauvretés et n'achevons point ; il est indigne de voir combien la misérable superstition souille la religion par ses momeries.


Je viens de l'hôtel-de-ville, autrement dit de la Ragione. Il y a une grande salle au bout de laquelle est une pierre où les banqueroutiers vont se déculotter et frapper à cul nu ; au moyen de ce, voilà leurs dettes payées. On a écrit sur la pierre : Lapis vituperii. De l'autre côté, vis-à-vis, est le tombeau de Tite-Live, avec une inscription qui prouve qu'elle n'a pas été faite pour lui, mais pour un affranchi de sa fille. Le tombeau est encore plus apocryphe. Malgré cela, on doit savoir bon gré aux Padouans d'avoir fait de leur mieux pour célébrer leur compatriote. Une inscription posée à côté, porte qu'ils ont accordé un bras de Tite-Live aux instantes prières du roi Alphonse d'Arragon ; voilà un nouveau genre de reliques. Ce bras fut depuis, en certaine occasion, la récompense du poète Sannazaro ; mais, sa famille l'ayant négligé, le pauvre Tite-Live est demeuré manchot en pure perte. Son buste est sur une porte de cette salle, et celui de Paul {i) sur la porte vis-à-vis ; c'est Paulus ad edictum. Vous jugerez sans peine que je me trouvai saisi de véné- ration à l'aspect de ce souverain seigneur du Digeste. La voûte de la salle est peinte par le Giotto, du même goût de barbouillage dont je vous parlois tout à l'heure.


Le tombeau d'Antenor le Troyen est une autre rêverie des Padouans. Nous avons découvert par la ressemblance qu'il a avec celui du roi Pépin à Vérone, et par la struc- ture singulière, à quatre cornes, de l'un et l'autre, que le


{i) Jurisconsulte du h^ sièclf. — 108 —


prétendu messire Autenor est quelque honnête particulier du IX® siècle. (J'ai vu depuis des tombeaux antiques du temps des Romains et de la même forme que celui-ci ; mais ce n'est pas à dire que ce soit le tombeau d'Antenor).


On dit que, malgré le méchant état oU Padoue est réduite, les étrangers qui l'ont connue ne la quittent qu'à regret. Cela ne peut manquer d'arriver, si ses habitants sont tous du genre du marquis Poleni, professeur de mathématiques. Sur une simple indication que nous avions de l'aller voir, il n'y a sorte d'honnêteté que nous n'ayons reçue de lui. C'est un homme fort savant, et en même temps d'une extrême douceur. Il a une bibliothèque complète de tout ce qui a été écrit en mathématiques. Elle ne monte pas à moins de cinq mille volumes, chose peu croyable d'une espèce de gens qui ne parlent guère. Le marquis Poleni donne maintenant une édition de Vitruve, d'un très-grand travail. Il a restitué en mille endroits le texte qui a été, dit-il, fort corrompu par le cordelier Joconde, architecte, auteur de plusieurs des ponts de Paris. C'est lui qui fit imprimer cet auteur, et qui changea le texte lorsqu'il ne le trouva pas conforme à ses idées. Le marquis Poleni a rétabli le texte véritable sur les anciens manuscrits. On n'a encore que le premier volume imprimé ; et ce volume,dont il m'a fait présent, ne contient que des dissertations préhminaires ; mais ce qui prouve mieux que c'est un galant homme, c'est son inclination pour la musique ; il m'a fait entendre M. Negri, un virtuosissime joueur d'orgues, dont j'ai été assez satis- fait, et à mon retour à Padoue, il m'a promis de me procurer Tartini, célèbre violon, et un autre qui ne lui cède pas.


Je vais actuellement m'embarquer sur le canal de la Brenta, pour me rendre à Venise ; il y a vingt-cinq milles d'ici à cette fameuse ville, qui est un des grands termes de notre voyage : j'ai grande impatience de la voir. Nous aurons fait alors trois cent quatre-vingts milles à partir de Gênes, y compris le détour des îles Borromées qui est de cent milles. Je compte bien trouver là une quantité de lettres de France, de tous mes parents et amis ; c'est un des plus grands plaisirs que je pourrai avoir dans cette ville. Il faut se trouver aussi loin de sa patrie pour imaginer à quel point on désire d'être instruit de ce qui s’y passe , surtout n’ayant eu aucune nouvelle de France depuis mon départ, que la lettre que j’ai reçue de Blancey à Marseille ; ainsi , mes chers amis , je vous charge bien fort l’un et l’autre de veiller à ce que les gens de ma connaissance m’écrivent souvent et avec grand détail.


LETTRE XIV
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À M. DE BLANCEY


Séjour à Venise.
14 août 1739.


Un bruit assez étrange est venu jusqu’à moi.
Seigneur……


On prétendoit tout communément dans Venise que mon journal ci-présent, ouvrage si respectable, n’avoit servi, en arrivant vers vous, qu’à égayer votre veine et celle de vos compatriotes, de fort méchants propos ; que vous vous étiez émancipés à lâcher certains traits de satire contre un travail aussi distingué par l’utilité des choses qu’il contient, que par la précision et la brièveté qui y régnent, et que, non contents d’avoir les uns et les autres épuisé votre petite ironie sur des écrits qui, à la matière et au style près, sont, à coup sûr, irrépréhensibles, vous aviez mêlé M. Loppin dans vos railleries ; chose que je ne pourrois, ne voudrois, ni ne devrois tolérer. Il est vrai que ce n’est pas un mauvais plaisant, ni un freluquet comme vos petits messieurs ; mais en récompense c’est un esprit sensé, un caractère droit, un bon cœur, des vues justes : c’est l’homme qui fait face pour nous lorsqu’il est question de doctrine. En un mot, c’est une tête carrée, dont nous ferions bien de suivre les avis. Ainsi, sur le bruit qui couroit de ce que dessus, j’allois sans doute me gendarmer bien fort ; mais à la vue de votre lettre,


Seigneur, je l’ai jugé trop peu digne de foi.


De sorte que j’ai rengainé bien vite ce qui m’animoit contre le journal, et qui n’alloit pas moins qu’à supprimer, si je l’eusse pu, ce gros in-4o, que vous avez reçu en dernier lieu, et tous ceux qui auraient dû lui succéder; ce qui faisoit, pour vous parler vrai, le sujet de mon ire, étoit de ne point recevoir de vos nouvelles ; partant, je me suis trouvé coi quand j’ai été convaincu de votre exactitude. Il faut pourtant là-dessus que je vous en croie sur votre parole, car je n’ai reçu que votre dernière lettre. Celle que vous m’écriviez à Rome n’est pas encore arrivée. J’espère cependant qu’elle ne sera pas perdue, non plus que d’autres que j’ai reçues par la même voie, et je l’attends avec impatience, dans l’espérance d’y trouver des histoires divines.

Il me semble que je vous devrois au moins autant de compliments sur vos réflexions morales que vous m’en faites sur mon babil. Vous parlez sur l’article de…. en homme pénétré de l’une et de l’autre situation, et cela est dans l’ordre ; mais votre comparaison, bien qu’ingénieuse, n’est pas tout-à-fait juste. Les récits sont plus exacts à peindre le bien et le mal, que ne le sont les relations des voyages. Messieurs les voyageurs rarement quittent le ton emphatique en décrivant ce qu’ils ont vu, quand même les choses seroient médiocres ; je crois qu’ils pensent qu’il n’est pas de la bienséance pour eux d’avoir vu autre chose que du beau. Ainsi, non contents d’exalter des gredineries, ils passent sous silence tout ce qu’il leur en a coûté pour jouir des choses vraiment curieuses ; de sorte qu’un pauvre lecteur, n’imaginant que roses et que fleurs dans le voyage qu’il va entreprendre, trouve souvent à décompter, et se voit précisément dans le cas d’un homme qui seroit devenu amoureux d’une femme borgne, sur son portrait peint de profil. Ne croyez pas cependant que par là je veuille exagérer les peines du voyage, qui assurément ne sont rien moins qu’intolérables. La plus grande de toutes est d’être séparé des gens de sa connaissance ; mais je suis bien aise, puisque j’en trouve l’occasion, de décharger un peu ma bile contre les détails contenus dans les livres de voyages, que j’ai actuellement sous les yeux, dans une partie desquels il n’y a pas un mot de vrai. Il en est de même de la plupart des idées générales que l’on se forme sur le bruit public. Par exemple, tout le monde dit : les auberges d’Italie sont détestables ; cela n’est pas vrai, on est très-bien dans les grandes villes. À la vérité, on est très-mal dans les villages ; ce n’est pas merveille ; il en est de même en France. Mais ce que l’on ne dit pas, c’est que le pain, non pétri avec les bras, mais battu avec de gros bâtons, quoique fait avec de la farine blanche et très-fine, est la plus détestable chose dont un homme puisse goûter ; j’en suis désolé. Pour le vin, je m’y fais tant bien que mal, en choisissant toujours celui qui est gros et fort âpre, par préférence au doux, qui ne peut être comparé qu’au pain, tant il est mauvais. Cependant les gens du pays le trouvent exquisissime, et c’est une chose à crever de rire que de voir les mines que font les dames en goûtant de nos vins de Champagne, et combien elles sont émerveillées de m’en voir avaler de grands traits mousseux.

On dit encore qu’on a tant qu’on veut la cambiatura ; fausseté. Les surintendants des postes la donnent très-difficilement, et il faut avoir à chaque poste des discussions qui ne finissent point. Le résultat de tout cela est qu’il faut payer la poste excessivement cher, et compter toujours, quand on a destiné une certaine somme à ce voyage-ci, qu’on dépensera le triple, encore que notre argent gagne en Italie ; car, outre l’article de la poste et des voiturins qui sont d’abominables canailles, il y a celui des auberges plus chères qu’en France, quoiqu’on ne soupe jamais, et celui que l’on appelle la buona manda, comme nous dirions la bonne main. Ce point ne finit pas ; pour la plus petite chose vous êtes entouré de gens qui demandent pour boire ; même un homme avec qui on a fait un marché d’un louis, trouveroit fort singulier, après l’exécution, qu’on ne lui donnât qu’un écu de bonne main. Je m’en plains tous les jours aux gens du pays, qui se contentent de plier les épaules, en disant : Poveri forestieri, c’est-à-dire en langue vulgaire, les étrangers sont faits pour être volés. Quand j’aurai un peu plus de pratique de la langue du pays, je mettrai bon ordre à ce que cela n’arrive plus. Enfin, je ne finirois pas, si je voulois blâmer toutes les erreurs où l’on est sur ce voyage, et qui ne sont pas mieux fondées que la jalousie des Italiens, ou la captivité de leurs femmes ; mais cette préface n’est déjà que trop longue. Retournons à nos moutons, c’est-à-dire à notre journal, à condition cependant que vous ne le communiquerez qu’à peu de personnes, quand ce seront des gens discrets, comme Bourbonne ou Courtois ; mais je défends les causeurs, à commencer par votre frère.

Je ne sais si je vous ai conté comment nous partîmes de Padoue, le 28 du mois dernier. Ce fut en nous embarquant sur le canal de la Brenta, avec un vent contraire ; c’est la règle. Mais pour le coup le diable en fut la dupe, car nous avions de bons chevaux qui nous remorquaient le long du bord, moyennant quoi nous ingannions le sortilège qui nous poursuit. Le bâtiment que nous montions se nomme le Bucentaure. Vous pouvez bien penser que ce n’est qu’un fort petit enfant du vrai Bucentaure ; mais aussi c’étoit le plus joli enfant du monde, ressemblant fort en beau à nos diligences d’eau et infiniment plus propre, composé d’une petite antichambre pour les valets, suivie d’une chambre tapissée de brocatelle de Venise, avec une table et deux estrades garnies de maroquin, et ouverte de huit croisées effectives et de deux portes vitrées. Nous trouvions notre domicile si agréable et si commode que, contre notre ordinaire, nous n’avions nulle impatience d’arriver, d’autant mieux que nous étions munis de force vivres, vin de Canarie, etc., et que les rivages sont bordés de quantité de belles maisons de nobles vénitiens. Celle de Pisani, maintenant doge, mérite en vérité une description particulière, surtout par un portail de jardin au bord de l’eau, accompagné de deux colonnes qui ont des escaliers tournants de fer en dehors, montant sur une terrasse charmante, qui fait le comble du péristyle. Cela est imaginé à merveille, et l’on m’a dit depuis que le cardinal de Rohan en avoit fait prendre le dessin pour l’exécuter à Saverne. Nous voulions d’abord descendre pour voir ces maisons ; le nombre nous en rebuta : ç’auroit été l’affaire de quelques années. Cependant nous ne résistâmes pas à la tentation de voir la dernière qui est sur la route, appartenant aux Foscarini ; elle a beaucoup de bonnes fresques et surtout une chute des Titans, d’une excellente expression, de la main de Zelotti. (Notez cependant que ceci est encore inférieur aux abords de Gênes.) Au bout de quelques milles nous eûmes l’honneur d’entrer dans la mer Adriatique et peu après celui d’apercevoir Venise.

À vous dire vrai, l’abord de cette ville ne me surprit pas autant que je m’y attendois. Cela ne me fit pas un autre effet que la vue d’une place située au bord de la mer, et l’entrée par le grand canal fut, à mon gré, celle de Lyon ou de Paris par la rivière. Mais aussi quand on y est une fois, qu’on voit sortir de l’eau de tous côtés, des palais, des églises, des rues, des villes entières, car il n’y en a pas pour une, enfin de ne pas pouvoir faire un pas par une ville sans avoir le pied dans la mer, c’est une chose à mon gré si surprenante, qu’aujourd’hui j’y suis moins fait que le premier jour, aussi bien qu’à voir cette ville ouverte de tous côtés, sans portes, sans fortifications et sans un seul soldat de garnison, imprenable par mer ainsi que par terre, car les vaisseaux de guerre n’en peuvent nullement approcher à cause des lagunes trop basses pour les porter. En un mot, cette ville-ci est si singulière par sa disposition, ses façons, ses manières de vivre à faire crever de rire, la liberté qui y règne et la tranquillité qu’on y goûte, que je n’hésite pas à la regarder comme la seconde ville de l’Europe, et je doute que Rome me fasse revenir de ce sentiment.

Nous sommes logés, pour ainsi dire, dans le fort de la rue Saint-Honoré ; avec cela on peut dormir la grasse matinée sans être interrompu par le moindre bruit. Tout s’y passe doucement dans l’eau, et je crois que l’on ronfleroit fort bien au milieu du marché aux herbes. Joignez à cela qu’il n’y a pas dans le monde une voiture comparable aux gondoles[43] pour la commodité et l’agrément. Je ne trouve pas que l’on en ait donné à mon gré une description juste. C’est un bâtiment long et étroit comme un poisson, à peu près comme un requin ; au milieu est posée une espèce de caisse de carrosse, basse, faite au berlingot, et du double plus longue qu’un vis-à-vis : il n’y a qu’une seule portière au-devant par où l’on entre. Il y a place pour deux dans le fond et pour deux autres de chaque côté sur une banquette qui y règne, mais qui ne sert presque jamais que pour étendre les pieds de ceux qui sont dans le fond. Tout cela est ouvert de trois côtés, comme nos carrosses, et se ferme quand on veut, soit par des glaces, soit par des panneaux de bois recouverts de drap noir, qu’on fait glisser sur des coulisses ou rentrer par le côté dans le corps de la gondole. Je ne sais pas trop si je me fais entendre. Le bec d’avant de la gondole est armé d’un grand fer en col de grue, garni de six larges dents de fer. Cela sert à la tenir en équilibre, et je compare ce bec à la gueule ouverte du requin, bien que cela y ressemble comme à un moulin à vent. Tout le bateau est peint en noir et verni ; la caisse doublée de velours noir en dedans et drap noir en dehors, avec les coussins de maroquin de même couleur, sans qu’il soit permis aux plus grands seigneurs d’en avoir une différente en quoi que ce soit de celle du plus petit particulier ; de sorte qu’il ne faut pas songer à deviner qui peut être dans une gondole fermée. On est là comme dans sa chambre, à lire, écrire, converser, caresser sa maîtresse, manger, boire, etc., toujours faisant des visites par la ville. Deux hommes, d’une fidélité à toute épreuve, l’un à l’avant, l’autre à l’arrière, vous conduisent sans vous voir, si vous ne voulez.

Je n’espère plus de me trouver de sang-froid dans un carrosse après avoir tâté de ceci. J’avois ouï dire qu’il n’y avoit jamais d’embarras de gondoles comme il y en a de voitures à Paris ; mais au contraire rien n’est plus commun, surtout dans les rues étroites et sous les ponts; à la vérité ils sont de peu de durée, la flexibilité de l’eau donne une grande facilité pour s’en débarrasser. Outre cela, nos cochers d’ici sont si adroits, qu’ils glissent on ne sait comment et tournent en un coup de main cette longissime machine sur la pointe d’une aiguille. Ces voitures vont vite, mais non pas autant que le carrosse d’un petit-maître. Cependant ne vous avisez pas de tenir la tête hors de votre gondole ; la gueule du requin d’une autre gondole qui passeroit vous la couperoit net comme un navet. Le nombre des gondoles est infini, et l’on ne compte pas moins de soixante mille personnes qui vivent de la rame, soit gondoliers ou autres. On dit aussi, pour faire valoir l’agrément du séjour, que la ville a toujours un fonds de trente mille étrangers. Cela peut avoir quel- que fondement pendant les six mois de carnaval ; mais hors de là je crois ce nombre fort exagéré.

Vous croyez peut-être que la place Saint-Marc dont on on parlé tant est aussi grande que d’ici à demain. Rien moins que cela ; elle est fort au-dessous, tant pour la grandeur que pour le coup-d’œil des bâtiments de la place Vendôme[44], bien que magnifiquement bâtie ; mais elle est régulière, carrée, longue, terminée des deux bouts par les églises de Saint-Marc et de San-Germiniano[45], et des côtés par les Procuraties vieilles et neuves. Ces dernières forment un magnifique bâtiment, tout d’un corps de logis d’une très-grande longueur, orné d’architecture et le comble couvert de statues. Tant les neuves que les vieilles sont bâties sur des arcades sous lesquelles on se promène à couvert, et chaque arcade sert d’entrée à un café qui ne désemplit point. La place est pavée de pierres de taille. On ne peut s’y tourner, à ce qu’on dit, pendant le carnaval, à cause de la quantité de masques et de théâtres. Pour moi, qui n’ai pas vu cela, je l’en trouve actuellement toujours pleine. Les robes de palais, les manteaux, les robes de chambre, les Turcs, les Grecs, les Dalmates, les Levantins de toute espèce, hommes et femmes, les tréteaux de vendeurs d’orviétan, les bateleurs, les moines qui prêchent et les marionnettes, tout cela, dis-je, qui y est tout ensemble, à toute heure, la rendent la plus belle et la plus curieuse place du monde, surtout par le retour d’équerre qu’elle fait auprès de Saint-Marc, ce que l’on nomme Broglio. C’est une autre place plus petite que la première, formée par le palais Saint-Marc et le retour du bâtiment des Procuraties neuves. La mer, large en cet endroit, la termine. C’est de là qu’on voit le mélange de terre, de mer, de gondoles, de boutiques, de vaisseaux et d’églises, de gens qui partent et qui arrivent à chaque instant. J’y vais au moins quatre fois le jour pour me régaler la vue. Les nobles ont leur côté et ils se promènent et qu’on leur laisse toujours libre, c’est là qu’ils trament toutes leurs intrigues, d’où est venu à cette place le nom de Broglio. La grande place a dans un angle la haute tour de Saint-Marc, qui, quoique grande et bien faite, me paroît assez mal placée là, puisqu’elle interrompt la figure régulière de la place[46].

Je ne m’aviseroi pas d’entrer avec vous dans le même détail sur l’article de Venise, que j’ai fait en parlant des autres villes ; ce seroit une chose à ne jamais finir, et pour plus d’abréviation je ne vous en dirai rien du tout, d’autant mieux que je n’aurois souvent qu’à répéter ce qu’à dit Misson. Il en parle fort pertinemment, et mieux que d’aucun autre endroit que j’aie encore vu ; surtout je vous épargnerai l’article des tableaux, à votre grande satisfaction, si je ne me trompe ; mais je ne ferai pas le même tort à Quintin, qui ne me le pardonneroit pas. On dit qu’il y en a plus à Venise que dans le reste de l’Italie. Pour moi, ce que j’assurerois bien, c’est qu’il y en plus que dans la France entière. La seule liste des peintures publiques fait un gros in-8o, sans compterr que les particuliers en ont de quoi combler l’Océan. On prétend aussi qu’à illuminer les trois étages des Procuraties en flambeaux de cire blanche, la nuit de Noël, on brûle plus de cire ici en cette nuit que dans tout le reste de l’Italie pendant un an. Nous ne songeons jamais à déjeûner, Sainte-Palaye et moi, sans nous être au préalable mis quatre tableaux du Titien et deux plafonds de Paul Véronese sur la conscience. Pour ceux du Tintoret, il ne faut pas songer à les épuiser ; il falloit que cet homme-là eût una furia da diavolo. Je me suis borné à examiner mille ou douze cents des principaux.

Je ne vous parlerai pas trop non plus du gouvernement ni des mœurs ; c’est un article qu’Amelot a traité à fond et assez bien. Il ne faut pas cependant croire tout le mal qu’il en dît, mais seulement la plus grande partie. Quant aux mœurs, vous aimeriez sûrement mieux que je vous entretinsse de cela que d’édifices et de peintures ; mais faites réflexion qu’un étranger qui passe un mois dans une ville n’est pas fait pour les connaître, et en parleroit presque infailliblement tout de travers. Cependant si vous voulez quelque chose là-dessus, je vous dirai qu’il n’y a pas de lieu au monde où la liberté et la licence régnent plus souverainement qu’ici. Ne vous mêlez pas du gouvernement, et faites d’ailleurs tout ce que vous voudrez. Je ne parle pas de la chose dont nos plaisirs et nous tirons notre origine, de la chose proprement dite par excellence. On ne s’en choque pas plus ici que de toute autre opération naturelle. C’est une bonne police qui devroit être reçue partout. Mais pour tout ce qui, en saine morale, doit s’appeler méchante action, l’impunité y est entière. Cependant le sang est si doux ici que, malgré la facilité que donnent les masques, les allures de nuit, les rues étroites et surtout les ponts sans garde-fous, d’où l’on peut pousser un homme dans la mer sans qu’il s’en aperçoive, il n’arrive pas quatre accidents par an ; encore n’est-ce qu’entre étrangers. Vous pouvez juger par là combien les idées que l’on a sur les stylets vénitiens sont mal fondées aujourd’hui.

Il en est à peu près de même de leur jalousie pour leurs femmes : cependant cela mérite explication. Dès qu’une fille, entre nobles, est promise, elle met un masque, et personne ne la voit plus que son futur, ou ceux à qui il le permet, ce qui est fort rare. En se mariant, elle devient un meuble de communauté pour toute la famille, chose assez bien imaginée, puisque cela supprime l’embarras de la précaution, et que l’on est sûr d’avoir des héritiers du sang. C’est souvent l’apanage du cadet de porter le nom de mari ; mais, outre cela, il est de règle qu’il y ait un amant ; ce seroit même une espèce de déshonneur à une femme, si elle n’avoit pas un homme publiquement sur son compte. Mais, halte-là ; la politique a très-grande part à ceci. La famille en use comme le roi de France à l’élection de l’abbé de Cîteaux ; on laisse choisir la femme en donnant l’exclusion à tels ou tels. Il ne faut pas qu’elle s’avise de prendre aucun autre qu’un noble, et parmi ceux-ci, un homme qui ait entrée dans le Pregadi ou sénat et dans les conseils, dont la famille soit assez puissante pour pouvoir favoriser les brigues, et à qui l’on puisse dire : Monsieur, il me faut demain matin tant de voix pour mon beau-frère ou pour mon mari. Avec cela, une femme a la liberté toute entière, et peut faire tout ce qu’elle veut. Il faut cependant rendre justice à la vérité ; notre ambassadeur me disoit, l’autre jour, qu’il ne connaissoit pas plus d’une cinquantaine de femmes de qualité qui couchassent avec leurs amants. Le reste est retenu par la dévotion. Les confesseurs ont traité avec elles qu’elles s’abstiendroient de l’article essentiel ; moyennant quoi, ils leur font bon marché du reste tout aussi loin qu’il puisse s’étendre, y compris la permission de n’être pas manchottes.

Voilà quel est le train courant de la galanterie, où les étrangers n’ont pas beau jeu. Les nobles ne les admettent guère ni dans leurs maisons ni dans leurs parties. Ils veulent vivre entre eux, et avoir leurs coudées franches, pour parler devant leurs femmes de brigues et de ballotages, articles sur lesquels le tacet s’observe exactement devant l’étranger. Cependant, lorsque deux personnes s’entendent, il n’est pas impossible de faire un coup fourré à la faveur des gondoles, où les dames entrent toujours seules sans surveillants ; c’est un asile sacré. Il est inouï qu’un gondolier de madame se soit laissé gagner par monsieur ; il seroit noyé le lendemain par ses camarades. Cette pratique actuelle des dames a beaucoup diminué les profits des religieuses, qui étoient jadis en possession de la galanterie. Cependant il y en a encore bon nombre qui s’en tirent aujourd’hui avec distinction, je pourrois dire avec émulation ; puisque, actuellement que je vous parle, il y a une furieuse brigue entre trois couvents de la ville, pour savoir lequel aura l’avantage de donner une maîtresse au nouveau nonce qui vient d’arriver. En vérité, ce seroit du côté des religieuses que je me tournerois le plus volontiers, si j’avois un long séjour à faire ici. Toutes celles que j’ai vues à la messe, au travers de la grille, causer tant qu’elle duroit et rire ensemble, m’ont paru jolies au possible et mises de manière à faire bien valoir leur beauté. Elles ont une petite coiffure charmante, un habit simple, mais bien entendu ; presque toujours blanc, qui leur découvre les épaules et la gorge, ni plus ni moins que les habits à la romaine de nos comédiennes.

Pour épuiser l’article du sexe féminin, il convient ici plus qu’ailleurs de vous dire un mot des courtisanes. Elles composent un corps vraiment respectable, par les bons procédés. Il ne faut pas croire encore, comme on le dit, que le nombre en soit si grand que l’on marche dessus ; cela n’a lieu que dans le temps de carnaval, où l’on trouve sous les arcades des Procuraties, autant de femmes couchées que debout ; hors de là leur nombre ne s’étend pas à plus du double de ce qu’il y en a à Paris ; mais aussi elles sont fort employées. Tous les jours régulièrement à vingt-quatre ou vingt-quatre heures et demie au plus tard, toutes sont occupées. Tant pis pour ceux qui viennent trop tard. À la différence de celles de Paris, toutes sont d’une douceur d’esprit et d’une politesse charmante. Quoique vous leur demandiez, leur réponse est toujours : Serà servito, sono a suoi commandi (car il est de la civilité de ne parler jamais aux gens qu’à la troisième personne.) À la vérité, vu la réputation dont elles jouissent, les demandes qu’on leur fait ordinairement sont fort bornées ; cependant j’en trouvai l’autre jour une si jolie que… le moyen de ne s’y pas fier, elle me répondoit des conséquences per la beatissima madonna di Loreto.

Nous avons eu quelque peine à nous mettre un peu dans le beau monde ; nous sommes arrivés dans des circonstances défavorables. La sérénissime république venoit de faire main-basse sur près de cinq cents courtiers d’amour qui, abusant de leur ministère public, s’en alloient offrir à tous venants, sur la place Saint-Marc, madame la procuratesse celle-ci, ou madame la chevalière celle-là ; de sorte qu’il arrivoit quelquefois à un mari de s’entendre proposer sa femme. On a réformé cette licence trompeuse et insolente. Néanmoins il ne faut pas être en peine de vivre aujourd’hui, pour peu qu’on choisisse bien ses gondoliers, et ce choix est si aisé, qu’il faut être d’un grand guignon pour le faire mal. Il vient de m’arriver à ce sujet une plaisante aventure, qui m’a mis pour un moment dans un embarras fort risible. J’avois envoyé hier un gondolier faire l'ambasciata à la célèbre Bagatina. Le rendez-vous étoit pris chez elle à une heure marquée. Je ne la trouvai point ; sa femme de chambre me dit qu’elle avoit été obligée de sortir avec une dame de ses amies, pour aller à la conversation, chez je ne sais quel seigneur, et qu’elle m’en faisoit excuse, me priant de revenir le lendemain. Pendant ce discours, j’examinois un appartement vaste, magnifique, richement orné, et paraissant fort au-dessus de l’état d’une pareille princesse. Je demandai à la femme de chambre si un tel gondolier n’étoit pas venu de ma part parler à la Bagatina. Elle me répondit que le gondolier étoit venu en effet, mais que sa maîtresse ne s’appelloit point Bagatina, mais bien Abbati Marcheze, et qu’elle étoit la femme d’un noble vénitien. Mais, lui ai-je dit, qu’est-ce que votre maîtresse a pensé que je voulois d’elle ? Que vous aviez quelque lettre de recommandation à lui remettre, a-t-elle repris. Vous êtes le maître, monsieur, de me la laisser ou de revenir demain, si cela vous plaît. Là-dessus j’ai fait monter le gondolier ; la soubrette et lui ont persisté en leur dire, chacun de leur côté. Le gondolier a été traité de birbante et de ladro , et j’ai été congédié avec force révérences, assez incertain si je retournerois le lendemain, et de ce que pouvoit signifier un pareil quiproquo. Enfin je me suis déterminé à risquer le paquet, et j’y suis retourné aujourd’hui. J’ai trouvé une grande femme bien faite, d’environ trente-cinq ans, de grand air, d’un bon maintien, magnifiquement vêtue et chargée de pierreries, qui, s’avançant à moi d’un air très-grave, m’a demandé ce que je souhaitois d’elle. Je le savois assez, et mon embarras ne rouloit que sur la manière de le lui dire. Je lui ai baragouiné un compliment inintelligible dans le plus mauvais italien que j’ai pu, et cela ne m’est pas difficile. Enfin, s’apercevant de ce qui causoit mon incertitude, elle a eu le bon procédé de la lever elle-même au bout d’un instant, en quittant son faux nom et sa fausse décence (1). Elle a même eu l’air surpris de ma libéralité ; car, en faveur du meuble et de l’habillement, j’ai doublé les sequins, ne voulant pas avoir rien mis de médiocre dans une main ornée de diamants. Les nobles, j’entends ceux qui ne sont pas d’un goût plus raffiné, font grand usage de ces princesses. Quand l’un d’eux veut faire une partie de promenade avec la sienne, elle vient tout uniment le prendre dans sa gondole au sortir du conseil, et l’on n’est pas plus surpris de l’y voir monter avec elle en pleine place Saint-Marc, qu’on ne l’a été, en temps de carnaval, de voir ce noble ôter son masque et son domino dans l’antichambre du conseil, pour y entrer. Ma foi ! ils ont raison, c’est un doux séjour de jouissance qu’une gondole. Au surplus, ne croyez pas que, malgré la fidélité dont elles se piquent pour leurs tenants, elles soient inaccessibles. Ce scrupule ne dure jamais que cinq jours de la semaine ; leurs amants même leur laissent presque toujours toute liberté le vendredi, parce qu’ils font leurs dévotions, et le samedi, parce qu’ils ont affaire au Pregadi. Elles ont un usage politique assez bien trouvé, c’est de ne rien accorder qu’à la seconde entrevue, parce que, disent-elles, il faut connoître avant que d’aimer. Au moyen de ce, on leur fait au moins deux visites, et elles reçoivent des appointements doubles pour un seul service. Je crois que voilà un chapitre traité à fond. Je l’ai fait de la sorte en votre faveur, parce que je sais que vous êtes fort vicieux, et afin que vous n’ayez rien à désirer, j’ajouterai que les femmes sont plus belles ici qu’en aucun autre endroit, surtout parmi le peuple. Ce n’est pas qu’on y trouve plus qu’ailleurs des beautés ravissantes ; mais communément le grand nombre est joli et en général elles ont toutes la taille et le teint beaux, la bouche grande et agréable, les dents blanches et bien rangées.


LETTRE XV
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À M. DE NEUILLY


Suite du séjour à Venise.
20 août.


La noblesse de Venise est, si je ne me trompe , la plus ancienne de l’Europe (j’entends les premières maisons), puisqu’il en subsiste plusieurs de celles qui élurent le premier Doge, il y a plus de 1,300 ans. Ils ont, tant dans l’ancienne que dans la moderne noblesse, entre laquelle par parenthèse il n’y a point de différence comme à Gênes, beaucoup de familles puissamment riches ; bien entendu que la république met bon ordre à ce qu’elles ne le deviennent pas trop. Par exemple, en dernier lieu, la Pisani, héritière de 150 mille ducats de rente, vouloit se marier à un homme de son nom presque aussi riche qu’elle ; non seulement l’État le lui a défendu, mais il l’a obligée d’en épouser un autre qui n’avoit rien. Cette noblesse se perpétue sûrement, et prouve sa descendance par le registre appelé le Livre d’or, où l’on inscrit tous les nobles qui naissent : ceux qui auroient omis de s’y faire inscrire ne seroient pas nobles ; aussi y a-t-il des citadins qui, quoique petits bourgeois, sont de la plus ancienne noblesse ; ce qui vient de ce qu’on… on ferma tout d’un coup le livre d’or, moyennant quoi il n’y a eu que ceux qui étoient inscrits alors et leurs descendants qui ont été nobles. Tous ceux qui avoient négligé de s’y faire incrire furent exclus et n’ont pas aujourd’hui plus de prérogatives que les autres citadins. Ce n’est pas beaucoup dire assurément, car cet ordre est assez mal mené par le gouvernement, et plus encore les gentilshommes de terre ferme. En récompense, le menu peuple est traité avec une extrême douceur ; la raison de ces deux points de politique n’est pas difficile à deviner.

Les nobles portent pour habillement un jupon de taffetas noir qui descend jusqu’aux genoux, et sous lequel on aperçoit souvent une culotte d’indienne, une veste ou pourpoint de même, et une grande robe noire moins plissée que les nôtres. Quelques-uns de ceux qui sont en dignité la portent rouge, d’autres violette. Tous portent sur l’épaule une aune de drap de couleur assortissante, placée dans la vraie position de la serviette d’un maître-d’hôtel, et sont coiffés d’une perruque démesurée, qu’en vérité celle de M. Bernardon n’est plus qu’un toquet. Ils portent à la main une barrette de drap ou de taffetas noir, faite comme nos coiffes de bonnets de nuit. La manche de la robe fait encore une distinction ; plus la dignité est grande, plus la manche est large (et cette manche n’est pas inutile pour mettre la provision de boucherie avec une salade dans le grand bonnet). La manche du Doge, comme de raison, excède le panier d’une femme : elle est de drap d’or, ainsi que la robe. La façon la plus humble de saluer les nobles est d’aller solliciter au Broglio, et de baiser la manche de celui qu’on sollicite. L’art des révérences est encore un grand point : il faut les faire bas, bas ; encore n’en fait-on aucun compte, si la perruque ne traîne pas à terre d’un bon demi-pied. Le manteau est un habillement plus commun encore que la robe. Tout homme qui, par son état, est au-dessus de l’artisan, est moins dispensé de le porter quand il sort, quelque chaud qu’il fasse, que nous ne le sommes de porter une culotte ; mais aussi, comme chez nos femmes qui sont revenues du monde, c’est-à-dire dont le monde est revenu, le manteau de la dévotion couvre tout. Ici le simple manteau de baracan fait le même effet. On porte dessous tout ce qu’on veut, et vous ne trouverez autre chose à la messe ou dans la place que des gens en pantoufles et en robe de chambre avec leur manteau pardessus. Les nobles le portent quand ils n’ont pas leur robe, et alors ils sont censés être incognito par les rues ; mais, comme dit Trajano Boccalini : « il manto della religione non e in questo tanto lungo, che spesse voile non si vedano per di sotto due palme di gambe di ladro. » C’est aussi dans cet équipage qu’ils vont souvent le soir aux assemblées ; surtout on ne doit point le quitter ; il faut, ribon fredon, faire sa partie de quadrille, d’un bout à l’autre, en manteau, et étouffer avec décence. J’ai vu le vieux bonhomme doge Pisani prendre l’air sur le perron d’un casino dans cet habillement, avec une petite perruque bardachine. Il avait tout-à-fait l’air d’un jouvenceau ; à la vérité il étoit malade alors, et prenoit l’air pour sa santé.

C’est une chose originale et bien occupante pour les nobles que l’intrigue de leur Broglio. Il y a des dessous de cartes admirables. On vient de me conter le détail d’une aventure arrivée en dernier lieu, qui fait du bruit ici ; c’est à mon avis un bon conte. Monsieur, il faut que je vous en fasse récit, sans vous garantir les circonstances, quoique je les tienne d’un des ambassadeurs qui sont ici ; mais vous n’ignorez pas jusqu’à quel point je pousse le scrupule de la fidélité historique, et que je suis incapable de rien assurer, même dans mon histoire des anciennes dynasties assyriennes[47], dont je n’aie été moi-même le témoin oculaire. Il faut donc que vous sachiez que le procurateur Tiepolo, à qui nous sommes recommandés ici, et le procureur Aimo sont deux personnages d’une grande autorité dans l’État et fort antagonistes l’un de l’autre. Le premier, qui est de la plus haute noblesse, a grand crédit dans le sénat, et l’autre, qui n’est pas si distingué par sa naissance, a plus de pouvoir dans la grand conseil, parce que c’est l’assemblée générale des nobles. C’est le sénat qui nomme aux charges ; mais il faut que le grand conseil confirme l’élection, sans quoi elle est nulle. Il y a quelque temps que Tiepolo briguoit une place dans le Conseil des Dix, et Aimo ne sachant comment le faire rejeter, prit le biais, sous prétexte de bonne manière, de faire d’abord nommer un autre Tiepolo, bonhomme qui ne songeoit à rien, et à qui certainement on auroit encore moins songé. Le procurateur Tiepolo fut fort sensible à cette politesse, et retira ses cornes, parce que la loi ne permet pas qu’il y ait deux personnes du même nom dans le Conseil des Dix ; mais il jura bien de rendre à l’autre sa galanterie. Pour cet effet il fit nommer le frère d’Aimo, personnage qui avoit passé dans les plus grandes charges, podestat de Vicence. C’est une place que l’on donne aux commençants âgés de vingt ans, et c’est, à peu près, comme si l’on faisoit le premier président, avocat du roi au Châtelet. Aimo le cadet cria comme un enragé que c’étoit une berne, et qu’il n’y vouloit point aller. Il eut beau jurer, il fallut payer l’amende de 1,000 ducats, réglée contre ceux qui refusent des magistratures, et aller en exil pour un an. Il revint d’un grand sang-froid au bout de l’année ; mais le narquois de Tiepolo l’attendoit à l’affût et le fit nommer podestat de Padoue. La récidive est un peu plus chère ; elle coûte 2,000 ducats et deux années de bannissement. Aimo, pénétré de douleur, s’en alloit chercher l’argent chez lui, quand son frère le procurateur l’arrêta, lui fit entendre que ces plaisanteries là ne finiroient point et qu’il falloit qu’il allat à Padoue, lui donnant sa parole que dans six mois il le feroit nommer provéditeur-général de la mer, qui est une des plus grandes charges de l’État. En effet, cette place a été vacante dans ce temps. Nous venions alors d’arriver. Aimo l’a publiquement briguée pour son frère, et Tiepolo lui a donné pour compétiteur Loredano, homme d’une grande distinction. Vous autres, bonnes gens, auriez cru qu’il alloit tout uniment faire nommer Loredano au sénat, où sa faction étoit prédominante ; nullement, cette voie est trop simple pour ces gens-ci, et de plus le grand conseil auroit bien pu détruire son ouvrage. Le biais qu’il prit fut au contraire de faire refuser tout à plat Loredano et nommer son ennemi. Mais, quand il fut question d’aller au grand conseil, Loredano dit : « Messieurs, je viens d’avoir du dessous dans l’endroit où j’avois le plus beau jeu, à plus forte raison l’aurois-je ici. Je demande donc, au cas que je sois refusé, d’être nommé à la seconde place, qui est celle de provéditeur de Dalmatie. » Alors tous ceux qui prétendoient à cette place ouvrirent les oreilles, bien résolus de faire agir leur faction pour se délivrer d’un concurrent si redoutable, en le faisant nommer à la première. De cette sorte, Loredano se rendit aussi puissant que son concurrent. Pour emporter la balance, il s’avança une seconde fois, demandant, en cas de refus de l’une ou de l’autre place, l’ambassade de Constantinople, ce qui produisit le même effet pour ceux qui y prétendoient. Moyennant quoi il fut nommé, au grand conseil, provéditeur-général, et le pauvre Aimo, qui ne pouvoit plus briguer les places inférieures qu’il avoit déjà possédées, est demeuré à ronger ses doigts à Padoue. Au surplus, notez que la charge ne pouvoit tomber qu’en très-bonnes mains, et que ces gens-ci sont trop sages pour faire rouler ces sortes de jeux sur d’autres que sur de très-bons sujets. J’ai eu le plaisir d’avoir mon cœur clair de leur façon de ballotter les charges.

On nous fît la faveur de nous faire entrer au grand conseil pour voir l’élection du général des galères, charge assez importante. Le grand conseil se tient dans une salle immense et bien ornée. Dans le fond est une estrade où sont les places des conseillers et des inquisiteurs d’état, avec le trône du doge au milieu. L’estrade surbaissée tourne tout autour de la salle, et de longs rangs de bancs, adossés les uns aux autres et rangés en allées, remplissent la salle. Tous les nobles entrèrent là sans ordre et se placèrent. Les robes rouges avoient leurs places marquées, et quelques-unes se dispersèrent en différents lieux de la salle pour empêcher qu’il ne se fît du bruit dans une si nombreuse assemblée, chose, à mon gré, où ils ne réussirent nullement, puisque l’on y faisoit un sabbat de l’autre monde, aussi ne faisoit-on là que peloter en attendant partie. Près du grand chancelier, sur l’estrade, il y avoit une urne contenant autant de petites boules qu’il y avoit de personnes, et parmi ces boules un certain nombre de dorées ; chacun tira la sienne. Ceux à qui échurent celles dorées furent les électeurs de la charge en question, avec une grande quantité d’autres qui, par leurs places, étoient électeurs de droit. Cela fait, nous passâmes dans la salle du scrutin, ornée de la même manière que la première, moins grande, remplie de bancs, l’assemblée y étant moins nombreuse. Les autres électeurs entrèrent l’un après l’autre, saluant jusqu’à terre les précédents avec une gravité sans pareille. Dès qu’ils eurent tous défilé, le chancelier parut, précédé du corps des secrétaires, gens subalternes, et précédant lui-même le Vice-Doge, car le Doge étoit malade, et c’est le plus vieux des conseillers qui le représente. Mais il ne s’assied pas sur le trône et n’a pas le Corno ; il l’imitoit tant qu’il pouvoit, ayant mis sur sa tête sa barrette ou bonnet de taffetas noir, dont il ramenoit le sommet par devant en bec à la phrygienne comme un véritable Antenor. Il étoit suivi de tous les conseillers en robes rouges. Dès qu’il parut, toute l’assemblée se leva ; il la salua profondément sans oter sa barrette que pour la Quarantie criminelle lorsqu’il passa devant elle. Seul, de toute l’assemblée, il l’avoit sur la tête. Il monta sur l’estrade et s’assit. Les sages, grands et autres, se placèrent autour de lui, et sur les ailes le chancelier à la tête des secrétaires, dont il est le chef. Cette assemblée avoit l’air tout-à-fait majestueux. Alors le chancelier se leva et dit que les seigneurs Priuli, Badoar, Donato et Vendramina demandoient la charge en question. Sur-le-champ leurs parents proches se levèrent et sortirent. Immédiatement après, les trois Avogadori prirent chacun un petit Évangile et parcoururent les rangs en faisant toucher à chacun cet Évangile du bout du doigt, marque du serment de procéder à l’élection de bonne foi et sans brigue. Tous ces préalables finis, un grand marsouin d’huissier, ayant mis une paire de lunettes monstrueuse sur un nez qui l’étoit davantage, proclama d’un ton nazillard l’excellentissimo signore Luca Priuli. À l’instant une vingtaine de petits enfants rouges comme ceux de l’hôpital se dispersèrent par la salle, criant comme des perdus : Priuli ! Priuli ! Ils avoient chacun à la main une boîte à deux compartiments, l’une blanche pour nommer, l’autre verte pour refuser ; l’ouverture commune étant faite en entonnoir afin que l’on ne puisse voir dans laquelle des deux divisions on met la main, et à leur ceinture une gibecière pleine de petites ballottes comme des boutons de chemisette ; ils en donnèrent une à chaque noble. Ceux-ci la mirent dans celle des enchâtres qu’ils voulurent. Les enfants portèrent leurs boîtes au chancelier qui mit les ballottes blanches dans un bassin et jeta les autres. On ballotta de même les trois autres concurrents ; puis on compta les suffrages. Donato fut élu et nous sortîmes. Tout cela fut fait avec une rapidité surprenante, et en moins de temps qu’il n’y en a que je vous en écris ; mais c’étoit une vraie comédie que de voir en sortant les protestations de Donato et les baisers de nourrice qu’on lui donnoit. D’honneur, ils sonnoient à se faire entendre au milieu de la place.

J’ai aussi vu ce que l’on appelle une fonction, c’est-à-dire une cérémonie où tous les grands magistrats vont en corps à une fête d’église. Je ne vous en parlerai guère, car cela ne vaut pas mieux que la procession de la Sainte-Hostie ; le cortège des ambassadeurs en est le principal ornement. Ils y assistoient à côté du Doge avec leur maison ; mais ce qu’il y a de mieux, c’est la marche.

Une procession en gondoles est à mon gré un morceau divin, d’autant mieux que ce ne sont point alors des gondoles ordinaires, mais celles de la République, superbement sculptées et dorées, accompagnées de celles des ambassadeurs, plus riches et plus galantes encore, surtout celle du nôtre. Ils sont les seuls dans l’État à qui il soit permis d’en avoir qui ne soient pas noires. Les gondoliers de la République sont tous enchappés de velours rouge, chamarrées d’or, avec de grands bonnets à l’albanaise. Ils sont trop fiers de cet équipage pour se donner la peine de ramer. Aussi se font-ils remorquer bien et beau par de petits bateaux remplis d’instruments de musique.

C’est assez parler de choses publiques ; j’aurois bien de la peine à en dire autant des maisons particulières. Ici les étrangers n’ont pas trop beau jeu là-dessus. Messieurs les nobles viennent le soir au café où ils causent de fort bonne amitié avec nous ; mais pour nous introduire dans leurs maisons, c’est autre affaire. Avec cela, il y a ici fort peu de maisons où l’on tienne assemblée, et ces assemblées ne sont ni nombreuses ni amusantes pour des étrangers. On n’y a pas même la ressource du jeu ; car il faudroit être pis que sorcier pour connaître leurs cartes, qui n’ont ni le nom ni la figure des nôtres. Les vénitiens avec tout leur faste et leurs palais, ne savent ce que c’est que de donner un poulet à personne. J’ai été quelquefois à la conversation chez la procuratesse Foscarini, maison d’une richesse immense, et femme très-gracieuse d’ailleurs ; pour tout régal, sur les trois heures, c’est-à-dire à onze heures du soir de France, vingt valets apportent dans un plat d’argent démesuré, une grosse citrouille coupée en quartiers, que l’on qualifie du nom de melon d’eau, mets détestable s’il en fut jamais. Une pile d’assiettes d’argent l’accompagne ; chacun se jette sur un quartier, prend par-dessus une petite tasse de café, et s’en retourne à minuit souper chez soi, la tête libre et le ventre creux. Je vous dirai franchement qu’un des grands désagréments du voyage est de n’avoir pas, quand le soir vient, ses bonnes pousselines, son gros Blancey, son bon Ouintin, ses amis Maleteste et Bévy[48], sa dame Cortois[49], ses excellentes petites dames de Montot et Bourbonne[50], enfin tout notre petit cercle, pour tenir, les coudes sur la table, des propos de cent piques au-dessus de la place Saint-Marc et du Broglio. Il faut s’attendre, en pays étrangers, à avoir les yeux satisfaits et le cœur ennuyé ; de l’amusement de curiosité, tant qu’il vous plaira, mais des ressources de société, aucune. Vous ne vivez qu’avec des gens pour qui vous êtes sans intérêt, comme ils le sont pour vous. Et, quelque aimables qu’ils fussent d’ailleurs, le moyen de se donner réciproquement la peine d’en prendre, quand on songe que l’on doit se quitter sous peu de jours pour ne se revoir jamais.

Ici notre principale ressource a été dans notre ambassadeur, de qui nous recevons toutes sortes de bons traitements. C’est le comte de Froulay qui répare fort bien ici l’honneur de la nation, qui avoit été un peu maléficié par son prédécesseur. Il nous a menés plusieurs fois à sa maison de campagne en terre ferme, qui est vraiment fort belle, et nous a donné l’accointance de tous les ambassadeurs ; moyennant quoi, notre porte est fort honorée des visites de leurs excellences, et notre appétit fort satisfait des festins dont ils nous régalent, surtout l’ambassadeur de Naples, qui est un ribaud des plus francs que l’on puisse voir, fort honnête prêtre d’ailleurs, homme de bonne compagnie et sans façon. Le métier d’ambassadeur est assez triste ici ; ils n’ont de ressource que celle de vivre ensemble, et ne peuvent absolument voir aucun noble, auxquels il est défendu, sous peine de mort, d’entrer chez eux. Ceci n’est point comminatoire, et l’on a vu un noble exécuté à mort, seulement pour avoir traversé la maison d’un ambassadeur, sans parler à personne, pour aller voir en secret sa maîtresse. Du reste, les ambassadeurs ont de très-grands droits, entre autres un fort particuier, d’avoir autour de leurs maisons un quartier de franchise très-étendu, où l’on ne peut arrêter personne sans leur permission, et où ils exercent souverainement la police et la justice. Nous avons vu aussi le vieux bonhomme maréchal Schulembourg, général des troupes de la république : vous savez qu’elle a presque toujours des étrangers pour cette place, qui ne vaut pas moins de cent mille écus de rente. C’est un bien honnête vieillard, qui entend la guerre à merveille et fort mal la morale. Il nous fait sur le chapitre des filles de fréquents sermons, peu écoutés et point du tout suivis ; mais il fait plus de fruit à table, en nous faisant grande chère à l’allemande. On y boit du vin de Canarie au potage, et du vin de Bourgogne au dessert. Il est encore bon à entendre quand il parle du roi de Suède et de tous les maux qu’il lui causa lors de cette fameuse retraite qui a fait tant d’honneur au maréchal. C’étoit un démon incarné que ce Charles XII, une créature qui n’étoit pas faite pour être homme, bien moins encore pour être roi.

Adieu et à revoir, mon doux et cher objet ; je ne vous quitte pas pour long-temps, et je vais bientôt reprendre ma narration :


Gia son giunto a quel segno, il quai s’io passo
Vi potria la mia istoria esser molesta,
Ed io la vo più tosto differire
Che v’habbia per lunghezza a fastidire.


LETTRE XVI
[modifier]

À M. DE QUINTIN


Suite du séjour à Venise…
26 août.


Quoique je vous aie annoncé par Blancey, mon cher Quintin, que je ne vous parlerois pas de la ville, ce seroit trop que de n’en rien dire du tout. Vous pouvez avoir sur son chapitre de fausses idées, qu’il est de mon devoir de narrateur de ne vous point laisser. Par exemple, vous connaissez de réputation le palais de Saint-Marc ; c’est un vilain monsieur, s’il en fut jamais, massif, sombre et gothique, du plus méchant goût. La grande cour en dedans ne laisse pas cependant, surtout d’un côté, d’avoir quelque chose de magnifique dans sa construction ; elle est assez singulièrement ornée par deux puits, dont les mar- gelles prodigieuses, d’un seul jet de bronze, sont d’un travail aussi fini que considérable, et par un superbe escalier tout de marbre blanc et violet, qu’on a nommé par anticipation, sachant que j’y devois passer, l’escalier des Géants. Il conduit à un autre, fort orné de statues et de dorures, qui conduit lui-même aux salles où se tiennent les différents conseils. Ces appartements, selon l’ordinaire des vieux palais, sont mal distribués, mal tenus et assez sombres ; mais si fort enrichis de peintures des plus grands maîtres, qu’il n’a pas fallu moins de huit jours entiers à notre badauderie pour en voir le bout. Le Doge est logé dans ce palais ; c’est de tous les prisonniers de l’état le plus mal gîté à mon gré ; car les prisons ordinaires, qui sont près du palais, sont un bâtiment tout-à-fait élégant et agréable. Je ne veux cependant pas y séjourner trop longtemps, et je vais au plus vite à l’église de Saint-Marc.

Vous vous êtes figuré que c’étoit un lieu admirable ; mais vous vous trompez bien fort ; c’est une église à la grecque, basse, impénétrable à la lumière, d’un goût misérable, tant en dedans qu’en dehors, couverte de sept dômes revêtus en dedans de mosaïques à fond d’or, qui les font ressembler bien mieux à des chaudières qu’à des coupoles. Elle a double collatérale, dont les deux extérieures ne servent guère que de passage ou de promenoirs, et un long vestibule destiné au même usage. Avec les richesses immenses qu’on y a prodiguées, il a bien fallu qu’à la fin elle fût curieuse, en dépit des ouvriers diaboliques qui les ont mises en œuvre. Du haut en bas, en dedans et en dehors, l’église est couverte de peintures en mosaïque à fond d’or. Vous savez que la mosaïque est une peinture qui se fait avec des petites pièces d’environ trois lignes en carré de pierres naturelles, ou de verre mis en couleur, qui servent à nuer et à dessiner le sujet. Ces ouvrages ne peuvent jamais être bien délicats, mais aussi le coloris n’est pas sujet à se perdre, ce qui a engage les premiers peintres à s’en servir souvent. Maintenant la patience inouïe qu’il faut pour cela et le peu de beauté dont ces ouvrages sont susceptibles, en a fait depuis négliger la méthode. Celles-ci doivent être regardées comme le premier monument de la peinture, puisqu’elles ont été faites dès l’an 1071, par des ouvriers grecs qu’on fit venir exprès. Ainsi, n’en déplaise aux Florentins, ce n’est point chez eux, c’est ici que cet art s’est renouvelé. Leur Cimabue, plus de 150 ans après, vint en prendre l’idée sur les ouvrages de Saint-Marc. C’est en vérité la seule obligation qu’on ait, tant à lui qu’à ces gens-ci, que d’avoir eu le goût assez pervers pour faire les méchantes choses qui depuis ont donné lieu à en faire de si belles. Au coloris près, qui s’est assez conservé par le genre de l’ouvrage, on ne peut rien voir de si pitoyable que ces mosaïques : heureusement les ouvriers ont eu la sage précaution d’écrire sur chaque sujet ce qu’ils ont voulu représenter. Les autres morceaux du même genre, que l’on a faits depuis, sont mieux exécutés ; il y en a beaucoup qui se distinguent par la brillante vivacité du coloris et des fonds d’or ; mais en général il n’y a rien là de fort satisfaisant, si ce n’est le plafond de la sacristie où l’on a eu le bon esprit de représenter, non des figures, mais des broderies et des arabesques de la dernière beauté ; c’est le seul genre où la mosaïque soit propre. Le pavé est aussi en entier de mosaïque certains endroits et fort relevé dans d’autres, aucune petite pièce ne s’est démentie ni n’a sauté ; bref, c’est sans contredit le premier endroit du monde pour jouer à la toupie. Belle comparaison et tout-à-fait noble ! Une personne de goût, telle que vous êtes, ne peut manquer d’en être contente.

Je ne vous parlerai ni des reliques que Misson a traitées à fond, ni du trésor. Ce n’est pas que je ne pusse, si je voulois, vous en faire une docte et ample description ; mais dans le vrai, je ne l’ai pas vu. Il y a à cela trop de mystère et trop peu de curiosité. Je me suis contenté seulement d’avoir communication du fameux évangile de Saint- Marc, que l’on conserve avec le plus grand soin, comme le plus ancien manuscrit de l’univers. Il est in-4o en papier d’Egypte assez épais, et l’on n’y distingue plus quoi que ce soit, que quelques lettres majuscules grecques par-ci par-là, qui ne peuvent faire juger si c’est plutôt un livre de médecine qu’un évangile[51].

Au-dessus du portail, on a placé quatre chevaux de bronze d’une beauté achevée, ouvrage de Lysippe, fondeur grec, qui les fit, dit-on, pour Néron[52]). C’est la seule chose, dans tout ce bâtiment, qui soit vraiment digne d’admiration.

Je montai ensuite à la grande tour qui est près de là, d’où l’on découvre à son aise toute l’étendue de Venise, les îles et petites villes en mer qui l’accompagnent, les bâtiments qui couvrent les lagunes, toute la côte de l’Italie, depuis Comacchio jusqu’à Trévise, le Frioul, les Alpes, la Carinthie, Trieste, l’Istrie et le commencement de la Dalmatie. Je vis même, des yeux de la foi, l’Épire, la Macédoine, la Grèce, l’Archipel, Constantinople, la sultane favorite et le grand seigneur, qui prenoit des libertés avec elle.

Avant que de sortir de la place Saint-Marc, je veux vous mener à la bibliothèque. Le vaisseau en est fort beau et bien orné de peintures ; mais la quantité des livres est au-dessous de ce qu’en ont en France certains particuliers. Le cabinet ou salon des manuscrits est plus à remarquer ; la quantité en est fort considérable ; presque tous viennent du cardinal Bessarion. Ils sont fort bien tenus, d’une bonne conservation et entre les mains d’un bibliothécaire de la première distinction ; c’est le procurateur Tiepolo. Il a sous lui Zanetti[53], jeune homme qui ne paroît pas manquer d’érudition, et fort communicatif. Ainsi, c’est à tort que le P. Montfaucon s’exhale partout en plaintes contre le peu d’accès qu’on trouve dans les bibliothèques d’Italie ; il devroit plutôt dire que les gens de ce pays-ci se défient tellement des moines, qu’ils ne veulent rien montrer aux gens de cette robe, quelque mérite qu’ils aient d’ailleurs. Zanetti fait imprimer maintenant le catalogue et la notice de tous les manuscrits de Saint-Marc. Il me montra un livre qui passe pour le premier imprimé en France[54]. Il est intitulé : Guillelmi Ficheti alnetani artium et theologiœ parisiensis doctoris rhetorici libri, in-8o dédié au cardinal Bessarion[55]. L’impression en est fort belle, sur vélin, avec les lettres principales et les remplissages des alinéa en miniatures faites à la main. Au commencement du livre, contre l’usage ordinaire de ce temps-là, et non à la fin, est écrit : Ædibus Sorbonœ Parisii scriptum, impressumque anno uno et septuagesimo supra millesimum.

Le vestibule de cette bibliothèque est digne de la plus grande curiosité, par les statues antiques qu’on y a rassemblées : un Ganymède de marbre, accroché je ne sais par où (car l’aigle qui est dessus ne le tient presque point), est suspendu au plafond. Mais tout cède à la beauté inimitable de la Léda et de son cygne. C’est une fille qui aime l’ordre et l’arrangement ; à cet effet, elle a la main passée, je ne sais comme, pour mettre chaque chose à sa place. C’est une expression qui ne peut se figurer, et au-dessus de tout ce que j’ai jamais vu dans les originaux vivants, et cependant j’en ai bien vu.

Il faut que vous preniez votre mal en patience sur le Stace ; vous ne l’aurez point, il n’a point été imprimé ici, non plus qu’aucun des rares ad usum Delphini. Il faut encore vous détacher d’avoir, du moins de très-longtemps, la suite du Musœum FLorentinum ; mais si vous voulez en récompense le Musœum Venetianum, qu’on grave à présent, vous en êtes le maître. Voilà le prospectus où vous trouverez tout le détail de ce que contient cet ouvrage. Je l’ai vu ; il est fort bien exécuté ; les gravures sont belles et sans hachures, dans le goût de Mellan. Au cas que vous en soyez curieux, je vous porterai le premier tome qui est presque fini ; il n’y aura que deux volumes. Ce sont de jeunes filles qui travaillent à cet ouvrage ; il est enrichi de plusieurs pierres gravées tirées du fameux cabinet de Tiepolo, qu’il faut que vous voyiez quand vous serez ici, et de celui d’Antonio Zanetti, célèbre brocanteur. N’oubliez pas non plus de voir en passant le cabinet de livres recherchés de l’anglais Smith, où il a rassemblé une rare collection d’éditions de 1400.

Ne vous figurez pas que les canaux qui forment ici les seules rues praticables, aient des quais ; presque tous n’en ont point : la mer bat jusque sur le seuil des portes de chaque maison. Dès qu’on en sort, on a le pied dedans. Cela n’en est peut-être pas mieux ; mais cela est plus singulier, et n’est pas plus embarrassant pour sortir. Ceux qui n’ont point de gondoles à eux trouvent à chaque instant des fiacres aquatiques dans les carrefours ; et, comme cette ville est toute d’ilôts et de pilotis, chaque maison a aussi son issue sur la terre. Les rues, sans nombre, sont étroites à ne pouvoir passer deux de front sans se coudoyer, toutes pavées de pierres plates, ce qui les rend glissantes à l’excès à la moindre pluie : elles se communiquent par cinq cents ponts ou plus. Le labyrinthe de Dédale n’y fait œuvre ; aussi ne servent-elles que pour le menu peuple. Les canaux, malgré leurs agréments, ont une chose intolérable. Le flux et reflux se font sentir où nous sommes dans le fond du golfe ; et, quand la mer est basse en été, les canaux étroits sont d’une horrible infection. On sait bien qu’il faut que les choses sentent ce qu’elles doivent sentir. Il est permis aux canaux, quels qu’ils soient, de puotter en été ; mais pour le coup c’est abuser de la permission.

La ville, en général, n’est pas fort bien bâtie ; cepen- dant elle a un air de distinction. Plusieurs belles architectures d’églises, comme Saint-Pierre, San-Giorgio, San-Francesco, la Sainte, le Redentore, San Salvatore, etc. ; presque toutes du Palladio ou du Sansovino ; sans parler de nombre de palais magnifiques sur le grand canal, dont les meilleurs sont les palais Grimani, Pesaro, Cornaro et Labia ; mais comme je vous ai donné parole de ne point parler de tableaux, l’architecture ira de compagnie, et je n’en dirai plus mot. C’est pourtant ici que sont les chefs-d’œuvre sans nombre qu’a produits en peinture l’école vénitienne. On a imprimé une notice des tableaux publics, dans laquelle une grande quantité de belles choses se trouvent noyées dans une quantité infiniment plus grande de médiocres ou de mauvaises. Il me faudroit huit jours de narration pour faire le triage en détail ; voilà ce qui sauve mes auditeurs. Quant à vous, ainsi que je l’ai annoncé, vous n’y perdrez rien ; mais ne seroit-on pas fâché de ne m’entendre rien dire de la Rosalba, cette fameuse peintre de portraits au pastel, qui a tout surpassé en ce genre ? J’étois tenté de lui faire faire le mien, si je n’avois pensé que ma figure ne valoit pas trente sequins. En récompense, j’eus la folie de lui offrir vingt-cinq louis d’or, d’une Madelaine grande comme la main, qu’elle a copiée d’après le Corrège. C’étoit le prix qu’elle l’estimoit ; et, par bonheur pour mes vingt-cinq louis, elle ne veut pas s’en défaire. Ajoutez encore la remarque suivante à l’article des bâtiments. Dans une très-belle église que l’on construit actuellement, parmi les jaspes de Sicile dont elle est revêtue, on y a mêlé des papiers marbrés et vernis couverts de talcs, qui font un aussi bon effet que le jaspe ; reste à savoir si cela durera longtemps.

Les palais sont ici d’une magnificence prodiguée sans beaucoup de goût. Il n’y a pas moins de deux cents pièces d’appartements tous chargés de richesses dans le seul palais Foscarini ; mais tout se surmarche ; il n’y a pas un seul cabinet ni un fauteuil où l’on puisse s’asseoir à cause de la délicatesse des scupltures. Le palais Labia, construit à la moderne, est le seul qui m’ait paru bien entendu en dedans. La maîtresse du logis, femme sur le retour, qui a été fort belle et fort galante, folle des François et par conséquent de nous, exhiba à notre vue toutes ses pierreries, les plus belles peut-être que possède aucun particulier de l’Europe. Elle a quatre garnitures complètes en émeraudes, saphirs, perles et diamants ; le tout reste précieusement renfermé dans des écrins, car il ne lui est pas permis de s’en orner, les femmes des nobles ne pouvant porter de pierreries et des habits de couleur que la première année de leur mariage. Je lui offris de la conduire en France conjointement avec ses bijoux.

Venons à l’arsenal. Il est si célèbre que je fus d’abord assez mécontent de trouver les salles des armes mal rangées, pleines de vieilleries et de rouille et assez inférieures à d’autres que j’ai vues. Il faut néanmoins convenir qu’il est très-remarquable par sa vaste étendue et par la quantité de choses qu’il contient. Voici les principales qui me soient restées dans l’esprit : des parcs de canons de fonte et de fer, dont quelques-uns sont monstrueux, en nombre si étonnant qu’il surpasse celui des fusils et des pistolets ; les tours où on les tourne pour les rendre unis en dedans. La pièce qui fut fondue devant Henri III, chargée d’ornements et de sculptures excellentes. Un recueil d’ancres de prodigieuses grosseurs. Un autre de mâts, à l’équivalent… Des salles et des fabriques de toute espèce… Trois gros robinets de fontaine qui donnent du vin… les ouvriers en vont prendre là tant qu’ils veulent ; ils sont au nombre de trois mille et s’amusent presque tout le jour sans travailler ; mais aussi, quand il le faut, ils font merveille jour et nuit ; ils voient quand l’affaire est pressante, parce qu’alors on double leur paie. Une salle des câbles, d’une architecture en bois, très-belle. Les fabriques couvertes où l’on construit les vaisseaux, et les grands canaux où on les jette. Il y a actuellement dix-huit gros bâtiments sur ces chantiers ; les péottes et gondoles dorées de la République, et enfin le Bucentaure. Celui-ci est à mon gré une des belles et des curieuses choses de l’univers. C’est une grosse galéasse ou fort grande galère, toute sculptée et dorée à fond en dehors, du meilleur goût et de la manière la plus finie. Le dedans forme une vastissime salle parquetée, garnie de sophas tout autour et d’un trône au bout pour le Doge. Elle est partagée dans sa longueur par une ligne de statues dorées qui soutiennent le plafond ou pont sculpté et doré en plein. Les embrasures des fenêtres, l’éperon des balcons de la poupe, les bancs des rameurs et le gouvernail sont du même goût, et toute la machine a pour toit une tente de velours couleur de feu, brodée d’or.

Le petit arsenal du palais Saint-Marc est plus agréable et mieux rangé que le grand ; il communique à la salle du grand conseil, et les armes sont toujours chargées, pour être toutes prêtes à la défense en cas d’émeute populaire ; car avouez que, lorsque le corps des nobles est assemblé, une conjuration ou une sédition auroit beau jeu pour s’en défaire d’un coup de filet ; aussi y a-t-il toujours alors à la tour Saint-Marc des procurateurs qui, sous d’autres prétextes, ont l’œil alerte, tandis que l’assemblée se tient. Il est fort rempli de choses curieuses, dont il me semble que les relations imprimées parlent avec assez d’exactitude. On y conserve quantité d’armures de grands capitaines ; celle de Henri IV, dont il fit présent à la république, est comme de raison dans le lieu le plus honorable. J’ai remarqué un coup de fusil dans cette armure. C’est aussi là qu’est un cadenas célèbre, dont jadis un certain tyran de Padoue, inventeur de cette machine odieuse, se servoit pour mettre en sûreté l’honneur de sa femme. Il falloit que cette femme eût bien de l’honneur, car la serrure est diablement large.

L’inquisition existe à Venise ; mais elle a les ongles tellement rognés, que c’est à peu près comme s’il n’y en avoit point. Les ministres de ce tribunal ne peuvent rien conclure qu’en présence de trois personnes du gouvernement, préposées à cet effet. Dès qu’on avance une proposition tant soit peu forte, une des trois se lève et sort ; dès-lors l’assemblée ne peut plus rien faire. Les gens d’église n’ont pas beau jeu ici pour cabaler : dès qu’un homme a quelque bénéfice, quelque brevet de Rome, ou simplement le petit collet, il est exclu ipso facto de toute part au gouvernement, et sensé démis de sa charge s’il en a une. Toute personne qui a eu charge de ministre de la république à Rome, ne peut jamais être fait cardinal ni obtenir aucune prélature. Sage politique, qui a même son avantage pour les ecclésiastiques, car les gens qui aiment le repos ou qui ne veulent pas être ballottés, n’ont qu’à se faire abbés.


LETTRE XVII
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AU MÊME


Observations sur quelques tableaux de Venise.


À Fondaco dei Tedeschi, l’extérieur du bâtiment et une partie de l’intérieur peints à fresque, par le Giorgione, peintures presque entièrement effacées, perte très-déplorable ; ce devoit être le plus bel et le plus grand ouvrage du Giorgione, peintre d’autant plus aimable par son coloris, qu’il n’a point eu de modèle dans cette belle partie de la peinture, dont il est à vrai dire l’inventeur. Le coloris du Giorgione est d’une entente et d’une fierté étonnantes ; mais il a quelque chose de brusque et de sauvage. Je le comparerois volontiers, pour le coloris, à ce qu’est Michel-Ange pour le dessin. Avant lui, on dessinoit des figures gothiques que l’on coloroit avec soin et avec éclat, d’une manière sèche et sans fini. Ces deux maîtres sont les czars Pierre de la peinture, qui en ont banni la barbarie ; mais ce n’a pas été sans férocité. Au-dedans quantité d’assez bonnes peintures, surtout les bains de Diane et le Jugement de Pâris.

À Saint-Roch, la Piscine probatique, merveilleux ouvrage du Tintoret. C’est là qu’il a montré qu’il savoit parfaitement, lorsqu’il vouloit s’en donner la peine, ordonner sans furie, dessiner sans rudesse et colorier sans noirceur. Je serois fort enclin à juger que le Tintoret est le premier de tous les peintres vénitiens, lorsqu’il veut bien faire, ce qui lui arrive très-rarement. – Saint Martin faisant l’aumône, fresque du Pordenone, bonne.

Le Tintoret a peint à l’école Saint-Roch une partie de la vie de Jésus-Christ, dans une quantité de grands tableaux. La vie d’un autre peintre n’auroit pas suffi à faire tout ce qu’il a exécuté ici, et presque toujours fort bien. C’est là que tout peintre trouvera une école inépuisable de dessin et clair-obscur : l’Annonciation, la Fuite en Egypte, la Cène, et surtout la figure de Jésus-Christ, vêtu de blanc devant Pilate, et le grand tableau du Crucifiement, chef-d’œuvre du Tintoret, dont Augustin Carrache a gravé une si belle estampe, m’ont paru admirâbles. Quel dommage que ce peintre, avec tant de talents, n’ait point du tout connu les grâces qui peuvent seules leur donner du prix !

Une chapelle est remplie de belles choses, mal placées dans ce lieu obscur, où on les voit à peine. Il faut considérer le mieux que l’on pourra, le tableau du Baptême de Jésus-Christ, et le beau plafond représentant l’Adoration des Mages ; la Reconnaisance de saint Nicolas, les Stigmates de saint François, et les quatre Evangélistes,par le Veronese ; la Vierge avec saint André, et la Prédication de saint Jean-Baptiste, par le Fiammingo, et surtout la Vierge avec saint Sébastien, saint Nicolas, etc., par le Titien[56]. Cet excellent tableau est fort noirci par le peu de soin qu’on en a eu et par la mauvaise disposition du lieu. La figure de saint Sébastien est très délicate, très-agréable, mais peut-être aussi trop ronde et trop efféminée.

On pourroit appeler Saint-Sébastien l’école de Paul Veronese. On y voit la gradation de son génie, et des ouvrages de lui de toutes ses manières. Le plafond de la sacristie, représentant le Couronnement de la Vierge, par où il a commencé, est fort inférieur à ce qu’il a fait depuis. Les plus belles peintures qu’il ait faites ici, sont le plafond de l’église, représentant l’histoire d’Esther ; les portes de l’orgue représentant au dehors la Purification, et la Guérison du Paralytique ; le tableau de saint Sébastien devant le tyran ; celui de saint Sébastien lié à un tronc d’arbre ; le grand Festin de Jésus-Christ, chez Simon le lépreux, peint dans le réfectoire ; et surtout le Martyre de saint Marc et de saint Marcellian, ouvrage très-bien composé, ou tout se rapporte au sujet ; chose rare dans les ordonnances de Paul, qui n’a pas mieux connu l’unité d’action que le costume. Quant aux quatre grands festins de cet auteur, le premier de tous sans contredit est celui des Noces de Cana[57], peint dans le réfectoire de Saint-Georges ; puis celui chez le pharisien, qui étoit ci-devant aux Servites, et qui est à présent à Versailles, dans le grand salon d’Hercule[58] ; puis celui chez le lévite, peint à l’église des saints Jean et Paul ; mais ces deux peuvent aller en concurrence, et enfin, celui que l’on voit ici à Saint-Sébastien, qui est le moindre des quatre. Paul s’est beaucoup copié lui-même dans tous ses ouvrages, mais surtout dans ses quatre festins.

À l’école de la Charité, la Vierge Marie[59] montant les degrés du temple, par le Titien, tableau de la première classe ; avec le saint Pierre, martyr, ils passent pour les deux plus beaux du Titien ; celui-ci est fort distingué pour ses airs de tête et son admirable coloris. Il m’a fait plus de plaisir que le saint Pierre, martyr[60] ; et le saint Laurent des Jésuites m’en a plus fait que l’un et l’autre. Cependant celui-ci, qui est de la seconde manière du Titien, l’emporte de beaucoup par le coloris sur le saint Laurent, qui n’est que de sa troisième manière ; alors son coloris est devenu trop vague et négligé.

Enfin, à San-Giorgio, dans le fond du réfectoire, les Noces de Cana, de Paul Veronese, tableau non seulement de la première classe, mais des premiers de cette classe. On peut le mettre en comparaison avec la bataille de Constantin contre le tyran Maxence, peinte au Vatican, par Raphaël et par Jules Romain, soit pour la grandeur de la composition, soit pour le nombre infini des figures, soit pour l’extrême beauté de l’exécution. Il y a bien plus de feu, plus de dessin, plus de science, plus de fidélité de costume dans la bataille de Constantin ; mais dans celui-ci, quelle richesse ! quel coloris ! quelle harmonie dans les couleurs ! quelle vérité dans les étoffes ! quelle ordon- nance et quelle machine étonnante dans toute la composition ! L’un de ces tableaux est une action vive et l’autre est un spectacle. Il semble dans celui-ci qu’on aille passer tout au travers des portiques, et que la foule de gens qui y sont assemblés vous fasse compagnie. L’architecture, qui est une des belles parties du tableau, a été faite par Benedetto Caliari, frère de Paul : il excelloit dans ce genre. Paul a représenté au naturel les plus fameux peintres vénitiens exécutant un concert. Au devant du tableau, dans le vide de l’intérieur du triclinium, le Titien joue de la basse, Paul joue de la viole, le Tintoret du violon, et le Bassan de la flûte, par où il a voulu faire allusion à la profonde science et à l’exécution lente et sage du Titien, au brillant et aux agréments de Paul, à la rapidité du Tintoret, et à la suavité du Bassan. Remarquez l’attention que donne Paul à un homme qui vient lui parler, et la suspension de son archet. Une grande figure debout tenant une coupe à la main, vêtue d’une étoffe à l’orientale blanche et verte, est celle de Benedetto, son frère.

Ce n’est pas sans plaisir que j’ai trouvé, à Casa Pisani, l’admirable famille de Darius[61], de ce même Paul Veronese, tableau dont j’ai l’esquisse faite de sa main pour l’exécution de son grand ouvrage. Il y a deux ou trois têtes finies par le maître ; le reste en partie achevé par ses élèves, en partie resté en ébauche.


LETTRE XVIII
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À M. DE BLANCEY


Suite du séjour à Venise.
29 août.


Ce que j’avois prévu est arrivé, mon gros Blancey ; votre première lettre vient de m’être renvoyée de Rome ; elle n’est pas de fraîche date, quoique fort moderne en comparaison d’une autre que je reçois de Londres, laquelle a été renvoyée de Rome à la grande poste de Paris, d’où elle est revenue à Rome, puis ici. Elle vient d’arriver tout essoufflée d’une si longue traite. Il me semble, mon petit ami, que vous vous donnez assez joliment les violons ; la modestie vous siéroit cependant mieux qu’à personne. C’est moi qui pourrois en manquer, tandis que je mets à Venise la nation françoise sur un si grand pied que, tout franc, je crains qu’un autre ne puisse l’y soutenir. Pour vous, on sait assez que vous n’êtes l’aîné que secundum quid. Cependant il y auroit de la dureté à vouloir vous ôter la satisfaction de vous louer vous-même sur cet article, puisque vous ne l’êtes là-dessus par personne autre. Témoignez, je vous prie, à ces dames combien je suis sensible à l’empressement qu’elles veulent bien avoir pour mes nouvelles. Je me souviens tous les jours d’elles et avec plaisir. Dans cette commémoration, ma bonne amie de Montot tient le premier rang. Ce seroit bien en vain que l’on courroit le monde pour trouver ailleurs un cœur aussi sensible et aussi vrai, une âme plus pure et meilleure, un caractère aussi égal, aussi sociable, aussi doux ; en vérité, je pense d’elle ce que l’on a dit d’un homme célèbre, qu’il faisait honneur à l’humanité. Qu’a-t-elle besoin d’être d’une aussi jolie figure ? Elle devroit la laisser à quelque autre ; elle n’en a que faire pour être universellement chérie de tout le monde. Je lui passe cependant ses yeux si doux et si fins, parce qu’ils sont le plus beau miroir de la plus belle âme qui ait Jamais été. Je suis vraiment affligé qu’elle ait perdu son dernier enfant ; mais je m’en console en pensant que c’est une perte à réparer en deux minutes. Au surplus, assurez-les toutes bien fort que je persiste opiniâtrement dans la bonne religion, et que je n’ai point encore, au milieu des infidèles, quitté les sentimens orthodoxes, mais je ne réponds pas de ce que la peur du martyre peut me faire faire à Florence. Continuez-moi exactement votre chronique. S’il n’y a point d’histoires, parbleu, vous voilà bien en peine, faites-en ; moi qui vous parle, me mets-je en peine de mentir pour vous amuser.

Je quitte Dijon, non sans regrets, pour revenir à Venise.

Je voudrois bien pouvoir vous parler savamment du carnaval. On nous presse fort ici d’y revenir passer ce temps, et l’on nous promet de nous faire voir une toute autre Venise ; mais je n’imagine pas que nous lui donnions la préférence sur nos affaires et sur nos amis. Ce carnaval commence dès le 5 octobre, et il y en a un autre petit de quinze jours à l’Ascension ; de sorte que l’on peut compter ici environ six mois, où qui que ce soit ne va autrement qu’en masque, prêtres ou autres, même le nonce et le gardien des Capucins. Ne pensez pas que je raille, c’est l’habit d’ordonnance ; et les curés seroient, dit-on, méconnus de leurs paroissiens, l’archevêque de son clergé, s’ils n’avoient le masque à la main ou sur le nez. Je regrette cette singularité, et encore plus les opéras et les spectacles du temps. Ce n’est pas que je manque de musique ; il n’y a presque point de soirée qu’il n’y ait académie quelque part ; le peuple court sur le canal l’entendre avec autant d’ardeur que si c’étoit pour la première fois. L’affolement de la nation pour cet art est inconcevable. Vivaldi s’est fait de mes amis intimes, pour me vendre des concertos bien chers. Il y a en partie réussi, et moi, à ce que je désirois, qui étoit de l’entendre et d’avoir souvent de bonnes récréations musicales : c’est un vecchio, qui a une furie de composition prodigieuse. Je l’ai ouï se faire fort de composer un concerto, avec toutes ses parties, plus promptement qu’un copiste ne le pourroit copier. J’ai trouvé, à mon grand étonnement, qu’il n’est pas aussi estimé qu’il le mérite en ce pays-ci, où tout est de mode, où l’on entend ses ouvrages depuis trop longtemps, et où la musique de l’année précédente n’est plus de recette. Le fameux Saxon[62] est aujourd’hui l’homme fêté. Je l’ai ouï chez lui aussi bien que la célèbre Faustina, sa femme qui chante d’un grand goût et d’une légèreté charmante ; mais ce n’est plus une voix neuve. C’est sans contredit la plus complaisante et la meilleure femme du monde, mais ce n’est pas la meilleure chanteuse.

La musique transcendante ici, est celle des hôpitaux. Il y en a quatre, tous composés de filles bâtardes ou orphelines, et de celles que leurs parents ne sont pas en état d’élever. Elles sont élevées aux dépens de l’État, et on les exerce uniquement à exceller dans la musique. Aussi chantent-elles comme des anges, et jouent du violon, de la flûte, de l’orgue, du hautbois, du violoncelle, du basson ; bref, il n’y a si gros instruments qui puissent leur faire peur. Elles sont cloîtrées en façon de religieuses. Ce sont elles seules qui exécutent, et chaque concert est composé d’une quarantaine de filles. Je vous jure qu’il n’y a rien de si plaisant que de voir une jeune et jolie religieuse, en habit blanc, avec un bouquet de grenades sur l’oreille, conduire l’orchestre et battre la mesure avec toute la grâce et la précision imaginables. Leurs voix sont adorables pour la tournure et la légèreté ; car on ne sait ici ce que c’est que rondeur et sons filés à la françoise. La Zabetta des Incurables est surtout étonnante par l’étendue de sa voix et les coups d’archet qu’elle a dans le gosier. Pour moi, je ne fais aucun doute qu’elle n’ait avalé le violon de Somis. C’est elle qui enlève tous les suffrages, et ce seroit vouloir se faire assommer par la populace que d’égaler quelqu’autre à elle. Mais, écoutez, mes amis, je crois que personne ne nous entend et je vous dis à l’oreille que la Margarita des Mendicanti la vaut bien et me plaît davantage.

Celui des quatre hôpitaux où je vais le plus souvent, et où je m’amuse le mieux, est l’hôpital de la Piété ; c’est aussi le premier pour la perfection de symphonies. Quelle raideur d’exécution ! C’est là seulement qu’on entend ce premier coup d’archet, si faussement vanté à l’opéra de Paris. La Chiarretta seroit sûrement le premier violon de l’Italie, si l’Anna Maria des Hospitalettes ne la surpassoit encore. J’ai été assez heureux pour entendre cette dernière, qui est si fantasque, qu’à peine joue-t-elle une fois en un an. Ils ont ici une espèce de musique que nous ne connaissons point en France, et qui me paroît plus propre que nulle autre pour le jardin de Bourbonne. Ce sont de grands concertos où il n’y a point de violino principale. Quintin peut demander à Bourbonne s’il veut que je lui en apporte une provision. Pendant que j’y songe, que Quintin me rende aussi raison pour vous, des livres dont Machefoire peut m’avoir fait l’acquisition. Je viens d’en envoyer en France un gros ballot, tous d’éditions de 1400, accompagnés de force marasquin de Zara, Barbades, des Indes et de Corfou, et thériaque de Venise. Croiriez-vous bien que l’espèce de fonction qui se fit en dernier lieu le jour de Saint-Barthélemi, et que l’on appelle le théâtre de la thériaque, est une chose tout-à-fait amusante ? Toutes les drogues qui entrent dans cette composition y sont, non seulement étalées en guise de dessert monté, mais encore arrangées avec autant d’adresse que de patience ; ce sont des camaïeux, des broderies, des paysages, et surtout des suites de médailles d’empereurs romains admirables. Les vipères y forment des guirlandes et des festons, et l’on a trouvé le secret de leur donner un air galant. Le talent de la nation italienne pour les ornements est exquis ; avec une douzaine de nappes blanches et autant de mannequins, ils ont façonné, en un instant, autant de statues dignes de Phidias. On pose cela sur une architecture des trois ordres, de même fabrique ; en vingt-quatre heures, voilà une église parée à ravir pour le jour de sa fête. Je n’ai pas vu les combats de gondoliers sur les ponts ; on les a abolis à mon grand regret. En récompense, ils ont inventé un autre jeu appelé les forces d’Hercule. Une certaine quantité d’hommes tout nus, se rangent dans le canal à nombre égal, vis-à-vis les uns des autres, sur deux lignes ; de petites planches étroites portent des deux bouts sur les épaules ; d’autres hommes montent debout sur ces planches ; un autre rang d’hommes sur ceux-ci par la même méthode, et ainsi par gradation jusqu’à ce qu’il n’y ait qu’un homme, sur la tête duquel monte un enfant. Tout cela ne parvient pas à bien sans que les planches ne cassent souvent, et que la pyramide ou château de cartes ne soit dérangée par de fréquentes cascades dans l’eau. Ce petit jeu, à se rompre le cou, se pratique quelquefois près du pont de Rialto. Je ne sais pourquoi on s’extasie si fort en parlant de ce pont ; on pourroit se contenter de dire qu’il est assez beau. Il est vrai qu’il n’y a qu’une arcade, mais le lieu n’en exige pas davantage, et elle n’est pas plus large qu’une de celles du pont Saint-Esprit. Il est vrai aussi qu’il est tout de marbre blanc et fort large ; car il y a dessus trois rues et quatre rangs de boutiques, à la vérité épaisses comme des lames de couteaux, et les rues à l’avenant. Tout cela ne fait pas un tiers en sus de la largeur du Pont-Neuf.

J’avois annoncé, ce me semble, que je ne dirois plus rien de Venise. Voilà cependant un long chapitre ; mais en vérité cela doit s’appeler n’en rien dire, tant j’omets de choses considérables sur ce sujet singulier. Nous y avons été retenus plus longtemps que nous ne croyions, tant par les lignes que l’on a faites contre les justes soupçons de peste à la foire de Sinigaglia, que par notre fainéantise, et les instances de notre Ambassadeur, qui nous a priés d’assister à la visite de cérémonie que lui a rendu M. Lezé, qui s’en va ambassadeur en France, et à la fête qu’il a donnée le jour de Saint-Louis. Elle étoit fort bien entendue et accompagnée d’un concert sur la mer, dans des barques galamment ornées.

C’est demain, cependant, qu’il me faudra quitter mes douces gondoles. J’y suis actuellement en robe-de-chambre et en pantoufles à vous écrire au beau milieu de la grande rue, bercé par intérim d’une musique céleste. Qui pis est, il faudra me séparer de mes chères Ancilla, Camilla, Faustolla, Julietta, Angeletta, Catina, Spina, Agalina, et de cent milles autres choses en a plus jolies les unes que les autres. Ne faites-vous pas un peu la mine, mon doux Neuilly, en me voyant l’esprit orné de si belles connaissances ? Vous voyez bien que ce n’est que plaisanterie, quand je parle à vous. D’un autre côté, c’est réalité, quand je parle à ce libertin de Blancey. Lequel des deux est le véritable ? Belle question ! Peut-elle être faite par des gens qui connaissent l’extrême régularité de mes mœurs ? Je ne crois pas que les fées ni les anges ensemble puissent, de leurs dix doigts, former deux aussi belles créatures que la Julietta et l’Ancilla. Lacurne est très-féru de l’une, et je ne devrois pas l’être moins de celle-ci, après l’avoir vue un jour déguisée en Vénus de Médicis, et aussi parfaite de tout point. Elle passe avec raison pour la plus belle femme de toute l’Italie. Notre ambassadeur me paraît avoir grande envie d’être l’ami de la première, et celui de Naples l’être bien fort de la seconde.

Ce n’est qu’ici au monde que l’on peut voir ce que j’ai vu : un homme, ministre et prêtre, dans un spectacle public, en présence de quatre mille personnes, badiner d’une fenêtre à l’autre, avec la plus fameuse catin d’une ville, et se faire donner des coups d’éventail sur le nez. Savez-vous bien que je trouvai un jour à cette princesse un poignard dans sa poche ? Elle prétendit que dans sa profession, on étoit en droit de le porter pour la manutention de la police dans la maison. J’en suis moins surpris depuis que je sais que les religieuses en portent, et que j’ai appris qu’une abbesse, aujourd’hui vivante, s’étoit jadis battue à coups de poignard contre une autre dame, pour l’abbé de Pomponne. L’aventure ne laissa pas de faire quelque éclat, car elle ne s’étoit pas passée dans le couvent.

La Bagatina est la plus splendide de toutes les courtisanes de Venise. Elle est logée dans un petit palais meublé superbement, et parée de bijoux comme une nymphe. À la vérité, c’est la moins jolie de toutes celles du premier ordre ; mais, d’un autre côté, qui peut nier que les faveurs d’une main couverte de diamants, ne soient véritablement précieuses ?

Je reviens en ce moment de Murano, où j’ai été voir travailler à la manufacture de glaces. Elles ne sont pas aussi grandes ni aussi blanches que les nôtres ; mais elles sont plus transparentes et moins sujettes à avoir des défauts. On ne les coule pas sur des tables de cuivre comme les nôtres ; on les souffle comme des bouteilles. Il faut des ouvriers extrêmement grands et robustes pour travailler à cet ouvrage, surtout pour balancer en l’air ces gros globes de cristal, qui tiennent à la longue verge de fer qui sert à les souffler.

L’ouvrier prend dans le creuset du fourneau une grosse quantité de matière fondue, au bout de sa verge creuse : cette matière est alors gluante et en consistance de gomme. L’ouvrier, en soufflant, en fait un globe creux ; puis, à force de le balancer en l’air et de le présenter à tout moment à la bouche du fourneau, afin d’y entretenir un certain degré de fusion, toujours en le tournant fort vite, pour empêcher que la matière présentée au feu ne coule plus d’un côté que d’un autre, il parvient à en faire un long ovale. Alors un autre ouvrier, avec la pointe d’une paire de ciseaux, faits comme des forces à tondre les moutons, c’est-à-dire qui s’élargissent en relâchant la main, perce l’ovale par son extrémité. Le premier ouvrier, qui tient la verge à laquelle est attaché ce globe, le tourne fort vite, tandis que le second lâche peu à peu la main qui tient les ciseaux. De cette manière l’ovale s’ouvre en entier par l’un des bouts, comme un marli de verre. Alors on le détache de la première verge de fer, et on le scelle de nouveau, par le bout ouvert, à une autre verge faite exprès ; puis on l’ouvre par l’autre bout avec le même mécanisme que celui décrit ci-dessus. Il en résulte un long cylindre de glace d’un large diamètre, qu’on représente, en le tournant, à la bouche du fourneau pour l’amollir un peu de nouveau ; et, au sortir de là, tout en un clin d’œil, d’un seul coup de ciseau, l’on coupe la glace en long, et promptement on l’étend tout à plat sur une table de cuivre. Il ne faut plus après que la recuire davantage dans un autre four, puis la polir et rétamer à l’ordinaire.

À propos, ne vous avisez pas, à mon retour, de me donner moins de l’excellence. J’en ai contracté la douce habitude ; pour de l’illustrissime, je ne m’en soucie plus ; il est ici à rien.

Nous serons demain de retour à Padoue, d’où nous partirons en poste pour Bologne et Florence. De là par le détour de Lucques, Pise et Livourne, nous nous rendrons à Rome ; c’est là que je compte trouver de vos nouvelles à l’adresse du directeur de la poste de France.

P. S. J’ai reçu votre lettre, mon charmant Neuilly, et vous pouvez juger du plaisir qu’elle m’a fait, venant d’un ami tel que vous. Je tâcherai de vous en faire raison sur la route, aussi bien que toutes les extravagances qui sont dans celle-ci. Mais vous êtes un ami commode ; votre vertu n’est sévère que pour vous. Adieu, mes princes, mille et mille choses à nos amis et amies. On vous embrasse ici.


LETTRE XIX
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À M. DE MALETESTE


Route de Venise à Bologne.


Bologne, 6 septembre 1739.


Il a fallu, mon cher Maleteste, troquer les gondoles contre des chaises de poste, et le grand canal de Venise contre l’Apennin ; le marché n’est pas avantageux. Voici comment il s’est fait.

Nous partîmes de Venise, le 30 août, comme nous y étions arrivés, c’est-à-dire dans notre petit ami Bucentaure le cadet. Le vent qui souffloit très-impétueusement nous eut bientôt fait regagner l’embouchure de la Brenta, le long de laquelle nous retrouvâmes tous ces palais, dont je vous ai parlé. Nous revîmes avec plaisir les belles peintures de Zelolti, au palais Foscarini. Cet homme, qui a travaillé dans le goût de Paul Veronese, l’a surpassé dans les ouvrages à fresque. Nous parcourûmes à loisir les jardins du doge Pisani. Ils sont immenses et magnifiques ; mais mal entendus, mal distribués, et chargés de tous côtés de grands morceaux de bâtiments inutiles. Je ne puis souffrir qu’on fasse planter un jardin par des maçons. Nous l’emportons de beaucoup sur les Italiens pour cet article, et je n’ai rien trouvé dans celui-ci qui m’ait fait quelque plaisir, qu’une longue colonnade d’ordre dorique, très-bien figurée en charmilles.

Au bout de vingt-cinq milles, nous revîmes Padoue et notre ami le marquis Poleni qui nous renouvela ses politesses. Il fallut séjourner le 31, pour entendre Tartini qui passe communément pour le premier violon de l’Italie. Ce fut un temps fort bien employé. C’est tout ce que j’ai ouï de mieux pour l’extrême netteté des sons, dont on ne perd pas le plus petit, et pour la parfaite justesse. Son jeu est dans le genre de celui de Le Clerc, et n’a que peu de brillant ; la justesse du toucher est son fort. À tous autres égards, l’Anna-Maria des Hospitalettes de Venise l’emporte sur lui ; mais il n’a pas son pareil pour le bon esprit. Ce garçon, qui n’étoit pas fait pour ce métier-là, et qui s’y est vu réduit après avoir été abandonné de ses parents, pour avoir fait un sot mariage, tandis qu’il étudioit à l’Université de Padoue, est poli, complaisant, sans orgueil et sans fantaisie ; il raisonne comme un ange et sans partialité, sur les différents mérites des musiques françoise et italienne. Je fus au moins aussi satisfait de sa conversation que de son jeu. Je ne fus fas moins content du jeu excellentissime, sur le violoncelle, d’un abbé Vandini qui étoit avec lui.

Le 1er septembre, nous partîmes en poste, fort satisfaits d’abord de revoir des arbres et des champs, dont la vue est, au vrai, fort préférable à l’étemelle uniformité de la mer. Le pays est beau et assez fertile. Nous côtoyions les bords de la Bataglia, le long de laquelle sont des maisons plus belles encore que celles de la Brenta, mais en plus petit nombre. Le marquis Obizzi nous avoit fort recommandé de voir la sienne. Il est d’une des plus anciennes et des plus illustres maisons d’Italie, originaire de Bourgogne, à ce qu’il nous dit. Quant à son château, on a fait une dépense prodigieuse pour le construire en amphithéâtre de mauvais goût, avec de hautes murailles couronnées de créneaux. Celui qui l’a fait bâtir, aussi amateur de puériles allusions de l’antiquité que du Tillot, a jugé à propos, parce qu’il s’appeloit Æneas, de prendre partout le surnom de Pius, et, parce que le lieu s’appelle Orcini, de mettre un gros cerbère à la porte. Les appartements sont tous peints à fresque et même les cours par Paul Veronese, s’il faut le croire ; car, à l’exception de certains bons morceaux qui paraissent véritablement de sa main, le reste est assez médiocre. Il y a un arsenal de vieilles cuirasses et un petit théâtre de poche fort bien imaginé, pour jouer des comédies entre honnêtes gens. Conseillez de ma part à Bourbonne d’en faire construire un pareil, à sa bastide de la porte Saint-Pierre. De là nous passâmes la Bataglia, puis le Colzon à Monte Celeze, qui a une espèce de château à pointes de diamants au-dessus d’un rocher ; puis le grand fleuve de l’Adige dans un bac. Ces passages fréquents dans ce pays bas, tout coupé de rivières, sont fort coûteux, et plus fastidieux encore par le retard qu’ils occasionnent.

Rovigo, où nous arrivâmes ensuite, est une petite ville qui n’est pas désagréable. C’est la capitale du Polezin vénitien. Nous en gagnâmes les confins à Canzaro qui joint l’État du Pape. Ce fut là que nous arriva le charmant petit épisode que voici. C’est le lieu où sont les lignes faites contre la peste de Sinigaglia, qui ne sont autre chose que de grandes palissades qui ferment le passage d’une rivière et d’un pont, par où l’on entre dans l’état de Venise. Près de là sont de grands parcs palissades, où une centaine de gredins faisoient la quarantaine. Ils nous firent force amitiés et, comme les petits présents l’entretiennent, ils nous donnèrent la peste ; de sorte que moi qui vous parle, je l’ai très-vraisemblablement en ce moment-ci ; bienheureux que ce ne soit que cela. Le hic de l’aventure fut que nos chevaux refusèrent absolument de nous mener plus loin, sur le prétexte assez juste qu’on ne les laisseroit point repasser sans faire la quarantaine. Il fallut prendre patience, et envoyer, à sept milles de là, chercher des chevaux à Ferrare. Lacurne, étourdiment à son ordinaire, passa les barrières, moyennant quoi il lui auroit fallu faire quarantaine pour les repasser ; de sorte que nous en fîmes tous autant. J’allai à la chasse le long d’un étang ; Loppin alla jouer de l’orgue dans l’église du village ; les deux frères allèrent se promener au diable je ne sais où, puis me mandèrent par un voyageur de les venir trouver en un certain lieu. J’y allai bonnement, croyant que c’étoit à un pas : il se trouva qu’il y avoit près d’une lieue, et que mes chers princes n’y étoient point. Me voilà une seconde fuis en quête le long du Pô. J’appris enfin, par tradition, qu’ils l’avoient passé pour aller d’un autre côté. Je le passai donc moi-même, jurant contre eux à pleine voix, et ce n’est pas une petite affaire que de le passer, puisqu’il n’est guère moins large dans cet endroit que le Rhône. Cependant, vint la nuit plus noire que ne l’est l’encre d’une écritoire, et tous quatre, y compris Loppin, qui avoit aussi traversé plus haut à pied, à nous chercher comme une épingle au milieu de la campagne, à crier du haut de notre tête, à faire hurler tous les chiens du Ferrarais, et à déposter des corps-de-garde, hurlant aussi de leur côté, de place en place.

Cependant les chevaux étoient venus, et nos valets, qui faisoient la quarantaine auprès des équipages, ayant attendu tout leur bien-aise, nous crurent aux antipodes et se mirent en quête. Tant fut procédé que tout se rejoignit avec un appétit dont je vous laisse à juger. Nous fîmes le procès à un vieux coq, en lui disant : Je te fée et refée d’être fricassée de poulet. Mais vraiment, quand il fut question de le manger, le misérable se défendit tellement que nous fûmes obligés de le laisser là, trop heureux qu’il ne nous mangeât pas nous-mêmes ; et je n’en suis pas trop surpris, car j’ai su depuis, qu’il avoit été, pendant plusieurs siècles, coq du clocher de la paroisse. Nous nous remîmes donc en chaise à deux heures après minuit, après avoir au préalable donné pour boire à la province entière. Par bonheur nous avions envoyé devant un domestique au Cardinal-Légat, le prier de ne point faire fermer les portes de la ville. Ainsi, nous fîmes sans obstacle notre entrée dans Ferrare, qui est à quarante-cinq milles de Padoue.

La ville de Ferrare est vaste et spacieuse. Je crois que ce sont les épithètes qui lui conviennent : vaste, car elle est grande et déserte ; spacieuse, car on peut se promener fort à son aise dans de magnifiques rues tirées au cordeau, d’une longueur étonnante, larges à proportion, et où il croît le plus joli foin qu’on puisse voir. C’est dommage que cette ville soit déserte ; elle ne laisse pas que d’être belle ; non pas par ses maisons magnifiques, mais parce qu’il n’y en a point de laides. En général, elles sont toutes bâties de briques et habitées par des chats bleus, du moins ne vîmes-nous autre chose aux fenêtres.

Le palais des Ducs où demeure le Légat, est un gros bâtiment composé de hautes tours carrées, environnées d’un fossé plein d’eau, bien que ce soit au milieu de la ville. La cour est peinte à fresque, presque effacée. C’est là qu’une compagnie d’arlequins, c’est-à-dire de soldats du Pape, vêtus de vert, jaune et rouge, de toutes pièces, monte la garde.

La place est l’endroit de la ville le plus peuplé ; elle est ornée de deux statues de bronze de la maison d’Est, autrefois souveraine de Ferrare.

La cathédrale donne sur la place ; contre l’ordinaire, elle a un vieux vilain portail et un intérieur tout neuf d’assez bonne manière. On l’a rebâtie en-dedans en conservant seulement, je ne sais pourquoi, un fond de chœur de très-mauvais goût. Ce que j’y ai noté de plus remarquable sont : un Martyre de saint Laurent, par le Guerchin et l’épitaphe du savant Giraldi (Lilio Gregorio)[63], qui, par les plaintes amères qu’elle contient contre la fortune, pourroit servir de supplément au livre de Pierius Valerianus, De litteratorum infelicitatibus[64].

La Chartreuse mérite aussi d’être vue ; l’architecture en est bonne, quoique le défaut de collatérale lui fasse tort. Il y a dans le réfectoire un bon tableau des Noces de Cana, par Bononi. Le cloître est très-joli, et les logements des


religieux sont plus grands et plus agréables que tous ceux que j’ai vus ailleurs ; ils couchent dans de beaux et bons lits, et non comme en France dans des armoires de sapin. Au lieu des fontaines qu’ils ont partout, dans le milieu du préau du cloître, là ces moines conservent les cendres de Borsus d’Est, leur fondateur, dans un gros pot-à-oille.


Les autres églises dignes d’être vues sont les Bénédictins, où est le tombeau de l’Arioste, avec quelques tableaux passables, et dans le réfectoire une Noce de Cana, d’une belle ordonnance. Le tombeau de l’Arioste est d’une forme assez commune ; son buste est au-dessus, avec deux figures au fronton, qui m’ont paru être la Vérité et la Fiction, apparemment pour signifier qu’il a également excellé dans les sciences politiques et dans les inventions poétiques, et qu’il n’a pas été moins bon citoyen que bon poète.


Son épitaphe :

D. 0. M.


Ludovico Areosto, Ter illi maximo atque ore omnium celeberrinio Vati à Carolo V » coronato, Nobilitate gencris atque animi claro, In rebus publicis administrandis, in regendis populis, In gravissimis ad summum pontificem legationibus, Prudentia, consilio, eloquentia,

Praestautissimc, Ludovicus Arcostus pronepos.


Plus, Sainte-Marie in Vado, assez bien disposée pour l’architecture, oîi l’on voit plusieurs morceaux curieux de peintures anciennes par Carpaccio, un plafond de Bononi, et surtout une façade de chapelle faite en portail d’église, d’une très-belle architecture.


Il y a dans d’autres endroits plusieurs tableaux du Guerchin que j’ai vus en courant, et dont je n’ai pas conservé grande mémoire. Il en est de même des maisons particulières de la ville. Quoique belles, elles ne le sont point assez pour trouver place dans ce très-digne journal ; si ce n’est, par grâce, un palais tout de marbre blanc, taillé à pointes de diamants, construit par un bâtard de la maison d’Est. Mais je n’oublierai pas une très-grande place


au milieu de laquelle est une statue de bronze d’Alexandre VU, sur une très-belle colonne de marbre.


Nous partîmes de Ferrare le 3. Tout le pays est couvert d’arbres à l’excès, de façon que, des hauteurs, on ne découvre qu’une plaine de forêts, formée par les cimes des arbres. La campagne est fertile dans les endroits cultivés, qui ne sont pas aussi nombreux qu’ils le seroient, sans la paresse des gens du pays, et sans les marais que forment les débordements continuels du Pô dans cette contrée, la plus basse de l’Italie. Nous passâmes le Reno sur une chaussée au travers de ces marais. Ce fut immédiatement après qu’arriva un second épisode bien autrement triste que le premier. Un insigne maraud de postillon ayant indiscrètement fouetté ses chevaux sans les tenir, les chevaux de poste, qui sont aussi vifs ici que les nôtres sont pacifiques, emportèrent ma chaise le long de la levée, et la jetèrent à tous les diables, de cinquante pieds de hauteur, dans le fin fond de la vallée de Marara. La bonne chaise prenoit tant de plaisir à tomber, que je la voyois se liquéfier le long de la cascade. Bref, les chevaux, les harnais, la chaise, les malles, les porte-manteaux, les bardes, tout, en arrivant au fond, se trouva réduit en poussière impalpable. Sainte-Palaye, le plus bilieux de tous les hommes, me débita un beau sermon sur la modération dans les infortunes, sous prétexte que ma colère ne répareroit pas le malheur. Je ne manquai pas de l’en croire sitôt que j’eus crié assez fort et assez longtemps, pour avoir une éteinte de voix. Loppin pensa me désoler par son stoïcisme ; il trouva au fond du vallon un certain sable à son gré, et il employoit ses gens à faire nettoyer ses boucles de souliers. Je le rendis bien vite furieux, en lui montrant les membres de son ménage à café ignominieusement dispersés dans la plaine. Maintenant la pauvre chaise est sur la litière réduite à l’extrémité ; on lui fait des remèdes, et j’espère qu’à force de baume de fier-à-bras et de sequins, nous pourrons la tirer d’affaire. Dans cette déconvenue, les chaises des valets (car ici ils courent en chaise) nous servirent de réconfort. Nous gagnâmes Bologne (trente-cinq milles de Ferrare) tellement quellement ; et ce fut fort bien fait à nous, car c’est une excellente ville, la plus belle pour le matériel, que nous ayons encore trouvée après Gènes. On lui donne cinq milles de tour ; j’ai peine à le croire. À la vue, elle ne paraît pas de beaucoup plus grande que Dijon, qui n’en a que deux et demi ; mais sa forme, longue et pointue par les deux bouts, en navette, la fait trouver beaucoup plus grande quand on est dedans, par la longueur des distances.


Je ne sais pourquoi Gênes est la ville d’Italie la plus superbe en bâtiments, quoique son architecture soit moins bonne que dans quantité d’autres. Elle l’est cependant en effet. La quantité de ses palais, leur extrême exhaussement et plus que tout cela, sa magnifique situation, lui auront valu cette prééminence, quoiqu’à prendre les choses en détail, ce que l’on voit ailleurs, comme ici par exemple, vaille beaucoup mieux. Vous en recevrez sans doute bientôt une ample description, lorsque j’aurai moi-même vu Bologne autant que cette ville me paraît mériter de l’être.


LETTRE XX
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À M. DE NEUILLY


Mémoire sur Bologne.
15 septembre.


Bologne est pleine de belles églises et de beaux bâtiments particuliers, dont je pourrai vous dire un mot, après vous avoir donné une idée générale de la ville. Elle est toute bâtie comme Padoue, à portiques sous lesquels les gens de pied vont à couvert. Mais, au lieu des infâmes porches qui sont à Padoue, ici ce sont de larges et longues rues, bordées des deux côtés de portiques voûtés, d’un bel exhaussement, soutenus, à perte de vue, par des colonnes de toutes sortes d’ordres et par des pilastres carrés. Quoique le goût de ces colonnes soit tantôt bon, tantôt mauvais, l’ensemble de cette uniformité, forme à mon gré, le plus bel effet et le mieux entendu que l’on puisse se figurer, d’autant mieux que ces piliers soutiennent communément de fort belles maisons, toutes bâties en briques, suivant l’usage du pays.

L’architecture est de la même étoffe. On construit dans la Lombardie à peu de frais avec des briques figurées exprès, enduites par dessus d’un mortier très-fin. Cela dure plus qu’on ne le croiroit, mais infiniment moins que la pierre, et, dans le vrai, on feroit mieux de n’employer de pareils matériaux que dans les lieux à couvert des injures du temps. Les portiques dont je vous parle sont fort larges, pavés de briques, et douze personnes de front peuvent y marcher à couvert et à leur aise ; mais, comme si ce n’eût pas été assez d’en garnir toute la ville, on en a construit un autre au dehors, qui, commençant à une des portes, va, grimpant jusque sur le sommet d’une montagne assez haute, se terminer à une petite église où la dévotion est fréquente. Ce benoît portique n’a pas moins d’une lieue de long. Dans l’endroit où la plaine finit, pour gagner plus doucement la montagne, on a jeté une espèce de pont qui soutient un beau péristyle couvert d’un dôme et qui sauve très-artistement l’irrégularité du terrain. Ce seroit un morceau digne des Romains, si, au lieu des méchans piliers carrés accouplés qui forment ce portique, on y eût employé des colonnes de bon goût ; mais, tel qu’il est, il n’est pas moins surprenant par son exécution que par son motif. L’endroit où il se termine renferme la véritable Madone peinte, m’a-t-on dit, par Saint-Luc. Il y en a plus de cent en Italie ; mais on soutient que celle-ci est la bonne. On la porte solennellement en procession une fois l’an à Bologne. Misson prétend que si on ne l’y apportoit pas, elle y viendroit toute seule ; j’ai quelque peine à le croire. Cependant, soit que les gens du pays ne soient pas de mon avis, puisqu’ils ont construit cet édifice pour qu’elle puisse venir plus commodément, soit qu’ils n’aient en vue que la commodité de la procession, c’est sûrement dans l’une ou l’autre de ces intentions qu’ils ont fait cette furieuse dépense. On ne fait voir la Madone qu’avec grande peine. Il a fallu dire, pour avoir ce bonheur, que nous étions venus en pèlerinage tout exprès. Elle est couverte de volets garnis de velours ; plus, d’un rideau à travers lequel, par un trou garni d’une glace, on la voit peinte sur bois, et qui pis est détestablement peinte et fort laide.


J’ai trop de dévotion pour croire que ce soit là le vrai portrait de la Vierge ; si je ne me trompe, on auroit mieux fait pour elle et pour saint Luc de faire honneur à ce dernier d’une Vierge de Raphaël ; car dans celle-ci, je n’ai pas trouvé le plus petit mot de cette sublimité que le R. P. Labat exalte en quarante pages. Mais ce n’est pas ici le seul endroit où je pourrois avoir occasion de donner sur les doigts à ce narrateur, dans cette mienne véridique relation, si je ne me trouvois porté à l’indulgence en sa faveur par le rapport de babil éternel qui se trouve entre lui et moi.


Rentrons dans la ville, c’est en sortir trop tôt ; l’objet le plus visible est la tour degli Asinelli, droite et menue comme un cierge. Ma foi ! c’est bien une autre paire de manches que la tour de Crémone : elle s’élève à perte de vue, et je crois bien pour le coup que c’est la plus haute tour, ou du moins l’une des plus hautes de l’Europe. Son peu d’épaisseur contribue encore à la faire paraître plus élevée, et la tour Garisenda, sa voisine, à la faire paraître plus droite. Celle-ci, beaucoup plus grosse et moins haute des deux tiers, s’avise de se donner de petits airs penchés ; de sorte qu’en jetant un plomb depuis le sommet, il va tomber à plus de neuf pieds des fondations. Je ne sais si cela a été fait par malice pour effrayer les passans, qui croient qu’elle va leur faire calotte, ou si, comme d’autres le prétendent, ce sont les restes d’une tour jadis fort élevée, qui, ayant eu de méchans fondements, s’écroula par le haut, tandis que la partie inférieure, qui prit son assiette, est demeurée stable. Quoi-qu’il en soit, on va delà, par une longue rue, à la place principale, ornée de la plus belle fontaine de marbre et de bronze que j’aie encore vue. C’est un Neptune colostsal, accompagné de quatre petits Amours montés sur autant de Dauphins, et plus bas de quatre grandes figures de femmes, qui jettent incessamment de l’eau fraîche par le bout des mamelles ; mais les jets d’eau sont si petits et si menus, que cette belle fontaine en est toute défigurée : elle est du dessin de Jean de Bologne. Non loin de là est une autre fontaine aux armes de Médicis, d’architecture en bas-reliefs. Elle est fort négligée, et je ne sais pourquoi, car c’est à mon gré un très-joli morceau dont personne n’a parlé.


Les principales choses de la place publique sont : 1“ des montagnes d’ognons blancs, ni plus ni moins hautes que les Pyrénées. On en fait ici un grand commerce ; mais je ne sais s’il peut égaler celui que l’on fait, à Gênes, des champignons pour l’Espagne, qui s’élève annuellement à 800,000 liv. Ce qu’il y a de certain, c’est que les ognons de Bologne sont au moins les frères cadets des ognons d’Egypte. Mais, pour le dire en passant, j’ai été tout-à fait la dupe de ma gourmandise, en venant en Italie pour manger des fruits : ils ne valent pas même ceux de France, hors les raisins qui sont exquis. On me promet que Florence soutiendra la réputation de l’Italie sur ce chapitre ; c’est ce’ qu’il faudra voir.


2“ Le palais public où demeure le cardinal Spinola, légat. Cette éminence est une des belles figures que j’aie vues ; il prétend être pape un jour ; et, si le Saint-Esprit étoit femelle, je n’ai pas de peine à croire qu’il ne lui donnât la préférence. Il est, outre cela, fort poli, et nous avons eu lieu d’être fort contents de ses manières, dans la visite que nous lui avons faite. Sa personne fait le plus bel ornement du palais, qui n’a pas grande beauté d’ailleurs. C’est un gros édifice massif, orné dans sa façade de quelques statues de bronze, et assez médiocre en dedans, excepté quelques curiosités, dont j’aurai occasion de vous parler ailleurs.


3° Le vieux palais, bâti pour servir de demeure à Ensius, roi de Sardaigne, fils naturel de l’empereur Frédéric qui, allant porter des secours à ceux de Modène dans le temps de la célèbre guerre qui se faisoit pour un sceau de bois, fut fait prisonnier par ceiix de Bologne, et retenu pendant vingt-deux ans, jusqu’à sa mort, après laquelle on lui fit, pour le consoler, de belles obsèques et une plus belle épitaphe qui se voit h Saint-Dominique. Cependant, combien de gens traitent tout cela de fables ! Pour moi, je suis sûr que l’épitaphe est très-moderne, et que l’architecture du palais en question n’est sûrement pas du temps que l’on cite ; il est vrai qu’on peut l’avoir ajoutée depuis pour l’ornement.


4“ La célèbre église de San-Petronio, édifice à simple collatérale, vaste, noble et extrêmement exhaussé. On y avoit commencé un portail gothique, qu’on a eu le bon esprit de ne pas continuer. On y peut remarquer au


dehors quelques statues et bas-reliefs, au dedans le baldaquin et plusieurs bonnes statues. Mais ce qu’il y a de principal est la fameuse ligne méridienne tracée sur le pavé par Cassini, laquelle, tant qu’elle existera, servira de règle aux astronomes à venir, pour mesurer l’obliquité de l’écliptique. Elle est ménagée fort -adroitement, dans la pins grande longueur de l’église, passant avec obliquité entre deux piliers. La longueur de cette ligne fait la six cent milliè-me partie de la circonférence de la terre. Elle est de marbre, divisée dans sa longueur en deux parties égales, par un filet de cuivre, qui marque précisément le méridien ; et sur le marbre sont gravées toutes les choses qui peuvent avoir rapport à l’ouvrage, pour le rendre parfait. L’endroit de la voûte où est le petit trou par où l’image du soleil va se porter à midi précisément sur la ligne de cuivre, s’étanl un peu affaissé, on fut obligé, sur la fin du siècle dernier, de restaurer un peu l’ouvrage ; ]l passe maintenant pour le plus parfait de tous ceux qui sont en ce genre, et ses bonnes qualités sont inscrites sur une pierre incrustée dans le mur. J’ai été choqué de voir qu’on la fouloit aux pieds sans respect, ce qui en efface beaucoup les caractères.


Bologne est le chef d’ordre des peintures de l’école de Lombardie, comme Venise l’est de l’école vénitienne. C’est ici que sont tous les chefs-d’œuvre des Carraches, du Guide, du Guerchin, de l’Albane, etc. Les peintres de Bologne excellent à mon sens pour les fresques, quoiqu’il n’y ait pas ici de tableaux de la force de deux ou trois morceaux qui sont à Venise. Généralement parlant, il y a un plus grand nombre de bons maîtres, et par conséquent de bons ouvrages. Ils se piquent surtout de donner, plus encore que les Vénitiens, de furieux soufflets au restaurateur de la peinture, Cimabue, et à son historien Vasari.

À les entendre, le Cimabue est un bélître, et Vasari un ignorant. C’est chez eux, et non à Venise ni à Florence, que l’art s’est conservé ; et, pour le prouver, ils montrent quantité de Madones peintes à fresque, horriblement mal, sur de vieux murs, et assurent, foi de Bolonais, qu’elles sont peintes avant l’an 1000. Mais, pour dire vrai, à force de vouloir faire leur cause bonne, ils la gâtent en montrant une si énorme quantité de tableaux de cet âge, qu’il est de toute impossibilité que les anciens historiens de la ^


peinture en eussent ignoré l’existence. Avec cela il y a quelques-uns de ces morceaux trop bien peints pour être du temps en question (par parenthèse, la Madone de Saint-Luc, que l’on a choisie parmi ces chiffons pour faire des miracles, n’est pas de celles qui pèchent par ce dernier point). Je crois donc que, l’École Lombarde ayant commencé fort tard à se distinguer, on travailloit déjà assez bien ailleurs quand on ne faisoit encore ici que des choses misérables ; et, pour l’ancienneté, le procès des Vénitiens est celui qui me paraît fondé sur les pièces les plus authentiques.


La raison qui m’a fait courir si rapidement dans mes remarques sur les tableaux de Venise devroit m’empêcher de vous rien dire de ceux de Bologne, ni de toutes autres villes où il s’en trouve une aussi immense quantité. La suppression des peintures entraîneroit pareillement celle des statues, et par compagnie la description des édifices, mais je ne puis me résoudre à faire une Saint-Barthélemi si générale. Voici quelques petites choses sur les bâtiments publics et particuliers, et sur les principaux objets d’art qu’ils renferment.


Les édifices publics les plus considérables, outre ceux dont je vous ai parlé, sont la douane, par Tibaldi. Saint Pierre, cathédrale toute neuve, par Magenta, d’ordre corinthien magnifique ; mais les arcs sont exhaussés outre mesure, et on a voulu conserver le fond du chœur qui est beaucoup trop surbaissé pour le reste. Saint-Jean, à côté duquel est un beau portique dorique, et un autre meilleur ionique au devant, dont le dessin est continué en dedans. Saint-Sauveur, la plus belle église de toutes, quoique peu grande ; son architecture corinthienne, par Magenta, fait tête à l’ancienne architecture grecque et romaine. J’ai trouvé dans cette église un tombeau et une épitaphe d’un Montmorency, baron de Nivelle, mort en 1529. Je ne sais si elle est connue de nos généalogistes.


Saint- Paul, bon portail, église propre, à pilastres corinthiens. — La chapelle des pères de l’Oratoire, ouvrage admirable de Torregiani, ou les ornements sont répandus avec tant de goût que leur grande quantité n’altère point la simplicité de l’édifice. — Le Corpus Domini, autre chapelle fort noble. — Jésus et Marie, jolie petite église de religieuses, où il y a d’excellentes statues de Brunelli. — Saint-François, très-beau couvent.


Saint-Dominique, qu’on vante beaucoup et qui ne me plaît guère. J’en dis autant de la chapelle fameuse ou repose le corps du saint fondateur, dans une tombe de marbre blanc accompagnée de statues, dont une de Michel-Ange (1). Il faut encore bien d’autres mystères pour voir le bon père Jacobin qui dort là-dedans, que pour voir la Madone ; on ne le montre qu’en présence du sénat assemblé et de la garde suisse sous les armes. Le couvent des Dominicains est beau. On fait un grand éloge de leur bibliothèque ; le vestibule, à la vérité, en est magnifique, le vaisseau passable ; quant aux livres, au diable si j’y en ai aperçu un bon. Us ont, disent-ils, un manuscrit écrit de la main d’Esdras. Celui-ci regarde l’évangile de Saint-Marc, que prônent les Vénitiens, comme une jeune barbe ; mais on le montre encore moins que le corps de saint Dominique.


Je ne sais pourquoi les couvents de Bologne passent pour les plus beaux de l’Italie ; c’est une injustice manifeste que l’on fait à ceux de Milan, qui valent au moins ceux-ci ; à l’exception toutefois de celui de San-Michele in Bosco hors de la ville, dont on ne peut dire assez de bien, ne fût-ce que pour son admirable situation sur le premier coteau de l’Apennin. Du haut d’une terrasse qui fait l’entrée de la maison, on plonge à vue d’oiseau sur toute la ville bâtie au pied du coteau, et l’on découvre d’un côté des montagnes chargées de bois, et de l’autre, les plaines de Lombnrdie unies comme la mer. L’intérieur du couvent est bâti et orné au mieux, surtout par une cour en colonnade, d’une manière excellente,dont les murs sont tous peints de la main des Carraches et du Guide. Malheureusement ces peintures se gâtent tous les jours si fort, qu’à peine ont-elles maintenant encore cinquante ans à vivre. J’y ai aussi remarqué les cloîtres de l’orangerie, le grand bâtiment où logent les étrangers, le vaisseau de la bibliothèque, beau, bien orné, accompagné de deux magnifiques salons et meublé de bons livres, et enfin, dans l’église, des stalles en bois de rapport, mieux travaillées encore qu’aucunes de celles qu’on m’a fait admirer jusqu’ici.


[i) Il est douteux que celle statue soit de Michel-Ange.


Voilà ce me semble ce qu’il y a de mieux en édifices publics, ‘à quoi je n’ajouterai plus qu’un mot sur les écoles publiques, que forment d’assez grands bâtiments, dont le cloître est rempli de monuments élevés en faveur des gens qui se sont distingués dans cette Université, ou qui y ont fait du bien. Tout cela est fort peinturé, tant bien que mal ; mais il y a deux morceaux de grande distinction. L’un est une fresque, imitation d’un monument de marbre blanc, si parfaite qu’il faut passer la main dessus à plusieurs reprises, pour être convaincu qu’il n’y a pas de relief ; l’autre est de Mademoiselle Muratori, pour l’ornement du tombeau de son père. La plus belle partie des écoles [scuole] est le théâtre d’anatomie, de la main d’Antonio Levante ; c’est une pièce superbe, faite en amphithéâtre, où les spectateurs sont assis. On y voit des statues et des bustes en bois des anatomistes et des plus célèbres physiciens de Bologne, entre lesquels je reconnus avec satisfaction mon ami Malpighi. Tout cela est au mieux, et les Bolonais ont raison de s’en faire fête.


Quant aux maisons particulières, remarquez au i alais Caprara une cour et un escalier assez beaux ; mais surtout une galerie, espèce de petit arsenal qui est un vrai bijou, meublé de velours vert, sur lequel sont posés des trophées de toutes espèces d’armures turques, orientales ou antiques, disposées avec toute la richesse et tout le goût possibles. Les grands bureaux qui régnent de chaque côté, tout le long de la galerie, portent des casselins de glaces, contenant une quantité innombrable de babioles curieuses, médailles, bronzes, ordres de chevalerie, monnaies orientales, et principalement la dépouille de la tente du général hongrois Tekeli, lorsqu’il eût été défait par le maréchal Caprara, dont la statue en bronze ferme le fond de la galerie.


Au palais Fantuzzi, une façade magnifique d’ordres dorique et ionique, et, qui pis est, les colonnes sont toutes taillées en espèces de pointes de diamants, ce qui produit un effet fort singulier. Canali en est l’architecte, et je crois que c’est un françois qui a fait le superbe escalier d’ordre composite qui est au dedans.


Le palais Magnani, beau morceau de Tibaldi. Le petit palais Malvezzi.


Autre plus beau de Michel -Ange Buonarotti (vous


voyez que je ne vous donne pas des effets verreux), sans parler du Rnnuzzi qui vante son escalier, du Monti, qui montre le cordon bleu de son oncle… de l’Aldrovandi… de l’Ercolani… de celui du duc de Modène, et de quantité d’autres qui méritent d’être vus, ou pour une raison ou pour une autre.


J’ai réservé pour la dernière la principale chose qu’il y ait dans la ville, et l’une des plus curieuses qu’il y ail on Europe. C’est l’Institut ou Académie des Sciences, établissement formé depuis peu par le célèbre comte Ferdinand de Marsigli. Ceci mérite un grand détail, et vous l’aurez. L’immense quantité de choses qui y sont comprises n’est pas plus admirable que l’ordre dans lequel elles sont disposées ; et, ce qu’il y a de plus surprenant, €‘est que tout ceci est l’ouvrage de quelques particuliers, qui l’ont entrepris depuis une vingtaine d’années. Voici donc d’une manière assez sèche le catalogue de ce qui le •compose, après vous avoir dit que le bâtiment est, comme de raison, fort vaste et d’une belle architecture, de la façon de Tibaldi.


Un petit salon plein d’inscriptions et de monuments antiques. — Une académie pour dessiner d’après le naturel. — Salles contenant des modèles et des copies de statues antiques. — Deux salles pour l’académie d’architecture, pleines de modèles de l’architecture antique. — Appartements pleins des prix qui ont été remportés par les élèves en architecture, dessin et gravure, avec les planches. — Salle de chimie. — Salle de géographie et de marine, contenant toutes les cartes terrestres et marines, les livres qui y ont rapport, et les différentes espèces de bâtiments de mer, effectivement fabriqués en petit. — La bibliothèque qui, quoique assez nombreuse n’est pas encore suffisamment formée. — Salle où tous les phénomènes, météores ou sites particuliers de la terre, sont peints en petits tableaux. — Salle contenant une suite universelle de toutes les plantes marines •connues, éponges, coraux, madrépores, et enûn des originaux de tout ce que le général Marsigli a ramassé dans les travaux immenses qu’il a faits, pendant tant d’années, au fond de la Méditerranée. — Salles des métaux, contenant la suite complète des pierres de mines, métaux, minéraux, aimants, marcassites, sables,


cailloux, plâtres, dendrites, sels, soufres, ambres, bitumes, aluns, et autres fossiles de toutes espèces. — Salles des végétaux, contenant la suite des bois, feuilles, fleurs, fruits, herbages, racines, écorces, champignons, ou autres lubérosités, pétrifications de végétaux et graines de toutes les espèces imaginables. — Salles des animaux, contenant la suite complète des coquillages, perles, poissons de mer, chenilles, papillons, mouches, vers, escarbots, ou autres insectes, tant d’Europe que d’Amérique ; nids de mouches, serpents, lézards, crocodiles et toutes autres espèces de reptiles d’Afrique et des Indes ; œufs d’oiseaux et de serpents, oiseaux et plumes de toute espèce, becs, cornes, arêtes, tètes de gros animaux, pierres engendrées dans les animaux, fœtus d’animaux et d’hommes, monstres des uns et des autres, pierres effectives prises pour des parties d’animaux ou pour des pétrifications réelles d’iceux. C’est dans ce lieu qu’a été transporté le cabinet de mademoiselle de Merian, contenant tous les insectes et reptiles, qu’elle alla chercher et dessiner à Surinam. — Salles des pierres, contenant la suite des pierres, marbres, jaspes, agates, lapis lazuli, onyx, améthystes, turquoises, opales, saphirs, émeraudes, rubis, diamants, etc.


Vous pouvez juger par ce détail si l’histoire naturelle est bien complète en ce lieu ; et de vrai, toutes les autres parties n’approchent pas d’être aussi parfaitement remplies que celle-ci, dont je ne pourrois trop m’étonner. Tout est disposé en un ordre charmant, dans des armoires de glaces, et il n’y a si petite pièce qui ne porte son étiquette, contenant le nom et une courte description de la chose, avec la citation du livre, où on en pourra trouver l’histoire complète. Oh ! mes doux objets, combien vous vous amuseriez à chiffonner en ce lieu ! Pour moi, j’y voulois faire apporter mes meubles et m’y établir.


Salles d’anatomie, contenant les différentes espèces de dissections figurées et contenues dans des armoires de glaces. — Salles d’antiquités, statues, idoles, médailles, poids, urnes, lampes, lacrymatoires, bronzes. — Salles de physique expérimentale, contenant les microscopes, machines pneumatiques, et toute la multitude des verres et instruments nécessaires à cet objet. On y voit aussi une pierre d’aimant assez petite qui lève quarante - deux

marcs. — Salle de fortifications, contenant les plans sur le papier ou en relief, armures ou machines de toute espèce servant à la guerre. — Salle de mécanique, contenant les instruments des divers arts et métiers. — Salles d’astronomie, contenant les sphères, globes, quarts de cercles, cartes célestes, européennes et chinoises, etc. — Et enfin, la tour de l’observatoire avec ses télescopes. Cet institut a bon nombre de professeurs pour tous les différents arts ou sciences. J’ai fait connaissance avec les meilleurs, qui savent plus que leur métier, car ils sont gens de bonne société et galants auprès d » s dames ; ce sont Beccari pour la chimie, et Zanolti pour l’astronomie. Il ne faut pas oublier madame Laura Bassi (I), professeur en philosophie, laquelle a été reçue et a pris le bonnet de docteur en pleine université. Aussi en porte-t-elle la robe et l’hermine, quand elle va faire des leçons publiques ; ce qui n’arrive que rarement et à certains jours solennels de l’année seulement, parce qu’on n’a pas jugé qu’il fût décent qu’une femme montrât ainsi chaque jour, à tout venant, les choses cachées de la nature. En récompense, on tient de temps en temps chez elle des conférences philosophiques. Je m’y trouvai un soir, et il me fallut encore, comme à Milan, dérouiller mon vieux latin, pour disserter sur l’aimant et sur l’attraction singulière qu’ont les corps électriques. N’allez pas pour cela me croire un docteur ; il n’est pas besoin d’avoir beaucoup de science en pareille occasion, où il ne s’agit que de faire paraître l’habileté de celle qui répond, et non de montrer la sienne, ce qui me deviendroit fort difficile. La signera Bassi a de l’esprit, de la politesse, de la doctrine ; elle s’exprime avec aisance ; mais, avec tout cela, je ne troquerois pas contre elle ma jeune fille de Milan (2).


(1) Née à Bologne, en I7H, morte en 1778.


(2) Mademoiselle Agnesi,

LETTRE XXI
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À M. DE BLANCEY


Suite du séjour à Bologne.
18 septembre.


N’êtes-vous pas bien las, mes chers amis, des longues descriptions que je vous faisais l’autre jour ? n’aurai-je rien de plus amusant pour vous et pour moi ? rien de plus vivant à vous dire ? Par exemple, j’aurois dû, avant que d’entrer dans le détail de ce que contient la ville, vous en donner une idée générale ; vous dire qu’elle étoit riche, commerçante, assez bien peuplée ; que le pape n’en pouvoit tirer que de très-légers tributs ; qu’elle se gouvernoit en espèce de forme républicaine par des sénateurs tirés de la noblesse, à la tête desquels est un premier magistrat nommé Gonfalonier, lequel demeure dans le palais public aussi bien que le Légat ; et même, ce qui est plus singulier, c’est que la ville a des ambassadeurs à Rome, comme un État étranger. Mais il y a longtemps que vous avez dû vous apercevoir que j’étois du régiment de Champagne, qui se soucie peu de l’ordre, et que je faisois comme l’ami Plutarque, qui rapporte quelquefois la mort des gens, avant que d’avoir parlé de leur naissance.

Vous ne sauriez vous figurer combien les chiens sont communs ici : on ne trouve autre chose par les rues ; vous en aurez un échantillon. Il y a un gros barbet qui libéralement s’est donné à moi ; je le destine à madame de Blancey, pour être successeur de ce petit gredin de Migret, qui a l’honneur de ses bonnes grâces, et tant d’autres préférences mal placées. Je la prie donc d’aimer cette ville-ci, tant à cause de cet honnête barbet et de ses bons saucissons, dont je mange prodigieusement à son acquit, que par rapport au bon traitement que nous y recevons de tout le monde. Nous n’avons point encore


trouvé de ville où les étrangers fussent aussi agréablement et où le commerce du monde fût aussi aisé.


La ville est partagée en deux factions, la françoise et l’allemande. Le comte Rossi et sa femme, zélés partisans du génie français, nous ont prévenus de toutes les politesses imaginables, et nous ont fait faire connaissance avec beaucoup de dames très-gontilles, chez qui l’accès est facile et la conversation agréable. Les femmes sont ici éveillées à l’excès, passablement jolies, et beaucoup plus que coquettes ; spirituelles, sachant par cœur leurs bons poètes italiens, parlant françois presque toutes. Elles citent Racine et Molière^ chantent le mirliton et la béquille, jurent le diable et n’y croient guère. Elles ont une coutume qui me paraît la meilleure et la plus commode du monde ; celle de s’assembler tous les soirs dans un appartement destiné à cela seul, et n’appartenant à personne, moyennant quoi personne n’en a l’embarras, ni la peine d’en faire les honneurs. Il y a seulement des valets de chambre gagés qui ont soin de donner tout ce dont on a besoin. On fait là tout ce qui plaît, soit qu’on veuille causer avec son amant, soit qu’on veuille chanter, danser, prendre du café ou jouer. La première ou la dernière de ces occupations sont celles que j’y ai vu le plus communément pratiquées ; mais quand on a joué et perdu, ce qui roule ordinairement entre cinquante sous ou un petit écu, ce seroit une malhonnêteté insigne de payer à celui qui a gagné. Les valets de chambre en tiennent registre, et deux jours après vous remettent votre compte de l’avantveille.


Quand nous n’allons pas là, nous allons, Sainte-Palaye et moi, passer notre veillée tête-à-tête avec le cardinalarchevêque Lambertini, bonhomme, sans façon, qui nous fait de bien bons contes de filles, ou de la cour de Rome. J’ai eu soin d’en enregistrer quelques-uns dans ma mémoire, qui me serviront dans l’occasion. Il aime surtout à en faire ou bien à en apprendre sur le Régent et sur son confident, le cardinal Dubois. Il me dit quelquefois : Parlate un jjoco di questo cardinale del Bosco. Je lui ai dit tous les contes que j’en savois, et j’ai vidé le fond du sac. Sa conversation est fort agréable ; c’est un homme d’esprit, plein de gaieté et qui a de la littérature. Il est sujet à se servir, dans la construction de ses phrases, de


certaines particules explétives peu cardinaliques. Il ressemble en cela, comme en toute autre chose, au feu cardinal Le Camus ; car il est d’ailleurs de mœurs excellentes, fort charitable et fort assidu à ses devoirs d’archevêque.


Mais, le premier et le plus essentiel de tous les devoirs est d’aller trois fois la semaine à l’opéra. Ce n’est pas ici qu’est cet opéra. Vraiment il n’y iroit personne, cela seroit trop bourgeois ; mais, comme il est dans un village à quatre lieues de Bologne, il est du bon air d’y être exact. Dieu sait si les pelits-maîtres ou petites-maîtresses manquent de mettre quatre chevaux de poste sur une berline, et d’y voler, de toutes les villes voisines, comme à un rendez-vous. C’est presque le seul opéra qu’il y ait maintenant en Italie, où l’on n’en fait guère que le carnaval. Pour un opéra de campagne il est assez passable. Ce n’est pas qu’il y ait ni chœurs, ni danses, ni poëme supportable, ni acteurs ; mais la musique italienne a un tel charme qu’elle ne laisse rien à désirer dans le monde, quand on l’entend. Surtout il y a un bouffon et une bouffonne qui jouent une farce dans les entr’actes, d’un naturel et d’une expression comique, qui ne se peuvent ni payer ni imaginer. Il n’est pas vrai qu’on puisse mourir de rire, car à coup sûr j’en serois mort, malgré la douleur que je ressentois de ce que l’épanouissement de ma rate m’empêchoit de sentir, autant que je l’aurois voulu, la musique céleste de cette farce. Elle est de Pergolèse. J’ai acheté sur le pupitre la partition originale, que je veux porter en France. Au reste, les dames se mettent là fort à l’aise, causent, ou pour mieux dire, crient pendant la pièce, d’une loge à celle qui est vis-à-vis, se lèvent en pied, battent des mains, en criant bravo ! bravo ! Pour les hommes, ils sont plus modérés ; quand un acte est fini, et qu’il leur a plu, ils se contentent de hurler jusqu’à ce qu’on le recommence. Après quoi, sur le minuit, quand l’opéra est fini, on s’en retourne chez soi en partie carrée de madame de Bouillon, à moins que l’on n’aime mieux souper ici, avant le retour, dans quelque petit réduit.


Les lanternes d’équipages ne sont point placées comme les nôtres, mais en bandeau sur le front des chevaux ; ce qui me paraît plus commode de toutes façons. —


Cependant les œuvres pieuses ne sont point oubliées et j’ai toujours vu madame de Marsigli venir faire la quête à l’opéra, pour le luminaire de la paroisse.


L’opéra et le violon Laurenti, célèbre virtuose, sont tout ce que nous avons vu en musique à Bologne, quoique cette ville soit le grand séminaire de la musique de l’Italie ; mais nous sommes mal tombés. La Cazzoni est à Vienne, la Pernozzi et Cafferello sont allés en Espagne pour le mariage de l’Infant, et Farinelli, le premier châtré de l’univers, y est établi pour toujours. Il a, soit du roi, soit de la cour, lui alimenté, désaltéré, porté, plus de 80,000 liv. de rente ; cela s’appelle vendre ses effets un peu cher, sans compter que le roi a ennobli lui et toute sa postérité.


J’oubliois de vous dire qu’en allant à l’opéra, nous nous détournâmes un peu pour aller voir le fameux ilôt de la petite rivière Lavinus, dans laquelle les triumvirs restèrent, en présence de leurs armées, trois jours et trois nuits à partager l’univers. La rivière ne représente pas assez dignement pour avoir mérité d’être le théâtre d’une si grande scène. C’est un torrent de la force du Suzon [\). Je n’ai pu juger de la grandeur de l’île, qui n’en est plus une, l’un des bras du torrent étant maintenant tout-à-fait effacé. Il y a sur la place un méchant bout de pyramide, avec une inscription moderne plus méchante encore. Je m’assis là gravement, et, tel qu’un autre Auguste, faisant le partage du monde, je vous cédai l’Égypte, parce que votre grand nez vous donne l’air de Marc-Antoine, aux conditions toutefois d’en faire part à Jeannin (2), qui ressemble à Marc- Antoine par un autre endroit assez distant du nez.


Selon la bonne coutume qu’ont les Italiens de ne point ménager les pas des voyageurs, ils nous ont envoyé à quelques lieues de la ville voir une maison de campagne des Albergatti, appelée par excellence Sala, à cause d’un salon qui s’y trouve et qui effectivement est digne d’être vu, par son air de grandeur et sa construction singulière. Il a l’air d’un temple, et n’est guère moins élevé qu’un dôme d’église. Quatre rangs de colonnes ioniques, dont

(1) Petite rivière qui passe à Dijon.


(2) Jeannin (Antoine), conseiller au parlement de Dijon.


T. I. 8


trois étages l’un sur l’autre, on forment le carré, accompagné de quatre collatérales surbaissées, dont pareillement trois étages, les deux derniers étages faisant des espèces de tribunes ou corridors. Quatre gros chevaux, dans les angles, soutiennent un ceintre ouvert et recouvert d’une coupole qui fait le comble. Cela seroit à merveille, si ce lieu n’étoit pas beaucoup trop étroit eu égard à son exhaussement, et trop obscur, les jours n’étant tirés que des collatérales par de petites fenêtres. Le salon distribue grandement tous les appartements, qui, quoique passablement vastes, sont tout-à-fait écrasés par ce gigantesque préambule. Les fresques ne manquent pas aux plafonds ; il y en a même quelques unes dignes de rema rque . On monte aux corridors d’en haut par un escalier fort droit et fort étroit. L’architecte, pour remédier à cet inconvénient, a très-adroitement imaginé de le construire à marches interrompues par le milieu verticalement. C’est-à-dire que la motié à droite de la première marche est une fois moins haute que la moitié à gauche, et ainsi des autres jusqu’au dessus ; moyennant ce, chaque pied ayant alternativement une moitié d’avance pour poser l’autre, on ne s’aperçoit plus de la raideur. De cette manière, on monte assez aisément ; mais en redescendant, à moins d’une grande attention, on ne manque pas de se rompre le cou. Au-dessus de la coupole, il y a une terrasse extérieure, d’où l’on découvre fort au loin de longues allées d’arbres en échiquier, chargés de vignes à festons. On ne peut rien voir déplus agréable. Les vignes qui recouvrent les branches donnent aux arbres un air étranger fort plaisant : on les prendroit pour des palmiers.


Je m’étonne fort que les plus belles villes que j’aie encore vues dans ce pays n’aient pas de promenades publiques qui vaillent celles de nos moindres petites villes. Le lieu 011 on se promène ici est infâme ; cependant, faute d’autres ; il est tous les soirs assez fréquenté. Je ne puis digérer cette manière de se promener en carrosses, rangés H la file les uns des autres, sans avancer ni reculer. Les équipages sont assez nombreux à Bologne ; mais il y en a peu de bon goût, la plupart étant fabriqués en Italie ou en Allemagne ; en récompense, les chevaux sont bons et fort malins.


Quant à la façon de se vêtir, les femmes se mettent à la françoise et mieux que nulle part ailleurs. On leur envoie journellement de grandes poupées vêtues de pied en cap, à la dernière mode, et elles ne portent point de babioles qu’elles ne les fassent venir de Paris. Les bourgeois portent le jupon noir, le pourpoint de même, un manteau, un rabat d’une demi-aune de long et une perruque nouée. Les femmes du peuple, quand elles sortent, s’enveloppent, de la ceinture en bas, d’une pièce de taffetas noir, et de la ceinture en haut, y compris la tête, d’un vilain voile ou écharpe de pareille étoffe, qui leur cache le visage ; c’est une vraie populace de fantômes.

Enfin, il a fallu quitter cette bienheureuse Bologne ; j’ai laissé, en partant, mon cœur et mes pensées à la marquise Gozzadini, qui aura soin, jusqu’à mon retour, de le conserver soigneusement pour la chère petite dame ma bonne amie, à laquelle il appartient de droit depuis si longtemps.


LETTRE XXII
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À M. DE QUINTIN


Observations sur quelques tableaux de Bologne.


Bologne, 10 septembre.


À Casa Sampieri. — Apothéose d’Hercule, plafond d’une grandissime force, figures verticales ; Louis Carrache.

Danses d’enfants, de l’Albane. Ce sont de petits Amours qui se réjouissent de l’enlèvement de Proserpine. Invention agréable ; tableau gracieux, délicat et bien colorié.

Géant foudroyé, d’Annibal Carrache ; fresque d’une grande vigueur.

La Sainte-Cécile de Raphaël, copiée par le Guide[65]. On peut juger quelles sont les adorations que mérite — 172 phai’l, en voyant une copie de la main d’un si grand maître, et aussi inférieure à l’original.


Saint-Pierre et Saint-Paul, par le Guide ; au-dessus de tout éloge, pour le dessin et le coloris.


Agar renvoyée, par le Guerchin. Remarquez les excellentes expressions, surtout la disposition et l’air de tête de Sara.


À Casa Zambeccari. — Le Christ bafoué, du Guerchin, de sa manière forte.


Loth et ses filles, du même ; admirable.


Judith coupant la tête à Holopherne, par Michel-Ange de Caravage, composition et expression uniques. Remarquez l’horreur et la frayeur de Judith, les affreux débaltements d’Holopherne, le sang-froid et la méchanceté de la suivante.


Mort de Didon, fresque fière et savante, d’Annibal Carra che.


Saint-François, par le Dominiquin ; chef-d’œuvre de vérité de dessin, et de laideur.


À Casa Tanara. — La Vierge qui donne à têter à l’enfant Jésus ; Salomon avec sa maîtresse ; miracles de l’art l’un et l’autre, pour la disposition et le coloris, par le Guide. Le premier, noble et naturel ; le second, fin et recherché.


À Casa Aldrovandi. — L’Amour dormant, par le Guide, excellent.


Famille-Sainte, par Raphaël : c’est tout dire.


Un combat, par Michel-Ange des Batailles ; c’estle troisième Michel-Ange ; le quatrième est Michel-Ange des Fleurs. Je ne parle pas des deux autres, Buonarotti et Caravage, qui sont assez connus.


Aux Pères de l’Oratoire, une Vierge peinte, dit-on, en 1 300, si credere fas est.


La Sainte-Famille et les Anges, fameux tableau de l’Albane et l’un de ses plus beaux ouvrages. La figure de l’enfant est d’une beauté achevée. À la chapelle remarquez le bon goût des ornements, dont la profusion n’altère pas la simplicité de l’édifice.


Jésus-Christ montré au peuple ; Louis Carrache ; fresque excellente, par la beauté du dessin et l’habileté du pinceau.


À Gesii e Maria. — La Circoncision, du Guerchin ;


parfaitement beau, et de plus on prétend que le Guerchin a peint ce tableau en une seule nuit, à la lumière des flambeaux.


À Saint-Jacquesle -Majeur, le Mariage de sainte Catherine en présence de saint Joseph et des deux saints Jean, par Vincent d’Imola. Ce tableau, qui a beaucoup de réputation, ne seroit pas fort au-dessus du médiocre, sans la figure tout-à-fait raphaélique du saint Jean.


À Saint-Fabien, la Vierge avec son enfant ; la Madelaine et. Sainte-Catherine : Albane. C’est un de ses plus beaux ouvrages ; il l’a traité d’une grande manière, qui ne lui est pas ordinaire, et qu’il auroit toujours dû prendre en traitant de grands sujets.


À Saint-Grégoire, le fameux tableau de Saint-Georges combattant le Dragon, l’un des chefs-d’œuvre de Louis Carrache. On remarque qu’il tient de la manière de Raphaël et de celle du Parmesan.


À Saint-Nicolas et Saint-Félix, un Christ en croix avec saint Pétrone et autres. Ce tableau est curieux pour être le premier ouvrage d’Annibal Carrache. Il est bon mais faible, et très-éloigné, comme il est facile de le croire, de la perfection et de la fierté qu’Annibal acquit dans la suite.


À Sainte-Marguerite, sainte Marguerite et le Dragon ; du Parmigianino. Ce tableau, le chef-d’œuvre de l’auteur, mérite une place dans la première classe des tableaux de chevalet. La perfection du dessin, l’expression, la suavité, la grâce, tout y est sans prix. C’est une manière raphaélique exquise : Raphaël lui-même n’auroit pas mieux fait.


À Sainte-Agnès, le Martyre de sainte Agnès, excellent ouvrage du Dominiquin (1). Ce tableau est de la première classe ; je le tiens peu inférieur au Saint Jérôme, du même auteur, et si vanté avec raison par de Piles.


À Saint-Antoine, prédication de saint Antoine aux ermites ; Louis Carrache. Parfaitement beau, prodigieusement fort et savant. La figure du saint est de la première beauté et le paysage mérite beaucoup d’éloges.


À Saint-Pierre martyr, la “Transfiguration, fameux tableau de Louis Carrache. Composition, attitudes, expressions vraiment sublimes ; mais les draperies sont cassantes et le coloris fort négligé.


(I) Il est à la Pinacothèque de Bologne.


À Saint-Jean in Monte, une Madone peinte sur le mur ; les Bolonais prétendent avoir des preuves par écrit que cette peinture est antérieure au xi® siècle ; si cela est vrai, elle seroit excellente pour le temps ; mais ce fait est peu croyable.


À Saint-Michel in Bosco, remarquez le beau cloître oc- . togone d’une insigne et noble architecture, par Fiorini. Louis Carrache et ses élèves ont peint à l’huile, sur le mur du cloître, la Vie de saint Benoît et celle de sainte Cécile. Le temps et l’humidité ruinent presque entièremnnt ces beaux ouvrages, dont on ne peut trop regretter la perte.


Remarquez, dans le tableau des Présents offerts à saint Benoît, par le Guide, les statues soutenant des colonnes et cette tête de femme coiffée d’un turban, si belle et si gracii’use, connue sous le nom de la Turbantine du Guide, et dont on voit partout tant de copies.


Aux Chartreux, prédication de Saint- Jean-Baptiste au bord du Jourdain ; Louis Carrache. Tableau de première classe à mon gré, et de tous ceux de Louis Carrache celui qui m’a causé le plus d’admiration. La hardiesse et la facilité du pinceau, la beauté du coloris, la composition du paysage, tout enfin y est excellent.


À l’Institut, Tibaldi et dell’Abbate ont peint l’intérieur : le premier est excellent pour le dessin et les attitudes ; le second, remarquable parla beauté de son coloris.


Aux Mendicantes, Saint-Joseph demandant pardon à la Vierge d’avoir soupçonné sa fidélité, par Tiarini. Je suis étonné que ce peintre ne soit point connu du tout en France, et qu’aucun des écrivains des vies des peintres n’ait fait mention de lui. Alessandro Tiarini ^ bolonais, disciple, ainsi que le célèbre Louis Carrache, de Prosper Fontana, mérite d’être mis dans la troisième classe des peintres. Il a de grands défauts ; il est presque toujours sec et triste. Son coloris est détestable : son dessin, quoique correct, a de la raideur et tient du barbare ; mais il excelle dans l’invention, la composition et l’ordonnance. Il est exact à conserver l’unité d’action, et traite ses caractères de façon que la vue de ses tableaux cause toujours de l’émotion aux spectateurs. Son Miracle de saint Dominique est admirable à cet égard. En un mot, nul peintre n’a plus d’esprit que lui dans ses ouvrages ; mais il en abuse quelquefois, comme dans le tableau dont il est ici question. On y voit Joseph à genoux, d’un air touché, devant Marie qui est debout et fort avancée dans sa grossesse. Elle lui parle avec douceur, en lui montrant de la main le ciel, dont la volonté suprême l’a choisie pour procurer le salut du genre humain. Tout étoit bien jusque-là ; mais cinq ou six petits anges qui sont dans la chambre derrière Joseph, rient et se le montrent l’un à l’autre, pendant qu’un autre ange, plus grand, et d’un âge raisonnable, leur fait signe de se taire, de peur que Joseph ne s’en aperçoive.


Comparez à présent ce tableau à celui du Miracle de saint Dominique ressuscitant un enfant au berceau. Les figures de ce tableau sont saint Dominique, un autre moine son compagnon, et un autre assistant, le père, la mère et l’enfant qui est étendu sur une table, autour de laquelle sont rangées toutes les personnes. Le moment de l’action est celui où l’enfant reprenant la vie commence à remuer et à ouvrir les yeux. Dominique n’a pas un autre caractère que pourroit être celui d’un habile chirurgien, qui fait une opération commune à laquelle il est accoutumé. Le moine, son compagnon, regarde tout ceci de l’air d’un homme qui d’avance étoit certain de la réussite, pour en avoir vu de fréquens exemples ; l’autre assistant est saisi de la plus grande surprise : l’enfant, tout en ouvrant les yeux, les a tournés du côté de sa mère. Ill’aperçoit, sourit et commence à lui tendre les bras. La joie incroyable qu’a la mère de voir son enfant en vie, ne laisse place dans son âme à aucun autre sentiment, elle ne songe ni au saint, ni au miracle, et se jette à corps perdu sur son enfant, tandis que le premier mouvement du père, plus sage et plus réfléchi, est de tomber aux genoux de saint Dominique.


J’ai un tableau d’Angélique et de Médor gravant leurs noms sur l’écorce d’un arbre. L’auteur ne m’en est pas bien connu. Nous convenons tous qu’il est de l’école de Bologne. M. de Saint-Germain, grand connaisseur en ceci, l’a jugé duTiarini ; c’est de quoi je ne puis convenir avec lui : j’y retrouve bien l’esprit et les airs de tête du Tiarini, mais non pas la sécheresse de son dessin et de son coloris. Mon tableau est au contraire très-moelleux et très-agréable dans l’une et l’autre de ces parties. J’ai soupçonné qu’il étoit de Cavedone ou peut-être même de


Louis Carracho ; mais il faut avouer, on ce dernier cas, que ce ne seroit pas un de ses meilleurs ouvrages. Louis Carrache est assurément un peintre du plus grand mérite. Si on en excepte Raphaël et le Corrège, je ne connois point de grand maître supérieurs à lui, ni qui ait réuni à un même degré plus de parties de son art, soit que l’on considère son dessin et son coloris, soit que l’on fasse attention à la quantité de ses ouvrages et à la variété de leur composition. Il a de plus le mérite d’avoir formé l’école de Bologne, la plus agréable de toutes à mon gré, et celle qui a produit le plus grand nombre de fameux artistes : Annibal et Augustin Carrache, les deux Guido (Reniet Cagnacci ),le Dominiquin, le Caravage,le Gucrchin, l’Albane, Gessi, Cavedone, Sementa, etc. Louis Carrache est moins célèbre qu’Annibal, parce qu’il n’a jamais travaillé hors de son pays ; mais à Bologne, où tout est plein de ses ouvrages admirables, on le regarde avec raison comme le chef de toute l’École Lombarde. Il n’est pas toujours aisé de connaître sa manière ; ce Protée de la peinture, cherchant sans cesse à inventer quelque chose de nouveau, l’a variée en cent façons différentes. On jureroit, par exemple, que son beau tableau qui se voit aux Converties, est un ouvrage du Guide. Cependant quoiqu’il soit un de ses meilleurs ouvrages, le Guide l’a encore surpassé dans cette manière ; mais je ne crois pas que personne autre que Raphaël ait jamais surpassé Louis Carrache dans la grande connaissance de l’art.


Job remis en possession de ses biens, l’un des beaux ouvrages du Guide, d’une grâce, d’une douceur, d’une mollesse de pinceau inexprimables.il y a, entre autres, la figure d’un page exquise et précieuse. — Sainte Anne à qui le ciel révèle la gloire de la vierge Marie, de Gessi. Le haut du tableau est médiocre ; mais la figure de sainte Anne est de la première classe.


La Sainte Cécile, de Raphaël. Voici le fameux tableau qui a formé toute la bonne école de Bologne. C’est à force de le voir et de l’étudier, que les Carraches et leurs disciples sont devenus de si grands maîtres : admirable effet de ce que peut produire sur de beaux génies l’exemple d’un maître parfait dans son art.Ily a assurément à Bologne des tableaux supérieurs à celui-ci, qui, tout beau qu’il est,


n’est pas dans le premier rang de ceux de Raphaël. Cependant j’ai remarqué avec surprise parmi plusieurs copies qui en ont été faites parlesCarraches et par le Guide, qu’il n’y en a aucune, quoique peinte dans le meilleur temps de ces peintres, qui ne soit restée tout-à-fait au-dessous de l’original. J’ai ouï raconter que Raphaël avoitfait le tableau à la prière de Francia qui le lui avoit demandé, et que Francia, qui se croyoit bon peintre, fut si saisi à la vue de cet ouvrage, qu’il en mourut peu après de chagrin. Cela est fort, mais en honneur et en conscience, il ne pouvoit moins faire, vu l’énorme distance qu’il y a de Raphaël à lui. Plus on regarde la Sainte Cécile de Raphaël, plus on l’admire ; il faut même la regarder longtemps pour en sentir tout le mérite ; la pensée de ce tableau étant extrêmement fine, ne frappe pas d’abord ; d’ailleurs l’ordonnance de la partie inférieure du tableau n’est pas fortbonne.Ony voit sainte Cécile, saint Jean, saint Paul, etc. rangés à peu près sur une ligne ; et c’est d’abord une chose déplaisante que de voir ensemble des personnages qui, selon lavérité de l’histoire, ne pouvoient pas se trouver réunis. Les grands peintres d’Italie ont été malheureux de vivro dans un siècle et dans un pays rempli d’une dévotion superstitieuse. Au lieu de leur laisser suivre leur génie, pour traiter l’histoire sacrée et profane, dans de beaux sujets qui leur donnoient lieu de développer tous leurs talents, on les employoit le plus souvent à peindre des saints dans les églises, et même des saints qui n’ont jamais pu se voir ni se connaître ; car telle étoit la dévotion des confréries ou des bigots particuliers, qui vouloient avoir tout à la fois sur la même toile, pour leur chapelle, saint Jean-Baptiste, saint Paul, saint Augustin, saint Charles, saint François, et tout autre à qui ils avoient dévotion ; de sorte que le peintre, au lieu d’avoir la liberté de représenter, dans son tableau, une action de la vie du saint, étoit obligé de se borner à y peindre simplement quatre ou cinq figures froides, qui n’ont ni ne peuvent avoir aucune relation l’une avec l’autre. C’est ce dont on voit dans toutes les églises d’Italie mille exemples déplaisants ; c’est ce qui est arrivé ici à Raphaël. Les figures de ce tableau sont sans action, toutes debout, occupées à écouter un concert d’anges qui a lieu au ciel dans le haut du tableau. Sainte Cécile a divers instruments et des livres de musique à ses pieds ; elle les a laissés tomber ; et le concert céleste qu’elle entend lui a fait aussitôt perdre le goût de la musique d’ici-bas. Cette pensée est très-ingénieuse, et tout le détail des figures est traité comme sait le faire cet incomparable peintre.


LETTRE XXIII
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À M. DE BLANCEY


Route de Bologne à Florence.
3 octobre 1739.


Nous nous mîmes en marche le 19 septembre, fîmes cinquante-cinq milles et arrivâmes le même jour à Florence. Quoique cela ne fasse qu’environ vingt-deux lieues, on peut dire, qu’à cause de la difficulté des chemins, c’est une journée de poste des plus fortes. Il faut sans cesse grimper ou descendre les Apennins. Les superlatifs italiens s’étoient épuisés à nous en faire un vilain portrait ; mais en vérité c’est une calomnie. Je vous assure, que tous ceux que l’on trouve tant qu’on chemine sur l’État du Pape, sont de bons petits diables d’Apennins, d’un commerce fort aisé. À la vérité, ceux de Toscane sont plus difficiles à vivre. À les voir de loin si bien élevés, je leur aurois cru plus d’éducation qu’ils n’en ont. Ils sont rustiques et sauvages au possible. La petite ville de Firenzuola, qu’on trouve en route, se ressent de leur compagnie ; elle est fort maussade, et la vallée où elle est située, est sèche et stérile. On passe ensuite le lieu nommé Pietra Mala, dont les rochers, à force d’être pelés ou calcinés, boivent la lumière du soleil et font une espèce de phosphore ; mais c’est terriblement exagérer que dédire, comme Misson, qu’ils jettent une flamme haute et claire comme un feu de fagots. Après eux se trouve le mont Giogo, le plus haut des Apennins de ce canton. La descente en est longue et raide à l’excès ; c’est le plus mauvais endroit de la route, et cependant ce n’est qu’une


glissade, pour des gens qui ont comme nous pratiqué les montagnes de la côte de Gênes. La vallée de Scapiera, qui fait le fond, donne un avant-goût des beautés admirables du pays de Toscane ; mais on s’en détache encore une fois pour une nouvelle montagne, du haut de laquelle je commençoisà découvrir toute cette belle terre de promission, lorsque la nuit, la fatigue, et le sommeil me fermèrent les yeux ; de sorte que, dormant tout vif, j’arrivai aux portes de Florence, où, pour réconfort, on nous fit attendre trois petites heures pour nous ouvrir.


Je me suis amplement dédommagé de ce que la nuit m’avoit dérobé, en montant au-dessus de la tour du Giolto, d’où j’ai découvert que les Apennins, en arrivant à Florence, se partagent en deux branches, et que la plaine forme une espèce de golfe au fond duquel la ville est située. Cette plaine, qui s’étend du côté de Livourne, est, ainsi que les côtes de la mer, couverte et recouverte d’une quantité incroyable de maisons de plaisance. Joignez à cela la beauté naturelle de la campagne et la rivière d’Arno qui la traverse, et vous conviendrez avec moi que cela ne fait pas un vilain coup d’œil.


La ville, à vue de pays, me parut d’environ deux lieues de tour. Les rues sont assez larges et droites, toutes pavées de pierres de taille disposées irrégulièrement en tous sens, à la manière des pavés des anciens chemins romains, ce qui est ( ; ommode pour les gens de pied, mais détestable pour les chevaux et pour ceux qui vont en carrosse, à cause du méchant entretien de ce pavé qui ne fait pas de petites ornières, quand il est une fois rompu.


Les palais, à Florence, sont en grand nombre et fort vantés ; malgré cela ils ne me plaisent pas beaucoup.. Presque tous sont d’architecture rustique et tout d’une venue ; et moi je suis si fort accoutumé aux colonnes, que je ne puis m’en passer, ou tout au moins me faut-il des pilastres. Ainsi, toute réflexion faite, je préfère Bologne h Florence. Toutes les églises de marque n’y ont point de portail, si ce n’est toutefois celle des Théatins, dont la façade d’ordre composite, du dessin de Nigetti, ornée de bonnes statues, forme un portail des plus beaux et des plus nobles que j’aie encore vus ; c’est le cardinal Charles de Médicis qui en a fait la dépense. L’intérieur est d’assez bon goût, j’y ai distingué plusieurs bons bas-reliefs de


marbre, un tableau de l’Adoration des Mages, par Vannini, une Nativité, de Rosselli, et une Assomption, de Pietro da Cortona. Je remarque ceci, parce que j’ai trouvé la peinture à Florence fort au-dessous de ce que j’en attendois. Le Vasari a beau donner de l’encensoir à son pays sur cet article ; si c’est pour se faire valoir lui-même, il devroit cacher ses tableaux qui ne sont pas fort au-dessus du médiocre. En un mot, ce qu’il y a de plus curieux ici en ce genre, c’est d’y voir les premiers monuments de l’art qu’ont fabriqués Cimabue, le Giotto, Gaddo Gaddi, Lippi, etc., très-méchants ouvrages pour la plupart, mais qui servent cependant à faire voir comment le talent s’est développé et perfectionné peu à peu.


Mais si la peinture est faible ici, en récompense la sculpture y triomphe. C’est la ville des statues par excellence ; elles y sont répandues de tous côtés dans les carrefours, aussi bien que les colonnes de toutes sortes de jaspes et d’agates. Parmi les statues qu’elle contient à l’air, je vous citerai à la place de l’Annunziata, la statue équestre de Ferdinand de Médicis, par Tacca, qui a fait celle du Pont-Neuf à Paris. Hercule tuant Nessus, excellent groupe de Jean de Bologne, place du Vieux-Palais. Le fameux Enlèvement des Sabines, par le même. Le David, de Michel-Ange. Hercule et Cacus, par Bandinelli, assez méchant. Persée tuant Méduse, en bronze, admirable, de Benvenuto Cellini. Judith et Holopherne, par Donatello (1). Un gros vilain Neptune, au milieu d’un grand bassin de fontaine, par Ammanato, et sur les bords du bassin, une douzaine de jolies nymphes et tritons de Jean de Bologne (2). La statue équestre du grand Cosme, par le même, et les Quatre Saisons aux quatre coins du pont Santa-Trinità.


Ce pont, construit par Ammanato, est le plus beau des

(i) Le Persée, l’Enlèvement des Sabines, Judith et Holopherne, sont dans la Loggia dei Lanzi, ainsi que diverses statues antiques restaurées, parmi lesquelles on remarque un groupe d’Ajax. Les autres œuvres de sculpture mentionnées par De Brosses sont sur la place du Grand-Duc, excepté la statue de Tacca, qui orne en effet la place de l’Annunziata.


(2) Les nymphes et tritons décorent un autre bassin, distinct de celui de Neptune.


quatre, par qui communiquent l’une à l’autre les deux parties de la ville ; c’est une pièce très-hardie, n’étant malgré sa longueur composé que de trois arches, dont celle du milieu est fort large et quasi toute plate.


C’est une chose incroyable que la magnificence outrée des Florentins en équipages, meubles, livrées et habillements. Nous avons vu ici, tous les soirs, des assemblées ou conversations, dans diverses maisons dont les appartements sont autant dé labyrinthes. Ces assemblées sont composées d’environ trois cents dames couvertes de diamants, et de cinq cents hommes portant des habits que le duc de Richelieu auroit honte de mettre. J’aime assez ces sortes d’assemblées de huit cents personnes ; quand on est en plus grand nombre, c’est cohue : raillerie cessante, je ne sais comment ce fracas énorme peut amuser les gens de ce pays-ci. Cela leur plaît néanmoins ; mais ce n’est pas d’aujourd’hui que j’ai reconnu que les Italiens n’entendent rien à s’amuser. Au reste, on m’a donné avis que ces riches habits ne parai :-soient que dans les occasions d’importance et duroient toute la vie ; que ces magnificences, ces bals, ces nombreuses aissemblées extraordinaires, ces conversations si illuminées, se faisoient à l’occasion de deux noces distinguées qui avoient rassemblé toute la ville, et dont le cérémonial est fort long dans ce pays.


Ces conversations sont chères pour celui qui les donne, tant à cause de la quantité de bougies que de l’immense quantité d’eaux glacées et de confitures qui s’y distribuent incessamment. On y danse, on y fait de la musique. J’ai entendu à cette occasion les deux virtuoses du pays’ : l’un est Tagnani, petit violon minaudier, dont le jeu est tou t rempli de gentillesses assez fades ; il a inventé une clef aux violons faite comme celle des flûtes, qui s’abaisse sur les cordes en poussant le menton, et fait la sourdine ; il a aussi ajouté, sous le chevalet, sept petites cordes de cuivre, et je ne sais combien d’autres mièvretés ; mais il accompagne parfaitement : cette justice lui est due. L’autre est Veracini, le premier, ou du moins l’un des premiers violons de l’Europe ; son jeu est juste, noble, savant et précis, mais assez dénué de grâces. Il avoit avec lui un autre homme qui jouoit du théorbe et de l’archi-luth, et en jouoit aussi bien qu’il est possible ; et par-là il m’a convaincu qu’on n’avoit jamais mieux fait que d’abandonner ces instruments.


Les lettres et les sciences sont extrêmement cultivées ici, soit par les gens du métier, soit par les gens de qualité ; et il faut avouer qu’il n’y a point d’endroit où l’on trouve d’aussi grands secours par la quantité de monuments antiques en tous genres, de bibliothèques et de manuscrits que les Médicis y ont rassemblés, ainsi que l’ont fait beaucoup d’autres particuliers, et entre autres les Grecs, qui se réfugièrent à Florence lors de la prise de Constantinople, et auxquels l’Italie dut la renaissance des lettres.


La bibliothèque de Médicis, à Saint-Laurent, est une grande galerie uniquement composée de manuscrits rangés, non à l’ordinaire, mais sur de grands pupitres, où chaque volume est attaché par une chaîne de fer, de sorte qu’on ne peut les déplacer. Il seroit difficile de rien trouver de plus rare et de mieux composé que cette bibliothèque. Les principales pièces sont un manuscrit unique de l’histoire de Tacite, un Virgile, en lettres majuscules, de la première antiquité, qu’on a dessein de faire graver en entier tel qu’il est, projet assez frivole, si je ne me trompe certains livres de médecine très-rares que je n’ai eu garde de regarder, et un recueil d’épigrammes latines dans le goût des Priapées, qui n’a jamais été imprimé, et qu’on m’avoit dit être antique. J’eus la patience de le dépouiller d’un bout à l’autre, pour voir s’il valoit la peine d’être publié, et tout le fruit que j’en retirai fut de savoir qu’on avoit fort bien fait de le laisser là. On travaille maintenant à imprimer le catalogue et la notice de cette bibliothèque.


Celle de Magliabecchi est très-grande, très-fournie de bons livres, et passablement riche en manuscrits. Il y en a encore plusieurs autres dont je ferai mention en temps et lieu, si je m’en souviens. En attendant, vous pouvez dire à Quintin qu’il se console de la mauvaise antienne que je lui avois annoncée sur la cessation du Musœum Florentinum ; heureusement pour lui, l’abbé Niccolini est revenu de Rome et a remis l’ouvrage en train. J’ai vu le quatrième volume, qui contient les médailles, presque achevé d’être gravé ; cependant je ne pourrai le lui apporter à mon retour, comme je l’avois d’abord espéré :


il ne sera prêt que dans un an, et aussitôt après on donnera le cinquième volume, contenant les portraits dos peintres, tant désirés par le dulcissime Quintin.


Savez-vous bien, puisque nous sommes sur ce chapitre, que c’est à crever de rire que de voir comment, à l’abri du titre d’académicien que porte Sainte-Palaye, et de quelques vieux rogatons de manuscrits sur lesquels on nous a vus renifler dans les bibliothèques, nous passons pour de très-scientifiques personnages ? Ce qu’il y a de plus original, c’est que nous avons poussé l’impudence jusqu’à tenir chez nous contersation, où les érudits de tous les ordres avoient la bonté de se rendre. Ceux de la première volée, de qui nous avons reçu toutes sortes de bons offices, sont le marquis Riccardi ; monsignor Cerati, président de l’université de Pise ; l’abbé Buondelmonti, neveu du gouverneur de Rome ; le comte Lorenzi ; l’abbé de Craon, primat de Lorraine, et l’abbé Niccolini, dont le frère a épousé la nièce du Pape. C’est un maître homme que cet abbé Niccolini ; je n’en ai pas encore trouvé un sur la route qui eût autant de justesse et d’agrément dans l’esprit, une mémoire et une facilité de parler aussi grandes, ni des connaissances aussi étendues sur toutes choses imaginables, depuis la façon d’ajuster une fontange, jusqu’au calcul intégral de INcwton. Il seroit parvenu à tout ce qu’il auroit voulu, s’il ne se fût cassé le cou, de dessein prémédité, par son extrême liberté de langue, qui l’a fait passer pour janséniste, en quoi sans doute on lui a fait tort, car il n’est rien de tout cela.


Quoique la réputation des Florentins ne soit pas bonne sur l’article des dames, cependant il ne faut pas croire que les méchantes pratiques soient si universellement suivies parmi eux, qu’il ne se rencontre pas un juste dans Israël. Soit qu’on commence à reconnaître l’abus du préjugé, soit que le beau sexe y soit complaisant, je vois que les dames sont assez fêtées, et de plus l’amour antiphysique n’est pas toléré comme vous vous imaginez peut-être ; car, sans parler de la bulle d’Adrien qui ordonné le contraire, il y a ici une loi précise qui défend l’autre, à peine de dix sous d’amende contre ceux qui seront pris sur le fait ; à moins, dit la loi, qu’ils ne l’aient fait pour leur santé. Mais laissons cet article qui, comme dit très-bien le doux objet, redolet hœresim, pour venir avec Quintin aux curiosités de la ville. Il me semble qu’il prend là-dessus le carême un peu haut, et que je n’en serai pas quitte à bon marché avec lui.


LETTRE XXIV
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À M. DE QUENTIN


Mémoire sur Florence.
4 octobre.


J’avois commencé, mon cher Quintin, à brocher à l’ordinaire un bout de mémoire sur les peintures et les sculptures de Florence ; je comptois, quand le papier seroit rempli, le mettre sous une enveloppe à votre adresse ; mais je vois, par votre lettre, que vous êtes plus difficile à satisfaire à cet égard que je ne l’aurois cru. Il vous faut une belle et bonne description détaillée. Eh bien ! vous l’aurez, mais à ma manière, et sans préjudice du mémoire qui vous sera envoyé, tout brut, comme il est, par-dessus le marché. Voici donc une description abrégée de Florence, réduite à vingt petites pages, attendu la discrétion du prêteur.

À tout seigneur tout honneur, commençons par la cathédrale, vieux, vaste et beau bâtiment, tout revêtu en dehors de marbres à compartiments, rouges, noirs et blancs, du dessin d’Arnolfo di Canbio[66], écolier de Cimabue. Il n’y a point de portail, c’est la coutume ; on a barbouillé sur la façade une architecture à fresque en attendant mieux[67]. L’intérieur est d’une belle proportion


€t pavé de marbres à compartiments ; mais le chœur surtout est vraiment beau et singulier dans sa construction, formée en octogone par des colonnes ioniques et accouplées. Il est ouvert de tous côtés en arcades, et fermé par •en bas d’une balustrade, sur la partie intérieure de laquelle sont force bas-reliefs. Le Dôme est pareillement octogone. On l’admire extrêmement comme le plus ancien ■et peut-être le plus beau qui ait été fait. Brunelleschi en est l’architecte. On dit que I^lichel-Ange aimoit si fort ce Dôme, que, partant pour aller faire celui de Saint-Pierre de Rome, il alla prendre congé de lui, et lui dit : Adieu, mon ami, je vais faire ton pareil, mais non pas ton égal.


Voilà un propos des Florentins : chacun vante sa marchandise ; mais il ne faut pas avoir de trop bons yeux pour reconnaître que le Dôme de Saint-Pierre n’est ni pareil ni égal à celui-ci, mais si supérieur que cela ne se compare point.


Le Jugement dernier y est peint à fresque, par Frédéric Zucchero, de manière assez bizarre, et la petite lanterne, par le Vasari. Sur le maître-autel, en devant, sont deux bonnes statues d’un Christ mort, soutenu par un ange, et Dieu le père assis, toutes trois de Bandinelli ; et derrière, un autre groupe d’un Christ mort, sur les genoux de la Vierge, par Michel-Ange, et qu’il a laissé imparfait, parce qu’il y avoit des fautes dans le marbre. C’est dans cette église qu’a tenu le concile général pour la réunion des Orecs{‘I) ; j’ai vu, outre cela, dans le mêmfi lieu, force bustes et tombeaux du Giotto, du Dante, d’Ange Politien, de Marsile Ficin. À côté est le Campanile ou clocher isolé, riche, élégant et excellent au possible, tout incrusté comme l’église de marbre blanc, noir et rouge. Le dessin est du Giotto ; les statues qui l’accompagnent sont assez belles, surtout un vieillard à tête chauve, de Donatello.


Vis-à-vis de l’église est un vieux temple de Mars, de figure octogone, qu’on a métamorphosé en baptistère

(j) .Fai vu maints chapitres de moines, Et maints chapitres de chanoines, Qui pour néant se sont ainsi tenus.


Lafontainb (Cilation de De Brosfes.)


contre l’intention des fondateurs. Il est ouvert par trois portes de bronze, sur lesquelles sont moulées on petits cadres les histoires du Vieux Testament. On prétend encore que Michel-Ange les jugeoit dignes d’être les portes du paradis ; mais ce n’est pas la seule sottise qu’on lui fasse dire (1). Quoiqu’il en soit, si ceux qui les admirent tant avoient vu les portes du châtean de Maisons, près Saint-Germain, je crois qu’ils feroient de belles exclamations. Sur chacune de ces trois portos sont trois statues. Saint Jean disputant avec un docteur et un pharisien, assez bon ; la Décollation de saint Jean, belle ; le Baptême de Jésus-Christ, assez méchant. Je suis fâché que ce soit le Sansovino qui l’ait fait, car il est de mes amis.


Le dedans de l’édifice est soutenu par seize colonnes de granit, et comblé par un dôme peint en mosaïque, à fond d’or, par Tafî, très-ancien peintre. L’ouvrage est un peu moins méchant que le dôme de Saint-Marc, à Venise, c’est-à-dire qu’il n’est qu’archi-détestable. Au-dessus du grand autel est un Saint Jean porté au ciel par des anges, groupe assez médiocre ; mais les douze Apôtres, qui sont dans le tour de la rotonde, sont de bonnes mains. Il y a une Madelaine en bois, par Donatello, grandement prisée, qui est tellement sèche, noire, échevelée et effroyable, qu’elle m’a pour toujours dégoûté de la pénitence.


À l’autre bout de la rue, vis-à-vis, se trouve la petite église des Jésuites, qui a un assez joli portail de la façon d’Ammanato ; elle est assez propre en dedans. J’y ai trouvé deux bons tableaux, l’un de la Prédication de saint François-Xavier, l’autre de la Cananéenne, par le Bronzino, dont l’expression est excellente, mais le coloris fort négligé ; défaut presque général chez les peintres florentins.


Pour me débarrasser tout de suite des églises, les principahs, après le Dôme, sont l’Annonciade, dans une place bâtie régulièrement à portiqueig, de trois côtés. En

(I) Les porles de bronze du Bnllislerio sont au nombre de quatre. La plus ancienne est d’Andréa de Pise, contemporain de Glotto, et les trois autres, auxquelles s’applique le mot deI\licliel-Anue,de Lorenzo Gbiberti. Vasari a donné, dans la bioffrapbie de Gbiberti, l’explication des soixante sujets traités dans ces trois portes auxquelles Gbiberti travailla quarante ans de sa vie, comme sculpteur, ciseleur et fondeur.


entrant dans le cloître qui précède l’église, on trouve le tombeau et le buste d’Andréa del Sarto. Je remarque ceci particulièrement, parce qu’il n’est pas possible de trouver nulle part ailleurs une plus belle physionomie d’homme. Il a peint à fresque un des cloîtres du couvent ; et la Vierge, assise au-dessus de la porte (la Madonna del Sacco) (1) passe pour le meilleur ouvrage qu’il ait jamais fait ; c’est, pour le dire en passant, de tous les .peintres florentins celui qui m’a paru le meilleur. Le plafond delà nef est fort doré, et la voûte du chœur admirablement peinte par Franceschiui Volterrano, qui y a représenté l’Assomption de la Vierge dans le ciel, et j’ai pris garde qu’il a eu soin de ne mettre dans le ciel que les saints qui pouvoient honnêtement y être selon la chronologie.


Je laisse toutes les autres peintures pour ne m’arrêter qu’à celle de la riche chapelle de l’Annonciade, qui fut faite par miracle, tandis que le peintre qui y travailloit s’étoit endormi. Les murs de cette chapelle, quoique tous d’agates et de calcédoines, sont recouverts, du haut en bas, de bras, de jambes et autres membres d’argent, qu’y ont consacrés ceux qui ont eu la grâce d’être estropiés. En France, nous nous contentons de porter aux processions des têtes sur des brancards ; dans le reste de l’Italie, ils portent des madones ; mais ici ils n’en font pas à deux fois : ils portent le maître-autel de la chapelle tout brandi.


Saint-Marc, aux Jacobins, a un riche plafond, un maître-autel fort orné, une chapelle de Saint-Antoine qui ne manque pas de mérite, une assez belle tribune d’orgues, quelques tableaux des meilleurs qui soient ici, par Santi Titi et Fra Bartolomeo (2), une noce de Cana, et un tombeau de Pic de la Mirandole, dont l’épitaphe est trop connue pour vous la rapporter. C’est de cette maison qu’ctoit le bonhomme Savonarola,

“[Que l’on fit cuiro en feu clair et vermeil . « Dont il mourut par faute cV appareil. »

(I ) La Madone a » Sac, ainsi nommée parce qu’elle Rit payée un sac de farine à Andréa dei Sarto.


(2) Les tableaux de Fra Bartolomeo sont h la Pinncolhéqiie, galerie des lîeaux-Arts.


Il y a là une grande et belle bibliothèque fort riche en manuscrits, surtout en manuscrits grecs fort anciens, qui viennent la plupart du célèbre NicoloNicoli ; plus, une grande parfumerie ou se composent les quintessences de Florence, par le moyen desquelles les bons moines volent tant qu’ils peuvent les étrangers, le tout ad majorem Dei gloriam.


Sainte-Croix est un bâtiment antique assez majestueux, construit par maître Arnolfo di Lapo. Je laisse les tableaux, parce qu’ils ne sont que passables à mes yeux, trop gâtés par les peintures exquises de Venise et de Bologne, pour ne vous parler que des tombeaux de Leonardo Bruni Aretino ; de celui de Michel-Ange, orné de trois’ statues représentant la Peinture, l’Architecture et la Scultpture, faites par trois de ses écoliers, et de son buste fait par lui-même, et de celui de Galilée, plus beau qu’aucun des précédents. L’Astronomie et la Géométrie accompagnent un médaillon contenant le portrait de ce restaurateur de la bonne philosophie, au bas duquel on a dépeint en or, sur le lapis, la planète de Jupiter, avec les quatre satellite^ qu’il découvrit. C’est un particulier qui a fait construire en dernier lieu ce monument, pour honorer la mémoire de ce grand homme, et les frais ont été pris sur un legs que Viviani, élève de Galilée, avoit fait pour cela par son testament.


N’oubliez pas de voir dans cette église l’admirable chapelle des Niccolini, toute simple, faite en entier de marbre de Carrare, sans autres ornements que cinq statues de même matière. Vous ne croiriez pas pouvoir jamais rien trouver de plus noble, si vous ne passiez dans le cloître, oîi se trouve la chapelle des Pazzi, d’ordre corinthien, que je ne donnerois pas, je crois, tout imparfaite qu’elle est, pour le temple d’Ephèse. Vous pouvez aussi, puisque vous êtes là tout porté, donner un coup d’œil à la bibliothèque qui n’est pas mal composée.


Saint-Laurent, d’une belle architecture en dedans, n’a rien d’ailleurs de plus considérable qu’un tombeau en porphyre, de Jean et de Pierre de Médicis, dans l’ancienne sacristie, et les deux fameuses chapelles des Médicis. La première est toute de la main de MichelAnge, soit pour l’architecture, soit pour la sculpture ; c’est en faire assez l’éloge. D’un côté est le tombeau de


Julien de Médicis, sur lequel sont couchées des statues parfaitement correctes et bien dessinées, représentant le Jour et la Nuit ; au-dessus, dans une niche, est la statue de Julien, assise. L’autre tombeau, de Laurent de Médicis, est tout-à-fait pareil au premier (1) ; les deux statues sont le Crépuscule et l’Aurore. Tout cela est parfaitement beau et n’a nulle grâce, mais seulement beaucoup de force ; les deux statues de Julien et de Laurent m’ont paru les plus belles. Michel-Ange craignoit-il qu’on doutât qu’il étoit grand dessinateur et savant anatomiste ? Il muscle ses femmes comme des Hercules et dédaigne d’imiter le bon goût de l’antique, dont il s’est approché dans son Bacchus de la Galerie, pour faire voir sans doute qu’il réussiroit dans ce genre, s’il vouloit s’y adonner. L’autre chapelle est la merveille de Toscane, du moins pour les richesses ; ‘elle est vaste comme une église, octogone, à dôme, si remplie de pierres précieuses, travaillées avec tant de soin et si polies, que l’œil en est ébloui. Tous les murs, du haut en bas, en son revêtus ; le jaspe sanguin est une des choses communes de ce revêtissement. Le ciel du dôme (2), ou du moins la frise, car il n’y a encore que cela de fait, est de lapis lazuli, étoile d’or. Chaque angle a dans son encoignure un pilastre d’albâtre, à corniche de bronze doré, et chaque face une grande niche de pierre de touche, dans laquelle est alternativement un tombeau de granit et un de porphyre ; sur le tombeau, un oreiller de jaspe rouge, bordé d’émeraudes et de diamants ; sur l’oreiller une couronne d’or, et dans le haut de la niche une statue de bronze d’un des Grands Ducs, dont cette cha[)elle fait la sépulture. Toutes ces richesses sont surpassées par la magnificence incroyable du maître-autel. Vous vous imaginez là-dessus que les palais des fées n’ont pas autant d’agréments que cette chapelle, et vous vous trompez fort. Avec les sommes immenses qu’on y emploie depuis un siècle et demi et le faste qu’on y a répandu, cela ne fait qu’un tout assez triste et nullement agréable. La chapelle Niccolini, toute simple et toute blanche, me paraît infiniment préférable,

M) La statue de Laurent est le célèbre Pensieroso. (2) Ce dôme est achevé et couvert de peintures très-médiocres du cavalière Benveuuti.


et me confirme dans l’opinion que le bon goût sert beaucoup mieux que la magnificence. Cette riche chapelle est fort loin encore d’être achevée, et probablement ne le sera jamais. La pauvre Florence a furieusement perdu en perdant ses Médicis, les pères des sciences et des arts.


C’est dans cette maison qu’est la bibliothèque de Médicis dont je vous ai parlé. Le vestibule est d’une construction bizarre au dernier point : au lieu de mettre les colonnes au-dehors des murs, à l’ordinaire, on a pratiqué des niches creuses pour les poster dans l’enfoncement. Il faut croire que cela est admirable, car c’est Michel-Ange qui l’a fait ; pour moi, j’avoue mon ignorance, et je ne vois pas ou est le gentil de ceci. L’escalier, à trois rampes parallèles et à marches contournées en rond, en volutes, en carrés, en ressauts, n’est pas d’un effet moins extraordinaire, mais il a quelque chose de riche et de magnifique. Toute la galerie des livres est pareillement du dessin de Michel-Ange, de même que le pavé. Les vitres sont peintes en arabesques du goût de Watteau.


Au-dessous de la grande chapelle, il y en a une autre souterraine, qui n’a rien de curieux qu’un Christ en croix de Jean de Bologne, qui a d’un côté une Mater Dolorosa de Michel-Ange, et un Saint Jean d’un de ses écoliers.


Au sortir de Saint-Laurent, on trouve dans le coin de la place une espèce de gros piédestal (1) sur lequel est un bas-relief représentant des prisonniers de guerre amenés au grand Côme ; c’est un morceau de marque du Bandinelli.


Santa- Maria -Novella est toute incrustée en dehors, -comme la cathédrale, de marbre noir et blanc. Je crois que c’est une des meilleures de Florence pour sa grandeur et sa belle proportion. Il y a nombre de peintures du bon temps, soit du Vasari, soit de Santi Titi ou du Bronzino, dont la meilleure est la Samaritaine, de ce dernier.


Tous les peintres d’ici dessinent assez correctement ; mais ils n’ont qu’un coloris dur et tranchant, sans aucune harmonie, et très-peu de bonnes ordonnances. Il ne faut

(I ) Sur ce piédestal est maintenant la statue du chef de condottieri Giovanni délie Bande Nere.


pas être la dupe de tout ce que dit le Vasari à l’honneur de son École Florentine, la moindre de toutes, du moins à mon gré. Je laisse ceux-là, pour m’attacher à ceux du méchant temps comme plus curieux ; ainsi je vous ferai voir par préférence la Madone de Cimabue,, qui est probablement le premier tableau point dans l’Ecole Florentine, et qui ne me paraît point indigne d’un peintre de jeu de paume. Il n’y a ni dessin, ni relief, ni coloris dans ce tableau, que je ne puis mieux comparer qu’aux peintures sur les écrans de 2 sous. C’est un simple trait mal fait et barbouillé, à plat, de diverses couleurs. Les peintures du Giotto, successeur de Cimabue, sont beaucoup meilleures, quoique fort mauvaises.


La Chapelle Espagnole, peinte par Gaddo Gaddi, où il commence à y avoir du coloris, mais pas encore la plus petite ombre de dessin. Le cloître, en camaïeu vert, par Vecchio, qui, quoique méchant au possible, a des expressions qui ne déplaisent pas. La Vie de la Vierge et celle de saint Jean, dans le chœur, d’une manière plus moderne et qui commence à être bonne, par Domenico Ghirlandajo, mais surtout un devant d’autel, l’Enfer, le Paradis et le Purgatoire du Dante, à la chapelle Strozzi, par Orcagna, ditCione, qui y a mis son nom et le millésime 1357. On y trouve des idées tout-à-fait pittoresques, du feu, une composition hardie et de belles et bonnes têtes. C’est tout ce que j’ai vu de mieux pour être d’une aussi grande antiquité. Il faut remarquer aussi la sacristie qui est trèspropre et bien ornée.


Les pères de l’Oratoire et les Bénédictins ont d’assez bonnes architectures intérieures. Ces derniers possèdent une bibliothèque, ou plutôt un cabinet de livres, mais très-bien choisis, et force bons manuscrits.


Sainte-Félicité, église toute neuve et fort jolie, d’ordre corinthien architrave, où est le tombeau de Guichardin. Saint-Michel, fort orné de statues en dehors, et dont la principale est le Saint-Georges du Donatello.


Le vaste temple du Saint-Esprit, excellent ouvrage de Brunelleschi, tout de colonnes corinthiennes de pierres grises. Le chœur, qui est comme un petit temple au milieu du grand ; le baldaquin et le riche maître-autel de pierres précieuses, n’en sont pas le moindre ornement, sans parler de quantité de bonnes statues et de peintures


que je passerai à l’ordinaire, pour ne m’arrôter qu’à un seul morceau du Giotto, un peu moins mauvais que ceux de Cimabue. Les cloîtres de ce couvent sont les plus beaux de la ville.


En voilà assez sur ce chapitre. Je supprime le reste, ou parce qu’il ne me paraît pas valoir la peine d’être rapporté, ou parce que je ne l’ai pas vu. Une impertinente lièvre double-tierce qui m’avoit déjà un peu lanterné en partant de Venise, vouloit renouveler connaissance avec moi et me faire perdre du temps. Je l’ai expédiée en bref avec tout l’attirail de : « CUsterium donare, en-mita sei« gnare, postea purgare. »

Parmi les palais, celui de Strozzi (t) mérite, quoique non terminé, de tenir le premier rang par son admirable architecture, tant extérieure qu’intérieure. L’ouvrage est de Scamozzi et de Buontalenti. Après celui-là je donne la pomme à la petite maison Ugolini. Il y a tant d’autres palais, que ce seroit folie de les vouloir parcourir. Ils m’ont paru, quand je les ai vus lors de ces nombreuses assemblées dont je vous ai parlé, fort vastes et remplis de peintures, que je ne pouvois pas examiner à mon aise. Je ne m’arrêterai guère qu’à l’immense palais Riccardi, autrefois la demeure (2) des Médicis ; mais le marquis Riccardi ne l’a pas apparemment trouvé assez grand pour lui, car il l’a fait encore augmenter. Il est tout construit en rustique par Michellozzo, avec des corniches soutenues par des colonnes du dessin de Michel-Ange. La cour est à colonnades, avec un jet d’eau au milieu, et les murs sont bâtis d’inscriptions antiques bien arrangées ; les appartements sont ennuyeux à force d’être grands : ils sont assez garnis de beaux tableaux . La galerie est peinte par Lucca Giordano ; c’est la principale pièce de la maison, à cause . de certaines grandes armoires toutes remplies de bronzes et meubles antiques, et d’une quantité prodigieuse d’admirables camaïeux et pierres gravées antiques, parmi lesquelles est le fameux cachet d’Auguste, représentant un sphinx ; c’est peut-être celui dont parle Suétone. Il est

(1) Ce palais, aujourd’hui (ermiiié, appartient toujours à la famille Strozzi.


(2) On en a fait récemment une caserne occupée par les troupes autrichiennes.


substitué à perpétuité dans cette maison, et le testateur a mis une clause prohibitive de le remuer de l’endroit ou il est scellé, à peine de dix mille écus d’aumône. J’ai vu dans cette galerie (1] le plus grand lustre de cristal de roche, qui soit à ma connaissance ; il a bien dix pieds de haut. Près de là est la bibliothèque, dont le vaisseau est extrêmement orné ; elle n’est pas fort grande, mais plus de la moitié est composée de fort bons manuscrits, entre autres les deux Pline d’une grande antiquité. Le bibliothécaire, nommé Lami, est un des savants hommes d’Italie.


La maison Niccolini a quantité de statues, bas-reliefs et bustes antiques rares, et un fameux médailler.


Gherini a de beaux et agréables appartements, ornés à la françoise avec des cheminées de glaces ; ce qui est trèsrare en Italie. On y trouve des porcelaines de vieux Japon, dont la grandeur est le principal mérite ; une collection de tableaux nombreuse et bien choisie, et un cabinet tout revêtu de glaces et de tableaux posés sur les glaces.


Gualtieri a un recueil immense de coquilles, dont il fait imprimer et graver la suite.


La collection de Bâillon, François, n’est pas moindre ; mais elle excelle encore plus dans la suite des plantes marines, des marcassites et de toutes les pierres imaginables, depuis le sable qu’on foule aux pieds jusqu’aux diamants couleur de rose. Tout cela est rangé dans un ordre très-propre à prendre la nature sur le fait dans la formation de ses ouvrages, et le livre chimique et physique auquel il travaille là-dessus, me parut instructif et bien digéré. J’ai retenu de bonnes leçons de sa façon.


Le baron de Stock, Allemand, a un recueil incroyable, surtout en ce qui concerne la géographie, l’architecture et les édifices anciens et modernes, entre autres quantité de plans levés de la main de Raphaël, de bâtiments antiques et de dessins d’arabesques, copiés de sa main, et déterrés dans ces monuments où ils étoient presque effacés ; ce qui sert à prouver que c’est dans l’antique que Raphaël a trouvé tous les beaux dessins de ce genre qu’il

(I) Cette galerie n’offre plus lien de curieux que les fresques trèsbien conservées de Luca Giordano. La chapelle du palais Ricardi, négligée par De Brosses, est entièrement décorée de fresques de Benozzo (iozzoU,entr’autresl’irfora ?io »c/esMayêS,les plus remarquables de Florence.


T. 1. 9


a exécutés depuis. Ce Stock vient d’être chassé de Rome comme espion du Prétendant ; il s’est réfugié ici, où l’on vouloit lui faire le même traitement, si le voi d’Angleterre n’eût déclaré qu’il l’y maintiendroit par toutes les voies imaginables ; cela n’a pas servi à diminuer les soupçons qu’on avoit. Voici une petite histoire assez comique que j’ai ouï conter de lui en France. Hardion, notre confrère, montroit le cabinet du roi, à Versailles, à plusieurs personnes, du nombre desquelles étoit ce galant homme. Tout-à-coup certaine pierre, fort connue de vous, sous le nom de cachet de Michel-Ange, se trouva éclipsée. On chercha avec la dernière exactitude : on se fouilla jusqu’à se mettre nu, le tout sans succès. Hardion lui dit : « Mon» sieur, je connois toute la compagnie, vous seul excepté ; » d’ailleurs je suis en peine de votre santé ; vous paraissez » avoir un teint fort jaune, qui dénote de la plénitude. Je » crois qu’une petite dose d’émétique, prise sans déplacer, » vous seroit absolument nécessaire. » Le remède pris sur-le-champ fît un effet merveilleux, et guérit ce pauvre homme de la maladie de la pierre qu’il avoit avalée.


Je me suis aussi amusé à voir le théâtre des combats d’animaux (1), fort joliment construit en loges de pierres grises, avec une arène ou parterre au milieu. La ménagerie est à côté ; il y a une lionne qui rapporte comme un barbet, un tigre d’une grandeur démesurée et beau comme un ange, avec deux petits tigrons qui sont bien du plus méchant caractère que l’on puisse se figurer.


Il faut voir aussi une autre espèce de ménagerie ; c’est la salle de l’Académie de la Crusca, où le siège de toutes les chaises sur lesquelles on se met est une hotte, et le dos une pelle à four ; le directeur est élevé sur un trône de meules ; la table est une pétrissoire, les garde-robes sont des sacs : on tire les papiers d’une trémie. Celui qui les lit a la moitié du corps passé dans un bluteau, et cent autres coïonneries relatives au nom de la Crusca, qui signifie son de farine ; car le but de son institution est de bluter et ressasser la langue italienne, pour en tirer ce qu’il y a de plus fine fleur de langage, rejetant ce qu’il y a de moins pur. Vous savez combien cette académie est célèbre et mérite de l’être ; mais ce n’est

(I) N’exi.ste plus.


assurément pas par cette puérile allusion qu’on ne doit imputer, ainsi que les noms bizarres que se sont donnés la plupart des académies d’Italie, qu’au mauvais goût qui étoit en vogue lorsqu’elles ont commencé. Mais jusqu’à présent nous n’avons fait que peloter. Allons au Vieux Palais et passons devant le marché neuf, construit en halle à colonnades de bon goût, au-devant de laquelle est un sanglier de cuivre qui jette de l’eau. C’est un jeune gentilhomme fort bien tourné.


Ce Vieux Palais n’est autre chose par lui-même qu’une vieille bastille, surmontée d’un grand vilain donjon. Il est aussi obscur et massif au-dedans qu’en dehors, soutenu par de grosses méchantes colonnes avec des statues assortissantes, dans lesquelles il ne faut pas confondre une fontaine d’un joli petit enfant de bronze qui étrangle un poisson. Les appartements d’en bas sont peints par le Vasari, Salviati et Frédéric Zuccari. La première chose qu’on trouve en montant est un salon un peu plus grand qu’une place publique, il sert à donner des fêtes ; le plafond, à trente-quatre compartiments, est peint par le Vasari, qui y a représenté les conquêtes des Florentins, dans le fond est le groupe d’Adam et Eve et du serpent ; c’est le chef-d’œuvre de Bandinelli ; vis-à-vis, sur l’estrade » les statues de Léon X et de Clément Vil, de Jean, d’Alexandre et du grand Côme de Médicis, toutes du même Bandinelli ; dans les côtés la Victoire et un Prisonnier, groupe de Michel-Ange ; et six autres groupes d’Hercule, qui étouffe Anthée, qui porte le ciel, qui tue le Centaure, qui défait la reine des Amazones, qui emporte le sanglier d’Erymanthe, qui jette Diomède aux chevaux ; le tout de la main de Rossi : le dernier est le meilleur. Dans le haut sont les cabinets contenant des richesses prodigieuses de toute espèce ; savoir : une vingtaine de grandissimes armoires toutes remplies de vases d’argent ciselés à l’usage soit de la chapelle, soit de la chambre ou du buffet ; un châlit à quatre colonnes, tout de lapis, jaspe ou agate, monté en vermeil ; un équipage de cheval, dont la selle, les étriers et la bride sont de turquoises et la housse de perles. Un parement d’autel de six pieds de long, d’or massif ciselé, avec des inscriptions de rubis. C’est un vœu de Côme It (I), qui est représenté en émail, vêtu {i) Le Yœude Côme est à la collection des Gemmes, Galerie des Offices.


d’émeraude et de diamants : des services de vaisselles d’or. — D’autres armoires pleines de couronnes, sabres, poignards, vases, écussons, coupes, etc. ; tout cela fait ou garni des différentes pierres dont on fait les bagues ; et enfin le fameux original du Digeste, connu sous le nom de Pandectes Florentines ; c’est un manuscrit en deux volumes in-folio, très-bien conservé, écrit en grosses lettres non majuscules : on le croit du temps même de Justinien. Entre chaque feuillet on a mis, pour le conserver, un autre feuillet de satin vert. Ce livre est un présent que les Pisans firent aux Florentins, en reconnaissance de ce qu’ils avoient bien conservé leur ville pendant une expédition d“outre-mer qu’ils avoient été fairo, et pendant laquelle ce livre a voit été trouvé à Amalfi. Jadis on ne le montroit ici qu’avec de grandes considérations, en allumant des cierges et se mettant à genoux ; aujourd’hui on le fait voir très-familièrement, ce qui prouve combien la robe perd tous les jours de son crédit.


Le Vieux Palais communique au cabinet du GrandDuc (1). Ah ! nous y voici donc ; serai-je assez hardi pour mettre le pied dans cet abîme de véritables curiosités ? mais si j’y entre, dites adieu à votre pauvre Brossette ; c’est un homme confisqué, noyé. Cependant, il en faut sauter le bâton, ne fût-ce qu’afin que, quand Quintin en voudra faire l’emplette, il n’achète pas chat en poche.


Vous saurez donc que ce qu’on appelle le Cabinet du Grand-Duc sont les deux côtés parallèles d’une assez longue rue, qui se rejoignent à l’un des bouts par un corps de logis percé dans le bas de trois arcades, le tout d’ordre dorique uniforme, si bien exécuté par le Vasari que Michel-Ange n’a jamais rien fait de mieux à mes yeux. Ces deux lignes de la rue forment deux galeries qui ont dans leur double contour quantité de cabinets ou salons remplis de tant de choses diverses, que je prétends ne vous en dire qu’un mot en gros, seulement pour vous en donner une notion.


Les galeries qui se communiquent tout d’une pièce par le corps de logis du fond contiennent les bustes et les statues, alternativement deux bustes et une statue, avec de grands groupes dans les angles et dans les fonds.


(I) Musée Degl Lffizi.


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Rien n’est placé là qui ne soit antique, et deux statues modernes seules ont mérité d’y avoir place ; ce sont les deux Bacchus, chefs-d’œuvre, l’un de Michel-Ange, l’autre de Sansovino. Cela posé, je ne m’amuserai pas h, vous faire l’éloge de ce peuple de pierre ; je remarquerai seulement combien, par la comparaison que le voisinage m’a donné lieu de faire, j’ai trouvé les Grecs au-dessus des Romains. Les bustes sont encore plus précieux, non pas tant par l’ouvrage qui est cependant excellent, que parce qu’ils font une suite parfaitement complète de toutes les têtes d’empereurs romains depuis Jules-César jusqu’à Alexandre Sévère ; les usurpateurs même ou les concurrents n’y sont pas omis ; et outre cela, il y a une quantité de femmes ou filles de ces empereurs. Je suis toujours émerveillé de voir comment on a pu rassembler tous ces morceaux (1), parmi lesquels il y en a qui probablement sont uniques. Depuis Alexandre jusqu’à Constantin, la suite est continuée, mais fort incomplète, et c’est une chose assez curieuse que de voir la décadence de l’art cheminer d’un pas égal avec la décadence de l’Empire, de sorte que les derniers ne valent quasi plus rien. Les plafonds de ces galeries sont peints en arabesques charmantes par les élèves de Raphaël.


Dans le vestibule, quantité d’inscriptions, d’urnes et de bas-reliefs avec deux gros chiens grecs, de la taille du bon Sultan, autrement dit Pluton.


Dans le premier cabinet une haute colonne torse à cannelures, d’albâtre oriental transparent ; une suite de petites idoles égyptiennes ou asiatiques, une suite d’autres idoles grecques ou romaines, un choix des plus beaux bustes de bronze, un très-grand lustre tout d’ambre jaune transparent, au travers duquel on voit en dedans la généalogie de la maison de Brandebourg, en ambre blanc… un cabinet de lapis lazuli ; et une grande table de fleurs et de fruits parfaitement représentés au naturel, en pierres précieuses.


Dans la seconde pièce, trois superbes cabinets sous des pavillons. Le premier d’ivoii’e, contenant toutes sortes d’ouvrages infiniment curieux, soit en sculpture, soit au tour. Le second d’ambre, rempli d’ouvrages du même

(I) Au nombre aujourd’hui de soixante-dix-neuf. Rien n’est placé là qui ne soit antique, et deux statues modernes seules ont mérité d’y avoir place ; ce sont les deux Bacchus, chefs-d’œuvre, l’un de Michel-Ange, l’autre de Sansovino. Cela posé, je ne m’amuserai pas à vous faire l’éloge de ce peuple de pierre ; je remarquerai seulement combien, par la comparaison que le voisinage m’a donné lieu de faire, j’ai trouvé les Grecs au-dessus des Romains. Les bustes sont encore plus précieux, non pas tant par l’ouvrage qui est cependant excellent, que parce qu’ils font une suite parfaitement complète de toutes les têtes d’empereurs romains depuis Jules-César jusqu’à Alexandre Sévère ; les usurpateurs même ou les concurrents n’y sont pas omis ; et outre cela, il y a une quantité de femmes ou filles de ces empereurs. Je suis toujours émerveillé de voir comment on a pu rassembler tous ces morceaux[68], parmi lesquels il y en a qui probablement sont uniques. Depuis Alexandre jusqu’à Constantin, la suite est continuée, mais fort incomplète, et c’est une chose assez curieuse que de voir la décadence de l’art cheminer d’un pas égal avec la décadence de l’Empire, de sorte que les derniers ne valent quasi plus rien. Les plafonds de ces galeries sont peints en arabesques charmantes par les élèves de Raphaël.

Dans le vestibule, quantité d’inscriptions, d’urnes et de bas-reliefs avec deux gros chiens grecs, de la taille du bon Sultan, autrement dit Pluton.

Dans le premier cabinet une haute colonne torse à cannelures, d’albâtre oriental transparent ; une suite de petites idoles égyptiennes ou asiatiques, une suite d’autres idoles grecques ou romaines, un choix des plus beaux bustes de bronze, un très-grand lustre tout d’ambre jaune transparent, au travers duquel on voit en dedans la généalogie de la maison de Brandebourg, en ambre blanc… un cabinet de lapis lazuli ; et une grande table de fleurs et de fruits parfaitement représentés au naturel, en pierres précieuses.

Dans la seconde pièce, trois superbes cabinets sous des pavillons. Le premier d’ivoire, contenant toutes sortes d’ouvrages infiniment curieux, soit en sculpture, soit au tour. Le second d’ambre, rempli d’ouvrages du même


genre en ambre. Le troisième, fort supérieur aux deux autres, est d’albâtre avec un pareil assortiment.


Deux autres cabinets ou châssis de glaces, ayant audedans le spectacle horrible et dégoûtant, l’un d’un charnier, l’autre d’une peste exécutée en cire (1).


Deux tables, l’une de jaspe de rapport, faisant un paysage ; l’autre représentant le plan de Livourne en pierres précieuses, avec la mer en lapis lazuli onde.


Dans lo troisième, un cabinet d’ébène, où le vieux Breughel a peint l’Ancien et le Nouveau Testament, en petits tableaux sur pierres précieuses ; au-dedans est une Descente de Croix, bas-relief en cire par Michel-Ange, et douze statues d’ambre assez grandes ; une grande cuvette antique d’agate ; des anatomies en cire.


Dans la quatrième, une sphère armillaire prodigieusement grosse et toute dorée, selon le système de Ptolémée. Une pierre d’aimant portant quarante livres, et force instruments d’astronomie et de mathématiques.


Dans la cinquième, la statue grecque appelée l’/Zerwaphrodite (2), femelle de la ceinture en haut, et mâle de la ceinture en bas. Un colosse grec représentant un instrurnent à forger le genre humain. Ma foi ! cela mérite pour le coup d’être appelé une belle machine. Il faut que toutes les autres baissent pavillon devant celle-là ; elle est montée sur deux pattes de lion, et ceinte par le milieu d’un collier où sont suspendues toutes sortes d’oiseaux à têtes, non de celles qui se portent sur les épaules ; et enfin, pour comble de folie, elle est coiffée de l’autre machine sa compagne ordinaire, si petite et si peu assortissante, qu’on peut recueillir de là ce point d’érudition, qu’il falloit que les Grecs connussent dès lors le proverbe : col pazienza esputo, etc. Un therme avec tous ses attributs ; un groupe d’Amours dormant l’un sur l’autre ; un Euripide de marbre d’Ethiopie couleur de fer ; un manuscrit latin très-bien conservé, écrit à la romaine sur des tablettes de bois cirées, qui paraît être un mémoire des appointements qu’un Philippe, roi de France, donnoit

(1) Ces œuvres singulières ont été transportées à la Specola, musée aiiatomique.


(2) Presque toute semblable à celle du Musée Borghèse, qui est aujourd’hui au Hiusée du Louvre.


aux officiers qui l’accompagnoient dans un voyage : il est presque impossible de le lire. Je crois que ces feuilles appartiennent à un manuscrit tout pareil à l’un de ceux que j’ai vus à la bibliothèque de Genève, et qui a été déchiffré par le jeune Cramer, homme de beaucoup d’esprit et grand mathématicien. Quantité de bronzes ; un cabinet en architecture de pierres précieuses, toutes d’une pièce, orné de bas-reliefs d’or sur un fond d’agates. Un autre petit cabinet fait en médailler, contenant des cadres, sur chacun desquels sont cinq petits tableaux à bordures d’argent. Ce cabinet servoit au cardinal de Médicis, qui le faisoit porter partout où il voyageoit, et en un moment il avoit sa chambre tendue en tableaux.


Dans le sixième ; environ cent quarante portraits (1) de peintres faits par eux-mêmes. Il manque là beaucoup de portraits de peintres fameux qui sont communs ailleurs ; mais l’on n’a voulu y placer que ceux qui ont été peints par la personne même qu’ils représentoient.


Dans le septième, qui est l’arsenal, toutes sortes d’armures antiques, modernes et orientales, d’une richesse et d’un choix surprenants. Je passe légèrement là-dessus, pour ne rapporter que le gros mousquet dont le canon est tout d’or.


Dans le huitième, environ quinze mille médailles de toutes sortes d’espèces, grandeurs et métaux, parmi lesquelles j’ai vu deux Othon de cuivre moyen-bronze ; car c’est une erreur de croire qu’il n’y en a point. Item, plusieurs milliers de camaïeux en relief, ou de pierres gravées d’un travail achevé pour la plupart ; vous êtes à portée d’en juger, elles sont gravées dans votre Musœum Florentinum.


Dans le neuvième enfin, que l’on appelle la Tribune octogone, on a réuni tout ce qu’il y avoit de plus précieux. La première chose qui frappe en entrant, sont les six célèbres statues grecques, savoir : les Lutteurs, le Rémouleur qui écoute la conjuration de Catilina (2), la

(I ) Cette colleclioii, la plus complète de ce genre, a été continuée depuis De Brosses et s’accroît encore de nos jours 5 elle compte aujourd’hui près de quatre cents portraits.


(2) On reconnaît aujourd’hui dans cette statue le Scythe chargé d’écorcher Marsyas.


grande Vénus, le Faune qui danse, l’Uranie et la Vénus de Médicis. Il semble que ces six morceaux sortent de la main de l’ouvrier, tant ils sont bien conservés et polis ; leur beauté est au-dessus de toute expression, surtout celle du Faune et de la Vénus de Médicis. Misson s’est trompé en disant que la base n’est que d’une seule pièce avec )a statue, et que les mots grecs Cléomènes, etc. qui sont écrits au-dessous marquoient l’ouvrier. La base a été rompue, le morceau qui y est a été rapporté, et Pline, qui parle de cette statue, dit précisément qu’elle étoit de Phidias (1). Les critiques les plus sévères ne pourroient rien trouver à redire aux beautés et aux proportions du corps de cette femme ; le cou est long, la tête fort petite, et, quoique belle, ce n’est pas d’une beauté qui nous plairoit. Mylord Sandwich, que je trouvai une fois dans la Tribune et qui revient de Grèce me dit que toutes les femmes qu’il y avoit vues, et qui passoient pour belles, avoient de cet air-là. À propos de cet Anglais, il faut que je vous dise qu’il y a, dans un coin de la galerie, un buste de Brutus, le meurtrier de César, laissé imparfait par Michel-Ange. Au bas sont écrits ces deux vers si connus :

Dura Bruti efflgiem sculptor de marmorc ducit. In mentem sceleris venit, et abstiiiuit.


Je ne vous les rapporte que pour vous ajouter que, tandis que M. Sandwich et moi nous le regardions, celui-ci, choqué qu’on eût osé blâmer ce grand républicain, fît sur-le-champ ces deux vers en contre-partie :

Brutum effecisset sculptor, sed mente recursat Tanta viii virtus, sistit et ol)stupuit.


Je reviens aux principales choses de la Tribune. Huit autres petites statues qui le cèdent peu aux premières ; je

(-1 ) Une inscription gravée sur sa base et fldèlement copiée, au xV siècle, sur Tinscriplion primitive, donne le nom de Cléomène. On sait que la ¥énus de Médicis que De Brosses croyait bien conservée, fut trouvée brisée en ^ 5 morceaux, à Tivoli, dans la villa Adriana, vers le milieu du xv^ siècle. F^e bras droit est restauré dans toute sa longueur et le bras gauche jusqu’au coude. Le Faune & été retouché au bras et à la tête par Michel-Ange.


voulois trouver parmi celles-là le Cupidon de Praxitèle, dont on fait une histoire connue de tout le monde, et qu’on prétendoit être ici ; mais on me dit que c’étoit une fable. Plusieurs autres petites statues antiques, de marbre et de pierres précieuses. Parmi celles de marbre, les plus remarquables sont le jeune Britannicus, le jeune Néron, le Marc-Aurèle enfant, et l’Amour qui tire de l’arc ; parmi celles de pierres précieuses, le Lysimachus de calcédoine, le Canopus d’agate, le Jupiter sans barbe de cristal, et le Tibère de turquoise, et non le César comme dit Misson, ni le Néron, comme d’autres le prétendent. Ce dernier morceau est un des plus précieux de toute la galerie, tant par la dimension et la beauté de la pierre que par la perfection de l’ouvrage. Une table de îleurs figurées en pierres de rapport, où il y a de quoi s’amuser pendant toute une semaine. Un grandissime cabinet, plus superbe que tous les précédents, tout en colonnes de jaspe et de lapis avec les bases et les corniches d’or ; il est plein de porcelaines de vieux Japon des plus rares, d’ouvrages exquis de cristal de roche, de grandes cuvettes de lapis ; et enfin, pour terminer ma phrase, le diamant gros comme une noix lombarde fort aplatie, d’une forme ronde, taillé à facettes, du poids d’environ 140 karats : c’est le plus gros diamant que l’on connaisse en Europe, mais il est d’une eau tirant sur le jaune.


Malgré tout le détail que vous venez de lire, je n’ai fait que de vous rapporter en gros les choses qui m’avoient le plus affecté, en passant sur une infinité d’autres. Par exemple, tous ces salons sont garnis de tableaux des premiers maîtres. À la Tribune il n’y a rien que d’exquis et d’une célébrité classique. Un seul Corrège, la Vierge à genoux devant son fils ; mais quel coloris ! quelles expressions ! que de grâce et de gentillesse ! Il en a trop peutêtre, car elles approchent de la mignardise. — Le Saint Jean dans le désert, par Ruphaël. Ce qu’il y a de singulier, c’est que j’ai vu ce même tableau à Bologne, qu’on m’a assuré que le même étoit encore à Rome, et que nous le connaissons tous encore dans le cabinet de M. le duc d’Orléans qui l’acheta du fils du premier président de Harlay. De Piles, l’un des plus grands connaisseurs qu’il y ait jamais eu en peinture, regarde ce tableau de

9. M. le Régent, comme un des premiers qui existent. Vasari en parle à peu près de même et il ajoute qu’il est peint sur toile, circonstance qui veut dire que celui du Grand-Duc est le véritable parmi les quatre, les trois autres étant sur bois. Il seroit fort singulier que l’un des bons connaisseurs qu’il y eût jamais eût placé une copie au premier rang. Au reste, si le tableau de M. le Régent est une copie, c’est à coup sûr une copie de la main de Raphaël même, car les grands maîtres ont souvent copié leurs propres ouvrages. Mais on prétend que ces copies n’ont pas pour l’ordinaire le feu original de la première main. Ce tableau, soit ici, soit au Palais-Royal, est assurément d’une grande beauté ; mais j’aurois peine à le mettre, comme De Piles, dans la première classe. Il n’a qu’une figure ; il est tout-à-fait triste et sans agréments. Il est vrai que la composition en est excellente, et qu’on ne pouvoit mieux rendre le sujet vox clamantis in deserto, très-difficile à traiter par lui-même. Le dessin est d’une correction achevée, le paysage convenable au sujet, la figure pleine de feu ; et il n’y avoit que Raphaël capable de mettre autant de vie et d’action dans une seule figure.

Pour communiquer de la galerie au palais Pitti où loge le Grand-Duc, et qui est assez éloigné, on a jeté par-dessus les maisons et par-dessus les ponts, comme on a pu, de très-longs corridors. Le palais Pitti donne sur une place longue et étroite, dont il occupe tout un des grands côtés ; aussi sa façade est-elle énormément longue, toute d’une venue et sans ornements, à moins que l’on ne veuille prendre pour tels, les masses de pierres rustiques et inégales, dont elle est entièrement construite. En récompense, la cour intérieure est d’un très-beau dessin, composé de trois ordres l’un sur l’autre, dont toutes les colonnes sont rustiquées, et à collier comme celles du Luxembourg, auquel ce palais ressemble beaucoup ; et en effet, c’étoit l’idée de Marie de Médicis de faire bâtir à Paris sa maison natale. Le palais de Florence est construit par Brunelleschi et par Ammanato. Si on l’avoit fait en entier sur le dessin qu’on m’a montré, ce seroit un des plus beaux ouvrages de l’Europe. Le fond de la cour est une grande grotte ornée en dedans de statues, et contenant un vivier rempli de poissons. Le comble du dôme forme une fontaine de marbre blanc, avec trois jets d’eau. Les appartements du dedans ne répondent, ni pour les ameublements, ni même pour les tableaux qui y sont en très-grand nombre, à ce que j’en attendois ; mais il faut observer que la galerie est un gouffre qui a englouti tout le plus beau et le meilleur.

Les mezzanines ou entre-sols, richement et galamment ornés, sont ce qu’il y a de plus agréable dans les appartements.

Les jardins du palais n’ont pas le sens commun, et, par cette raison, me plaisent infiniment : ce ne sont que montagnes, vallées, bois, buttes, parterres et forêts, le tout sans ordre, dessin, ni suite, ce qui leur donne un air champêtre tout-à-fait agréable.

Il y a, par-ci par-là, quelques belles statues, des fontaines et des grottes, dont l’une a un plafond à fresque du premier mérite. On élève dans les jardins quelques animaux étrangers non féroces, comme gazelles, civettes, etc.


LETTRE XXV
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À M. DE NEUILLY


Suite du séjour à Florence.
8 octobre.


J’ai appris de vos nouvelles, mon cher Neuilly, par Maleteste et par Blancey, indépendamment de la charmante lettre que j’ai reçue de vous à Venise. Vous vouliez venir en Italie, mon roi ; c’étoit donc pour y faire un second voyage, car, à moins d’y avoir déjà été, on ne peut si bien être au fait de tout que vous l’êtes. Comment diable ! les Îles Borromées, les maisons de la Brenta, le détail de Venise et cent autres choses, vous sont aussi bien connues et vous m’en parlez comme si précisément vous les aviez devant les yeux ? combien souhaiterois-je que cette vue fût à présent effective et non idéale ; maintenant surtout que je me trouve au milieu du cabinet du Grand-Duc et de tous les chefs-d’œuvre d’art, de sciences, de curiosités, et de douces chiffonneries, qui en font véritablement la chose la plus surprenante du monde ! Je suis si outré de ne vous y pas voir, quand je pense combien ces sortes de choses sont dans votre genre et dans votre goût, que je ne m’y trouve moi-même qu’à moitié. Je ne dis pas non sur la proposition que vous me faites de revenir ici avec vous, si jamais vous avez occasion de le pouvoir faire avec commodité ; mais, que dites-vous de la petite lanternerie queje fais ici, vous envoyant le plan de la galerie de ce cabinet, contenant les statues, selon leur ordre et leur disposition, quoique ce soit beaucoup grossir ma lettre inutilement ; mais j’ai jugé que vous ne seriez pas fâché de donner un coup-d’œil sur le bel arrangement des bustes surtout, et d’admirer comment on a pu rassembler cette suite de têtes antiques d’empereurs romains jusqu’à Alexandre Sévère, si complète que les concurrents même de l’Empire n’y manquent pas, non plus que la plupart des femmes ou filles d’empereurs. Avec cela, comme personne n’avoit encore pris ce plan de la position de chaque chose, et qu’on ne l’a pas donné dans le Musœum Vlorentinum, j’ai été bien aise de le lever, et je vous prie de ne le pas perdre. Je ne vous parle pas de ces six statues grecques, si connues, ni de l’autre appelée V Hermaphrodite ; mais, parmi celles qui sont rangées entre les bustes, de deux en deux, il y en a de dignes d’adoration, c’est-à-dire qui approchent bien fort de la beauté des six premières. Les statues grecques surtout l’emportent sur les romaines, et vous piouvez juger du mérite de ces pièces, puisqu’il n’y en a qu’une de Michel-Ange et une du Sansovino, qui aient été jugées dignes d’avoir une place parmi elles.


C’étoit une famille bien recommandable à mon sens, par son amour pour les bonnes choses, que celle des Médicis. Rien ne fait mieux son éloge que de voir, combien, après avoir usurpé la souveraineté sur un peuple libre, elle est parvenue à s’en faire aimer et regretter. Réellement Florence a fait une furieuse perte en la perdant. Les Toscans sont tellement persuadés de cette vérité, qu’il n’y en a presque point qui ne donnassent un tiers de leurs biens pour les voir revivre, et un autre tiers pour n’avoir pas les Lorrains ; je ne crois pas que rien égale le mépris


qu’ils ont pour eux, si ce n’est la haine que les gens de Milan portent aux Piémontais. Dans le temps de la dernière guerre, les François étoient reçus à bras ouverts et les Piémontais exclus de partout. De même, à Florence, nous avons accès dans toutes les maisons, et les Lorrains n’entrent nulle part ; enfin je me suis aperçu que les Florentins ne vivent que dans l’espérance d’avoir le gendre du Roi pour Grand-Duc (1) ; et même ils s’étonnent fort que le roi n’ait pas déjà fait ce cadeau à sa fille, sans trop s’embarrasser du dédommagement qu’on pourroit donner au duc de Lorraine, dont ils n’ont pas les intérêts fort à cœur. Tl est vrai que les Lorrains les ont maltraités, et qui pis est, méprisés. M. de Raigecourt, de Lorraine, qui a tout pouvoir de la part de son maître, est homme d’esprit et a du talent, on en convient, mais on assure qu’il fait peu de cas des ménagements qui font goûter une domination nouvelle. On diroit que les Lorrains ne regardent la Toscane que comme une terre de passage, où il faut prendre tout ce qu’on pourra, sans se soucier de l’avenir.


Pour un pays qui a eu ses souvenirs propres, distribuant aux nationaux les grâces et les dignités, et dépensant, dans l’État même, les revenus de l’Etat, il n’y a rien de si dur que de devenir province étrangère. Le goût dominant de la nation seroit pour un prince de la branche d’Espagne. Ils ont vu don Carlos arriver en qualité de successeur, répandre à pleines mains l’argent du Pérou que lui fournissoit madame Farnèse, et ne rien demander à personne, parce qu’alors il n’étoit pas en position de rien exiger. Ce premier début leur a fait quelque illusion ; mais si don Carlos fût resté en Toscane, les sujets auroient payé à leur tour comme de raison. Il vient de se répandre ici un bruit sans fondement, c’est qu’un gros corps de troupes françaises marchoit pour passer les Alpes. Làdessus le marquis m’a demandé tout haut ce qu’on m’écrivoit de France à ce sujet, et si ces troupes ne seroient pas destinées à assurer la succession des Médicis à l’rnfant don Philippe. Cependant un homme de beaucoup d’esprit me disoit l’autre jour « qu’il préféroit encore les

[l ) L’infant don Philippe, depuis duc de Parme, fils du roi Philippe V.


» Lorrains aux Espagnols, parce que, dit-il, les premiers » m’ôteront bien jusqu’à ma chemise, mais ils me laisse» ront ma peau (c’est-à-dire ma liberté de penser), que » m’arracheront les seconds en ne me laissant pas le reste. » En général, continua-t-il, tout maître trouvera le secret » de nous contenter, pourvu qu’il reste à Florence, qu’il » protège les sciences, et qu’il ait le goût des arts ; car » c’est un vice capital ici que d’en manquer. » Le même homme me disoit uiie autre fois « qu’il avoit été longtemps » sans comprendre ce que vouloit dire ce proverbe de la » langue françoise : Lorrain vilain, mais qu’il en avoit » depuis peu une ample explication. Cependant, ajouta-t-il, » ils nous traitent nous-mêmes de vilains, parce que nous » ne sommes pas ici dans l’habitude d’avoir une table ou» verte : mais je leur demande quel est celui qui est le » plus vilain, de celui qui ne donne pas à manger ou de » celui qui veut manger aux dépens d’autrui.


N’avons-nous pas eu aussi nous autres François une lance à rompre contre le corps des Lorrains ? On vient de recevoir la nouvelle de la paix de Belgrade conclue entre l’Empereur et le Grand-Seigneur, par l’intervention de M. de Villeneuve, notre ambassadeur à la Porte. Cette paix n’est ni utile ni honorable à l’Empereur. Là-dessus les partisans du génie autrichien déclament contre nous, en disant que c’est là notre manière ordinaire de favoriser la Porte Ottomane au préjudice de l’Empire. Je leur ai doucement représenté que M. de Villeneuve n’étoit pas là pour décider, que leur maître avoit le choix d’accepter ou de refuser les propositions, que s’il les avoit acceptées, c’est qu’il avoit sans doute sagement prévu qu’en continuant la guerre, dans la position où il se trouvoit vis-à-vis des Turcs, il s’exposoit à n’avoir d’eux que de pires conditions. Sur quoi le primat s’est écrié brusquement : C’est votre France qui, après avoir écrasé la maison d’Autriche par le traité de Vienne, l’a laissée à la merci de ses ennemis. Sur mon Dieu 1 lui ai-je répliqué, il n’y a pas de ma faute ; ce n’est pas moi qui ai fait la paix de Vienne, et si c’eût été moi, je ne l’aurois pas faite, ou j’en aurois tiré un parti décisif pour les guerres à venir, comme il paraît que c’étoit l’avis de M. de Chauvelin. Qu’il ait eu ou non des motifs particuliers que ses ennemis lui imputent, que nous importe, dès que l’avantage


général de l’Étal se trouvoit joint à son sentiment ? Ce qui rend ces Lorrains de mauvaise humeur contre le traité de Vienne, c’est l’échange de la Lorraine contre la Toscane. Le troc est néanmoins fort avantageux pour leur maître. On a beau alléguer l’affection à l’héritage patrimonial, quelques-millions de plus mis dans la balance y font un suffisant contre-poids.


Le prince d’Elbœuf, qui tient ici rang de premier prince du sang, tâche autant qu’il peut, par ses manières polies, de réparer les mauvaises manières des Lorrains dont il est le premier à convenir. Il joue à merveille le bon homme et l’affable ; et ce que j’y trouve le mieux, il nous fait très-bonne chère, sans aucune façon qui sente le prince. Vous connaissez la politesse innée des princes de la maison de Lorraine ; vous connaissez aussi de réputation celui dont je vous parle ici, c’est le même qui a été marié à Naples, et qui a fait en Europe tant de diverses sortes de figures, et… que je lui pardonne, tant qu’il me donnera du vin de Tokai de la cave du Grand-Duc. La princesse de Craon tient aussi une fort bonne maison et fort commode pour les étrangers. C’est une femme qui me plaît beaucoup par son air et ses manières ; et, quoiqu’elle soit grand’mère d’ancienne date, en vérité je crois qu’en cas de besoin, je ferois bien encore avec elle le petit duc de Lorraine. Son mari tient ici un grand état, ainsi que le marquis du Châtelet gouverneur de la ville. Tous ceux-ci ne sont point compris dans la haine jurée à leurs compatriotes par les nationaux. Elle se réunit toute contre ceux qui se mêlent du gouvernement, oîi ceux-ci, malgré leur naissance et leurs places, n’ont presque aucune part.


Rien ne nous venoit mieux que de trouver quelque bon débouché à Florence, car les auberges y sont détestables au possible ; j’y ai trouvé pis que ce que l’on m’avoit pronostiqué des cabarets d’Italie. La nuit y est encore pire que le jour ; de petits cousins, plus maudits cent fois que ceux qui sont en Bourgogne, avoient pris à tâche de me désoler, et me feront quitter Florence sans nul regret, soit parce que j’y ai été malade, soit que le mauvais temps qu’il fait m’ait prodigieusement contrarié. La ville ne m’a pas plu en gros autant que les autres. Il y a cependant plus de curiosités d’un certain genre qu’on n’en trouve ailleurs, et à coup sûr plus de gens d’esprit


et de mérite. Nul autre peuple d’Italie n’égale les Florentins à cet égard ; ce sont même eux qui en fournissent souvent les autres conlrées. Ajoutez à ceci que j’y ai gagné au jeu quelques centaines de louis, ce qui devroit encore me mettre en bonne humeur ; mais la première base de la gaieté c’est la santé.


La littérature, la philosophie, les mathématiques et les arts, sont encore aujourd’hui extrêmement cultivés dans cette ville. Je l’ai trouvée remplie de gens de lettres, soit parmi les personnes de qualité, soit parmi les littérateurs de profession. Non seulement ils sont fort au fait de la littérature dans leur propre pays, mais ils m’ont paru instruits de celle de France et d’Angleterre. Ils font surtout cas des gens dont les recheixhes ont pour but quelque utilité publique protî table à toute la nation ; et j’ai vu que, parmi nos savans, ceux dont ils parlent avec le plus d’estime étoient l’abbé de Saint-Pierre pour la morale, et Réaumur pour la physique et les arts. Il faut avouer que les Florentins ont plus de facilité pour cultiver les lettres qu’aucun autre peuple de l’Italie ; ils sont aisés dans leur fortune ; ils ont du loisir ; ils n’ont ni militaire ni intrigue, ni affaires d’Etat. Toutes leurs occupations doivent donc se réduire au commerce ou à l’étude ; et à ce dernier égard les habitants de Florence ne peuvent manquer de se ressentir de toutes les commodités qu’on y a rassemblées pour eux pendant plusieurs siècles, principalement en monuments de l’antique, bibliothèques et manuscrits. Je suis assez occupé à coUationner le texte de Salluste sur plus de vingt manuscrits qui se trouvent dans la bibliothèque de Médicis, et sur une dizaine d’autres répandus ça et là. J’en userai de même au Vatican ; après quoi je pourrai croire d’avoir ce Salluste aussi correct qu’on puisse l’avoir. J’ai donné commission d’en faire autant sur les manuscrits de Suétone, qui en a infiment plus besoin, et qui est indéchiffrable en quelques endroits. Je cherche aussi à ramasser ou à prendre la notice de tous les monuments antiques qui ont un rapport direct à l’un et l’autre de ces auteurs. C’est avec des statues, des bas-reliefs et des médailles du temps que l’on, fait de bonnes notes aux historiens. Je veux surtout rassembler, autant qu’il sera possible, les portraits des principaux personnages : il me semble qu’un lecteur s’intéresse davantage aux gens qu’il connaît de vue.


Mais Maleste ne se moque-t-il pas de moi, peut-être avec quelque raison, s’il me sait assez fou pour donner dans les variantes ? Je n’en fais pas plus de cas que raisonnablement on en doit faire ; mais quand on a entrepris de donner une édition d’un ancien auteur, aussi bonne et aussi complète qu’il soit possible, il me semble que l’on doit commencer par ne rien omettre pour avoir le texte parfaitement correct, et que l’on ne peut s’assurer sans cela d’avoir fait une traduction tout-à-fait fidèle. Je suis encore plus en peine de mes notes qui ne sont que trop longues, quoique je me sois borné au seul historique qui est de mon sujet, sans toucher, qu’autant qu’il a été indispensable de le faire, au sec et insipide grammatical : encore trouvera-t-on peut-être que j’y suis trop entré. Tout ce qui est du ressort de la littérature n’est plus guère du goût de notre siècle, où l’on semble vouloir mettre à la mode les seules sciences philosophiques, de sorte que l’on a quasi besoin d’excuses quand on s’avise de faire quelque chose dans un genre qui étoit si fort en vogue il y a deux cents ans. À la vérité nous n’en avons plus aujourd’hui le même besoin ; mais en négligeant, autant qu’on le fait, les connaissances littéraires, n’est-il pas à craindre que nous ne retournions peu à peu vers la barbarie dont elles seules nous ont retirés ? Si je ne me trompe, nous avons déjà fait quelques pas de ce côté-là.


À force d’analyse, d’ordre didactique et de raisonnements très-judicieux, où il ne faudroit que du génie et du sentiment, nous sommes parvenus à rectifier notre goût en France, au point de substituer une froide justesse, une symétrie puérile, ou de frivoles subtilités métaphysiques, au grand goût naturel de l’antique, qui régnoit dans le siècle précédent.


Mille embrassements à nos amis. Que dites-vous de l’aventure de Bufîon ? Je lui ai écrit de Venise, et j’attends avec impatience de ses nouvelles. Je ne sache pas d’avoir eu de plus grande joie que celle que m’a causée sa bonne fortune, quand je songe au plaisir que lui fait ce Jardin du Roi. Combien nous en avons parlé ensemble ! combien il le souhaitoit et combien il étoit peu probable qu’il l’eût jamais à l’âge qu’avoit Dufay ! Ecrivez-moi souvent, et toujours désormais à Rome, poste restante. Adieu mon cher objet ; si je ne savois combien vous avez le cœur sensible, je ne croirois pas que vous pussiez m’aimer autant que je vous aime.


LETTRE XXVI
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À M. DE BLANCEY


Route de Florence à Livourne.
14 octobre.


Nous quittâmes Florence le 9 octobre sur le soir, et trouvâmes la plaine entre deux branches de l’Apennin ; ce n’est qu’un village et un jardin, pendant vingt milles, jusqu’à Pistoja où nous couchâmes. Cette ville ancienne et déserte ne me parut rien avoir de remarquable qu’un baptistère d’une forme ronde assez élégante ; il faut que vous sachiez que, dans toutes les villes de la Toscane, il y a une église ou chapelle, où se font tous les baptêmes, et affectée à cela seulement. Vis-à-vis est la cathédrale qui, malgré le marbre qui y est prodigué, a tout l’air d’une église de village. J’employai tout le temps de mon séjour à Pistoja à aller à cheval dans les montagnes voisines, examiner un lieu appelé II piano di vaione, où l’on prétend que s’est donnée la bataille entre Petreius et Catilina. Malgré la pluie je levai, de gros eu gros, une carte du terrain, et je fis diverses observations relatives à mon objet ; mais je tirerai un meilleur secours encore de M. de Médicis, gouverneur de Prato, et ci-devant de Pistoja. Il m’a promis de faire lever le plan de toutes les montagnes voisines, et de m’envoyer tout ce qui me seroit nécessaire en géographie, pour éclaircir ce point d’histoire dans mon édition de Salluste.

Après avoir traversé deux villettes, Borgo à Buggiono et Pescia, nous nous trouvâmes sur les frontières exiguës de l’État de Lucques. Je n’aurois jamais imaginé que dans un si petit État il pût faire une si grande pluie : à peine


eûmes-nous mis le pied sur les terres de cette république mirmidonne, que l’eau se mit à tomber d’une telle force, que, si j’en voyois la peinture dans une relation, à coup sûr je n’en croirois rien. En moins d’une demi-heure l’impériale de ma chaise fut percée, et en même temps votre serviteur le fut aussi et arriva à Lucques comme feu Moïse sauvé des eaux. La situation de Lucques est assez singulière ; elle est absolument environnée d’un cercle de montagnes, et placée dans le fond au milieu d’une petite plaine, comme au fond d’un tonneau. Je lui trouve en tout un peu l’air de Genève, si ou en excepte le lac et le Rhône. La ville est de même grandeur, les fortifications se ressemblent beaucoup ; elles sont belles, moins cependant que celles de Genève. Leur principal défaut est d’être trop basses ; elles sont peu éloignées, et le fossé est presque comblé. Le rempart, garni d’une artillerie nombreuse, est coupé en terrasses à quatre gradins du côté de la ville, et, sur chaque gradin, un rang d’arbres ; de sorte qu’on fait par-là fort agréablement le tour de la ville : c’est ce qu’il y a de mieux à Lucques, qui entre nous ne valoit pas trop la peine de se détourner. Le pavé <le la ville, tout de pierre piquée pour la commodité des chevaux, est néanmoins le plus beau qu’on puisse trouver, et les ru’ s ne manquent pas d’avoir de temps en temps d’assez belles maisons. Le palais de la république soroit très-vaste et d’un grand air, s’il n’étoit imparfait plus qu’à demi. Mais aussi, si on l’eût fini, tout l’Etat auroit bien tenu dedans. Voici le surplus en bref. — A Saint-Martin, un portail gothique curieux à force d’être mauvais. Un beaucoup plus méchant à la cathédrale ; le dedans de cette église est obscur de quelques nuances plus qu’un four : le pavé, de petite marqueterie de marbres, mérite d’être remarqué. Dans la nef à gauche, il y a une chapelle ou plutôt un petit temple isolé, au milieu duquel est le fameux crucifix appelé le San Volto, ou Volto Santo,’ sculpté par les anges sur le dessin de Nicodême, qui étoit aussi méchant sculpteur que saint Lucétoit mauvais peintre. Le crucifix est vêtu, comme un seigneur, d’une belle redingote de velours rouge, et coiffé d’une couronne de pierreries. La Vie de la Vierge est peinte dans la chapelle à gauche, d’assez bonne main. Les tableaux de la droite ne sont pas mauvais non plus ; j’ai noté une — 212 ~


Cène du Tintoret, et une autre en entrant, meilleure encore… À la Madone, voyez un saint Pierre guérissant le boiteux, dont je n’ai pas reconnu l’auteur… À SaintDominique, église assez ornée, le Martyr de saint Romain, du Guide ; saint Thomas d’Aquin, du Boni, assez bon peintre lucquois, et un aufre tableau, de manière ancienne, curieux… À San-Frediano, le tombeau d’un prétendu saint Richard, roi d’Angleterre, quoi qu’assurément il n’y en ait jamais eu de ce nom ni saint, ni enterré àLucques… À Sainte-Marie, force colonnes de marbre et dorures, faisant un très-méchant tout, et une chapelle isolée faite trait pour trait sur celle de Loretto, avec la dernière exactitude, à ce qu’on m’a assuré. J’en ai été fort réjoui ; car dès lors je tiens la Santa Casa pour vue et le voyage de Loretto pour fait. Item, là ou ailleurs, car je no m’en souviens plus, un Christ avec saint Romain, du Guide.


On trouve au centre de la ville les restes informes d’un amphithéâtre des Romains, dans lequel on a bâti de méchantes cabanes qni achèvent de le défigurer. On a mieux fait en ruinant près de la cathédrale la maison d’un noble qui avoit conspiré, car cela donne une assez jolie place.


Je ne veux pas omettre de vous dire qu’étant le soir allé à la comédie, tout étoit plein, même de dames ; je fus fort surpris de voir que la catastrophe de la pièce étoit un grand feu d’artifice distribué le long de la salle, tout au travers des toiles peintes et des loges, sans que l’exécution de ce feu, dans un lieu si périlleux, ni la pluie enflammée qui tomboit à seaux, fissent peur à personne qu’à moij qui trouvai, à cela près, le feu d’artifice plus joli que je n’en ai jamais vu en France. Je remarquai encore que les magistrats de la république, pour singer les anciens Romains, avoient leur place désignée au spectacle. Les chefs de ces magistrats sont au nombre de quatre, dont le premier, nommé le Gonfalonier, ressemble d’autant mieux au Doge, qu’il n’est presque fait que pour la représentation, l’autorité étant entre les mains des trois autres, appelés’secrétaires de l’État. Leur pouvoir dure un an, et celui du Gonfalonier deux mois seulement. Le conseil est composé de soixante nobles ; ,je ne présume pas qu’il ait beaucoup d’afl’aires, puisque l’Etat ne contient que la ville et onze villages ; mais en revanche ce pays est bien ramassé.


La plaine ronde qui fait le fond du tonneau dont je vous ai parlé, est fertile et cultivée comme un jardin. Les maisons de campagne passent pour les plus agréables et les plus ornées de toute l’Italie. Nous ne jugeâmes pas à propos de profiter du beau temps pour aller nous y promener. L’huile de Lucques qui, avec les draps de soie, fait le principal commerce de l’État, est la meilleure de l’Italie, où en général elle est assez mauvaise. Notez que les Jésuites n’ont jamais pu s’introduire à Lucques, quelque moyen qu’ils aient employé. . . . que les quatre massiers ou huissiers de l’état portent un bas blanc à une jambe et rouge à l’autre. . . . que j’ai vu au palais une garde suisse qui, quand le sénat passe, se met en haie d’un côté seulement, n’étant pas assez nombreuse pour se mettre des deux côtés. . . . que personne n’y porte l’épée, et qu’elle est interdite aux étrangers au bout de trois jours…. que la république (respectable quoique j’en badine, car tout petit état qui sait se maintenir l’est toujours) est sous la protection de l’Empereur, dont on met tantôt l’effigie sur la monnaie, tantôt celle du Volto Santo ; et qu’enfin, aux Augustins, il y a un petit trou qui va jusqu’en Enfer, par où fut englouti ce malheureux soldat qui battoit la vierge Marie, dont l’histoire est dans Misson. Je sondai ce trou avec une perche pour voir si l’enfer étoit bien loin, et ne lui trouvai qu’une aune et demie de profondeur. Fort surpris de me voir si près de ce vilain séjour, je m’en fus tout droit jusqu’à Pise, malgré l’orage affreux qu’il faisoit alors, et qui, par les amas d’eau qu’il produisoit, nous obligea de prendre un détour assez long. Nous fîmes seize milles, côtoyant presque toujours le^ racines des montagnes, et en quelques endroits les bords du Serchio, fort grossi par les pluies.


La situation de Pise, malgré le mauvais temps, me parut charmante. L’Arno, large et beau fleuve, partage la ville par le milieu ; les deux rives sont bordées de quais qui se communiquent par trois beaux ponts. En un mot, rien n’approche plus de l’aspect de Paris vu du pont Royal. Le plus beau de ces trois ponts est celui du milieu, tout construit de marbre blanc. Près des bouts de ce Pont est Banchi, ou la loge des marchands, d’ordre dorique ; et. près de l’autre bout, le palais Lanfreducci, tout de marbre blanc. Notez cependant le palais Lanfranchi, plus beau que celui-ci, construit par Michel-Ange. — 21 4 —


Quoique tous les voyageurs veuleut que Pise soit une fort grande ville, elle ne m’a pas paru telle, encore que j’aie fort bien vu toute son étendue ; elle est mal peuplée, et presque seulement sur les bords de la rivière. La perte de sa liberté et le voisinage de Livourne lui ont fait grand tort. De vous dire que le marbre y est commun comme l’eau, ce discours, qui peut être vrai presque tous les jours de l’année, seroit ridicule aujourd’hui, vu l’énorme pluie qui tombe maintenant. Je ne pense pas que nulle part ailleurs on puisse trouver dans un si petit espace qu’est la place du Dôme, quatre plus jolies choses que les quatre qui y sont rassemblées ; elles sont toutes de la tête aux pieds, c’est-à-dire des fondations aux toits, même le pavé de la place, de marbre de Carrare plus blanc et presque aussi fin que l’albâtre.


Le premier de ces quatre morceaux est la cathédrale, l’une des nobles et des belles églises que j’aie trouvées. Le portail, qui est ce qu’il y a de moindre, est gothique, avec des colonnes fort ouvragées. On entre par trois grandes portes de bronze, sculptées par Jean de Bologne, beaucoup meilleures que celles qu’on prise tant au Baptistère de Florence. L’intérieur est majestueusement soutenu par soixante-huit colonnes de granit disposées sur quatre lignes ; celle où est la chaire du prédicateur est la plus curieuse, à cause des deux rampes d’escaliers qui y montent ; chaque marche est isolée, infixée dans la colonne et soutenue par une console. On ne peut rien de plus svelte et de plus joli. Le pavé ne dément pas le reste du bâtiment. Des deux chapelles de la croisée, l’une et l’autre construites d’une belle architecture, celle de la gauche a, en guise de tabernacle, un temple de vermeil, soutenu par des anges, le tout sculpté d’un grand goût ; et derrière l’autel, la Tentation d’Eve par le serpent, à qui le sculpteur a donné fort hors de propos une tête de femme, puisque de toutes les têtes qu’il pouvoit lui donner, celle-là étoit la moins capable de tenter Eve. À la chapelle de la droite, un tombeau d’un dessin -admirable, enrichi de bronze doré. On me fit remarquer dans le fronton de cette chapelle, sur les nuances du marbre, deux têtes humaines, qu’on prétend être un jeu de la nature, mais trop correctement dessinées pour n’y pas soupçonner de l’artifice. Les voûtes de ces deux chapelles. _ 215 —

aussi bien que celle du chœur, sont peintes en mosaïque à fond d’or, de manière fort ancienne ; c’est comme si je disois fort méchante. J’ai noté dans le chœur, à gauche, une colonne de porphyre, dont le chapiteau est une jolie danse d’enfants. Au -dehors de l’église, une autre colonne de granit, sur laquelle est une très-belle urne antique, et le prétendu tombeau de la fille de la comtesse Mathilde, lequel, dans le vrai, est un ancien tombeau sur lequel est représentée, en bas-relief, une chasse au sanglier. C’est un des beaux monuments qui restent de la sculpture antique.


On ne peut rien de mieux tourné que le baptistère qui est près de là ; la forme en est rotonde, couverte d’un joli dôme à figure de turban ; l’intérieur est comme celui d’un temple païen, tout vide et n’ayant rien autre chose que deux étages de colonnes. Lorsqu’on parle en dedans, la voix retentit pendant plusieurs secondes comme le son d’une grosse cloche, et le son se dégrade de même peu à peu d’une manière fort amusante. Il y a là un beau tableau des enfants de Zébédée, par Andréa del Sarto.


Le Campo-Santo, ou cimetière, est la troisième pièce, plus singuHère que les deux précédentes. C’est un grand cloître carré long, qui enferme un préau tout de terre apportée de Jérusalem, qui, à ce que l’on prétend, égaie mieux que nulle autre les mânes des pauvres défunts. Le cloître est d’architecture gothique, assez jolie, tout pavé de tombes de marbre, contenant pour la plupart quelque chose de remarque. On a rangé tout le long des murs un grand nombre de tombeaux antiques, lesquels ont donné lieu au savant ouvrage du cardinal Noris, Cenotaphium Pisanum. Il y en a aussi quelques-uns modernes, dont les meilleurs sont ceux du jurisconsulte Decius et de Buoncompagni, oncle du pape Grégoire XIII. Les murs sont tous peints à fresque, de la main du Giotto, d’Orcagna, de Benedetto, etc. (I), qui y ont représenté les histoires de la Bible d’une manière fort bizarre, fort ridicule, parfaitement mauvaise et très-curieuse. Je me souviens d’un iNoë montrant sa nudité, près duquel est une jeune fille qui, se bouchant les yeux avec la

(^) Et surtout de Benozzo Gozzoli.


main, écarte les doigts de toute sa force pour ne point voir.


Le quatrième est la célèbre tour de Pise, toute ronde, entourée de huit étages de colonnades et toute creuse en dedans, de sorte que ce n’est qu’une croûte ; elle penche tellement, qu’un niveau, jeté du haut, va tomber à plus de douze pieds des fondations. À examiner les symptômes apparents de cette tour, il semble qu’elle se soit affaissée d’un côté tout d’une pièce. Cependant il paraît bien dur à croire, vu la forme de sa construction, qu’elle ait pu faire un pareil pas de ballet sans se dégingander le reste du corps.


L’église des Chevaliers de Saint-Étienne, ordre du Grand-Duc, est toute tapissée d’étendards pris sur les Turcs. C’est un beau trophée, mais je voudrois bien savoir s’il n’y en a pas aussi quelques-uns des leurs dans les mosquées. Le plafond est fort doré et peint par le Bronzino, qui y a représenté la vie de Ferdinand de Médicis. Le maître-autel en architecture, tout de porphyre incrusté de calcédoine, est une pièce fort remarquable.


Au milieu de la place qui est au-devant de l’église, est la statue du grand Côme, fondateur de l’ordre, et tout autour les maisons des chevaliers.


Autre statue de Ferdinand, faisant la charité à une femme et à deux enfants. . . Il me semble que la chapelle gothique de marbre, bâtie aux frais d’un mendiant, n’est pas loin de là[69]. Remarquez encore le grand et bel aqueduc d’une lieue et demie de long, qui apporte, des montagnes voisines, d’excellentes eaux à la ville. … Le jardin des simples, qui n’est pas grand, mais où il y a quantité de plantes américaines curieuses. Le vestibule du jardin est un cimetière où l’on a rassemblé de grands vilains squelettes de baleines. Item, le cloître de l’archevêché ; une fontaine et une statue de Moïse au milieu. . . . l’arsenal où se construisent les galères du Grand-Duc, que l’on conduit ensuite à Livourne par un canal pratiqué exprès. Ce n’est pas grand’chose que cet arsenal pour ceux qui ont vu les chantiers de France et de Venise. . . . Aux Dominicains, un tombeau de Démétrius Cantacuzène,


capitaine dans les troupes de Florence, 1536. Voyez si Ducange en a parlé.


Quoique ma coutume soit de m’étendre principalement sur les villes dont les autres relations ont peu parlé, et qu’il y ait encore quantité d’autres choses à noter sur celle-ci, je les supprime, attendu que cette épître commence à me paraître moins courte que celle aux Corinthiens, que j’ai toujours trouvée trop longue, pour une lettre s’entend. Ainsi, je ne parlerai pas d’un assez bon nombre de tableaux de manière florentine, passablement bons, dispersés ça et là dans les églises ; je ne note qu’un Saint François, de Cimabue, au chapitre des Cordeliers ; et un tableau d’autel, aux Jacobins, d’un nommé Traini (Francesco)(1), peintre fort ancien, de qui je n’ai jamais vule nom que là. J’allai passer ma soirée avec le père Grandi, qui a la réputation en France d’ctre le plus savant mathématicien de l’Italie. Le bonhomme est fort vieux et n’y est plus guère ; mais il a un jeune clerc nommé Froment, de Besançon, qui me parut un garçon de beaucoup de mérite.


Le lendemain 13, nous nous rendîmes à Livourne d’assez bonne heure. Le pays qu’on traverse est tout plat et peu agréable. Nous passâmes dans une forêt où Fou a établi des haras de buffles et des haras de chameaux. J’y trouvai encore une autre singularité : ce sont des arbres de liège. C’est une espèce de chêne vert fort haut, à feuille épineuse ; on lève tous les ans l’écorce, qui se reproduit comme les feuilles. Voilà le liège.


Nous sommes ici depuis près de vingt-quatre heures, sans encore avoir pu mettre le nez dehors, à peine d’être submergés. La saison devient furieusement incommode pour voyager ; je compte cependant être à Rome dans cinq jours, où vous m’écrirez désormais poste restante.


Que dites-vous de la galanterie de notre Saint Père, qui a la politesse de se laisser mourir pour nous faire voir un Conclave ? On n’a pas encore reçu la nouvelle de sa mort, mais autant vaut. J’ai reçu à Florence votre lettre du 30 août. Vraiment les dames ont bien de la bonté de se battre pour mes lettres ; sur ce pied-là elles se battront bien mieux, à mon retour, pour l’original ; mais dites-leur que je -suis capable de les mettre toutes d’accord.


(I) Florentin, élève d’Orcagna.


T. I. 10

LETTRE XXVII
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À M. DE BLANCEY


Route de Litourne à Rome. — Sienne.


Rome, le 21 octobre 1739.


Si je m’en souviens bien, mes chers Blancey et Neuilly, vous me laissâtes en dernier lieu à Livourne, pestant d’importance contre la pluie. Voyant donc qu’elle vouloit avoir le dernier avec moi, je pris, d’une âme héroïque, la résolution de me mouiller, plutôt que de rester plus longtemps prisonnier.

Figurez-vous une petite ville de poche toute neuve, jolie à mettre dans une tabatière, voilà Livourne. Elle débute aux yeux du voyageur par des fortifications construites et entretenues avec une propreté charmante ; elles sont de briques ainsi que la ville entière. Les fossés, revêtus de même, sont remplis par l’eau de la mer. On entre par une rue large et longue, tirée au cordeau, à laquelle aboutissent les deux portes de la ville. Presque toutes les rues sont, de même, alignées ; les maisons plus hautes dans la partie de la ville à gauche ou demeurent les juifs, mais plus agréables dans celles de la droite, où l’on a creusé des canaux, pleins de l’eau de la mer, comme à Venise, et bordés de quais de part et d’autre.

La grande rue est interrompue par une place carrée, fort vaste, terminée d’un bout à la maison d’un négociant, beaucoup plus belle que le palais du Grand-Duc qui l’avoisine, et de l’autre à la principale église catholique. Cette église a meilleure mine que bien des cathédrales de ma connaissance, ne fût-ce que par son riche plafond peint et doré, et par ses marbres de brèche violette.

La plupart des maisons de la ville étoient peintes à fresque, ce qui devoit faire un fort joli effet ; mais le voisinage de la mer, ennemie naturelle de toute peinture, les a presque entièrement effacées.


De dire par quelle nation cette ville est habitée, ce ne seroit pas chose aisée à démêler ; il est plus court de dire qu’elle l’est par toutes sortes de nations d’Europe et d’Asie ; aussi les rues semblent-elles une vraie foire de masques et le langage celui de la tour de Babel ; cependant la langue françoise est la vulgaire, ou du moins si commune qu’elle peut passer pour telle. La ville est extrêmement peuplée et libre ; chaque nation a l’exercice de sa religion. Je ne vous parle ni de la synagogue, ni de l’église des Arméniens qui n’a rien de singulier que des inscriptions de tombes, écrites de façon qu’il faudroit être pis qu’un démon pour les lire ; mais l’église grecque a quelque chose dans sa forme qui mérite de s’y arrêter. Le chœur est entièrement séparé et fermé ; on ne le voit qu’à travers les jalousies des trois portes. La nef est faite non comme celle de nos églises, mais tout précisément comme un chapitre de moines, sans autel, chapelles, ni autres ornements quelconques, que quelques méchantes peintures à la grecque et une tribune dans le haut.


Outre ses fortifications, Livourne a plusieurs châteaux qui donnent, les uns sur le port, les autres sur la place, laquelle malgré cela est, à ce qu’on prétend, plus forte en apparence qu’en réalité.


Le port est divisé en trois parties ; les deux intérieures, qu’on appelle communément la Darse, sont pour ainsi dire cachées dans les terres et séparées de la troisième par un long môle sur lequel sont construits les magasins du Grand-Duc. La première de ces deux parties contient les galères ; je n’y en vis que trois ; c’est sur les bords de la seconde qu’est la statue de Ferdinand de Médicis, flanquée de ces belles statues de bronze que vous connaissez et qu’on nomme les Quatre Esclaves ; l’ouvrage est de Pierre Tacca. La rade et le vrai port étoient fort remplis de vaisseaux marchands. L’ouverture de ce port me parut beaucoup trop large el fort exposée à la tramontane. Il est fermé d’un côté par le môle ci-dessus, et de l’autre par une longue jetée au bout de laquelle est un petit fort ’ au-dessous d’un fanal. Pour rompre les coups de la mer et empêcher qu’elle n’endommage la jetée, on a amoncelé au-devant plus de quartiers de rochers que n’en lança jamais Briarée. En un mot, ce port et toute cette ville doivent avoir coûté des sommes immen.ses. Je ne m’é


tonne pas si les Toscans regrettent si fort leurs Médicis, on trouve à chaque pas des monuments de leur magnificence ; mais d’avoir fait cette ville comme elle est, depuis la première pierre, c’est sans contredit le plus grand de tous, et celui qui pourroit faire honneur aux plus puissants souverains : aussi c’est un cri général en leur faveur par tout l’Etat, chose singulière pour une famUle qui a ruiné la liberté de ses compatriotes ! Aujourd’hui les Toscans n’ont dos yeux que pour l’Infant don Philippe, et vous ne leur ôteriez pas de la tête qu’actuellement trente mille Trançois marchent pour l’en mettre en possession.


Le commerce de Livourne ne vaut pas, en marchandises du Levant, ce que j’avois imaginé ; Je n’y ai trouvé que de la drogue en ce genre. Tout ce qu’ils ont de mieux vient de France ou d’Angleterre.


J’en repartis sur le soir du même jour 14 où je vous écrivis. Ce fut trop tôt ; la ville valoit plus de séjour, non pas pour ses beautés ou curiosités particulières, mais pour l’ensemble du tout, qui fait un spectacle bon à voir, et une police bonne à connaître.


Je retournai coucher à Pise où, dans le court intervalle, l’orage avoit fait hausser le fleuve d’Arno de six pieds de haut. Je passai ma soirée à faire de nouvelles connaissances pour les quitter le lendemain (mais c’est un petit malheur auquel je suis habitué) et à examiner l’excellent plafond qui vient tout nouvellement d’être peint par les frères Melani. Il paraît élevé de quinze pieds au moins au-dessus de la corniche, et ne l’est cependant que de deux et demi.


Le 15, nous allâmes coucher à Sienne, soixante milles, forte traite, que nous n’aurions jamais achevée sans l’entremise d’un quidam de postillon qui avoit une botte en pantoufle dans un pied et une mule du palais dans l’autre. La route est fort inégale, ainsi que le pays tantôt beau, tantôt vilain. On trouve sur le chemin Poggibonzi, méchant bourg, autrefois fameux par son tabac, dont je crois qu’on ne fait plus d’usage.


Quoique Sienne soit bâtie dans une position fort élevée, elle ne^ paraît pas telle, en arrivant de ce côté-ci, plus élevé encore. Son bel aspect est du côté de Rome, d’où on l’aperçoit garnie d’une quantité de tours carrées, de


briques[70]. Chaque famille de considération en avoit autrefois une dans sa maison ; c’étoit la marque distinctive au temps de la république. La ville est peu jolie et triste, comme le sont toutes les villes bâties de briques. Elle en est aussi entièrement pavée[71], et même fort mal ; cela est commode pour les chevaux et fort désagréable pour les gens à pied. Sa situation sur toutes sortes de montagnes en rend le terrain fort inégal et l’enceinte trés-irrégulière. La place publique est d’une forme particulière : elle est quasi faite comme une coquille ou tasse à boire. On la remplit d’eau, quand on veut, par le moyen d’une grande et abondante fontaine qui est dans le haut, et l’on peut alors se promener sur la place, dans de petits bateaux, tandis que les carrosses s’y promènent de leur côté, sur les bords et tout autour de la tasse. Ce sont des loups qui jettent l’eau de la fontaine : ils sont en grande recommandation à Sienne, à cause de la louve qui allaita Remus et Romulus, dont on trouve l’effigie à chaque coin de rue, nommément sur une belle colonne de granit antique au coin du palais public.


Ce palais est un vieux bâtiment qui n’a rien de recommandable, ou du moins de curieux, que quelques peintures plus antiques encore et plus laides que lui. La salle du conseil est d’Ambroise Lorenzetti et de Pétri, en 1328. La chapelle de Thadeo Bartoli, en 1407, excepté le tableau de l’autel, plus moderne et d’assez bonne manière, par le Sodoma[72], dont la manière est fort estimée dans le pays. La salle du fond est bien ornée d’une quantité de portraits de papes et de cardinaux siennois, d’un plafond représentant diverses actions républicaines des Romains, par Beccafumi, et de plusieurs autres bons tableaux ; mais la plus fameuse peinture de la ville est la Madone des Dominicains, peinte en 1221 par Guido de Senis, et qui ébranle furieusement la priorité accordée à Cimabue, puisque cette Madone est antérieure de vingt ans à la naissance de


celui-ci, et qu’elle est authentiquee par des titres en forme conservés dans les archiviques publiques ; car il ne faut pas que vous vous figuriez que ces sortes de choses soient traitées de bagatelles en ce pays-ci. Nous cherchâmes, Sainte-Palaye et moi, toutes les chicanes possibles, tant à la date qu’à la peinture, sans y pouvoir trouver à redire.

Ainsi, il fallut se rendre et accorder aux Siennois la prééminence de date contre les Florentins, sauf le droit des Vénitiens. La manière de cette peinture est la même que celle de Cimabue, sans dessin, sans rondeur, sans coloris, fade et misérable de tout point. Voilà le bel objet qui nous appliqua le plus, tant il est vrai qu’il n’y a sorte de lanternerie si plate dont nous ne nous sentions fort capables.


Sienne a la réputation d’être la ville de l’Italie la plus aimable pour le commerce du monde et la bonne compagnie. En effet, pour le peu que nous l’avons vue, les dames, surtout madame Bichi, nous ont paru également agréables, spirituelles et prévenantes. C’est là qu’est le centre du beau langage, tant pour les discours que pour la prononciation ; car, bien que les Florentins parlent très-purement, ils prononcent si désagréablement, non pas de la gorge, mais de l’estomac, que j’avois cent fois plus de peine à les entendre que le patois vénitien. Les étrangers vont fort bien en carrosses de remise ici, les cochers des particuliers ne se faisant aucun scrupule de louer les équipages de leurs maîtres : je ne sais si c’est là la façon d’être payés de leurs gages, ou si c’est qu’à monsieur Us en rendent quelque chose.


Vous me sauriez mauvais gré de ne vous rien dire de la cathédrale ; effectivement elle vaut la peine d’être citée : son portail gothique est fort riche et agréable à la vue. Misson remarque fort judicieusement que le bAtiment est fini en entier. lia raison d’en faire l’observation ; car c’est ce qu’on ne peut dire d’aucun autre grand édifice d’Italie. Les colonnes etl’mtérieur, tout de marbre noir et blanc disposé à bandes horizontales d’une égale largeur, font un très-joli coup d’œil ; c’est la seule fois que j’aie vu ce genre d’ouvrage réussir. Le plafond est d’un outremer fort vif, semé d’étoiles d’or ; la coupole élégante, et le pavé entre en concurrence avec celui de Sainte-Justine de Padoue : ce dernier l’emporte par la simplicité, et - 223 —

celui-ci par le travail ; c’est une espèce de camaïeu, fait de marbre blanc, gris et noir, où le Beccafumi a représenté les histoires de la Genèse avec un travail et un goût de dessin admirables. Le Sacrifice d’Isaac et le Frappement du rocher m’ont paru les deux meilleurs morceaux. Dans la chapelle d’Alexandre VII, tout est à remarquer, les belles portes et les colonnes de bronze, la jolie coupole, l’architecture à colonnes de vert antique, la Visitation et la Fuite en Egypte, par Carie Maratle ; le Saint Jérôme, statue, par le.Bernin ; la Niobé, du même, qu’on a mise là en guise de Madelaine ; la Sainte Catherine et le Saint Bernardin, par un de ses élèves presque égal à son maître ; et enfin le grand miroir de lapis lazuli qui fait le dessus de l’autel,. et qui, comme vous pouvez juger, n’est pas tout d’une pièce. Vis-à-vis de cette chapelle est celle de Saint-Jean-do-Jérusalem, au-devant de laquelle on a mis le tombeau de Zondadari, avant-dernier grandmaître de Malte. Un piédestal antique, chargé de beaux bas-reliefs, soutient une des colonnes de la porte, et le dedans de la chapelle est peint par le Pérugin (1), ou autres meilleurs ouvriers. Notez encore le derrière du » maître-autel, peint par Beccafumi ; aux deux côtés, la Manne du désert et l’histoire d’Esther à fresque, par Salimboni ; dans une des chapelles, la Prédication de saint Bernardin, par le Calabrese ; le baptistère soutenu par neuf colonnes de granit, dont quatre portées par des lions ; douze belles statues des apôtres le long de la nef (2), et au-dessus de la corniche tous les bustes des papes. Parmi ceux-ci étoient celui de la papesse Jeanne, qu’on a depuis ôlé ou défiguré (3) ; mais, puisque je vous ai déjà mandé quelque chose sur le chapitre de cette princesse, j’ajouterai ici que je ne sais point de plus frivole

(1) Ces peintures, Irès-dcgradées, ne sont pas du Pérugin, mais du Pinlurricchio.


(2) Ce qu’on dit ici du baptistère s’applique à la chaire de la cathédrale qui est du célèbre Pisan. — Le baptislère, collé au dôme, renferme des fresques merveilleuses, d’un style primitif ; les fonts baptismaux sont ornés de bas-reliefs remarquables ; la façade, fitr gothique, est d’une grande élégance et atteint le sommet du dôme.


(5) Ces portraits n’ont aucun caractère historique ; celui de la papesse Jeanne a été rétabli.


argument sur son existence que celui qu’on tire de ce buste. Si tous ces bustes avoient été faits successivement sous le règne de chaque pape et sur leur figure effective, il n’y auroit rien à répliquer ; mais je ne vois pas quelle preuve on peut tirer de toutes ces figures ingrates, fort mal fabriquées, toutes à la fois, d’une même main, rangées sans ordre et avec beaucoup d’ignorance, dans un temps oïl celte fable de la papesse avoit cours.


L’endroit de la cathédrale le plus curieux, est la sacristie à cause de la vie d’Enée Piccolomini, qui y a été peinte à fresque par le Pinturricchio, sur les dessins de Raphaël (1 ), alors très-jeune, et encore fort éloigné de la perfection où il est parvenu depuis. Quoique cet ouvrage soit fort au-dessus de tout ce qui avoit paru jusqu’à ce temps pour l’ordonnance et le dessin, surtout le morceau qui représente la promotion d’Enée au cardinalat, on peut dire que son principal mérite est dans la vivacité surprenante du coloris. Le peintre a damasquiné les habillements de ses figures d’or en relief, ce qui ne se fait jamais ; cependant cela produit un assez bon effet. L’éclat de ces peintures est une chose toute particulière et que je n’avois jamais vue. Leur coloris ne ressemble ni à la richesse du Veronese, ni à la vérité de Rubens ou du Titien, ni au frais enchanteur du Corrège, ni à la suavité des Carraches ou. du Guide, ni même à l’émail brillant des peintres flamands, dont il approche un peu plus, mais moins qu’il n’approche de celui des peintres de manière ancienne, tels que Conegliano ou Capanna. En un mot, il est tout-à-fait singulier et surprenant ; je me suis attaché par cette raison à le décrire plus particulièrement. Au milieu de la sacristie, dans un grand bénitier, il y a trois figures antiques des Grâces nues (2), qui dansent en rond. Je vis, avec grand plaisir, dans ce

(J) Les fi’ostjues du Pinturricchio représonlaut la vie d’Iiuée Piccolomini, fresques très-bien conservées, n’ont pas été faites sur les dessiiis de Raphaël, comme le prouve un document authentique récemment découvert à’ Sienne dans les archives des notaires. Ce document offre l’état de l’expertise faite par le Pérugin qui constate que tout est de la main du Pinturricchio, cartons, dessins et fresques. Il est possible <]ue Haphaël y ait collaboré comme élève.


(2) Elles ne dansent pas, elles se tiennent immobiles et enlacées.


même lieu, des miniatures excellentes de livres de plainchant, par Don Giulio Clovio (1), et de très-jolies arabesques sculptées en bas-reliefs sur les montants des portes.


Au sortir de là, on voit la fa^^ade bizarre de l’archevêché, en marbre blanc et noir, et la chapelle de l’hôpital, dans le fond de laquelle Conca, peintre vivant, a peint la Piscine probatique, d’une très-belle ordonnance.


Je saute par-dessus le reste des curiosités de la ville, de moindre valeur que ce que je vous ai dit, si ce n’est toutefois, dans le couvent des Dominicains, le terrain, entouré d’une grille, dans lequel jadis la bienheureuse sainte Catherine de Sienne souloit de se promener avec le petit Jésufi,puis lui faisoit l’amour, comme dit la Légende ; mais c’étoit pour une fin honnête, car, vous savez qu’il l’a épousée depuis. C’est la sainte qui a le plus de crédit dans le pays ; aussi lui a-t-on fait une belle chapelle, peinte par le chevalier Vanni et par le Sodoma. Ne me trompé-je pas en mettant ici deux personnes au lieu d’une ? Vanni pourroit bien être le même peintre qu’on a surnommé le Sodoma (2).


Le spectacle le plus singulier que nous ayons eu pendant notre séjour à Sienne, nous a été donné par le chevalier Perfetti, improvisateur de profession. Vous savez quels sont ces poètes qui se font un jeu de composer surle-champ un poème impromptu, sur un sujet quolibe’tique qu’on leur propose. Nous donnâmes au Perfetti l’aurore boréale. Il rêva, tête baissée, pendant un bon demi-quart d’heure, au son d’un clavecin qui préludoit à demi-jeu. Puis il se leva, commençant à déclamer doucement, strophe à strophe, en rimes octaves, toujours accompagné du clavecin qui frappoit des accords pendant la déclamation, et se remettoit à préluder pour ne pas laisser vides les intervalles au bout de chaque strophe. Elles se succédoient d’abord assez lentement. Peu à peu la verve du poète s’anima ; et à mesure qu’elle s’échauffoit, le son du clavecin se renforçoit aussi. Sur la fin, cet homme extra (J) Et Libérale da Verona, béuédictiii.


(2) Le morceau saillant du Sodoma est V Éianouissement de Sainte Catherine, fresque très-remarquable par le seutiment et la vigueur du coloris. Vanni, parfaitement distincl du Sodoma, est un peintre fécond, habile et médiocre.


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ordinaire déclamoit comme un poêle plein d’enthousiasme. L’accompagnateur et lui alloient de concert avec une surprenante rapidité. Au sortir de là, Perfelti paraissoit fatigué ; il nous dit qu’il n’aimoit pas à faire souvent de pareils essais, qui lui épuisoient le c« )rps et l’esprit. Il passe pour le plus habile improvisateur de l’Italie. Son poème me fit bien plaisir ; dans cette déclamation rapide il me parut sonore, plein d’idées et d’images. C’étoit d’abord une jeune bergère qui se réveille, frappée de l’éclat de la lumière ; elle se reproche sa paresse, et va réveiller ses compagnes, leur montre l’horizon déjà doré des premiers rayons du jour, leur représente qu’elles auroient déjà dû conduire leurs troupeaux dans les prairies émaillées de fleurs. Les bergères se rassemblent ; le phénomène augmente : la foudre du maître des cieux s’élance de toutes parts d’un globe obscur qui menace la terre ; les vagues enflammées se débordent sur les campagnes : la terreur saisit toutes les bergères. Vainement une d’entre elles, plus instruite que les autres, veut leur expliquer les causes physiques du phénomène ; tout fuit, tout se disperse, etc. Ce canevas, tourné poétiquement, rempli de phrases harmonieuses, déclamées avec rapidité, joint à la difficulté singulière de s’assujettir aux strophes en rimes octaves, jette bien vite l’auditeur dans l’admiration et lui fait partager l’enthousiasme du poète. Vous devez croire néanmoins qu’ily a là dessous beaucoup plus de mots que de choses. Il est impossible que la construction ne soit souvent estropiée et le remplissage composé d’un pompeux galimathias. Je crois qu’il en est un peu de ces poèmes comme de ces tragédies que nous faisons à l’impromptu, M. Fallu et moi, où il y a tant de rimes et si peu de raison ; aussi le chevalier Perfetti n’a-t-il jamais rien voulu écrire, et les pièces qu’on lui a volées tandis qu’il récitoit n’ont pas tenu à la lecture ce qu’elles avoient promis à la déclamation.


Le 17 au matin nous commençâmes à descendre la montagne et à prendre tout de bon la route de Rome. Je passai à San Quirico, devant le palais Zondadari, dont je n’ai garde de vous rien dire(1) ; car le maître de la maison, par une inscription posée sur sa porte, a (-1) Appartient aujourd’hui à la famille Chigi.


expressément défendu aux passans d’en parler ni en bien ni en mal, par la raison, dit-il, qu’il n’a que faire des louanges, et que le blâme lui déplaît ; sans cela, je ne manquerois pas de vous dire que c’est un grand animal, d’avoir fait la dépense d’une si belle maison dans un si vilain endroit.


J’ai de fâcheuses nouvelles à vous apprendre du chemin de Sienne à Rome ; il est cattif, mais je dis irès-cattif, et plus que suffisant pour désoler les voyageurs par lui-même, sans parler des brancards ou essieux cassés ; des culbutes et autres pretintailles du voyage. La première fois que nous versâmes, je n’y éîois pas encore bien accoutumé, et je lâchai quelques coups de pieds dans le cul du postillon. Loppin plus sage que moi, laissa tranquillement remettre les choses en bon état ; puis il fit venir le postillon, et d’un grand sang-froid, sans colère, il le fouetta comme fouette le correcteur des Jésuites. Mon ami, lui dit-il ensuite, je vous châtie sans me fâcher, et seulement pour que votre exemple serve de leçon aux postillons des siècles futurs ; allez, et souvenez-vous une autre fois que l’axe vertical d’une chaise doit faire un angle de plus de quarante-cinq degrés sur le plan de l’horizon. Je ne sais si les postillons à venir profiteront beaucoup de cette morale ; toujours sais-je bien que ceux du siècle présent n’en ont pas tenu grand compte, car ils nous versèrent deux fois le lendemain. À tous ces menus suffrages se joignit une pluie horrible, qu’il fallut nécessairement essuyer suh dio, les montagnes étant si raides qu’il falloit presque toujours aller à pied. Après avoir laissé à droite Montepulciano, fameux par ses bons vins ; après avoir traversé, non pas des montagnes, mais des squelettes, des cimetières de rochers, tout couverts de débris de montagnes calcinées, sans un seul brin de verdure, nous arrivâmes à nuit noire, à Radicofani, méchant village campé sur la plus haute sommité des Apennins, mouillés jusqu’aux os, perdus de faim et de fatigue. Le Radicofani, plus funeste que ne le fut jamais le Croupillac, est fameux chez tous les voyageurs, comme étant le plus détestable gîte de l’Italie.


Un moment avant nous y étoit arrivé le prince de Saxe, fils aîné du roi de Pologne, qui couroit à cinquante chevaux, circonstance touchante pour des gens qui courent à dix. Le plus grand malheur ne fut pas d’apprendre


qu’il avoit arrêté tous les chevaux, ettous ceux des postes au-delà, qu’on lui avoit amenés en relais ; il fallut encore avoir la douleur d’entendre qu’il occupoit par lui, ou par sa suite, tous les logements de ce méchant trou, et, qui pis est, qu’il avoit dissipé tous les vivres, sans en excepter une miette de pain. Nous voilà donc pendant une demi-heure au milieu de la rue, sans pouvoir avancer ni reculer, dans l’état pitoj’able que vous voyez. Notre sort ne pouvoit être plus déplorable ; la fortune nous tonoit au plus bas de sa roue, et par la vicissitude des choses humaines, notre situation ne pouvoit plus que devenir meilleure ; et en effet le devint-elle bientôt. Le premier astre qui brilla à nos yeux dans cette tempête fut un frère capucin, qui, touché de nos misères, nous offrit de faire étendre des matelas pour coucher dans sa cellule ; ensuite vint un paysan qui nous dit qu’il lui restoit une cave où il pourroit faire du feu pour nous sécher ; mais tous ces faibles lénitifs n’apaisoient point les cris de mon estomac. Je pris donc la résolution de monter dans l’auberge où soupoit le prince, pour lui demander s’il auroit bien la cruauté de me voir mourir de faim, tandis qu’il faisoit si bonne chère. Audessus de l’escalier, je fis rencontre d’un laquais, ou plutôt d’un ange tutélaire, à qui je dis que j’étois un pauvre gentilhomme savoyard qui n’avoit pas mangé depuis huit jours, et que s’il pouvoit me procurer le reste des assiettes, j’en conserverois une reconnaissance éternelle. Ce disant, je lui glissai un demi-louis dans la main. Mon homme partit comme un trait ; je le suivis du coin de l’œil jusqu’auprès de la table. Vous n’avez jamais vu de laquais si agile à desservir les plats, ni si officieux pour le maître-d’hôtel. Je le vis revenir à moi, chargé d’une entrée excellente et presque entière, de quatre pains et d’une grosse bouteille ; le tout fut conduit au plus vite dans notre cave, où l’honnête laquais fit jusqu’à six voyages, toujours chargé d’un nouveau plat. Nous fîmes un souper de roi, et, pour surcroît de bonne fortune, on vint sur la fin nous avertir que les cuisiniers de monseigneur, qui dévoient faire le dîner pour le lendemain, venoient de se lever et de partir, et que, si nous voulions leurs lits, la place étoit toute chaude. Nous ne nous le fîmes pas dire deux fois ; le capucin en fut pour ses préparatifs, et nous allâmes attendre tranquillement que les chevaux fussent en état de nous mener.


Lo \8, nous descendîmes la montagne ; je crus que cela ne fmiroit jamais, et qu’elle descendoit jusqu’aux antipodes : le mauvais chemin et les roches désertes contribuoient, je pense, beaucoup à me la faire trouver si longue. Enfin, après avoir traversé dans, le fond de la vallée un large torrent, nous quittâmes les États du Grand-Duc pour entrer dans ceux du Pape, et prîmes congé pour longtemps de ces vilaines montagnes pelées. Je puis bien assurer qu’il n’y a pas un homme dans le monde plus mal en Apennins que le Grand-Duc. Il semble que cela lui soit affecté ; car, dès que nous eûmes passé le torrent, nous retrouvâmes les montagnes chargées d’arbres et de verdure : pour les chemins c’est la même chose, ils sont tout aussi mauvais dans l’un des États que dans l’autre. On ne peut rien de plus détestable ni de plus fatigant que la route de Sienne jusqu’au lac de Bolsena. C’est une indignité que des souverains laissent des chemins dans un pareil état ; mais ce qui me parut plus original par rapport à nous, c’est qu’à chaque poste où nous arrivions moulus de coups, on nous faisoit acquitter un péage pour avoir de quoi les raccommoder unjour à venir. Nous ne sommes pas dans l’intention de retirer jamais l’intérêt de notre argent ; au contraire, notre dessein, au retour, est de passer par la marche d’Ancône pour éviter cette mauvaise route, et voir un nouveau pays. Ceci nous allongera le chemin d’une quarantaine de lieues ; mais c’est une bagatelle sur une traite comme la nôtre. Continuons notre route de ce côté.


Nous montâmes par une échelle à la petite ville d’Aquapendente ; de là nous tirâmes vers le beau lac de Bolsena, et dès que nous l’eûmes joint, nous trouvâmes de jolis paysages et des chemins fort neufs.


Je ne vous dirai rien de la ville de Bolsena ni de celle de Montefîascone. Cette dernière est dans une jolie situation, sur une hauteur entourée de vignes, qui produisent de célèbres vins blancs. Je n’entrai pas dans la ville,, et je poussai jusqu’à Viterbo (trente-deux mille) que je ne fis non plus qu’entrevoir, y étant arrivé tard et parti de grand matin, mais, pour le peu que j’aperçus, la ville me parut bien bâtie et ornée de belles fontaines.


Il ne nous restoit plus que quarante-deux milles jusqu’à Rome. Nous les commençâmes le lendemain par monter la montagne de Viterbo, fort longue mais non pas ennuyeuse. Cela nous mena à peu près jusqu’à Ronciglione, bicoque embellie par les maisons de campagne des Romains ; et puis voici la vraie campagne de Rome qui se présente. Savez-vous ce que c’est que cette campagne fameuse ? C’est une quantité prodigieuse et continue de petites collines stériles, incultes, absolument désertes, tristes et horribles au dernier point. Il falloit que Romulus fût ivre quand il songea à bâtir une ville dans un terrain aussi laid. À la vérité, à deux milles autour des murailles de la ville, la campagne est tenue un peu plus proprement, mais jusque-là on ne trouve aucune maison que la cabane où est la poste.

Nous la joignîmes donc enfin cette ville tant désirée ; nous passâmes le Tibre sur le Ponte Molle, et entrâmes par la porte Del Popolo, ayant fait depuis Venise jusqu’ici quatre cent treize milles, qui font environ cent soixante-cinq lieues.

Nous courûmes à Saint-Pierre comme au feu, et vous pouvez compter que le 19 octobre, à quatre heures du soir, j’étois dans la chaire de Saint-Pierre, à lancer les foudres du Vatican, contre ceux qui parlent mal de mon journal. Marquez-moi s’ils ne sont pas maigris de ce jour-là.


LETTRE XXVIII
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AU MÊME


Route de Rome à Naples.
Naples, 2 novembre.


Je me laisse encore séduire par votre éloquence melliflue, mon cher Blancey, pour vous tracer succinctement la route de Rome à Naples ; mais je vous avertis tout de bon que ce sont ici les derniers efforts du journal expirant. Il y en a mille raisons ; mes courses, mes occupations à Rome, la paresse qui me laissera certainement arrérager quinze jours ou trois semaines, après quoi je me connois, je n’aurai jamais la force de me remettre au courant. D’ailleurs il faudroit de beaux in-folio pour donner une idée succincte de Rome, et tant d’autres l’ont déjà fait ! qu’en pourrois-je dire que vous n’eussiez déjà vu ou pu voir ? Plus que tout cela, je ne la verrai peut-être pas moi-même cette précieuse ville, pour laquelle j’ai tant pris de peine et dépensé tant de sequins. Vous savez les affaires imprévues et pressantes qui me rappellent en France. — Oh ! archibélître de la première classe, qui ne m’a fait enrager pendant 88 ans, que pour s’aviser de vouloir mourir si mal à propos ! Je combats tant que je puis les bonnes raisons qui me pourroient déterminer à partir ; mais je crois, Dieu me pardonne, que ces jours passés, j’allois enfin succomber à la tentation de retourner en France, si le ciel ne m’eût inspiré la salutaire pensée de fuir encore mieux le danger en m’éloignant davantage des lieux d’où l’on me tente, en me jetant brusquement dans ma chaise de poste pour aller à Naples. Nos compagnons ont pris la même résolution, et le 28 au soir, nous partîmes de Rome par la porte de Saint-Jean-de-Latran.

Nous retrouvâmes cette malheureuse campagne déserte et désolée, et dont je vous ai parlé dans ma dernière lettre. Elle est cependant un peu moins triste que de l’autre côté, surtout à cause des longues files de ruines d’aqueducs qui la décorent, et qui servoient autrefois à amener à Rome les eaux des montagnes distantes de plusieurs lieues.

C’est une chose surprenante que les ouvrages de ces Romains ; on ne se lasse point d’admirer la grandeur de leurs entreprises, qui est une preuve de celle de leur génie. Tous ces aqueducs sont composés d’une quantité prodigieuse d’arcades longues et étroites, formées par des piliers et des voûtes de briques, au-dessus desquels, comme sur une terrasse, court le canal qui va prendre les eaux à leur source, pour les amener à leur destination. Ils ne sont pas tirés en droites lignes, mais font de temps en temps quelques coudes en serpentant, tel que le cours d’une rivière. On a voulu que l’art imitât la nature, et l’on a cru que les eaux en étoient plus saines en se travaillant ainsi par différents chocs. C’est fort peu de chose que chacune de ces arcades de briques prise en soi, mais vous ne sauriez croire combien, en fait d’architecture, la quantité


des choses médiocres, suit piliers, pilastres, ou colonnes rassemblés en grand nombre, produit un bel effet. C’est ce que j’ai déjà remarqué en plusieurs endroits, entre autres à la grande galerie couverte hors des murs de Bologne.


Nous voilà donc dans cette campagne, misérable au-delà de tout ce qu’on peut dire. Pas un marbre, pas une maison, et ne vous en prenez point à Romulus. J’ai eu tort de l’en accuser dans ma précédente lettre ; le terrain est le plus fertile du monde, et produiroit tout ce qu’on voudroit, s’il étoit cultivé. Vous me direz, pourquoi ne l’est-il point ? On vous répondra, à cause de l’intempérie de l’air, qui fait mourir tous ceux qui y viennent habiter. Mais moi je réponds que la proposition est réciproque. Il n’est point habité, parce qu’il y a de l’intempérie, et il y a de l’intempérie, parce qu’il n’est point habité. Comment est-il possible qu’il n’y en ait point dans celte vaste plaine, bordée de tous côtés de montagnes qui la gardent des vents comme le fond d’un tonneau ; où il n’y a ni maisons, ni bois, ni arbres pour rompre l’air et lui donner du cours, ni jamais de feu allumé pour le purifier ; où les terres ne sont point remuées, où l’on ne donne aucun écoulement aux eaux ; l’air, sans mouvement, y croupit dans les grandes chaleurs, comme l’eau dans les marais, et produit l’intempérie, qui véritablement tue les habitants. Mais la marque évidente que ceci ne vient point du climat même, c’est qu’il n’y a d’intempérie ni à Rome, qui est située au milieu de cette même plaine, ni hors de Rome à un quart de lieue ou une demi-lieue à la ronde (1 ; , parce que le terrain y est habité. La première source de cette fâcheuse aventure vient, à ce qu’on prétend, d’une fausse politique de Sixte V qui, sans doute, n’en sentit pas les conséquences. Quand il fut élevé à la papauté, le désordre et l’impunité régnaient dans l’état, où les principaux nobles s’étoient tous érigés en autant de petits tyrans. Il n’y avoit guère moins de danger que de difficulté à remédier au mal bien ouvertement. Sixte V voulut leur ôter leurs richesses, source de leur insolence, en diminuant le produit immense qu’ils rctiroient de leurs terres. Il fit défense absolue de sortir des blés de l’état ecclésiastique. Le peuple vit d’abord .avec plaisir un édit qui sembloit lui procurer des vivres en plus grande abondance et à


meilleur marché ; mais, comme le pays produisoit beaucoup plus de grains qu’il n’en pouvoit consommer, ils furent bientôt à si vil prix que l’agriculture tomba. On ne cultiva plus que ce qui étoit nécessaire ; de grandes terres demeurèrent en friche, et ensuite devinrent malsaines, par conséquent se dépeuplèrent, si bien que, le mal ayant gagné de canton en canton, le tout est devenu comme je vous ai dit. La destruction des terres a occasionné celle des hommes, et la destruction des hommes celle des terres ; elles ne sont presque plus d’aucun prix dans co pays- ci. La princesse Borghcse m’assuroit, l’autre jour, qu’elle en avoit plusieurs dont elle donneroit volontiers les deux tiers en propriété à ceux qui voudroient venir les habiter et cultiver l’autre tiers. Je lui répondis : Madame, il en est des hommes comme des arbres, il n’en vient point qu’on n’en plante. Le moyen que la race des hommes ne s’éteigne à la fin dans un pays où l’on ne parvient à la fortune qu’en faisant profession d’un état où il est défendu de le peupler ? Oh ! l’étrange vertu que celle dont le but et l’elTet sont de détruire le genre humain.


Aujourd’hui ce sont quelques paysans de la Sabine et de i’Abruzze qui viennent, de temps en temps, semer quelques cantons de la campagne, et s’en retournent jusqu’à la récolte. Un gouvernement qui auroit des vues plus longues que n’en a celui d’un vieux prêtre qui ne songe qu’à enrichir aujourd’hui sa famille parce qu’il mourra demain, pourroit à la longue apporter remède à ceci, en favorisant la génération, et peuplant le pays successivement de proche en proche, depuis les environs de Rome, où l’intempérie no règne pas, jusqu’aux montagnes.


À la suite de cette digression, mou cher Blancey, je vous ai amené jusqu’à Torre di Mezzavia, maison isolée où est la poste, puis jusqu’à l’endroit où l’on commence’ à monter la montagne ; bientôt on quitte la campagne de Rome pour entrer dans la Romagne. On retrouve le pays habité et le gros bourg de Castro Marino. C’est l’ancienne Ferenlinum, depuis. Villa Mariana. Il y a une assez belle fontaine, à ce qu’il m’a paru. Nous y fîmes rencontre du duc de Castro Pignano, qui s’en va ambassadeur à Paris, et lui remîmes les lettres de recommandation que nous avions pour lui, lesquelles, comme vous voyez, ne nous


seront pas de grand usage ; je m’en console aisément, j’en ai quantité d’autres, entre autres du prince de Campu Fiorido, qui m’en a donné à Venise pour toute sa famille. Il me semble qu’il y a déjà longtemps que je suis parti de Rome, et cependant je n’ai encore fait que douze milles. Il se fait tard néanmoins, et nous avons de grands bois h traverser pendant Wob.scurité. Là-dessus nous avons imaginé de faire monter à cheval quatre domestiques avec des flambeaux, pour courir devant nos chaises. La nuit, l’épaisseur des forêts, la lumière de ces torches, l’air diabolique de nos postillons joint à la mine peu orthodoxe de ceux qu’ils conduisoient, tout cela mis ensemble formoit un spectacle très-singulier ; c’étoit une magie admirable qui nous amena à Velletri, dont je ne dirai rien, parce que nous ne le vîmes pas. Ce fut mal fait, car il y a quelques choses assez bonnes, entre autres le palais Ginetti.


Le 29, nous suivîmes le pied de la montagne, laissant à droite l’ancien Palus Pomptina, autrefois si fertile, aujourd’hui plaine absolument déserte, sans une seule plante ; elle est marécageuse, empestée, en un mot hideuse à voir ; elle s’étend jusqu’à la mer, le long de laquelle cJn trouve Antium [Nettuno] :

.‘Eœœque insula Circes.


Nous ne vîmes rien de tout cela, qui n’étoit point sur notre route (et ce seroit bien fait d’y passer à notre retour, pour l’amour de l’antiquité) ; seulement, lorsque nous fûmes vis-à-vis de la demeure de feu mademoiselle Circé :

Proxima raduntur Ciiceœ littora terrse, je voulus lui faire des remercîments de votre part de ce qu’elle ne vous avoit pas mis autrefois au perdouillet, et je prêtai l’oreille pour voir si je n’entendrois point

Hinc exoriri gcmitus irce que leonuni

Vinela recusantùm, et sera sub noctc rudcntûm

Ssevire ; ac forraœ magnorum ululaïc luporum.


Mais j’eus beau faire, je n’entendis rien. Le pays est si détestable, qu’il n’y a pas jusqu’aux sorciers qui ne


veulent plus l’habiter. Je ne trouvai rien dans tout ce <^anton digne de vous être présenté, qu’une chaîne de fer auprès de Sermonnette, que les gens du duc Gaetani tendent habituellement à travers le grand chemin, dans un petit endroit escarpé, exigeant, pour l’abaisser, une contribution des passants, qui ont plus tôt fait de la leur payer que de perdre du temps à les rouer de coups de canne. Vous pouvez juger, par cet échantillon, de la police des grands chemins. Nous vînmes à Piperno (Privermim), ville de peu d’importance, où l’on trouve une jolie place plantée d’une allée de grands et magnifiques orangers, en pleine terre ; je ne dois pas omettre non plus un oranger, le plus beau que j’aie vu de ma vie, droit comme un jonc, de. haute tige, la tête ronde, et grand comme un tilleul médiocre. Je le remarquai près de Piperno, à mi-colline ; au-delà, nous entrâmes dans une grande forêt de lièp ; es, qui sont des espèces de chênes verts fort hauts ; après quoi, deux postes du dernier détestable nous mirent à portée d’apercevoir

Impositura saxis longe candentibus Anxiir.


Vous qui n’ignorez de rien, vous savez, comme il le faut savoir, que cet Anxur là est Terracine. Cette ville est fort joliment située, en une magnifique vue, sur une hauteur voisine de la mer. On l’aperçoit encore de fort loin, comme au temps d’Horace, non à cause de ses rochers qui ne sont plus blancs, le temps les a salis ; mais les maisons blanches qu’on a bâties au-dessus font à présent le même effet. Ce que Terracine a de mieux, c’est un portique composé de quelques colonnes, audevant d’un temple de Jupiter ; on suppose ce Jupiter sans barbe, Axuron, d’oîi est venu, dit-on, le nom d’Anxur.

C’est une étymologie honnêtement forcée et passablement ridicule, puisque les Grecs nommoient cette ville Trachyna, et que le nom d’Aiixur lui a été donné, en langue volsque, par cette nation qui l’habitoit avant les Romains.


C’est ici le cas ou jamais de vous parler de la via Appia, c’est-à-dire du plus grand, du plus beau et du plus estimable monuni’jnt qui nous reste de l’antiquité ; comme outre l’étonnante grandeur de l’entreprise, il n’avoit pour


objet que l’utilité publique, je crois qu’on ne doit pas hésiter à mettre cet ouvrage au-dessus de tout ce qu’ont jamais fait les Romains ou autres nations anciennes, à l’exception de quelques ouvrages entrepris en Egypte, en Chaldée, et surtout à la Chine, pour la conduite des eaux, auxquels on peut joindre le canal de Languedoc. Le chemin, commençant à la porte Capène, va l’espace de trois cent cinquante milles de Rome à Capoue et à Brindes, ce qui faisoit la grande route pour aller en Grèce et dans l’Orient :

Appia loiigaram teritur regina viaruni.


Pour le faire, on a creusé un fossé de la largeur du chemin jusqu’au terrain solide. Ce fossé ou fondation a été rempli d’un massif de pierrailles et de chaux vive qui forme l’assiette du chemin, que l’on a recouvert- en entier de pierres de taille de grandeur et de figures inégales, mais si parfaitement dures qu’il n’y a pas encore une ornière, et si bien jointes que, dans les endroits où l’on n’a pas encore commencé de la rompre par les bords, il seroit très-difficile d’en arracher une pierre du milieu avec des instruments de fer. De chaque côté du chemin régnoit une banquette de pierre de taille dure pour l’usage des gens de pied, et qui en même temps formoit deux parapets ou contre-murs qui empêchoient la maçonnerie du chemin de s’écarter. Tout le long de la route, de cent en cent pas, on trouvoit alternativement un banc pour s’asseoir ou une borne pour monter à cheval ; enfin elle est bordée, de distance en distance, de mausolées, tombeaux ou édifices publics dont on trouve encore plusieurs ruines. Ce chemin est étroit ; dans les places oîi les deux banquettes subsistent encore, deux de nos grosses voitures n’y passeroient pas commodément ; d’oîi nous pouvons conclure que les essieux des Romains étoient beaucoup plus courts que les nôtres. Il y a bien quinze ou seize siècles que non seulement on n’entretient point ce chemin, mais qu’au contraire on le détruit tant que l’on peut. Les misérables paysans des villages circonvoisins l’ont écaillé comme une carpe, et ont enlevé en quantité d’endroits les grandes pierres de taille, tant des banquettes que du pavé.

C’est ce qui occasionne les plaintes amères que font sans


cesse les voyageurs contre la dureté de la pauvre via Appia, qui n’en peut mais ; car dans les endroits où on ne l’a point ébréchée, elle est toute roulante, unie comme un parquet et fort glissante pour les chevaux qui, à force de battre ces larges pierres, les ont presque polies, mais sans y faire de trous. Il est vrai que dans les endroits où le pavé manque, il est de toute impossibilité que les croupions y puissent faire leur salut, tant ils se mettent de méchante humeur d’avoir à rouler sur le massif de pierres mureuses, et posées de champ et de toute sorte de sens inégalement. Cependant depuis si longtemps que l’on roule là-dessus sans rien raccommoder ni entretenir, le massif ne s’est pas démenti. Il n’y a que peu ou point d’ornières, mais seulement, de temps en temps, d’assez mauvais trous.


Comme le chemin que l’on tient aujourd’hui pour aller à Capoue n’est pas exactement le même que celui que tenoient les Romains, on s’écarte souvent de la voie Appienne, et souvent on la retrouve. Près de Terracine, elle donnoit contre un rocher appelé Pisca Marina, baigné par la mer. Pour la continuer, on a bien et beau coupé le rocher, d’une largeur beaucoup plus grande que n’est le chemin ordinaire et de la hauteur perpendiculaire de cent vingt pieds, du moins à ce qu’il semble par les chiffres qui sont gravés sur le roc, de distance en distance ; car vous vous figurez sans peine que je n’ai pas pris celle de la mesurer. On a employé, en traçant ces chiffres, un artifice assez singulier ; c’est de diviser les distances inégalement, et de grossir les chiffres eu égard à la perspective, et en raison proportionnelle de l’éloignement de la vue ; de telle sorte que les divisions paraissent toutes égales, et les caractères, dont le dernier est CXX, tous de la même grosseur. C’est une manière géométrique assez compliquée de donner à deviner quelle est la hauteur du tout et quelle est la gradation de chaque division. Près de la cime de ce bel ouvrage, qu’on ne peut se lasser d’admirer, il y a un autre roc absolument escarpé de tous les côtés, sur le sommet duquel je crus apercevoir les restes d’un vieux bâtiment ; je ne suis plus en souci que de la manière dont on y entroit. Quelques particuliers de mes amis m’ont averti en confidence qu’il y a voit là un trésor :


Mais il peut y restei“,

Tout franc, je ne crois pas que j’aille l’y chercher.


À quelques milles de là, vous trouverez,. au milieu d’un champ, entre deux poteaux, une porte de sapin fermant à double tour ; un Suisse du roi d’Espagne, Philippe second, vous l’ouvrira, à moins que vous n’aimioz mieux passer à côté ; et c’est par cette porte de dégagement que nous entrâmes dans le royaume de Naples. Le pays est joli, avec force vignobles dont les ceps sont soutenus par des roseaux ; cela fait un effet agréable. Notre journée se termina par aller coucher à Fondi, méchant bourg enfoncé dans la gorge des montages, où l’on ne trouve ni pain ni pâte, accident auquel on est cruellement sujet le long de cette route. Nous le quittâmes sans regret de très-grand matin ; et passant par Itri, autre village d’assez mauvaise mine, nous vînmes à Mola di Gaeta, très-jolie petite ville, située agréablement et en belle vue, tout au bord de la mer. Gaeta lui fait perspective à main droite. Mola est l’ancienne Formie, renommée du temps des Romains, pour ses bons vins. Je ne crois pas qu’il reste aucun autre de leurs fameux vignobles qui soit encore aujourd’hui en rapport.


Falerne et Massique qu’on laisse sur la gauche, du côté de Minturno, ne sont plus que des pointes de rochers entièrement nus et calcinés. Faute de culture et d’avoir eu soin de remonter les terres à mesure que les pluies les entraînoient de ces coteaux escarpés, les vignobles se sont dès longtemps entièrement détruits. Il y a apparence que c’est dommage, quoique ces vins ne dussent pas être propres à une débauche légère et gentille ; mais c’étoient sans doute des esprits solides et bons à connaître. Les vins de Formie, quoique inférieurs aux deux précédents, sont encore les meilleurs d’Italie, et ceux qui ont le plus de qualité après les vins du Vésuve. Ils sont fort foncés comme nos gros vins de Nuits ou de Pontac. Il faut les garder quelques années, et je ne doute pas qu’ils ne fussent excellents, si on les conservoit pendant longtemps, après les avoir faits à l’ancienne manière des Romains.

Formie produit aussi, comme autrefois, quantité d’oliviers. Son huile étoit fort vantée ; mais, pour vous dire vrai, toutes celles de la Calabre, du royaume de Naples


et de l’Italie entière, même celle de Lucques, la plus estimée de toutes, sont détestables, onguentifères et vrais gibiers de pharmacopole.


Je ne puis me lasser de le dire, ce petit canton de Mola est tout-à-fait charmant, mais un paesse di Dio abitato da diavoli : c’éloit jadis, à ce qu’on croit, la demeure des Lestrigons, dont la race félonne s’est dignement conservée en la personne de certains chiens de douaniers, qui nous éparpillèrent toutes nos valises le long du rivage, et d’un cardinal d’enfer, jadis valet de chambre (leC. Fini), qui s’empara de haute lutte de tous les chevaux de poste. D’impatience, je m’en allai à Gaeta dans une barque. La promenade est de près de trois lieues, tant l’aller que le retour. Elle fut faite assez promptement, et le séjour fort court. La situation escarpée de cette place, ce qu’elle a de fortifications, et son port assez bon, la rendent la principale clef et, jo crois, la plus forte ville du royaume de Naples. Il n’y a pas eu ce me semble, d’autre siège à faire dans les formes, lorsque le roi fît en dernier lieu la conquête de son Etat. Je voulois apporter à Quintin un des os de la nourrice d’Enée pour son cabinet de curiosités. D’ailleurs je ne remarquai rien à Gaeta qui n’ait été détaillé par Misson. Ainsi je ne vous en dis mot, non plus que de quelques ruines qui sont à Formie, et que j’ai fort légèrement examinées : il y a entra autres un tombeau de Cicéron. C’est ici aux environs que le pauvre diable fut assassiné ; un de profondif.


En revanche de ces pièces que j’ai négligées, je veux vous faire voir des portraits fort ressemblants, que je ferai un de ces jours, tant des restes d’un amphithéâtre et d’un gros palais, qui se trouvent dans une plaine, en suivant la route, que d’un bel aqueduc venant de je ne sais quelle montagne, pour aller à je ne sais quelle ville. Tout cela est, non pas auprès de Minturne qui n’existe plus, mais auprès d’une façon de hameau qui représente assez maussadement cette ancienne ville au milieu des champs : quœ Liris quieta

Mordet aquà, taciturnus aninis.


Je vais plus loin ; et, pour indemniser le roi des chiffonniers de n’avoir pas eu un os de sa mie Caïetta, je lui


apporte les roseaux positifs dans lesquels se cacha Marias au bord des marais de Minturne. Le Liris d’aujourd’hui ne s’appelle plus comme cela. Au bout du compte, les noms ne peuvent pas toujours durer ; c’est le Garigliano, rivière belle et paisible comme la Saône, mais moins large. Nous la passâmes en barque, traversâmes une belle prairie et vînmes prendre, à Sainte-Agathe, un relais de petits chevaux malins comme des ânes rougos, qui marquoient une impatience démesurée de venir quitter leurs selles à Capoue, où ils nous eurent bientôt rendus :

Hinc multi Capute ctitellas tompore ponuiit.


Si je voulois, je vous ferois bien encore quelque citation sur le Volturnc que nous passâmes en entrant à Capoue ; mais j’y perdrois peut-être mon latin, avec le chagrin de vous entendre dire que je n’ai pas perdu grand’chose. Que voulez -vous ? on est toujours sur cette route-ci en compagnie d’Horace, Virgile, Silius, Stace et autres de ces messieurs qui causent infailliblement aux voyageurs un débord de poésie latine.


Pour revenir où j’en élois, Capoue est une ville passablement grande, bâtie tant bien que mal, où je ne remarquai rien de curieux ; et, quand j’y aurois remarqué quelque chose, je n’en sonnerois mot, car je suis indisposé contre elle. Lei si figuri que je ne m’étois pas donné le temps de manger un morceau à Mola. À Santa-Agata, communément il n’y a pas de pain ; c’étoit sur le soir, et vous savez -mieux que personne combien il est difficile de faire entendre raison à cette heure -là à un estomac qui s’est laissé mener en poste depuis quatre heures du matin. Le mien faisoit des hypothèses charmantes sur les auberges de Capoue ; mais, ne vous en déplaise, en ramassant en un tas toutes les provisions de la ville et des faubourgs, nous ne pûmes jamais mettre ensemble que deux os de jambon rance, qui furent avalés sans mâcher ; après quoi, m’armant d’une généreuse fermeté, je m’arrachai moi-même aux délices de Capoue, et remontai dans ma chaise, plein de dédain pour Annibal.


Je ne pouvois me lasser d’admirer les riches et fertiles campagnes de la Campanie et de la terre de Labour, ni deviner pourquoi il n’y avoit point de pain dans un tel


pays, et par quelle étrange obstination des gens qui avoienttantde froment ne pouvoient se résoudre à en faire de la farine. Ces réflexions morales me menèrent à Aversa et ensuite à Naples, le 30 au soir, fort tard, oîi un splendide souper, servi sur le minuit, nous eut bientôt fait oublier toute la fatigue de cette mauvaise route. En vérité, elle est grande ; c’est la plus rude et la plus longue traite que l’on fasse en Italie, On y compte cent quarante milles que j’estime soixante bonnes lieues ; j’aimerois infiniment mieux aller de Dijon à Paris, quoiqu’il y ait plus loin, que de venir de Rome ici : outre le désagrément des mauvais chemins, vous avez celui de ne pas trouver l’apparence d’un logement supportable. Pour les mots de cuisine, victuailles, manger, marmites, etc., ils ne sont pas connus dans la langue du pays. Il est étonnant qu’une route aussi fréquentée soit si fort négligée. En récompense, on peut aller fort vite ; les postes sont servies par excellence ; les chevaux y sont vifs, ardents, traîtres et malins comme leurs maîtres : peu s’en fallut que nous n’en fussions les victimes par mainte et mainte versade. M. Loppin ne peut pas s’y ac » outumer, et m’empêche assidûment de dormir en chaise, par les fréquents sermons qu’il fait aux postillons, dans l’espérance de les ramener à une meilleure conduite. Pour moi, c’est un article sur lequel, à force d’habitude, je me suis fait un calus.


Bonsoir, mon ami ; un galant homme doit se couchera l’heure qu’il est. Dites à votre femme que je vais m’endormir avec son image ; cela ne peut manquer de produire un bon effet.

t. u 44

LETTRE XXIX
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À M. DE NEUILLY


Séjour à Naples.
Naples, 14 novembre.


Vous savez, mon cher Neuilly, comment je me suis déterminé à dérober un petit moment aux affaires qui me rappellent en France, pour faire une escapade à Naples, toujours courant, et il faut bien courir malgré soi. Ce sont cent vingt grandes lieues, aller et venir ; et sur la route, presque toujours détestable, personnellement on ne trouve ni pain, ni matelas, mais bien un grand lambeau de la via Appia, long de plus de quarante milles, et plus digne d’admiration que tout ce que l’on pourroit voir au monde, puisque le bien public en a été le motif. Naples mérite plus par ses accessoires que par elle-même ; sa situation est ce qu’il y a de plus beau, quoique inférieure, aussi bien que l’aspect, à celle de Gênes. Il n’y a pas un bon morceau d’architecture, des fontaines mesquines, des rues droites à la vérité, mais étroites et sales, des églises fort vantées et non vantables, ornées sans goût et riches sans agrément . Aujourd’hui que j’ai entrevu Rome et le grand goût qui y règne, je deviens beaucoup plus difficile et moins louangeur que je n’étois ci-devant. Le palais du roi est la seule pièce qui ait vraiment du mérite. Bel édifice en dehors, et ajustements qui y répondent au-dedans. Si mon journal vivoit encore, que de détails et d’exclamations j’aurois faits sur les admirables tableaux de la maison Farnese qu’on y a transportés ! mais ces barbares Espagnols, que je regarde comme les Goths modernes, non contents de les avoir déchirés en les arrachant du palais de Parme, les ont laissés pendant trois ans sur un escalier borgne où tout le monde alloit pisser. Oui, Monsieur, on pissoit contre le Guide et contre le Corrège :


Jugez de ma douleur à ce récit funeste.


Le théâtre du palais est une pièce qui épouvante par sa grandeur, son exhaussement et sa magnificence. Il y a cent quatre-vingts loges, chacune grande comme un petit cabinet d’assemblée, le tout desservi par de grands corridors et de beaux escaliers. Je laisse les opéras ; cet article est du district de Maleteste. La Cour est somptueuse et nombreuse ; le peuple et les équipages y sont dans une si prodigieuse affluence que je ne crains pas de dire que Naples, proportion gardée, est à l’un et à l’autre de ces égards, au-dessus de Paris. En général, ces deux villes se ressemblent beaucoup par le mouvement infernal qui y règne. Il y a ici bien vingt-cinq mille personnes qui n’ont d’autre métier que celui de mendier. Le fameux port de Naples n’est ni beau, ni bon, et la Darse, ou sérail de galères, ne mérite guère un autre éloge. Mais que vous dirois-je du Vésuve, au sommet duquel je me suis fait guinder avec une fatigue que je ne recommencerois pas pour mille sequins ; puis descendre au fond du gouffre, ce qui n’est point si dangereux qu’on le fait ; de la Solfatara, petit Vésuve de poche, non moins curieux que le grand ; enfin de mon voyage à Pozzuoli, à Baia, vrai lieu de délices, s’il subsistoit avec toutes les beautés dont à peine aperçoit-on encore des traces ; à Cumes, au promontoire de Misène ; de ma promenade aux rives de i’Achéron, aux Champs-Elysées, à l’Averne, à l’entrée de la Sybille, et par tout le sixième livre de l’Enéide de Virgile ; des huîtres du lac Lucrin, des bains de Néron, de la superbe piscine d’Agrippa, de la grotte du Chien, etc. ? Ce sont toutes choses qui ne peuvent entrer dans une lettre ; tout au plus pourroient-elles tenir dans un journal, et jamais il n’auroit mieux mérité de vivre qu’en pareille circonstance. J’ai bien envie, en dépit des détracteurs et des affaires, de vous en faire un jour un petit là-dessus, pour vous tout seul. En tous cas nous aurons de quoi en causer ensemble.


Dès aujourd’hui je ne vous passerai point sous silence mon voyage à l’ancienne ville d’Ercolano, enterrée depuis près de 1700 ans, au pied du Vésuve, par la terrible quantité de matières qu’il vomit lors de l’aventure de Pline. Le bourg de Portici, bâti sur ses ruines, a encore été luimême ruiné à peu près de même, et rebâti de nouveau tel qu’il est maintenant. C’est donc au-dessous de tout cela


que l’on a tout nouvellement découvert sous terre la ville même d’Ercolano, où l’on travaille à force à tirer quantité de monuments antiques de toute espèce. J’y suis entré par la porte de la ville, qui est un puits fort profond. Je n’y ai pas vu de clochers, que je crois ; mais un amphithéâtre, tout comme je vous vois ; quantité de statues, de mosaïques, des murs peints, les uns droits, les autres renversés ; et de jour en jour on y découvre de nouvelles choses. La plus précieuse est un morceau de peinture antique à fresque, plus considérable par sa grandeur qu’aucun autre qui existe, et très-bien conservé. Il représente les enfants d’Athènes rendant grâces à Thésée, pour la défaite du Minotaure. La figure de Thésée est debout, de hauteur naturelle, toute nue et d’une grande correction de dessin. Vous savez combien le peu qui nous reste en peinture antique doit faire priser ce qu’on en a (1 ). Il y en a beaucoup d’autres encore, mais moins grandes et moins bien conservées. On a aussi trouvé dans une salle une famille tout entière en statues (2), divers meubles effectifs du temps, et autres choses précieuses. Si on pouvoit se déterminer à vider comme il faut le terrain, je ne doute pas qu’on ne fût bien payé de la dépense. Je compte, au surplus, écrire plus au long sur cet article au président Bouhier ; ainsi je ne vous en entretiendrai pas davantage pour aujourd’hui.


Je ne sais si vous vous attendez à être, à mon retour, pendu à bon marché faire. Ah ! perfide ! c’est donc comme cela que vous examinez mon Salluste, pour lequel je prends la peine de courir vingt fois à unjchien de Vatican où l’on ne peut être servi et où l’on n’a pas de honte de demander trente louis de ce qui vaut cinquante livres !


(1) Les fragments de peintures provenant des fouilles d’Hercnlanum, de Pompéi et de Stabia, réunis aujourd’hui à Naples au musée Degli Sfudi, sont au nombre de plus de quinze cents.


(2) La famille Balbus.

LETTRE XXX
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AU MÊME


Suite du séjour à Naples.
Rome, 24 novembre.


Puisque ma lettre du 14 n’est pas partie par cette poste, mon cher Neuilly, et que par celles que je reçois en ce moment je ne me vois plus si pressé de retourner en France, je veux vous donner une seconde édition de cette même lettre, revue et augmentée considérablement. Aussi bien, ai-je passé un peu trop rapidement sur divers articles, sans parler de la suppression du journal, suppression occasionnée par l’idée où j’étois que je n’aurois le temps, ni de rien écrire, ni de rien examiner comme il faut. J’ai cependant écrit quelque petite chose, mais tout cela est à bâtons rompus et ne vaut pas la peine de faire le voyage. Je vais seulement vous illustrer ma lettre précédente d’un beau commentaire, infiniment plus long que le texte. C’est ainsi qu’en use tout honnête scoliaste ; et vous n’êtes point en droit de vous inscrire contre un usage reçu.

La situation de Naples et celle de Gênes ont beaucoup de rapport entre elles ; toutes deux au fond d’une espèce de golfe, et étendues en demi-lune, le long du rivage, contre un rocher. Je dis que celle de Gênes est préférable. Il me semble que ce n’est pas le sentiment commun ; mais je vous jure que c’est le mien : la raison m’en paraît sensible. Il y a eu place à Naples pour bâtir la ville entre la mer et la montagne, en sorte que la ville est en quelque façon plate, à l’exception des Chartreux et du fort Saint-Elme, situés au-dessus de la montagne. À Gênes, au contraire, le pied du rocher touche quasi la mer ; ainsi on a été obligé de construire, à mi-côte, tout en amphithéâtre, ce qui, joint à l’exhaussement prodigieux des bâtiments, forme un aspect bien plus magnifique. Arrivez par mer


en ces deux villes, et je m’assure que vous serez de mon sentiment : à cela près, Naples mérite la préférence. Le climat y est tout autrement riche et riant ; sa baie est si bien ramassée qu’on en voit tout le tour d’un coup d’œil. Le coteau de Pausilippe la termine d’un côté, de l’autre le mont Vésuve, et plus loin le cap de Sorrento, en face l’île de Caprée, la ferme et fait perspective à la ville. Tout le long, depuis le Pausilippe jusqu’au môle du château de rOEuf, règne une espèce de large rue appelée la Piaggia (la Plage), vulgairement Chiaja, bordée de maisons d’un côté et de l’autre ouverte sur la mer. C’est véritablement un des beaux aspects qu’il y ait ; aussi le vante-t-on beaucoup et on a raison : mais je ne puis souscrire de même aux éloges merveilleux que Misson et autres voyageurs donnent aux édifices publics et à la ville en général. S’ils veulent louer les églises pour leur grand nombre et les richesses immenses qui y sont prodiguées, j’en suis d’accord ; pour le goût et l’architecture, c’est autre chose : l’un et l’autre sont à mon gré la plupart du temps assez mauvais, soit qu’ils le soient en effet, comme je le crois, ou que, comme on juge de tout par relation, j’aie les yeux trop gâtés par les véritables beautés des édifices de Rome. Les dômes sont oblongs, de vilaine forme, sans lanterne au-dessus, les tremblements de terre les aj’ant renversés, en un mot de vrais Sodomes (sots dômes). Véritablement les maîtres-autels, et surtout les tabernacles, y sont dignes de remarque, superbes et ornés de marbres et de pierres préciieuses, avec une étonnante profusion. J’en dis autant des palais des particuliers que des bâtiments publics ; ils n’ont point au dehors cet air de noblesse qui prévient, si l’on en excepte un petit nombre, comme ceux de Caraffa, de Monte-Leone, et principalement celui de Montalte, bâti avec des péristyles, galeHes et colonnades, sur le bord de la mer : c’est un grand et beau morceau. Tous les combles des maisons sont en terrasses, pavées de dalles, liées d’un ciment de pouzzolane. Franchement, cela ne me plaît point de voir ainsi toutes les maisons sans toit ; il me semble toujours qu’on vient de leur couper la tête : c’est peut-être un effet de l’habitude. Je no le pardonne qu’à celles “qui sont terminées par des balustrades.


La rue de Tolède est certainement la plus longue et la


plus belle rue qui soit dans aucune ville de l’Europe. Mais quoi ! elle est indignement défigurée par un demi-pied de boue et par deux rangs d’infâmes échoppes et boutiques de charcutiers qui régnent tout le long et masquent les maisons. Outre ceci, il y a en divers quartiers de la ville trois ou quatre points de vue qui méritent d’être remarqués. Pour le surplus, les autres rues sont borgnes et vilaines.


La façade du palais royal, à trois ordres de pilastres, par Dominique Fontana, est un morceau d’architecture d’une rare beauté. Le nouveau roi, depuis sa conquête, vient de le faire orner en dedans et à grands frais. Tous les chambranles des portes sont de marbre. Les meubles sont riches et neufs. Je remarquai qu’il n’y avoit point de lit dans l’appartement du roi, tant il est exact à coucher dans celui de la reine. Voilà sans doute un beau modèle d’assiduité conjugale : Che’ huon pro’ faccia alla di loro maestà ! Je veux aussi mettre en note une chose fort commode et aisée à pratiquer que j’ai vu mettre en usage dans le palais ; c’est d’étendre pour l’hiver dans chaque chambre une natte de paille de la grandeur et de la figure exacte de la chambre. Je crois que nous ferions fort bien d’introduire cette coutume en France, moyennant quoi on pourroit avoir pour l’été de beaux parquets de pierres polies, au lieu de nos parquets de bois difficiles à nettoyer en tous temps, qui forment pendant l’hiver de vrais pépinières de vents coulis, dont un lambeau de tapis de Perse qui les couvre alors ne garantit que dans une petite partie de l’appartement.


Les curiosités du palais sont en grand nombre ; c’est toute la riche collection de la maison Farnese qu’on a transportée de Parme à Naples. La précipitation avec laquelle on a arraché les tableaux, à cause de la circonstance de la guerre, et la négligence indigne avec laquelle on les a tenus depuis, les a fort endommagés. Tout ceci étoit resté jusqu’à présent fort mal en ordre, et ne commence que depuis peu à prendre quelque arrangement par les soins du sieur Venuti, lieutenant de galères ; c’est un gentilhomme florentin, fort habile, surtout en ce qui regarde les médailles. Il y a ici de quoi satisfaire son goût à cet égard. Le recueil de la maison Farnese est un des plus beaux et des plus complets qu’il y ait en Europe. J’ai


été charmé, en particulier, de la manière heureuse et commode dont elle sont disposées dans de grandes armoires sans épaisseur, grillées et couchées à la renverse sur des tréteaux. Les médailles sont disposées en lignes horizontales au-devant de l’armoire comme des rayons ; elles sont eniilées, ou font semblant de l’être, dans des verges de cuivre, comme des éperlans. Les brochettes portent des deux bouts sur les montants de l’armoire, dans de petites échancrures, où elles sont mobiles ; de sorte que les extrémités des brochettes perçant en dehors, on peut tourner les médailles pour en voir les têtes et les revers, et cela sans ouvrir l’armoire : moyennant quoi on a la facilité, sans pouvoir toucher ni déplacer les médailles, de les voir fort à son aise, têtes et revers, et même tous les revers d’une même tête d’un seul coup d’œil. Les principales médailles qu’on nous fit remarquer sont un Britannicus, avec le mot alabanda pour exergue au revers ; un Pescennius Niger, frappé à Antioche, revers Dea salus ; un Pertinax, etc. La bibliothèque est assez nombreuse, autant que j’en puis juger par les tas de livres qui sont encore en monceaux dans deux ou trois salles. Le canton des manuscrits me parut assez considérable : j’en mis à part quelques-uns de Salluste et de Suétone pour l’usage que vous savez.


À présent que nous voici arrivés à l’article des tableaux, comment ferez-vous ma paix, mon doux objet, avec le terrible Quintin, dont je vois d’ici la rage impétueuse s’allumer contre moi, de ce que je n’ai pas pris la moindre notice de tous ceux qui sont ici ? Il y en a pourtant de délicieux du Titien et de Raphaël, en petit nombre ; davantage du Parmigianino, d’Annibal Carrache, d’Andréa del Sarto et du Corrège : ceux de ce dernier ne sont pas de ses meilleurs, à mon gré. On me fit examiner comme infiniment précieuse, la Madonna délia Zingarella (à la bohémienne), du Corrège : c’est, dit-on, un de ses plus fameux morceaux (1), J’avoue qu’il ne me plut guère. Je n’y trouvai rien qui me rappelât l’idée de ce peintre si ravissant. Il est vrai qu’il est fort gâté, ou, pour mieux

(^ ) Corrège, rare partout, figure au Musée Degli Sludi pour quatre compositions : La Madonna délia Zingarella, La Vierge avec l’Enfant Jésus, Agar dans le Désert, et Le Mariage de sainte Catherine.


dire, entièrement défiguré ; mais remarquez deux morceaux de Schedone. Je n’ai jamais vu de ce maître que ces deux tableaux-ci (i) et un troisième à Rome, tous trois d’une beauté singulière, et, qui plus est, je n’avois jamais ouï parler de lui. J’en suis tout surpris ; car ils m’ont paru au niveau des meilleurs maîtres. Sa manière participe de celle d’Annibal et de celle de Guido Cagnacci ; son coloris est un peu sec, quoique assez agréable, le dessin d’une correction parfaite et les attitudes tout-à-fait savantes. Remarquez aussi les miniatures de Clovio. Parmi les peintures de ce genre, il n’y en a point qui aient plus de réputation que celles-ci, celles de la bibliothèque du Vatican, et celles de la sacristie de Sienne. Je demande à mondit seigneur Quintin la même indulgence que cidessus, au sujet des tableaux de la Chartreuse dont j’ai oublié de dresser un mémoire. Il y a cependant des pièces d’une grande distinction ; qu’il écrive à tout hasard sur son agenda que le plus beau de tous est celui de l’Espagnolet au fond d’une sacristie : c’est le meilleur ouvrage de cet auteur. C’est aussi là qu’on voit le prétendu Crucifix de Michel-Ange, peint d’après nature. Vous connaissez ce vieux conte. Il y a une Nativité du Guide dont on fait grand cas et que je n’aimai pas beaucoup, malgré ma prédilection pour le Guide. Plus deux autres tableaux de la Passion de Jésus-Christ, l’un par Josepin, l’autre par le Pontormo ; plus des Festins d’Annibal Carrache, du Veronese et du Massimo.


Mais, pour voir un tableau bien plus merveilleux que tous ceux-là, mettez la tête à la fenêtre, mon doux objet, et me dites ce que vous pensez de ce coup d’œil-là. Eh bien ! avez-vous regret maintenant à la peine que je vous ai donnée en vous faisant grimper au-dessus des rochers de cette damnée Chartreuse, où j’ai cru que nous n’arriverions jamais ?


D’une extrémité à l’autre, je vous précipite aux catacombes ; cela vous épargnera la peine de voir celles de Rome ; car ce ne sont pas de ces objets qui soient curieux deux fois : moi, qui vous parle, j’ai pourtant eu la sottise de visiter encore celles deSainte-Agnès ; raais que mon exemple

[i) Schedone a aujourd’hui seize tableaux à Naples au musée Degli Studi, au nombre desquels ses compositions les plus importantes.


11.


vous rende sage. Ce sont de longs corridors souterrains creusés dans des carrières de pierres. De côté et d’autre la pierre est taillée en niches, comme une bibliothèque. On peut assurer avec certitude que ceci n’a jamais été fait que pour servir de cimetière, soit depuis qu’on eût quitté l’usage de brûler les corps, soit peut-être même avant que cet usage ne fût introduit ; du moins on le pourroit penser des catacombes de Rome. On logeoit un ou plusieurs cadavres dans chaque niche, après quoi on la muroit, selon les apparences, pour prévenir l’infection. C’est une folie ridicule que de dire qu’elles aient été creusées par les premiers chrétiens pour s’y loger et célébrer les saints mystères, à couvert de la persécution. Le joli logement, s’il vous plaît, que de pareilles galeries, sans air et sans lumière ! Ce seroit d’ailleurs un bel ouvrage à faire tncognito, que toute cette suite de larges et hauts corridors, dont le labyrinthe n’a pas moins de neuf milles de parcours, à ce qu’on assure. Les chrétiens de Naples n’étoient pas en assez grand nombre pour entreprendre, même publiquement, un ouvrage pareil à ces catacombes-ci, qui sont bien plus belles et plus exhaussées que celles de Rome. Je ne dis pas que quelquefois, par hasard, quelqu’un n’ait pu s’y cacher ; mais, à coup sûr, ceci n’a jamais servi de demeure aux vivants. Les restes d’autels et de peintures barbouillées sur les murs, qui se voient dans une assez grande salle, à l’entrée des catacombes de Naples, sont apparemment des marques de quelque cérémonie pieuse, qui s’y sera faite jadis en l’honneur de feu messieurs les Saints, qu’on se figuroit y avoir tenu leur ménage. Voilà tout ce que vous aurez de moi sur cet article ; si vous en voulez davantage, lisez Misson et Burnet qui en parlent fort au long.


Tandis que vous êtes en train de dévotion, voulez-vous que je vous fasse voir le miracle de saint Janvier ? Ce n’est pas marchandise bien rare à Naples que les miracles. Le peuple qui n’a que cela à faire s’en occupe volontiers : Etotiosa credidit Neapolis. Celui-ci est un assez joli morceau de chimie ; mais, pauvres chanoines de la Cathédrale, vous n’en avez pas les gants ; le miracle est plus ancien que vous dans le pays. J’ai actuellement sous les yeux la relation d’un voyage qu’Horace a fait dans ces cantons-ci, et d’oii il résulte assez clairement que la liqué


faction du sang de saint Janvier est née et native de Gnatia. Cependant, l’opération ne réussit pas toujours aussi bien que l’on voudroit ; un saint a quelquefois des fantaisies, et alors grande désolation parmi le peuple, qui comprend bien par là que les tremblements de terre ne sont pas loin. Franchini de Florence, frère de l’abbé qui est envoyé à la cour de Paris, m’a conté que, porteur comme il est d’une physionomie un peu anglaise, s’étant trouvé pour son malheur dans l’église un jour que le miracle n’alloit pas bien, il auroit été mis en pièces, s’il ne se fût enfui, par la canaille dei lazarielli, qui alla se figurer que c’étoitla présence de ce chien d’hérétique qui mettoit le saint de mauvaise humeur. À bon compte, c’est le seigneur suzerain du pays, et le roi vient d’instituer en son honneur un ordre de chevalerie dont le cordon est cramoisi. Cette institution a plu au peuple, et attache la noblesse à don Carlos, chose dont a besoin tout nouveau conquérant.


À vrai dire, la conquête de ce royaume n’a pas coûté beaucoup de peine aux Espagnols. Le Montemar a acquis à bon marché sa réputation et son titre, puisque sa victoire de Bitonto ne fut autre chose que la rencontre de quelques troupes allemandes qui abandonnoient le royaume de Naples, selon l’ordre qu’elles en avoient reçu de l’Empereur ; cependant, cette victoire l’a fait regarder en France et en Espagne comme un grand homme de guerre, tandis que je ne vois pas que ceux qui l’ont connu en Italie, soient fort prévenus de son mérite. Entre nous, il passe ici pour un homme qui n’a pas grand’tête. Ce royaume-ci sera toujours la proie du premier occupant, pour peu que l’attaquant ait l’avantage sur son adversaire. Il n’a point de place de défense, et Naples même, autant que je m’y puis connaître, n’est pas capable d’une grande résistance du côté de la mer, étant fort exposée et trop ouverte de ce côté-là. J’ai peine à croire qu’en l’état où sont les choses, son château de l’Œuf, son château Neuf, son môle et le fortin qui est au bout, l’empêchassent d’essuyer quelque fâcheuse insulte. Joignez à cela un m,al intérieur plus grand et tout-à-fait incurable : c’est l’esprit du bas peuple, pervers à l’excès, méchant, superstitieux, traître, enclin à la sédition, et toujours prêt à piller à la suite du prenjier Mazaniello qui voudra


saisir une occasion favorable de faire du tumulte. C’est la plus abominable canaille, la plus dégoûtante vermine qui ait jamais rampé sur la surface de la terre. Et, par malheur, ce qui vicie abonde ; la ville est peuplée à regorger. Tous les bandits et les fainéants des provinces se sont écoulés dans la capitale. On les appelle lazarielli ; ces gens-là n’ont point d’habitations ; ils passent leur vie au milieu des rues à ne rien faire, et vivent des distributions que font les couvents. Tous les matins ils couvrent les escaliers et la place entière de Monte Oliveto, à n’y pouvoir passer : c’est un spectacle hideux à faire vomir.


À mon sens, Naples est la seule ville d’Italie qui sente véritablement sa capitale ; le mouvement, l’affluence du peuple, l’abondance et le fracas perpétuel des équipages ; une Cour dans les formes, et assez brillante ; le train et l’air magnifique qu’ont les grands seigneurs, tout contribue à lui donner cet extérieur vivant et animé qu’ont Paris et Londres, et qu’on ne trouve point du tout à Rome. La populace y est tumultueuse, la bourgeoisie vaine ; la haute noblesse fastueuse, et la petite avide des grands titres : elle a eu de quoi se satisfaire sous la domination de la maison d’Autriche. L’empereur à donné des titres pour de l’argent à qui en a voulu, d’oîi est venu le proverbe : E veramente duca, ma non cavalière. Le boucher dont nous nous servions n’exerce plus que par ses commis, depuis qu’il est duc. La femme d’un commerçant ne sort jamais de chez elle, dans son équipage, sans un autre carrosse de suite, dans lequel vous vous doutez bien qu’il n’y a personne ; mais cela fait toujours du bruit et va comme la tempête. Vous savez que c’est ici le pays des chevaux. Sur leur réputation, je m’étois fait d’eux une toute autre idée ; ils ne sont point beaux, au contraire ils sont petits et effilés, mais fins, diligents, malins et pleins de feu. On fait grand usage ici de petites voitures en coquilles, à roues fort basses et attelées d’un seul cheval qui les emporte à toutes jambes.


Le discours commun est que les habitants de Naples montent à cinq cent mille : c’est une hyperbole excessive. Je m’en suis informé au cardinal Spinelli, qui est plus que personne à portée de le savoir, en sa qualité d’archevêque, et il ne pense pas qu’il y en ait au-delà de deux cent quatre-vingt njille ; mais leur habitude de se


tenir tout le jour dans la rue feroit supposer une population plus considérable. La nation est plus heureuse sous la domination espagnole qu’elle ne l’étoit ci-devant. Les vice-rois autrichiens avoient à la vérité déjà commencé, mais l’autorité royale achève d’éteindre la tyrannie étrange dont usoient les seigneurs envers leurs vasseaux. La vieille connétable Colonna, Marie Mancini, ne manquoit jamais de demander pour première parole à tous ceux qui venoient de Naples : Che fanno questi baroni tiranni ? À propos de la connétable, je fus fort surpris d’apprendre que cette simpiternelle, qui étoit maîtresse de Louis XIV, il y a un siècle, n’étoit morte que depuis peu d’années. On me conta aussi en même temps que, lorsqu’elle arriva à Rome, dans le temps de son mariage, son mari lui faisant voir le palais Colonna, lui montra une certaine chambre, et lui dit : « Madame, » voilà où logeoit votre grand’père dans temps qu’il étoit » maître de chambre du mien. — Monsieur, répliqua-t» elle, piquée de l’observation, je ne sais qui étoit mon » grand’père ; ce que je sais fort bien, c’est que de toutes » mes sœurs, je suis la plus mal mariée . »Ce n’est pas à dire pour ceci que les Mancini soient des gens de rien : ils ne laissent pas que d’être d’une noblesse passable. Ce n’est pas chose rare à Rome que de voir des gentilshommes se mettre au service d’autres gentilshommes plus riches. J’ai vu plusieurs chevaliers de Malte domestiques de cardinaux ; véritablement cela paraît d’abord un peu extraordinaire à nous autres François.


Mais revenons aux grands seigneurs napolitains. Ils vivent à l’espagnole bien plus qu’à l’italienne ; ils représentent, sont accessibles chez eux aux étrangers, et ont un air de politesse noble, tiennent une maison, et même assez souvent une table. Le duc de Monte-Leone ( de la maison Pignatelli ) n’admet pas chez lui ce dernier article, quoiqu’il y tienne tous les jours la plus nombreuse et la plus magnifique assemblée de la ville, qui lui coûte, à ce qu’on prétend, au-delà de 50 mille écus, en bougies, glaces, et rafraîchissements ; c’est l’homme le plus riche de l’Etat. Nous avons reçu beaucoup d’accueil tant de lui que du marquis de Montalegre, premier ministre du gros duc Caraffa ; de l’abbé Galiani [\), l’une des bonnes têtes du

. (I) Oncle du célèbre abbé Galiani.


pays ; du prince Jacci, et de don Michel Roggio, général des galères, que j’estime particulièrement pour la bonne chère qu’il nous faisoit fréquemment. C’est ici l’endroit où on la fait la meilleure ; de très-bons vins, et d’autant meilleurs que nulle part ailleurs ils ne sont supportables, pas même celui de Montepulciano, qui est âpre, plat, et mat ; du bœuf excellent, des raisins comme vous le pouvez croire, et des melons au milieu de l’hiver ; il est vrai qu’il ne tiendroit qu’à eux d’être concombres. Mais quelle langue assez éloquente pourroit dignement célébrer les louanges dos pigeons et du veau de Sorrento ! Pensez donc ce que c’est que des pigeons qui, s’avisant déjà d’être exquis à Milan, nefont que toujours croître et embellir à mesure qu’on s’enfonce dans l’Italie. Pour le veau Mongana, si vanté, si gras, si blanc et si dur, faites-moi l’honneur d’être persuadé que ce n’est qu’un fat à côté de celui de Sorrento.


Après avoir donné un temps considérable à l’examen de ce que dessus, nous allions souvent employer une partie de notre après-dînée à raisonner de physique avec l’abbé Entieri, Florentin ; quand vous verrez quelque part en Italie un homme qui a de l’esprit et de la science, dites toujours que c’est un Florentin ( voilà ce que c’est que d’avoir eu des Médicis) ; ou avec la princesse de Palombrano, qui excelle aussi en géométrie. La soirée étoit consacrée à l’opéra. Sur ce récit, vous vous figurez peut-être que le séjour de Naples nous a plu, que nous nous y sommes amusés. Nullement, il ne règne point ici un air aisé. Les assemblées n’y ont rien d’agréable ; il y a- un certain vernis de superstition et de contrainte qui se répand sur tout. Les femmes y sont beaucoup plus gênées qu’ailleurs. Toute la jalousie italienne est venue se réfu-. gier ici, oîi elle s’est crue plus à l’abri des manières des peuples septentrionaux.


Enfin, je reviens toujours avec plaisir à mes bonnes gens de Romains ; ce sont encore de tous, ceux avec qui il fait meilleur vivre et commercer : et puis cette Rome a tant de ressources ! elle est si belle, si curieuse, qu’on n’a jamais fait d’avoir tout vu.


Nous n’avons point dans ce moment-ci d’ambassadeur à Naples. Le Puizieux (dont on dit mille biens] (1), est parti,

(I) Le marquis Brolart de Paizieux, depuis ministre des affaires étrangères. et le marquis de l’Hôpital, nommé en sa place, n’est pas encore arrivé. Dans l’intervalle, M. Ticquet, secrétaire de l’ambassade, est chargé des affaires. C’est un garçon d’un vrai mérite, qui a l’esprit agréable et cultivé ; il attend avec impatience de pouvoir retourner en France, à cause de sa santé. En attendant il s’est retiré au couvent de Monte-Oliveto, ce qui ne l’empêche pas de faire fort bien les honneurs de sa nation. (Écrivez sur votre registre que ce monastère est dans le nombre des plus beaux qui soient en Italie ; c’est là que se fabrique le meilleur savon de Naples.)


Quand nous arrivâmes, le roi étoit à Portici, petite maison au pied du Vésuve : c’est son Fontainebleau ; il en revint le 3 au soir, et le lendemain nous lui fûmes présentés. Ce même jour il y eut grand gala à la Cour, à cause de la fête du roi, qui donne sa main à baiser à tous les gentilshommes. Tous les seigneurs étoient vêtus avec beaucoup de magnificence, et sa majesté s’étoit ornée d’un vieux habit de droguet brun à boutons jaunes. Il a le visage long et étroit, le nez fort saillant, la physionomie triste et timide, la taille médiocre et qui n’est pas sans reproche. Il s’occupe peu, ne parle point, et n’a de goût que pour la chasse ; en quoi, par parenthèse, il n’a pas trop de quoi se satisfaire, tout ce pays étant de longue main dépeuplé par le paysan ou les Lazariels qui chassent en pleine liberté ; de sorte que sa majesté revient fort satisfaite quand elle a tué deux grives et quatre moineaux. En faveur de la fête, la reine donna aussi sa main à baiser ; ce qui faisoit, selon mon sentiment, beaucoup plus d’honneur que de faveur. Ils dînèrent tous deux en public et furent servis selon l’étiquette espagnole, qu’on suit exactement dans cette cour, le roi par son gentilhomme de la chambre, la reine par la comtesse de Charny. Elle est boiteuse ; mais peste, qu’elle est jolie ! Notre cousin Loppin vous la regardoit, comme frère Lubin, avec des yeux ardents ; si bien que je ne sais ce qui en seroit arrivé sans Lacurne, qui le retint par le milieu du corps, dans le temps qu’il alloit s’élancer pour violer tout net, le précepte non mœchaberis. Son très-cocufiable mari est un vieux jaloux, fils de mon frère Charny, dont on a tant les oreilles rebattues dans les mémoires de mademoiselle de Montpensier. Celui-ci, comme vous savez, étoit fils


turel du duc d’Orléans, Gaston, et de mademoiselle Saugeon, fille d’honneur de Madame. On se met à genoux pour présenter à boire au roi et à la reine, et l’on ne se relève point qu’ils n’aient rendu le verre. À ce propos, je fus un peu indisposé contre la reine qui, au grand scandale des genoux de ma divine Charny, s’amusa pendant une demi-heure à faire la soupe au vin de Canarie dans son verre. Elle a l’air malicieux, la digne princesse, avec son nez fait en gobille, sa physionomie d’écrevisse et sa voix de pie-grièche. On dit qu’elle étoit jolie quand elle arriva de Saxe ; mais elle vient d’avoir la petite vérole. Elle est toute jeune, et n’est même pas encore grande fille. {Nota. Elle a été prise sur le temps. Au moment où j’écrivois ceci à Naples, elle étoit grosse d’un mois ou cinq semaines ; ce qui lui est arrivé avant que rien ne parût.) L’après-dîner fut employé à voir quelques exercices de troupes dans la grande place ; cela fut assez long. Le soir, on fit l’ouverture du grand théâtre du palais par la première représentation de l’opéra de Parthenope, de Domenico Sarri. Le roi y vint ; il causa pendant une moitié de l’opéra et dormit pendant l’autre :

Cet homme assurément n’aime pas la musique.


Il a sa loge aux secondes, vis-à-vis des acteurs : c’est beaucoup trop loin, vu l’énorme grandeur de la salle, dans une partie de laquelle on ne voit guère, et dans l’autre on n’entend point du tout. Les théâtres d’Aliberti et d’Argentina, à Rome, sont bien moins grands, plus commodes et mieux ramassés. Ei^ vérité, nous devrions être honteux de n’avoir pas dans toute laFrance une salle de spectacle, si ce n’est celle des Tuileries, peu commode et dont ^on ne se sert presque jamais. La salle de l’opéra, bonne pour un particulier qui l’a fait bâtir dans sa maison pour jouer sa tragédie de Mirame, est ridicule pour une ville et un peuple comme celui de Paris. Soyez bien certain que le théâtre proprement dit de la salle de Naples est plus grand que toute la salle de l’opéra de Paris, et large à proportion, et voilà ce qu’il faut pour déployer des décorations ; encore m’a-t-ondit que le fond du théâtre n’étoit fermé que par une simple cloison, qui donne sur les jardins du palais ; et, dans le cas où l’on veut donner des


fêtes de très-grand appareil, on enlève cette cloison et l’on prolonge la décoration tout le long des jardins. Jugez quel <^fl“et de perspective cela doit faire ; c’est en cet article que les peintres italiens excellent aujourd’hui autant que jamais ; et je ne puis me lasser d’admirer le goût exquis et la variété avec laquelle ils en font usage pour le théâtre : du reste, la peinture est entièrement déchue. Salimbeni à Naples, Trevisani à Rome, et le Canaletto à Venise, sont les seuls peintres de réputation qui restent en Italie ; et de ces trois, les deux premiers sont si vieux qu’ils sont depuis fort longtemps hors d’état de travailler. Pour le Canaletto. son métier est de peindre des vues de Venise ; en ce genre il surpasse tout ce qu’il y a jamais eu. Sa manière est claire, gaie, vive, perspective et d’un détail admirable. Les Anglais ont si bien gâté cet ouvrier, en lui offrant de ses tableaux trois fois plus qu’il n’en demande, qu’il n’est plus possible de faire marché avec lui. Il y a encore, dans le même goût, Pannini à Rome, qui a fait l’intérieur de Saint-Pierre pour le cardinal de Polignac. C’est un tableau singulièrement joli pour le détail, l’exacte ressemblance et la distribution des lumières ; mais je m’égare en bécarre, ce n’est pas de peinture dont il s’agit maintenant, c’est de musique.


C’étoit ici le premier grand opéra que nous eussions vu. La composition de Sarri, musicien savant, mais sec et triste, n’en étoit pas fort bonne ; mais en récompense elle fut parfaitement exécutée. Le célèbre Senezino faisoit le premier rôle ; je fus enchanté du goût de son chant et de son action théâtrale. Cependant je m’aperçus avec étonnement que les gens du pays n’en étoient guère satisfaits. Ils se plaignoient qu’il chantoit d’un stile antico. C’est qu’il faut vous dire que le goût de la musique change ici au moins tous les dix ans. Tous les applaudissements ont été réservés à la Baratti, nouvelle actrice, jolie et délibérée, che recitava da uomo : circonstance touchante, qui n’a peut-être pas peu contribué à réunir pour elle une si grande quantité de suffrages. En vérité, elle les mérite, même comme fille ; mais la vivacité avec laquelle on lui a prodigué les acclamations publiques a si fort fait monter ses actions de jour en jour que, quand je suis parti, elles étoient à 180 sequins la pièce.


La construction du poëme, dans les opéras italiens, est


assez différente de la nôtre. Un de ces jours, je traiterai cela ex professa avecQuinlin qui, dans sa dernière lettre, m’a fait diverses questions sur les spectacles. On y donne beaucoup au goût du petit peuple. Un opéra ne plairoit guère s’il n’y avoit, entre autres choses, une bataille figurée : deux cents galopins, tant de part que d’autre, en font la représentation ; mais on a soin de mettre en première ligne un certain nombre de seigneurs spadassins, qui sachent très-bien faire des armes. Ceci ne laisse pas que d’être amusant ; au moins n’est-il pas si ridicule que nos combattants de Cadmus et de Thésée, qui se tuent en dansant. Dans cet opéra-ci de Parthenope, il y avoit une action de cavalerie effective qui me plut infiniment. Les deux mestres-de-camp, avant que d’en venir aux mains, chantèrent à cheval un duo contradictoire d’un chromatique parfait, et très-capable de faire paroli aux longues harangues des héros de l’Iliade. Nous avons eu quatre opéras à la fois, sur quatre théâtres différents. Après les avoir essayés successivement, j’en quittai bientôt trois pour ne plus manquer une seule représentation de la Frascatana, comédie en jargon, de Léo. (A’’. B. Ce jargon napolitain est peut-être le plus détestable baragouin dont on se soit avisé depuis la fondation de la tour de Babel. J’ai pourtant voulu en prendre une teinture, tant à cause des opéras que par rapport aux douceurs que j’espérois trouver dans le commerce des lazariels. Je me souviens même d’avoir expliqué en France, à Alessandro, des airs en langage de son pays, qu’il n’entendoit point.) Quelle invention ! quelle harmonie ! quelle excellente plaisanterie musicale ! Je porterai cet opéra en France, et je veux que Maleteste m’en dise des nouvelles. Mais sera-t-il organisé pour comprendre cela ? Naples est la capitale du monde musicien ; c’est des séminaires nombreux, où l’on élève la jeunesse en cet art, que sont sortis la plupart des fameux compositeurs, Scarlatti, Léonard de Vinci (1), le vrai dieu de la musique, les Zinaldo, Latilla, et mon charmant Pergolese. Tous ceux-ci ne se sont occupés que de la musique vocale : l’instrumentale a son règne en Lombardie. M. Loppin s’est donné un petit claveciniste Ferdinando, bélître de profession, qui vous joue familièrement, à livre

(I) Compositeur né à INaples en 1703, mort en 1737.


ouvert, toutes les parties d’un quatuor, un demi-ton plus haut que cela n’est noté.


La transition est naturelle, et le passage presque insensible, de l’opéra aux courtisanes. Elles sont ici, à ce qu’on prétend, en plus grand nombre qu’à Venise. Ce n’est pas la faute des filles, dit-on, c’est le climat qui y porte de toute ancienneté :

Liltora quae fuerant castis ininiica puellis,

et par conséquent c’est la nature qui le demande. N’est-ce pas Sénèque qui raconte qu’autrefois les anciens n’osoient pas amener dans cette contrée les filles qu’on ne vouloit pas encore marier, parce que l’air du pays leur donnoit une disposition à titillation. Enfin, leurs descendantes ont si bien soutenu cette réputation, qu’elles ont eu l’honneur de donner le nom au mal de Naples, dont nous avons réservé à nous pourvoir jusqu’à notre arrivée en cette ville. Car lorsque l’on veut avoir les choses, encore est-on bien aise de les tenir de la première main, et vous allez juger par la petite histoire suivante si l’on court risque de les avoir mal conditionnées. L’autre jour Perchet, premier chirurgien du roi, frère de celui que vous connaissez, nous contoit que la semaine précédente un Anglais l’étoit venu consulter sur quelque petit accident qui lui étoit arrivé. Il fallut en venir à l’examen, pendant lequel l’Anglais lui dit qu’il avoit déjà consulté là-dessus un autre chirurgien, qui l’avoit mis fort en colère, en lui disant qu’il le falloit couper. Le couper, interrompit Perchet ! Quel est l’ignorant qui vous a dit cela ? Allez, allez, monsieur, c’est un âne qui ne sait ce qu’il dit ; il n’y a que faire de le couper, il tombera bien tout seul. Vous ne sauriez croire combien, ensuite de ce récit, Lacurne s’est grippé de mauvaise humeur contre •le coït et ses conséquences. Cela s’appelle être furieusement attaché à la bagatelle. Eh bien ! mon doux objet, vous ai-je tenu parole et m’acquittai-je bien de mon métier de commentateur ? Dites-moi si vous connaissez aucun savant en us, qui sache mieux que moi noyer son texte dans un océan de scholies ; encore n’en auriez-vous pas été quitte à si bon compte, si j’eusse tenu un journal comme ci-devant. Si faut-il cependant que vous vous chargiez encore d’une remarque pour le doux Quintin ; savoir, qu’on a la coutume à Naples, dans les grandes églises, au-dessus de la porte, de mettre un grand morceau de peinture au lieu où nous plaçons les orgues en France. C’est ordinairement une grande composition de Luca Giordano ou de Solimena. Ce dernier est encore vivant, et il n’a pas moins de quatre-vingt-douze ans, et d’un million et demi de bien, qu’il a amassé à son métier. Oh ! che vergogna mentre che messer Annibale tirava la caretta corne un catallo, pour gagner 1,500 écus en six ans. S’il n’y avoit eu que Solimena et moi dans le monde, il n’auroit jamais gagné cinquante sous, avec sa manière fade et ses compositions sans force et sans génie. Peste ! je n’en dis pas autant de Luca Giordano ; c’est un maître homme que celui-ci, et presque digne d’être mis parmi les peintres de la seconde classe. Il a excellé surtout à peindre des animaux. À la vérité ses touches ne sont pas si moelleuses, ni son clair-obscur aussi bien entendu que celui de Castiglione ; mais sa manière est bien plus grande, et le maniement de son pinceau libre et bien entendu. De plus, il a fait voir une vaste étendue de génie dans ses tableaux d’histoire, dont les inventions sont nobles, et les ordonnances surtout, admirables.


LETTRE XXXI
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AU MÊME


Excursion au Vésuve.


Rome, 26 novembre.


Doucement, doucement, mon ami, ce n’est pas fait ; croyez-vous en être quitte à si bon marché ? Allons, secouez un peu votre petite paresse ; je vais vous faire faire un voyage de fatigue au sommet du mont Vésuve. Au retour, pour vous délasser, je vous mènerai promener à Pozzuoli, comme on donne du bonbon aux enfants après une médecine. Venez, montez dans cette chaise à


perroquet qui vous aura bientôt rendu au pied de la montagne que vous avez vue, on partant, toute couverte d’un nuage brillant ; c’est la fumée qui réfléchit les rayons du soleil. Le goufl’re en jette incessamment une fort épaisse : pour de la flamme, on en voit quelquefois la nuit ; mais cela est extrêmement rare. Au pied du Vésuve, nous quittâmes nos chaises pour prendre des chevaux. Nous montâmes, pendant un long espace de temps, cette riche et fertile montagne à travers les beaux vignobles qui portent le Lacryma- Chris ti et au très vins les meilleurs de l’Italie, sans contestation. Il est aisé de juger de l’abondance et du goût des fruits que produit un terrain si capable d’exalter la sève. Il est vrai que dans quelques .endroits nous vîmes l’économie des bourgeons un peu dérangée par les torrents de fer rouge qui ont coulé d’enhaut ; mais, malgré les ruines irréparables que causent les accidents et le danger de s’y voir exposé sans cesse, je comprends fort bien comment les gens du pays ne peuvent se détacher d’habiter ni de cultiver un canton de la terre, si riche, si agréable et si abondant. Au bout d’un certain temps il fallut quitter les chevaux et prendre des ânes, qui nous conduisirent, pendant environ une demilieue, à travers de mauvaises ravines obstruées de gros quartiers de rochers ferrugineux, et d’un cimetière de vignobles ravagés, dont on ne voit plus que les squelettes par-ci, par-là. C’est ici que commence l’abomination de la désolation. On trouve déjà des crevasses plus ou moins larges, d’oîi il sort une fumée tiède et humide. Ces crevasses, pour la plupart, ne sont pas plus larges que celles que les chaleurs de l’été produisent dans les marais desséchés ; elles se multiplient à mesure qu’on approche du sommet oîi est l’ouverture du gouffre. Mais retournons un peu la tête pour jouir du plus beau spectacle qu’on puisse trouver en Europe, de ce coup-d’œil si merveilleux qui ravit d’étonneraent, quelque idée qu’on s’en fût faite d’avance.


Les sommets des arbres et les vignobles étendus sous vos pieds, comme un tapis à qui les villages de Portici, Résina et autres, ainsi que les maisons de campagne répandues tout le long du rivage, servent de bordure ; Naples plongé à vue d’oiseau ; les plaines de la Terre de Labour, toutes semées de métairies, jusqu’aux montagnes


del principato d’Otranlo, qui ferment l’aspect à droite.

À gauche, la mer à perte de vue ; le rivage peuplé de bâtiments, avec ses tours et ses contours, qui courent depuis l’entrée du golfe de Salerno, depuis le détroit de l’île de Capri, tout le long de Nnples, du Pausilippe, de Procida, Pozzuoli, Baia, Cuma, jusqu’à Gaota, qui fait le fond de la décoration. Arrêtez-vous là tant qu’il vous plaira, et tâchez de prendre du courage pour les peines inouïes qu’il vous reste à essuyer. Ici il faut aller à pied ; il n’y a âne ni mulet qui puisse vous porter plus loin. La place est entièrement couverte des vomissements du Vésuve, tant anciens que modernes, qui se sont amoncelés là, pour la plupart, à l’exception de ce que les ruisseaux de feu ont entraîné jusqu’en bas. Ce sont des tas do> quartiers de pierres, de terre, de fer, de soufre, d’alun, de verre, de bitume, de nitre, de terre cuite, de cuivre, pétris ou fondus d’une manière écumeuse, en forme de marcassites et de mâchefer. Les pluies ont délavé cela à la longue, par où l’on voit quels sont les plus anciens ou les nouveaux dégorgements. Il n’y a rien en vérité de si hideux à voir, ni de si fatigant à traverser, que ces amas d’épongés de fer, aussi dures que raboteuses. Vous ne pouvez rien vous figurer de plus dégoûtant que ces infâmes déjections ; on marche là-dessus avec une fatigue inconcevable. Toutes ces mottes de mâchefer roulent incessamment sous les pieds et vous font, grâce à la détestable rapidité du terrain, descendre deux toises, quand vous croyez monter d’un pas. Par malheur, nous avions avec nous une troupe de paysans qui avoient quitté les vignes, tout le long du coteau, pour nous suivre ; ils étoient tous vêtus en capucins (l’habit des capucins est celui des paysans de la Calabre), et soi-disant ciceroni, armés de cordes, courroies, lanières et ceintures, dont ils s’enveloppèrent et nous aussi. Chacun de nous se vit saisi, malgré sa résistance, par quatre de ces coquins qui, nous tirant par les quatre membres, chacun de son côté, nous pensèrent écarteler, sous prétexte de nous guinder en haut ; tandis que d’autres, en nous poussant par le cul, nous faisoient donner du visage en terre si adroitement, qu’il n’y avoit que le nez qui portât. Je suis persuadé que, sans le soulagement que nous procurèrent ces maroufles impertinents, nous eussions eu les deux tiers moites de


fatigue ; avec cela, il faisoit une froidure si exécrable ce jour-là, que je n’ai pas d’idée d’en avoir jamais éprouvé de plus forte.


La bise et la roideur du talus nous coupoiont la respiration, ou nous jetoiont aux yeux un agréable tourbillon de fumée. Ainsi se passèrent trois quarls-d’heure et plus, pendant lesquels je ne cessois de soupirer pour un joli pain de sucre pointu et tout uni par les côtés, dégagé de ces vilaines scories, et qui formoit l’extrémité de la montagne. Oh ! hommes inconsidérés, qui ne savent ce qu’ils souhaitent ! Je sais bien pourquoi ce bout pointu étoit si bien nettoyé, c’est qu’il étoit si roide que rien ne peut tenir dessus. Autant vaudroit qu’il fût perpendiculaire, le malheureux, tant il s’en faut de peu. Joignez à cela qu’il est tout couvert (non pas de cendres, car on n’en trouve ni peu ni beaucoup sur le Vésuve), mais d’un petit sable lourd et rougeâtre, qui n’est autre chose que de la mine de fer pulvérisée, dans laquelle on entre à chaque pas jusqu’à mi-jambe ; et, tandis qu’on en dégage une, l’autre creuse un long sillon dans le sable, qui vous ramène tout juste au point d’où vous étiez parti. Ah ! chienne de montagne, apanage du diable, soupirail de Lucifer, tu peux bien abuser de moi tandis que tu me tiens ! Je reviendrois bien mille fois à Naples, que jamais tu ne me serois rien ; et, plutôt que de retourner voir ton goulTre infect, j’aimerois mieux

Devenir cruche, chou, lanterne, loup-garou, Et que monsieur Satan m’y vînt rompre le cou !


Dieu me soit en aide ! nous voilà pourtant tout au sommet sur le bord du gouffre, fondant en eau du travail, et percés à jour de la bise qui nous flagelle. J’ai bien peur d’y attraper quelque méchante pûrisie, comme dit Brantôme. À quelque chose malheur est bon. Quand le temps est calme ou humide la fumée nage et se condense dans le gouffre, de manière qu’on n’y peut rien voir ; il faut, pour y venir, prendre toujours le temps d’un vent du nord violent qui, tourbillonnant dans ce gobelet, le balaya et nous le fit voir aussi net qu’à travers un cristal. Je vois bien qu’il faut vous en faire une exacte description. Dans le moment j’y viens, mon ami ; mais, je vous prie, laissezmoi un peu reprendre mon souffle.


Le Vésuve a deux sommets, l’un méridional, où est le volcan actuel et sur lequel j’étois ; l’autre septentrional, appelé Monte di Somma, oîi le volcan a certainement été. Il est roide et perpendiculaire de son côté intérieur, assez semblable à une muraille brûlée et ruinée, enveloppant à demi-cintre le sommet précédent : ce qui me fît aussitôt conjecturer que le cintre, autrefois entier, s’étoit écorné et ruiné à la longue, à force de feu et de mines ; que le Somma étoit le Vésuve des anciens, à un seul sommet, dont le cratère avoit un prodigieux diamètre, et que notre Vésuve étoit une montagne nouvelle, formée de l’amas de matériaux que le gouffre lance depuis sept siècles, et qui, retombant sur eux-mêmes, ont formé le second sommet, proprement le Vésuve d’aujourd’hui, comme un coqueluchon au fond d’une tasse.


Ces conjectures paraîtroient trop hardies aux gens qui ne sont pas faits aux grandes opérations de la nature ; mais non pas à vous et à notre cher Buffon, qui connaît, mieux que personne, la construction de notre globe et les révolutions auxquelles il est sujet.


Il peut se faire que la terrible éruption où périt Pline, ait fait sauter la voûte, le cacumen de la grosse montagne et ait commencé bien fort à écorner les bords de la tasse ; du moins savons -nous qu’avant cet événement, du temps d’Auguste, le sommet du Vésuve étoit plein et presque plat.


Le gouffre actuel a la forme d’un- cône renversé, ou d’un verre à boire, terminé dans son fond par une plaine Tougeâtre, d’environ cinquante toises de diamètre et légèrement crevassée en quelques endroits ; le sol en paraît être de soufre et de mine de fer : les parois intérieurs de la tasse sont de rocher vif, scabreux, brûlés jusqu’à calcination comme de la chaux, blanc, citron, recouvert en mille endroits de soufre pur et de salpêtre, en d’autres endroits, tendant à vitrification, en quelquesuns ferrugineux, presque partout fendu de longues crevasses, d’où sort une grande quantité de fumée mal odoriférante. Vous jugerez encore mieux de la qualité du sol, à la vue de plusieurs petits morceaux des différentes espèces que j’ai fait ramasser, et que je vous montrerai.


L’orifice du volcan peut avoir, à ce que l’on m’a dit, trois centcinquantetoises,dansson plus grand diamètre, d’orient

en occident, et sa hauteur perpendiculaire n’est que de quatre-vingt-quatre toises, mesurée aussi bien qu’on l’a pu, selon les lois de l’accélération de la chute des corps, au moyen de pierres qu’on y a fait tomber à plusieurs reprises. Il est donc certain, à voir le peu d’étendue de ce gouffre, que ce ne sont pas les matières qui en sont sorties qui ont pu recouvrir la ville d’Ercolano, ni produire l’énorme quantité de toises cubiques de terre ou autres matières dont le rivage de la mer est exhaussé depuis l’ancien sol d’Ercolano jusqu’au sol actuel de Portici ; mais il faut remarquer qu’autrefois la montagne, autant qu’on en peut juger par le récit des anciens, n’avoit qu’un sommet. J’avois fait porter des cordes pour me faire descendre par-dessous les bras, dans le gouffre, quoi qu’il en pût arriver : mais cela n’étoit ni si difficile, ni si périlleux que je me l’étois imaginé : la descente, quoique rapidissime, n’est pas impraticable d’un côté. Je me fis sangler par le milieu du corps, et tenir en lesse par deux ciceroni, pour prévenir la roulade en cas de chute. En cet équipage, je descendis dans le gouffre soixante ou quatre-vingts pas ; puis, reconnaissant que je ne verrois rien de plus à aller jusqu’au fond que je découvrois parfaitement, et faisant quelques réflexions sur mes souliers qui brûloient déjà et sur l’épouvantable fatigue qu’il y auroit pour remonter, je me fis retirer en haut, à peu près comme on tire un seau d’un puits. Vous me direz peut-être que j’eusse été bien étonné si, pendant que j’étois là, Mons du Vésuve fût venu à flamboyer ! Etonné ! Ah ! je vous le jure, et même confondu. Mais cela n’est pas à craindre.


Quand il doit y avoir une éruption, elle s’annonce d’avance par des espèces de coups de canon que la montagne a coutume de tirer. À présent ne vous attendez pas que je vous explique quelle est la cause qui produit de si terribles effets. Je n’en ferai rien pour plusieurs raisons, dont la première est que je ne le sais pas. Je crois qu’il y a bien d’autres personnes dans le même cas. Les académiciens de Naples me disoient qu’il n’y a point de feu intérieur ; que c’est un simple ferment qui y cause lit chaleur et la fumée, que les vapeurs qui s’élèvent de la mer sont l’aliment perpétuel de ce gouffre qui les englobe ainsi que tout l’air d’alentour, par une attraction T. j. 12


chimique, et s’en remplit jusqu’à ce que l’abondance de la matière y produise inflammation, et ejisuite dégorgement. En effet., le cratère commence à bouillir par le fond, et s’élève comme du lait sur le feu, jusqu’à ce que la force de la chaleur, cassant le pot en quelque endroit, le fasse couler. Ils veulent encore douter s’il y a dans la montagne des souterrains intérieurs ; mais, outre que les tremblements de terre l’indiquent assez, ce me semble, je ne comprendrois pas comment, s’il n’y avoit pas de tuyau intérieur pour faire l’effet d’un canon ou au moins d’un mortier à bombes, la montagne pourroit lancer, comme on m’a dit qu’elle avoit fait en dernier lieu, des pierres d’un calibre épouvantable, aussi haut qu’elle est haute. Elle jette des cendres ou du sable jusqu’à plus de trente lieues. Il est de notoriété qu’elle en a porté d’autres fois, peut-être à la faveur du vent^ jusqu’à Rome ; c’est une distance presque double : Dion Cassius dit même jusqu’en Egypte, lors de l’accident de Pline, ce qui me semble incroyable. Lors de l’éruption de 1631, l’une des plus terribles qu’il y ait eu et oh cinq à six mille personnes périrent, le gouffre tiroit des rochers rouges qui allumoient les arbres en les touchant. Malgré les ravages que font ces évacuations, c’est encore pis quand la montagne ne les a pas ; elle souffre alors des vents et de la colique, si bien qu’elle secoue tout le pays d’alentour, et cause encore bien plus d’épQuvante. Enfin, si vous en voulez savoir davantage sur les causes de tout ceci, je vous renvoie à un long passage de Lucrèce [lib. VI.) qui s’est efforcé d’expliquer en beaux vers les effets de l’Etna ; mais, pour vous dédommager de la stérilité de ma physique, je vais vous donner un petit détail de l’éruption arrivée il y a deux ans. Je l’ai extrait d’un journal qu’en a tenu l’abbé Entieri.


Dès la fin d’avril 1737, le Vésuve s’étoit mis à jeter fréquemment des flammes avec de la fumée. Le 14 mai, ceci se renforça beaucoup, et le 16, la cime commença à lancer des pierres rouges et à laisser couler quelque peu de matières fondues. Le 18, le sommet étoit tout couvert extérieurement d’une pluie de soufre. Le 19, le bruit et le frémissement intérieur devinrent horribles à entendre, la fumée étoit d’une noirceur extrême, et il partit des quartiers de roches qui rouloient en retombant le long du


talus, avec un terrible fracas. Le 20, l’incendie fut à son plus fort période ; la fumée, noire comme de la poix, enveloppa toute la montagne de gros tourbillons ; la cime prit feu de tous côtés ; la flamme parut très-vive malgré la clarté du jour, et le gouffre lançoit incessamment le fer, le soufre, la pierre ponce, etc., comme une grenade qui éclate. Sur le soir, la fumée se mit à tourbillonner plus vite, et devint grisâtre. Peu après, la montagne tira un coup de canon épouvantable ; au coucher du soleil, on vit quec’étoit le creuset qui s’étoit fendu, près de son fond, du côté du midi. De cette fente sortoit une épaisse fumée, interrompue de temps en temps d’éclairs et de lances de feu, avec le bruit qu’elles ont coutume de faire. Au bout d’une heure ou deux, la nouvelle crevasse vomit un gros torrent rouge qui se mit à descendre lentement le long du talus, et à prendre le chemin du village de Résina ; mais il s’amortit, et n’avança plus, tandis que le grand orifice continuoit de jouer de la grenade. Quatre heures après, la montagne se remit en furie pis que jamais, surtout à tirer des mousquetades et à secouer la terre ; elle vomit par la bouche du côté de l’occident, et fit, par la nouvelle crevasse, une déjection si abondante, qu’elle occupoit cinq cents pas de long et près de trois cents de large. Ce torrent de fer rouge enflamma la campagne, et, continant à couler, se divisa en plusieurs rameaux, dont le plus large avoit quelque quarante-cinq pieds de large. Un d’eux descendit le 21, vint aboutir à Torre del Greco, heurta la muraille du couvent des Carmes, qu’il eut bientôt renversée, entra dans la sacristie et dans le réfectoire, oîi il ne fit qu’un fort léger repas de tout ce qui s’y trouva ; de là il traversa le grand chemin, et vint s’arrêter au bord de la mer sur les six heures du soir. Jusqu’au 24, l’éruption continua par l’orifice supérieur. Ce jour-là, après avoir fait, sur le midi, un feu d’enfer, le volcan commença à s’arrêter et à no plus éparpiller que des tourbillons de cendres. Le 28, le feu n’étoit presque plus rien. Le 29, il cessa tout-à-fait ; la fumée, aussi abondante que jamais, devint claire, blanche et délavée. Le 6 juin, une grosse pluie qui tomba sur le Vésuve, tira des torrents de fer une odeur de soufre insupportable, et qui ne s’étoit pas fait sentir à beaucoup près si fort dans le temps du grand bombardement. Tous — 26è —

les arbres à un quart de lieue à la ronde en perdirent leurs feuilles et leurs fruits. Une autre pluie, peu de jours après, fit exhaler de ces mêmes torrents une nouvelle puanteur presque insupportable, mais d’un autre genre, et qui n’avoit de rapport avec aucune des mauvaises odeurs connues. Le torrent qui avoit coulé le 21, demeura rouge à sa superficie pendant trois ou quatre jours, après lesquels l’ardeur se concentra ; au bout d’un mois et plus, quand on creusoit cette espèce de gueuse, et qu’on y enfonçoit un gros pieu de bois, il s’enflammoit à l’instant. Pendant tout le temps de cette éruption, le vent régna le plus souvent entre le sud et le sud-ouest.


Nous descendîmes du sommet avec plus de satisfaction et de facilité que nous n’y étions montés ; mais oh Dieu ! quelles furent ma surprise et la véhémence de mon indignation, lorsqu’en plongeant mes regards, j’aperçus au bord d’une ravine mon très-cher cousin ( la paresse l’avoit empêché de monter avec nous), qui, d’un air fort posé, achevoit de manger deux dindons et de boire quatre bouteilles de vin que nous avions apportés pour la halte. Je fis au plus vite écrouler sous mes pieds pierres ponces et mâchefer ; à chaque coup de talon je descendois de vingt pieds : heureusement j’arrivai assez à temps pour lui arracher un dernier pilon sur lequel il avoit déjà porté une dent meurtrière. Je me refis aussi avec un fond de bouteille et un petit flacon d’eau-de-vie qui me sauvèrent à coup sûr d’une pleurésie, baigné comme j’étois de sueur et percé d’un froid si violent. Là-dessus je pris congé du Vésuve, avec promesse solennelle de ne lui faire de ma vie de seconde visite, et je vins à Portici, maison de campagne du roi, dont je ne vous parlerai pas. Elle n’a rien qu’un fermier-général y voulût conserver, s’il l’achetoit. Le village de Portici est joli ; il a des jardins agréables et plusieurs maisons de campagne, dont quelques-unes valent mieux que celle du roi. Je pensai à aller de là à Sorrento {Surrentum) el k Salerne, où vouloit nous mener un officier français de nos amis(M. DuFresnay, major du régiment des gardes napolitaines.) J’avois encore plus envie d’aller dans l’île de Caprée visiter les mânes de feu Tibère, et exécuter quelques spintries avec la Baratti ; mais je n’eus pas le temps de rien faire de tout ceci. Je me suis consolé de Caprée, voyant depuis qu’Adisson y avoit été et qu’il l’avoit parfaitement décrite. Nous rentrâmes le même jour à Naples, fort tard et très-fatigués. Mais voudrois-je aujourd’hui n’avoir pas eu cette peine ? Voilà une considération qu’il ne faut jamais que les voyageurs perdent de vue ; il seroit bon même d’en faire une maxime générale ou précepte obligatoire.


LETTRE XXXII
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AU MÊME


Promenade à Baia, Pozzuoli, etc.


Rome, 26 novembre.


Le 14, à la pointe du jour, nous nous mîmes en marche pour aller dîner dans le golfe de Baies, chez don Michel Reggio qui nous vouloit faire un regalo sur sa reale. Toutes les galères, après avoir mené le roi à Procida, en attendant qu’il en revînt, faisoient une station dans ce golfe. Nous laissâmes nos chaises au pied du Pausilippe, pour aller, à la pointe du coteau appelé Mergellina, rendre visite au tombeau de Sannazar, dans l’église des Servites. L’église est jolie, et ce tombeau de marbre blanc de Carrare, placé derrière l’autel, en fait le principal ornement ; c’est un très-bel ouvrage d’un père servite nommé Montorsolo. Le buste de Sannazar entre deux petits Amours en fait le couronnement ; deux statues, l’une d’Apollon avec sa lyre, l’autre de Minerve avec sa lance, accompagnent le tombeau. Elles se sont faites chrétiennes depuis qu’elles sont là, et ont pris au baptême les noms de David et de Judith. Je ne vous fais pas mention de l’épitaphe qui est copiée partout. De là j’allai au tombeau de Virgile. Si vous avez jamais vu un bout de muraille ruinée, c’est la même chose. Il est tout solitaire dans un coin, au milieu d’une broussaille de lauriers dont le Pausilippe est farci, ce qui diminue un peu le prodige de l’honneur qu’avoit fait la nature au prince des poètes, en faisant, dit-on, croître un laurier sur son tombeau. Je trouvai dedans une vieille sorcière qui ramassoit du bois


dans son tablier, el qui paraissoit avoir près de quatrevingts siècles ; il n’j’ a pas de doute que ce ne soit l’ombre de la Sibylle de Cumos, qui revient autour de ce tombeau. Cependant je ne jugeai pas à propos de lui montrer ramum qui veste latebat. Avant que de descendre le Pausilippe, je ne manquai pas de courir chez le peintre Oratio qui a fait ces charmants tableaux de l’incendie du Vésuve, de la Solfatara, et autres que vous avez vus chez Monligny, pour en acheter de pareils. Le fat s’est laissé mourir depuis le mois de mai dernier. Tous ses ouvrages sont vendus, et il ne reste là qu’un mince écolier, son faible imitateur.


Remontés dans nos chaises, nous nous enfournâmes dans la grotte, ou chemin percé en voûte à travers le Pausilippe, par où l’on gagne l’autre côté de la colline ; c’est une fort singulière invention, pour s’épargner la peine de la monter. L’ouvrage est si ancien que quelquesuns l’attribuent aux premiers habitants du pays. Quoique le travail soit immense, il étonnera un peu moins, si l’on fait attention que le sol de cet,te caverne est plus souvent sablonneux que pierreux.


Sénèque en pense fort mal, épître 57, et il raconte de fort bonne foi la frayeur que lui causoit ce long passage obscur. Pour moi, j’en parlerai mieux ; je ne l’ai pas trouvé fort incommode, etil faut qu’on y ait fait quelques réparations depuis son temps.

Au milieu du chemin qui me parut avoir environ mille pas de long, on a fait à la voûte une ou deux grandes lucarnes qui percent jusqu’en haut pour donner un peu de jour. D’ailleurs, pour mieux éclairer la traversée de la caverne, on a tenu le chemin allant en s’élargissant depuis les deux entrées jusqu’au milieu. Enfin, quoique fort obscur, il ne l’est pas au point de se heurter, et deux voitures de front y passent assez commodément.


L’issue de la caverne vous mène droit au lac Agnano, ou l’eau bout naturellement sur le rivage sans être chaude. Il est assez spacieux, et le poisson ne peut pas se plaindre d’y être au court bouillon. Sur son bord, on trouve d’abord la Grotte du Chien, qui n’est qu’un mauvais trou carré, grand comme une cheminé, et quinze ou seize fois plus profond. Je ne vous en fais pas l’histoire, que vous savez du reste. La vapeur mortelle n’a pas d’activité à plus d’un


pied ou un pied et demi de la terre ; mais là, elle suffoque en peu de moments. Je crois avoir ouï dire que de tous les animaux, la vipère étoit celui qui y résistoit le plus longtemps. Nous y éteignîmes des flambeaux et des mèches soufrées, et fîmes rater nos pistolets. Le chien y joua son rôle, tomba en convulsion, et se vit prêt à mourir, si son maître ne l’eût tiré de là, et jeté sur l’herbe comme un cadavre, où il reprit bientôt ses esprits. Il ne fut pas besoin de le plonger dans le lac, ce qui apporte un soulagement plus prompt. M. le barbet qu’on a coutume de mettre en expérience, est fait à cela, comme un valet de charlatan à boire du jus de crapaud ; dès qu’il voit arriver des étrangers, il sait que cela veut dire couchez-vous, et faites le mort. Près de la grotte, sont des étuves naturelles, appelées II Sudario di San Germano. Quand on veut suer à grosses gouttes en deux minutes et être empesté d’odeur de soufre, il n’y a d’autre préparation que d’entrer un moment dans cette maison.


De là je viens à la Solfatara, autrefois la marmite de Vulcain, olla Vulcani ; elle n’est guère moins curieuse que le Vésuve, ou plutôt c’est un Vésuve sur le retour, qui a bien dû faire des siennes en son jeune âge, il y a dix mille ans. La montagne est d’un large diamètre et de peu de hauteur, comme si on en eût tranché net horizontalement les deux tiers ; si bien qn’on ne peut s’empêcher de dire en la voyant qu’elle avoit apparemment trois fois plus de hauteur, et que le volcan, à force d’agir, a consumé et dissipé ce qui en manque. Le dessus fait voir encore plus clairement qu’il est le fond de la chaudière, d’un volcan tout usé. Il a parfaitement la forme d’un amphithéâtre un peu ovale. L’arône est une plaine vaste, unie, de couleur sulfureuse et alumineuse ; quand on frappp- du pied contre terre, on entend tout alentour de soi un bruit sourd ; ce qui peut faire conjecturer que ce n’est qu’une voûte ou faux-fond. La fumée s’élève de toutes parts, tant de la plaine que des éminences qui en font l’enceinte. Elle est de mauvaise odeur, et, quand nous sortîmes de là, nous nous aperçûmes que nos cannes, nos montres, nos épées, les galons de nos habifs, et tout ce que nous avions en or ou doré, étoit noir et terni : les galons n’ont pu se nettoyer assez bien pour reprendre leur lustre. Il y a dans la plaine quelques


flaques d’eau tellement imprégnées d’alun, qu’il suffit de la faire chauffer jusqu’à évaporation, pour avoir l’alun pur. Pour faire boullir les chaudières, on fait un creux à terre sur lequel on les pose ; il n’y faut ni feu ni plus .grande préparation. Près de là sont des halles où l’on achève de travailler l’alun. Pour le soufre, on le tire ‘presque tout pur.


Le chemin n’est pas long de là à Pozzuoli, où, dès que nous arrivâmes, nous nous vîmes entourés de polissons qui nous vouloient faire acheter une foule de petits bronzes, de pierres gravées, de morceaux de statues et autres chiffons, dont le meilleur ne valoit pas quatre parpaiolles, et dont nous ne jugeâmes pas à propos de nous charger. Pozzuoli est bien situé, tout au bout du cap. J’y vis, en passant, un petit colisée ou amphithéâtre, cl les restes d’un temple de Jupiter, aujourd’hui SaintProcule. Je ne fis que jeter les yeux là-dessus, n’ayant pas le loisir de l’examiner, parce -qu’en arrivant nous trouvâmes le prince Jacci, qui étoit venu au-devant de nous, nous prendre dans la chaloupe du roi ; nous y entrâmes pour traverser la baie, et passâmes devant le môle ou pont de Caligula. Voici encore un ouvrage merveilleux des Romains. Ce môle, qui s’étend fort avant dans la mer, fermoit le port de Pozzuoli. Il est ouvert par des arcades, dont quelques-unes sont ruinées, il y en avoit vingt. (Voy. Jul. Capitol, in Antonino Pio). J’en comptai encore quatorze. Que ce ne soit pas là le pont sur lequel Caligula traversa le golfe à cheval, c’est ce qui paraît assez clairement par l’inscription que rapporte Adisson ; elle prouve que ce môle est un ouvage d’Antonin-le-Pieux. Si Misson l’eût connu, il en auroit tiré une autorité bien meilleure encore qu’il ne l’a fait de Suétone ; je vous y renvoie et je mettrai ici une autre inscription pareille, trouvée il y a deux siècles ; elle est sur la porte de la ville : Imp. Cœsar. Divi. Adriani. fil. Divi Trajani Parthici. nepos. Divi Nervœ. pronepos. T. ^lius. Adrianus. Antoninus. Aug. Pius. pont. max. trib. pot. IL cos. IL desig. III. P. P. opus. piiarum. vi. maris, conlapsum. a. ‘Divo. pâtre, suo. promissum. restituit.


En arrivant à Baia, nous allâmes d’abord donner le bonjour à don Michel, qui étoit à peine remis d’une chute fâcheuse qu’il avoit faite l’avant-veille dans la mer, où il

se seroit noyé sans le roi, qui fut le plus prompt de tous à le secourir ; après quoi nous nous mîmes au plus vite à continuer notre visite des curiosités. Le golfe de Baia et sa colline eu demi-amphithéâtre, si renommée chez les Romains pour être le plus voluptueux endroit de l’Italie, sont comme ces vieilles beautés qui, sur un visage tout ruiné, laissent encore deviner, à travers leurs rides, les traces de leurs anciens agréments ; ce n’est plus qu’une colline pleine de bois et de masures, qui se mirent dans une mer toujours claire et calme. On n’y sait presque ce que c’est que froid ni qu’hiver, la terre étant d’une nature très-chaude en ce lieu et aux environs ; aussi étoit-ce là que les Romains venoient en villeggiatura à la fin de l’automne. Toutes les louanges qu’on a données à cette charmante baie ne me paraissent point outrées. Quant à la vue de la colline et des masures, je me représente quel spectacle admirable c’étoit que cette lieue demi-circulaire de terrain, pleine de maisons de campagne d’un goût exquis, de jardins en amphithéâtre, de terrasses sur la mer, de temples, de colonnes, de portiques, de statues, de monuments, de bâtiments dans la mer, quand on n’avoit plus de place, ou qu’on se lassoit d’avoir une maison sur la terre. Que je me répandrois là-dessus en citations des poètes, si Adisson ne m’avoit prévenu ! La bonne compagnie que l’on trouvoit là du temps de Cicéron, de Pompée, d’Horace, Mécénas, Catule, Auguste, etc. ! Les jolis soupers qu’on alloit faire en se promenant à pied à la bastide de Lucullus, près du promontoire de Misène ! Le beau spectacle pour sa soirée que ces gondoles dorées, ornées tantôt de banderolles de couleur, tantôt de lanternes, que cette mer couverte de roses, que ces barques pleines de jolies femmes en déshabillé galant, que ces concerts sur l’eau pendant l’obscurité de la nuit ; en un mot, que tout ce luxe si vivement décrit et si sottement blâmé par Sénèque ! Napolitains, mes amis, que faites-vous de a os richesses, si vous ne les employez à faire renaître en ce beau lieu ses anciennes délices !


Les antiquités que je remarquai sur le rivage sont un petit temple de Diane, en dôme, fort ruiné : les murailles n’en subsistent plus que d’un côté. Néanmoins la voûte, plus qu’à moitié pendue en l’air, se soutient comme une calotte par la force de sa maçonnerie.


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Un temple de Vénus Un autre d’Hercule…. Un autre au milieu d’une flaque d’eau, où nous nous fîmes porter à bras ; on nous le donna pour le temple de Mercure. J’y remarquai quelques restes de l’enduit qu’on appeloit opus retlculatuni- Quand le massif des anciens bâtiments de briques étoit fait, on recouvroit les murs d’un parement de petites briques carrées, de la taille de nos carreaux de faïence, ou de petits carreaux de marbre, soit blanc, soit de couleur : on les disposoit en losange, et le stuc d’autre couleur, qui en faisoit la liaison, mis avec soin et propreté, formoit sur le mur l’image d’un grand fiet de pêcheur et un effet fort agréable à la vue… Des bains antiques, fort curieux, avec les cuves ou places d’icelles, rangées tout le long des deux côtés comme des lits dans un hôpital… Tout est plein aux environs de bains naturels : on ne fait autre cérémonie que de se mettre dans la mer en certains endroits du rivage. On dit ce remède spécifique pour une longue liste de maladies, La forteresse de Baia est au-dessus du rocher qui fait la pointe avancée du demi-cercle. Don Michel Reggio nous fît une chère somptueuse sur sa galère ; ce fut le plus bel endroit de ma journée que le dîner. Grâce à l’exercice étonnant que j’avois fait, jamais appétit ne fut si fougueux, besoin de boire et de manger si pressant, ni manière de s’en acquitter si rapide.


Incontinent après on se remit dans la chaloupe ; on alla parcourir le rivage ; on y vit la Piscine admirable que fit construire Agrippa pour servir de réservoir d’eau à la flotte qui stationnoit au promontoire de Misène. C’est une espèce de lac pensile, fait comme une terrasse en l’air, porté sur 84 grands piliers. Le sol de cette terrasse aérienne est enduit d’un ciment de pozzolana, dur comme du granit. Sans doute qu’elle avoit de hauts bords de tous côtés,pour retenir l’eau qui s’y déchargeoit pardes conduits, et on alloit puiser à l’aise dans cette grande tasse. Elle n’est pas fort élevée au-dessus du rez-de-chaussée, quoique les piliers soient très-hauts ; mais ils sont enterrés en partie, et forment un vaste et magnifique souterrain. Cet ouvrage est tout-à-fait singulier, et je ne puis comprendre quel motif a pu déterminer à le construire de la sorte… La Dragonaria qui paraît avoir été un grand conduit pour les eaux… La Mer Morte… L’ancienne maison de


campagne d’Agrippine L’endroit du rivage où elle fut tuée..


Le promontoire de Misène, joli et tout carré ; et en-deçà, Procida, oîi le roi étoit à la chasse. Il a là une petite mai- ’ son, et c’est une grande fôte pour lui que d’y aller passer quelques jours… Certaines ruines, qu’on nous donna pour être celles d’un cirque ; ce lieu se nomme aujourd’hui II Mercato di Sabato… Une petite plaine jolie, mais inculte et négligée, qui passe pour être les Champs Elysées. Il seroit bon d’enti’etenir, au risque de leur vie, quelques jardiniers pour en avoir soin et pour y semer au moins de l’asphodèle… Le lac d’Achéron ou d’Acherusia, au-delà duquel on voit quelques restes des ruines de Cumes, sur une hauteur… Le lac d’Averne, tout rond, beau, clair et vermeil, au-dessus duquel les oiseaux volent maintenant tant qu’il leur plaît. Vous voyez qu’il a fait une jolie fortune depuis que vous n’avez ouï parler de lui ; mais vous fera-t-elle autant de plaisir que la misère dans laquelle est tombé le lac de Lucrin vous causera de douleur ? Ce n’est plus qu’un mauvais étang bourbeux ; ces huîtres précieuses du grand -père de Catilina, qui adoucissoientà nos yeux l’horreur des forfaits de son petit-fils, sont métamorphoséesen malheureuses anguilles qui sentent la vase. . Une grande vilaine montagne de cendres, de charbon et de pierres ponces, qui, en 1 538, s’avisa de sortir de terre en une nuit, comme un champignon, est venue coudoyer ce pauvre lac, et l’a réduit dans le triste état que jo vous raconte.


Il ne tiendroit qu’à moi de vous dire quantité de choses encore sur la maison de campagne de Cicéron, qu’on appeloit l’Académie, où il a écrit ses Questions académiques ; mais, comme elle étoit un peu avant dans les terres, et qu’il n’y a pas si bonne compagnie qu’autrefois, je n’}’ allai point : à présent ce sont des bains assez fameux. J’ai sans doute aussi négligé divers autres articles dans ce même canton. À bon compte, il étoit nuit noire quand nous quittâmes notre chaloupe à Pozzuoli, et montâmes dans nos chaises pour retourner à Naples, fatigués et recrus si on le fut jamais ; d’ailleurs extrêmement satisfaits de notre journée. Cependant, pour ne pas faire le charlatan avec vous, je dois vous avouer que tous les grands plaisirs que j’avois goûtés étoient beaucoup plus en idée qu’en réalité ; une bonne partie des articles mentionnés dans cette mienne fidèle relation, seroient un peu plats pour quelqu’un qui ne liroit pas la gazette du temps de Caligula ; mais aussi ils sont délicieux par réminiscence, et tirent un agrément infini des gens qui n’y sont plus. Adisson vous a donné une description exacte et suivie de toute cette côte-ci, tirée de Silius Italicus. Pour lui faire paroli, je veux vous la donner d’après Virgile. Je sais, mon doux objet, que cela vous fera un plaisir singulier ; et j’en ai eu un très-grand moi-même à relire, à cette occasion, de bons lambeaux de l’Énéide ; car


À mon gré le Virgile est joli quelquefois.


La mer, l’impertinente mer, ne me pardonna pas plus cette fois-ci qu’elle n’avoit fait ci-devant sur les côtes de Gênes. Oh ! que le proverbe italien a raison de mettre une condition au plaisir qu’il y a d’aller sur mer (che gusto d’andar per mare, se la posta fosse la nave). J’avois cru ici lui faire pièce en ne demeurant pas assez dessus pour lui donner le temps de me faire vomir, et en descendant à terre à tout moment pour voir une chose ou une autre ; mais la maligne bête me garda bien sa rancune. Avant que de rentrer à Naples, je me sentis tourmenté de prodigieuses tranchées. Le lendemain matin la fièvre me prit, ce qui me détermina à repartir incontinent pour Rome.


Ce même jour, 15 au soir, nous reprîmes la poste. Je courus une longue traite tout d’un train. Dehinc Mammurarum lassi consedimus urbe : c’est la petite vilaine ville d’Itri ; il fut bien force de s’y arrêter. Outre la pluie grosse comme le bras et la fatigue, ma chaise avoit cassé tout net, ce qui fut un vilain trait d’ingratitude de la part de la via Appia, à qui j’avois marqué toute sorte d’amitié. J’entrai dans une auberge ; il n’y avoit, comme de raison, ni vivres ni lits. J’étendis près d’un grand feu une figure de matelas sur le pavé, où je passai quelques heures dans l’agitation d’une violente fièvre, suivie enfin du vomissement qui me soulagea un peu. Je n’avois pour toute consolation que celle d’entendre à mes côtés Lacurne ronfler comme une pédale d’orgue. Je l’aurais tué de bon cœur ; mais, mettant un frein à ma colère, je me contentai de reprendre ma course. Le 17, à sept heures du matin, je rentrai à Rome, où je me porte bien actuellement, si ce n’est que j’ai la main cruellement lasse de la longueur et de la rapidité de ma lettre. La peste, en voilà bien tout d’une suite écrit. Pourvu que cela amuse un peu votre curiosité, mon doux objet, j’en suis content. Je pense que vous êtes assez sage pour faire souvent mention de moi avec nos amis Bevi, Maleteste et autres, surtout avec cette charmante petite Montot, que je ne perds pas de vue un seul instant : elle est le Neuilly des femmes comme vous êtes la Montot des hommes. Souvenez-vous de moi près la dame de Bourbonne, dont je raffole aussi tout le jour.


LETTRE XXXIII
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À M. LE PRÉSIDENT BOUHIER


Mémoire sur la ville souterraine d’Ercolano.


Rome, 28 novembre 1739.


La découverte que l’on vient de faire près de Naples, mon cher président, de l’ancienne ville d’Herculanum, est un événement si singulier et si capable d’amuser un homme aussi amateur que vous l’êtes de la belle antiquité, que je ne dois pas me contenter du peu que j’en ai écrit à Neuilly, et dont il vous aura fait part sans doute ; j’en vais faire, en votre faveur, une petite relation plus circonstanciée, que vous communiquerez réciproquement au doux objet.


Il y a plusieurs années que le prince d’Elbœuf, alors général des galères de Naples, faisant creuser un terrain à Portici, village au pied du Vésuve, sur le bord de la mer, on y découvrit divers monuments antiques, et des vestiges de bâtiments propres à donner envie de pousser plus avant la fouille des terres.


On y descend comme dans une mine, au moyen d’un câble et d’un tour, par un large puits, profond d’environ douze à treize toises. La matière solide de cet intervalle qui couvre et remplit la ville, est fort mélangée de terre, de minerais, d’un mortier de cendre, boue et sable, et de lave dure ; c’est ainsi qu’on appelle la fonte qui coule du Vésuve. Elle devient en se refroidissant presque aussi dure que le fer. Entre Ercolano et le sol extérieur, on aperçoit quelques restes d’une autre petite ville rebâtie autrefois au-dessus de celle-ci, et de même couverte par de nouveaux dégorgements du Vésuve. C’est sur les ruines de ces deux villes qu’est aujourd’hui bâti le nouveau bourg de Portici, où le roi des Deux-Siciles et plusieurs seigneurs de sa Cour, ont leurs maisons de campagne, en attendant que quelque révolution semblable aux précédentes, le fasse disparaître, et qu’on bâtisse un autre bourg en quatrième étage. Car, malgré les dégâts presque irréparables que causent de tels accidents, et le danger de s’y voir exposé sans cesse, il ne faut pas croire qu’on se lassera jamais d’habiter ni de cultiver un canton de la terre si riche, si agréable par la variété des aspects, la beauté du terroir et la fertilité du sol échauffé de cette montagne, qui produit abondamment, jusqu’au milieu de sa hauteur, les meilleurs fruits du monde. Les maux qu’on regarde comme éloignés, et dont le moment n’est pas prévu, font peu d’impression, mis en balance avec une utilité journalière. Au fond, il n’y a presque jamais rien à risquer pour la vie des habitants, le Vésuve annonçant d’ordinaire son éruption par un grand bruit, plusieurs jours avant de lancer ses feux.

Les ruines du second bourg ne m’ont pas paru occuper beaucoup d’espace, ni rien contenir de curieux, ou peut-être moi-même n’y ai-je fait que peu d’attention. Arrivé au fond du puits, je trouvai qu’on avoit poussé de côté et d’autre des conduits souterrains assez mal percés et mal dégagés, les terres ayant été souvent rejetées dans un des conduits, à mesure qu’on en perçoit un autre ; l’aspect de ceci est presque entièrement semblable aux caves de l’Observatoire. On ne peut distinguer les objets qu’à la lueur des torches qui, remplissant de fumée ces souterrains dénués d’air, me contraignoient à tout moment d’interrompre mon examen pour aller, vers l’ouverture extérieure, respirer avec plus de facilité. On distingue dans ces allées divers pans de murailles de brique, les uns couchés ou inclinés, les autres debout ; les uns bruts ou travaillés dans le goût nue les anciens appelaient opus reticulatum, les autres ornés d’architecture mosaïque, carreaux de marbre ou peintures à fresque en fleurs, ornements légers, oiseaux ou animaux, d’une manière qui tient beaucoup de l’arabesque, mais plus légère. On y aperçoit des colonnes, bases et chapiteaux ; des pièces de bois quelquefois brûlées ; des fragments de meubles ou de statues en partie engagés dans la terre ; des restes de bronze à demi fondus ; des inscriptions sur quelques-unes desquelles on lit le nom d’Herculée ; j’en vis tirer une en ma présence, qui me parut contenir un catalogue de magistrats municipaux. L’objet principal étoit un amphithéâtre dont on a commencé à découvrir les degrés, ou plutôt un théâtre, car on n’est pas encore en état de décider lequel des deux. Près de là, dans un endroit qui paraît y appartenir, on trouve quantité de débris d’architecture en marbre ou stuc, et des pièces de bois réduites en charbon.

Un des principaux endroits excavés paraît faire partie d’une rue assez large, bordée de côté et d’autre de banquettes sous des porches. On me dit que ce lieu conduisoit ci-devant à un bâtiment public en portiques, dont on avoit tiré beaucoup de fresques, de colonnes et quelques statues assises dans des chaises curules. Je n’y ai vu aucune maison vide dont on pût examiner l’intérieur ; tout paraît affaissé ou rempli, la fonte ou le mortier ayant pénétré au-dedans des bâtiments, par les ouvertures, au moyen des pluies abondantes dont les éruptions sont presque toujours suivies. Celles qui accompagnèrent l’éruption de 1631 furent si épouvantables, et les torrents qui descendirent de la montagne si violents, que quelques historiens crédules ont débité que le Vésuve avoit aspiré et vomi par son gouffre les vagues de la mer. Ces eaux, mêlées aux cendres, faisoient un mortier qui couloit par flots jusque dans la ville de Naples. On ne peut douter que cet espèce d’enduit n’ait fort bien servi à maçonner la voûte qui couvre Ercolano, et qu’un pareil événement n’ait autrefois cimenté le massif qui en remplit l’intérieur.

Il est aisé de juger qu’on ne peut voir que d’une manière très-imparfaite les restes d’une ville enterrée, quand on n’a fait qu’y pousser au hasard quelques conduits bas et étroits. Il n’y a point de place un peu spacieuse ou l’on se soit donné du vide. On ne fera jamais rien de bien utile si on continue à travailler de la sorte, et si on ne prend le parti d’enlever les terres dans un espace considérable, depuis le sol extérieur jusqu’au rez-de-chaussée de la ville ; après avoir examiné cet espace, et retiré tout ce qui s’y trouveroit de curieux, on pourroit découvrir l’espace voisin en rejetant les terres sur le précédent ; et ainsi de proche en proche. Ce seroit un grand travail, dont on se trouveroit indemnisé par une quantité de raretés, surtout en sculpture et en peinture. Tout ce qu’on y a trouvé dans ce genre, en fouillant à l’aveugle, peut faire juger de ce que produiroit une recherche méthodique. Les bustes ou statues qu’on en a retirés jusqu’à présent, sont un Jupiter-Ammon, un Mercure, un Janus, quelques autres divinités, une Atalante de manière grecque, un Germanicus, un Claude, une Agrippine, un Néron, un Vespasien, un Memmius avec l’inscription au bas : L. Memmio maximo augustali ; les débris de deux chevaux et d’un chariot de bronze, et beaucoup d’autres statues mutilées d’hommes et de femmes ; mais ce qu’il y a de plus considérable en statues, c’est la famille entière des Nonnius Balbus, trouvée dans une salle. L’ouvrage en est médiocre, mais la suite est précieuse en cela même qu’elle fait une suite, et que nous n’en connaissons, ce me semble, que quatre parmi tout ce qui nous reste de la sculpture antique ; savoir : celle-ci, l’histoire d’Achille reconnu par Ulysse chez Lycomède, que possède le cardinal de Polignac ; l’histoire de Niobé et de ses enfants, par Phidias, à la vigne Médicis, et l’histoire de Dircé, au palais Farnese ; car je ne pense pas qu’on doive donner le nom de suite à des groupes de trois figures, quoiqu’ils représentent une action historique complète, tels que l’admirable Laocoon du Belvédère, le chef-d’œuvre de la sculpture antique.

La famille Nonnia, reconnue par l’inscription qui donne à l’un des Nonnius le titre de préteur-proconsul, étoit plébéienne, comme le prouve la charge de tribun du peuple qu’elle a possédée. L’histoire fait mention de trois branches de cette famille ; les Suffenas, les Balbus, dont il est question ici, et les Asprenas, desquels descendoit par adoption la branche des Quintilianus, originairement sortie de l’illustre maison Quintilia, par un frère de Quintilius Varus, qu’adopta Nonnius Asprenas. Le fils de celui-là étoit, au rapport de Tacite, lieutenant de l’armée de Varus son oncle, lors de la victoire complète que remporta sur elle en Germanie le fameux Irmensul, vulgairement nommé par les Romains Arminius. Cette famille Nonnia n’a commencé à s’élever dans la république, que par Sextus Nonnius Suffenas, fils d’une sœur du dictateur Sylla, femme d’une très-haute naissance, mais née, comme on le sait, avec une fortune au-dessous de la médiocre. Suffenas fut questeur en 658, puis tribun du peuple en 663. Quelques années après n’ayant pu obtenir l’édilité à cause du mauvais état où étoient alors à Rome les affaires de son oncle, il alla le trouver en Asie au milieu de la guerre contre Mithridate, et fut après son retour fait préteur en 672 ; ce fut alors qu’il fit célébrer des jeux publics en réjouissance des victoires de son oncle, et frapper une fort belle médaille d’argent, que nous avons encore dans le nombre des sept médailles qui nous restent sur cette famille ; ses descendants ont été depuis, pendant deux siècles, dans les grandes charges de l’État. Les Asprenas ont possédé trois fois la dignité de consul, en 760, en 790 et en 845. La branche la moins illustrée de cette famille est celle des Balbus, dont nous venons de retrouver tant de statues. On ne trouve parmi ceux-ci d’autre magistrat qu’un tribun du peuple en 721, l’année de la bataille d’Actium. Dion rapporte qu’il s’étoit fortement attaché au parti d’Auguste dès le commencement des nouvelles brouilleries qui éclatèrent entre Marc-Antoine et lui, et qu’il mit opposition, par le droit de sa charge, aux édits violents que les deux consuls vouloient faire passer contre celui-ci. Il est vraisemblable que ces importants services ne restèrent pas sans récompense pour lui ou pour sa postérité ; du moins, malgré le silence des historiens contemporains, il est certain, par les inscriptions qu’on vient de découvrir, qu’un petit-fils du tribun Balbus a été élevé à la dignité de préteur avec puissance proconsulaire. On a trouvé à Ercolano un assez long fragment des fastes consulaires. L’un des directeurs des fouilles, docteur espagnol, s’en vint un beau jour à Naples, toujours courant, annoncer qu’il avoit trouvé les litanies des Romains.

Quant aux peintures à fresque trouvées à Ercolano, elles sont d’autant plus précieuses qu’il ne nous restoit presque rien d’antique en ce genre. Tout ce que nous avions consistoit en un dessus de porte carré long dans une maison des Pamfili, connu sous le nom de la Noce Aldobrandine ; en deux morceaux tirés du jardin de Salluste, qu’on montre au palais Barberini, et dans les petits ornements de la pyramide, qu’on appelle communément les figurines dé Cestius : encore ne faut-il plus compter ce dernier morceau, qui est si effacé aujourd’hui que je n’y ai presque rien pu voir. Ceux d’Ercolano sont en grand nombre ; mais la plupart en pièces, ou du moins fort gâtés. J’ai déjà parlé de ces espèces d’arabesques qui décoroient, selon l’apparence, l’intérieur des maisons. Les tableaux de figures que je me rappelle sont un Satyre qui embrasse une Nymphe, et l’Éducation d’Achille par le centaure Chiron, petit tableau en hauteur, fort précieux. J’ai ouï parler de plusieurs autres, tels qu’un Hercule, un tableau de l’histoire de Virginie, un autre d’un orateur qui harangue le peuple, une Pomone, des bâtiments, des paysages, des tritons, des jeux d’enfants travaillés dans le même goût de badinage que certains tableaux de jeux d’enfants de nos peintres modernes ; d’autres enfin où l’on remarque des choses si semblables à nos modes actuelles les plus bizarres, qu’on est prêt à les soupçonner d’y avoir été ajoutées après coup. Peut-être ne les ai-je pas vus ; car on ne m’a pas tout fait voir : en tout cas, je n’en ai pas conservé d’idée ; on nous montroit ces pièces avec tant de rapidité, que quelquefois à peine avois-je le loisir d’entrevoir. Le tableau dont j’ai la mémoire la plus présente, mérite d’être mis au premier rang des choses curieuses trouvées dans ce lieu ; c’est une fresque peinte en hauteur, de la grandeur à peu près d’une glace de cheminée : ainsi c’est sans contredit le plus grand tableau antique qui existe. On a séparé et tiré en entier le pan de muraille sans l’offenser : on a encadré la muraille avec des poutres contenues par de longues clefs de fer ; c’est ce que les ouvriers italiens savent faire avec une adresse infinie, c’est aussi de cette manière que, pour prévenir la ruine totale des fresques de Saint-Pierre de Rome, causée par l’humidité de cette église, on a enlevé des masses énormes de maçonnerie, et remplacé le vide par des copies de ces mêmes tableaux, en mosaïque de verre coloré, dont la durée sera éternelle. Le tableau du souterrain contient trois figures groupées sur un fond rougeâtre, tout uni, comme si on l’eût peint sur du papier coloré. Il représente un homme nu, debout, de hauteur naturelle, ayant à ses pieds deux enfants qui lui embrassent les genoux. On voit au bas du tableau, dans l’angle, la tête d’un monstre assez difforme. On ne peut guère douter que la figure principale ne soit un Thésée, à qui les enfants d’Athènes rendent grâces après la défaite du Minotaure. Les figures sont d’une grande correction de dessin : l’attitude et l’expression sont belles, quoique la figure principale soit un peu roide et tienne de la statue ; mais le coloris n’est pas bon, soit par la faute du peintre, soit qu’il ait été altéré par le temps et le séjour dans la terre. Tel qu’il est, on doit souhaiter qu’il se puisse conserver ; car un des grands inconvénients de ces peintures antiques est, qu’après avoir été tirées du sein de la terre en état passable, elles dépérissent en peu de temps sitôt qu’elles sont exposées au grand air. Un ouvrier croit avoir trouvé un vernis qui préviendra ce dépérissement. Il en avoit fait usage sur le Thésée ; et, jusque-là, on avoit lieu de se flatter de la réussite.

Vous savez combien le peu de tableaux de la peinture antique qui nous restent, rendent précieux ce que nous en avons. Si la Noce Aldobrandine l’emporte sur le Thésée pour la beauté de l’ouvrage et pour la correction du dessin, l’autre l’emporte à son tour par l’étendue et par la grandeur des figures, qui d’ailleurs sont groupées d’une manière convenable au sujet ; au lieu que dans la Noce elles sont toutes rangées à la file, comme dans un bas-relief. Ni l’un, ni l’autre de ces tableaux, il faut l’avouer, n’a de perspective ; mais il semble que ce que l’on peut le plus justement reprocher aux anciens est le défaut d’ordonnance et de distribution des masses : quand le coloris d’une pièce est entièrement perdu, est-il bien aisé de juger de sa perspective, de son clair-obscur et des couleurs locales ? On doit cependant convenir que nous surpassons en ceci les anciens autant qu’ils nous surpassent dans l’article du dessin. L’hyperbole du Poussin est excessive, lorsqu’il dit que, si Raphaël, comparé aux autres modernes, est un ange pour le dessin, il est un âne comparé aux anciens. Peut-être que le Poussin, trop accoutumé à la sévérité du dessin des statues antiques qu’il copioit sans cesse, et dont la raideur se fait un peu sentir dans ses ouvrages, n’avoit pas l’esprit tout-à-fait propre à goûter les grâces divines de Raphaël. Il est vrai néanmoins qu’il n’y a peut-être, dans aucun tableau de ce maître des maîtres, aucune figure qui égale, pour la beauté du dessin, celle de la mariée dans le tableau de la Noce. Si on la considère seule et isolée, c’est la plus belle qui existe au monde ; mais, si l’on considère le tableau en entier, il est assurément inférieur à tous ceux de la bonne manière de Raphaël ; le morceau de maçonnerie sur lequel cette fresque est peinte est fendu par le milieu. On connaît assez la forme de ce tableau qui est longue et de peu de hauteur ; il fait à présent un dessus de porte, dans une maison appartenant aux Pamfili. Sa manière participe de celle du Poussin et de celle du Dominiquin, surtout de celle de ce dernier. Le Thésée paraît tenir de Louis Carrache et de Raphaël. N’êtes-vous pas étonné de voir qu’on tire un pan de muraille comme cela tout entier du fond d’une ville souterraine, sans blesser la peinture ? vous en entendrez bien d’autres quand il sera question des mosaïques de Saint-Pierre de Rome. Remarquez néanmoins que, lorsque je compare ici la manière d’un tableau antique avec celle d’un peintre moderne, c’est pour en donner une idée à ceux qui n’ont pas vu le tableau antique ; non que je veuille dire que ces manières soient fort semblables, mais seulement que le tableau m’a paru plus approcher de la manière d’un tel peintre que de celle d’aucun autre.

Je me suis étendu sur la description et la comparaison de ces deux peintures anciennes, parce que ce sont les deux principaux morceaux qui nous restent dans ce genre. Au reste, nous ignorons si le hasard qui a bien voulu nous les conserver les a choisis parmi les bons ouvrages du temps, ou parmi ceux du second rang.

Avant même que de les quitter, je reviens encore à la connaissance de la perspective que pouvoient avoir les anciens ; et je veux vous citer un exemple récent, qui prouve qu’ils ne l’ignoroient pas. Il y a dix ou douze ans que M. Furietti, faisant fouiller près de Tivoli, dans les ruines de la maison de campagne d’Adrien, trouva un parquet de marbre de neuf feuilles, dont huit sont en mosaïques à compartiments ; la neuvième, aussi en mosaïques de pierres naturelles, faisoit le centre. On y a figuré deux pigeons buvant dans une jatte de bronze, posée sur un cube de pierre, qui se présente un peu en biais, de sorte qu’on en voit trois faces et plusieurs angles, disposés selon les règles de la plus exacte perspective. Je remarquai que le bord de la jatte de bronze étoit godronné, comme l’étoit, il y a peu de temps, notre vaisselle d’argent. C’est dans ce même lieu que M. Furietti trouva ces deux admirables Centaures de basalte (marbre noir d’Ethiopie), l’un jeune, l’autre vieux, portant chacun sur le dos un Amour qui les dompte. Le sculpteur a exprimé, dans l’attitude et sur le visage des Centaures, les différents âges. Le jeune centaure est vif, alerte et joyeux ; le vieillard est morne, pensif et succombe sous le faix.

Je ne suis pas en état d’entrer avec vous dans le détail de ce qui concerne les inscriptions, les médailles, les pierres gravées, les meubles et autres ustensiles déterrés à Ercolano. Je ne les ai pu voir qu’en partie et en courant, quoique le chevalier Venuti, antiquaire du roi, eût fait de son mieux pour que l’on me donnât le loisir de satisfaire ma curiosité. Les gens qui montrent ces antiquités sont maussades et fort jaloux ; ils croient, je pense, qu’on va leur dérober leurs richesses avec les yeux. Je me souviens qu’il y a beaucoup de meubles de ménage et de cuisine, quelques-uns en terre cuite, la plupart en bronze. Je crois bien que ceux-ci se retrouvent en plus grand nombre, parce qu’ils ont mieux résisté qu’en toute autre matière, même en fer, qui a plus souffert que le bronze, du long séjour dans la terre ; car le peu de pièces en fer qui se retrouvent, sont toutes dissoutes ou mangées de la rouille. Mais, indépendamment de cela, il m’a paru que les anciens employoient le bronze à beaucoup de pièces que nous faisons aujourd’hui en fer.

Je ne vous parle pas non plus de la quantité de lampes, de vases, d’instruments de sacrifice, de guerre ou de bain, d’urnes, etc. ; mais je ne veux pas oublier quelques articles singuliers, tels qu’une table de marbre, non à pieds de biche, mais à pieds de lion, autour de laquelle est une inscription en langue osque ou étrusque, dont j’aurois voulu avoir le temps de copier les caractères ; un morceau de pain, des noix et des olives ; conservant encore leur figure, quoique réduits en charbons, etc. On trouvera sans doute dans la suite quantité d’autres choses fort curieuses, surtout si la recherche est mieux conduite à l’avenir que par le passé. En arrangeant en bel ordre tout ce qu’on y déterrera, on aura sans doute le plus singulier recueil d’antiquités qu’il soit possible de rassembler. Je voudrois bien, mon cher président, qu’on pût se flatter de faire la découverte de quelque ancien auteur de nos amis, d’un Diodore, par exemple, d’un Bérose, d’un Mégastène, ou d’un Tite-Live, même des cinq livres de l’Histoire romaine de Salluste que nous avons perdus, quoique alors toute la peine que je me suis déjà donnée pour les refaire fût elle-même perdue ; mais ce seroit folie que d’imaginer que quelques manuscrits eussent pu résister, et à l’événement qui a causé la ruine d’Ercolano, et à dix-sept siècles de séjour dans le sein de la terre[73].


LETTRE XXXIV
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À M. DE BUFFON


Mémoire sur le Vésuve.


Rome. 30 novembre 1739.


Je viens, mon cher Buffon, de m’entretenir avec M. de Neuilly et notre ami le président Bouhier, du Vésuve ainsi que de la découverte nouvellement faite de l’ancienne ville d’Herculée, ensevelie sous les ruines du mont Vésuve. Rien au monde n’est plus singulier que d’avoir retrouvé une ville entière dans le sein de la terre. Je parle au président des antiquités que l’on en tire tous les jours ; maintenant, sans répéter ici ce que je dis à l’un et à l’autre, soit sur mon excursion au Vésuve, soit sur ma visite à Ercolano, je veux chercher avec vous par quelles causes les villes du rivages de la Campanie ont été enterrées de la sorte, et vous communiquer une idée singulière à ce sujet.

Après être sorti du souterrain, mon plus grand étonnement fut d’avoir vu qu’Ercolano et le bourg qu’on avoit postérieurement bâti par-dessus, avoient été purement couverts et enterrés ; que l’amphithéâtre et les murailles gardoient, dans la plupart des endroits, une situation à peu près perpendiculaire, ou du moins qu’elles n’étoient inclinées que du côté de la mer ; de telle sorte que la ville ne paraissoit ni avoir été beaucoup secouée par un tremblement de terre, ni abîmée ou engloutie comme on l’auroit-cru d’abord, mais seulement poussée par le poids des terres que le Vésuve avoit fait ébouler, et ensevelie sous la quantité de matières qu’il avoit vomies de son gouffre : ce qui donneroit lieu de supposer que la cavité de ce gouffre étoit d’une énorme étendue. Ce fut dans cette idée que je montai la montagne pour examiner avec soin la disposition du local, et la manière dont pouvoit s’être produit un effet si étonnant.

Dans ma lettre à M. de Neuilly, je développe de mon mieux les conjectures qui me portent à penser que le Vésuve actuel est une montagne de nouvelle formation, tandis que le Monte di Somma, a été le cratère du volcan, dans les temps anciens. Voici les preuves que je puis vous donner à l’appui de mon opinion ; elles sont tirées de l’examen des lieux, et de ce que je me rappelle d’avoir lu, touchant le Vésuve, dans différents auteurs.

On n’ignore pas qu’il y a des volcans qui se forment où l’on n’en avoit jamais vu ; d’autres qui s’éteignent tout-à-fait ; d’autres dont les éruptions s’interrompent pendant si longtemps qu’il n’en subsiste plus aucune tradition, mais seulement quelques traces des embrasements passés, traces physiques et plus durables que ce qui dépend de la mémoire des hommes. Le Vésuve, dont les éruptions sont aujourd’hui si fréquentes, étoit dans ce dernier cas jusqu’au temps de la ruine d’Herculanum. Voici comment Strabon le décrit : « C’est, dit-il, une montagne revêtue de terres fertiles, et dont il semble qu’on ait coupé horizontalement le sommet. Ce sommet forme une plaine presque plate, entièrement stérile, couleur de cendre, et où l’on rencontre de temps en temps des cavernes pleines de fentes, dont la pierre est noircie, comme si elle avoit souffert de l’action du feu ; de sorte que l’on peut conjecturer qu’autrefois il y a eu là un volcan qui s’est éteint après avoir consumé toute la matière inflammable qui lui servoit d’aliment. Peut-être est-ce à cette cause qu’il faut attribuer l’admirable fertilité du talus de la montagne ? On prétend que le terriloire de Catane ne produit ses excellents vins, que depuis qu’il a été recouvert par les cendres vomies par l’Etna. Il est constant que certains terrains gras, inflammables et sulfureux, deviennent très-propres à produire de bons fruits, après que le feu les a travaillés, consumés et réduits en cendres. » Tel est le rapport de Strabon, où il est essentiel de remarquer qu’il ne dit point que la montagne ait deux sommets, circonstance qu’il n’auroit assurément pas omise. Dion Cassius garde le même silence à cet égard. Il me parut donc presque certain qu’autrefois le cintre du Monte Somma étoit entier et recouvert d’une voûte formant une plaine d’un grand diamètre, minée par-dessous ; que c’étoit là toute la montagne ou l’ancien Vésuve de Strabon ; que l’inflammation qui s’y mit peu après, au temps de Pline, l’an 79 de l’ère vulgaire, produisit la terrible éruption qui fit sauter toute la voûte de cette grosse montagne ; qu’elle lança une effroyable quantité de pierres et de matières de toutes espèces, et qu’elle fit couler, comme il arrive encore de notre temps, des laves ardentes ou torrents mélangés de terre, de cendre, de soufre et de métaux fondus, dont le poids, joint aux secousses réitérées des mines, fit ébouler du talus de la montagne une quantité de terres assez grande pour ensevelir la ville d’Herculanum et les contrées voisines, sous la chute de tous ces mélanges.

Vous voyez, par le récit de Strabon, qu’il n’est pas possible de mettre en question, comme quelques savants l’ont fait à ce qu’on m’a dit, si l’éruption qui a couvert Herculanum de ses ruines, est la première éruption du Vésuve, et qu’il est au contraire certain que bien avant cette date la montagne étoit un volcan qui avoit dans le cours des siècles antérieurs, vomi des flammes et laissé couler des torrents de cette matière fondue qu’on appelle lava. Quelques personnes qui ont observé ici les anciens édifices de la ville souterraine plus à loisir et mieux que je n’ai pu le faire, m’ont assuré qu’on y voyoit des fondations de bâtiments faites en laves ; car la lave devient extrêmement dure, et étant commune dans tout le canton on l’emploie fort bien, soit pour bâtir, surtout dans les fondements, soit pour paver. On la voit mise en œuvre dans les anciens grands chemins des Romains et même à ce qu’on dit, à de grandes distances du Vésuve ; et tout le long des montagnes depuis Naples jusqu’en Toscane, on trouve des pierres fondues ou calcinées en forme de laves ou de scories, de sorte qu’il sembleroit qu’en des temps dont on a perdu toute mémoire, cette chaîne de l’Apennin qui partage l’Italie dans toute sa longueur, a été une suite de volcans. Nul doute que celui du Vésuve ne soit d’une très-haute antiquité. Vous en verrez la preuve dans le fait observé par Pichetti que je vous rapporterai tout à l’heure.

Quand il arrive une éruption, on commence à entendre dans la montagne un frémissement intérieur et du bruit semblable à celui du tonnerre. La fumée, aussi noire que de la poix, interrompue d’éclairs et de lances à feu, enveloppe tout le sommet de tourbillons. Peu après elle devient grisâtre ; le gouffre lance de son fond des quartiers de rochers d’un calibre prodigieux, qui faisoient obstacle à l’éruption. Ils roulent en retombant le long du talus, et entraînent les terres avec un terrible fracas. La cime prend feu de tous côtés ; on en voit partir le fer, le soufre, la pierre ponce, le sable, les cendres, la terre, comme une grenade d’artifice qui éclate de toutes parts. Tous les lieux où ces mélanges viennent à tomber en demeurent couverts. En 1631, il en tomba sur des vaisseaux à la rade vers la côte de Macédoine. En 472, les cendres, au rapport du comte Marcellin, volèrent jusqu’à Constantinople ; elles allèrent bien plus loin lors de l’éruption qui couvrit Herculanum. Ce fut la plus terrible de toutes. On peut juger combien cette pluie de terre fut abondante, par ce que marque Pline le jeune à Tacite, dans la lettre où il lui fait le récit de la mort funeste de son oncle. Il raconte que « ce dernier étant entré pour se reposer avec quelques gens de sa suite, dans une maison près du rivage, où il s’endormit accablé de lassitude, il fut, au bout de peu de temps, contraint d’en sortir, sur l’avis qu’on vint lui donner, qu’il alloit être bloqué dans la maison, dont la porte étoit presque à demi bouchée par les terres et les minerais que faisoit pleuvoir le Vésuve ; de sorte qu’avant que la sortie leur fût tout-à fait interdite ils se hâtèrent de s’échapper, portant des coussins sur leur tête, pour parer, le mieux qu’il seroit possible, le coup de la chute des pierres. »

Le gouffre, après avoir jeté au-dehors toutes ces matières, commence à bouillir par le fond, et s’élève comme du lait sur le feu, jusqu’à ce que la force du feu, cassant la chaudière en quelque endroit, laisse écouler la matière fondue, ou torrent d’un fer rouge, qu’on appelle lave. Elle descend lentement le long du talus, enflamme la campagne sur son passage, creuse et fait écrouler les terres qui lui font obstacle. On sent quel doit être le poids énorme de ces torrents enflammés, puisque lors de l’éruption de 1737, qui n’a pas été une des plus vives, l’un de ces torrents occupoit un espace de trois cents pas en largeur. On prétend avoir vérifié que, pendant l’éruption de 1694, la lave s’étoit amoncelée dans un fond jusqu’à la hauteur de soixante toises.

Le gouffre que la première éruption creusa dans l’ancien Vésuve, n’a pu manquer d’être d’une énorme étendue. L’abréviateur de Dion, dans la vie de Titus, le compare, pour la forme, à un amphithéâtre. « Le sommet du Vésuve, dit-il, aujourd’hui fort creux, étoit autrefois tout uni. Toute la surface extérieure, à l’exception de ce qui fut ravagé sous le règne de Titus, est aussi haute et aussi bien cultivée que jamais jusqu’à la cime, qui est encore couverte d’arbres et de vignes ; car le feu qui consume l’intérieur ne mine que le dedans, et donne au sommet la forme d’un amphithéâtre, s’il est permis de comparer les petites choses aux grandes. Nous le voyons souvent jeter de la flamme, de la fumée, des cendres et des pierres ; mais ces accidents ne sont rien en comparaison de ce qui se passa du temps de l’empereur Titus ; on crut alors que le monde alloit rentrer dans le chaos. Le Vésuve jeta tant de matériaux, que non seulement les bestiaux, les oiseaux et même les poissons du rivage périrent, mais que deux villes de Campanie, Herculanum et Pompéia, furent ensevelies sous les débris de la montagne ; les cendres furent portées jusqu’en Égypte et en Syrie. Il en vint de si gros nuages à Rome que le soleil en fut obscurci, au grand étonnement des habitants, qui ignoroient encore ce qui se passoit du côté d’Herculanum. »

L’amphithéâtre décrit ici par Xiphilin ne peut s’entendre que de la forme du Monte Somma, qui ressemble encore aujourd’hui au Colisée de Rome, dont une moitié de l’enveloppe est détruite. On ne pourroit comparer à un bâtiment de cette espèce un trou en pyramide renversée, tel qu’est le gouffre actuel du Vésuve ; l’embrasement, à force de miner les bords de l’ancien cratère, a ruiné par calcination tout le côté méridional de l’enveloppe, ne laissant subsister que la partie septentrionale, tandis que le gouffre a continué à lancer successivement de son fond des matières qui, retombant sur lui-même, ont formé dans son milieu le second sommet, proprement le Vésuve d’aujourd’hui, ainsi qu’un pain de sucre au fond d’un creuset ébréché, sommet qui est miné lui-même et où le feu, continuant à percer dans le centre un tuyau vertical, dépouille sans cesse l’intérieur de la nouvelle montagne, des matières enfermées dans son sein, pour en augmenter sa surface extérieure. Quand les matières fondues que contient le cratère viennent à se refroidir et à s’affaisser, elles y forment dans le fond une masse ou croûte endurcie, composée des débris de toutes sortes de matières hétérogènes, liées ensemble, qui se tiennent coagulées vers le fond de la chaudière, près duquel la force du feu qui avoit soulevé cette espèce de fonte, doit avoir laissé des intervalles vides ; ce sont autant de mines prêtes à jouer à la première éruption, et à revêtir de nouveaux matériaux les côtés de la montagne. Il ne paraîtra pas fort extraordinaire que le pic du Vésuve ait pu se former, tel que nous le voyons, en dix-sept cents ans, si l’on fait attention que son axe perpendiculaire, depuis l’endroit où commence la divergence des deux sommets jusqu’au dessus, ne paraît pas être haut de plus de deux cents cannes, tandis que l’élévation totale de la montagne, depuis le niveau de la mer, est de près de onze cents ; que, depuis le temps de Pline, les éruptions n’ont pas cessé d’être très-fréquentes ; que les matières lancées du fond du gouffre, où le feu a percé au milieu du cône, retombant sans cesse sur les côtés, ne peuvent manquer à la suite des siècles d’augmenter considérablement le diamètre horizontal du pic ; de même que la pyramide de sable qui se forme au fond d’un clepsydre grossit toujours à mesure que le sable tombe dessus : c’est la comparaison judicieuse que donne Addison. Misson et Addison, surtout ce dernier, ont parfaitement bien vu le Vésuve. On ne peut en douter en le voyant soi-même, après avoir lu leurs descriptions. Il n’est pas moins vrai, cependant, qu’il n’y a presque plus rien de pareil aujourd’hui à ce qu’ils en rapportent. Un gentilhomme napolitain dit à Addison, qu’il avoit vu, de son temps, le pic grossir de vingt-quatre pieds en diamètre. Du temps de Misson, en 1688, il y avoit près du sommet, à l’endroit où le pic commence, une espèce de petit amphithéâtre ; de telle sorte qu’une vallée peu profonde, enveloppée d’une enceinte peu élevée, entouroit les racines du pic. Le fond de cette vallée paraissoit formé par des laves refroidies : elle étoit comblée en 1720, au temps d’Addison ; l’enceinte de l’amphithéâtre avoit disparu ; les racines du pic n’étoient plus entourées que d’une plaine circulaire. Aujourd’hui, de nouveaux matériaux tombés d’en haut ont presque fait de cette plaine un talus ; le pic est devenu d’un plus grand diamètre ; les éruptions de 1730 et 1737 ont dégagé les parois intérieures du gouffre de plusieurs roches saillantes, que ces deux voyageurs y avoient vues. L’orifice du gouffre, que Misson n’avoit trouvé large que de cent pas, et Addison que de quatre cents pieds, est de trois cent cinquante toises.

Il arrivera de là que le feu, à force de vider l’intérieur et de miner l’épaisseur des bords du cratère, les rendra trop faibles pour résister à l’action du feu, qui les ébréchera d’un côté, comme il a fait au Monte Somma, ou les rainera tout autour dans toute la partie supérieure, qui est toujours la plus mince ; c’est ce qui est arrivé à la Solfatara, autrefois olla Vulcani, montagne voisine du Vésuve, et située de l’autre côté de Naples. On voit clairement que celle-ci n’est qu’un volcan usé, qui avoit autrefois le double au moins de hauteur. Cette montagne est peu élevée, son sommet est d’un large diamètre, comme si on en eût rasé horizontalement toute la moitié supérieure. Le feu, à force d’agir, a jadis consumé, dissipé ou renversé, toute la partie du dessus sur celle d’en bas ; l’inspection du sommet de cette montagne ne laisse aucun doute qu’elle n’ait été presque semblable au Vésuve et à son gouffre ; c’est un véritable amphithéâtre dont l’enveloppe a peu de hauteur. En un mot, comme on ne peut mieux comparer la figure du Vésuve qu’à un verre à boire, on ne peut donner une meilleure idée du sommet de la Solfatara, qu’en le comparant à un pâté ou à une jatte, dont le fond est large et les bords peu élevés. Tel seroit à peu près le Monte Somma ou l’ancien Vésuve, si l’abondance des matières n’eût pas produit au milieu un second sommet. Tel sera peut-être un jour le Vésuve actuel, quand tout ce qu’il contient d’inflammable sera consumé, et comme le gouffre de celui-ci s’élargira nécessairement toujours par la violence de l’action qui le mine, son diamètre deviendra assez étendu pour qu’une partie des matières lancées retombant dans le fond, y vienne former un troisième pic ou sommet entouré de deux enceintes extérieures ; et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’à la longue les éruptions aient comblé tous les vallons et rempli les intervalles qui se trouvent entre les enceintes, au point de ne faire du sommet de cette montagne tronquée, qu’une large plaine entourée par les bords du premier cratère, qui est toujours le plus élevé, et de lui donner la forme qu’a aujourd’hui la Solfatara ; mais, avant que ceci n’arrive, les dégorgements des gouffres continuant les effets commencés, jetteront une quantité de terrain, du sommet au pied de la montagne, sur le bord de la mer, et augmenteront de plusieurs couches la hauteur du sol du rivage, au-dessus du niveau de la mer.

Comme la ville d’Ercolano et le bourg qu’on a bâti au-dessus, ont été successivement les victimes de cette super addition de couches, le bourg de Portici et peut-être plusieurs autres, le seront de même à l’avenir, sans qu’il soit nécessaire de supposer que tous les édifices en doivent être détruits et renversés. Ils ne peuvent, à la vérité, résister aux coups des torrents enflammés, dans le lieu où ils coulent, ni à l’impétuosité des pierres lancées dans l’endroit où elles frappent ; mais tous les bâtiments qui ne seront exposés qu’à l’immense pluie de terres, sables, cendres, mines ou fragments que l’éruption fait retomber sur le rivage après les avoir élevés en l’air, seront seulement en danger d’être couverts sans être renversés. On en peut dire autant de l’éboulement des terres du talus, auquel les murailles sont capables de résister. Par-là on doit cesser de s’étonner de trouver debout une partie des murs et des édifices de la ville souterraine, et expliquer comment elle se trouve enterrée sans avoir été abîmée, et sans qu’il y ait péri qu’une seule personne, tous les habitants ayant eu le temps de s’enfuir ; car on n’y a trouvé qu’un seul cadavre. Mais par-là aussi on peut conjecturer quel sera le sort des villes actuelles et de cette contrée florissante, qui continueront toujours à disparaître, jusqu’à ce que les matières inflammables que le Vésuve contient dans son sein soient entièrement épuisées.

Ces nouvelles couches du rivage étoient, il y a cinquante ans, au moins au nombre de onze. En 1689, un architecte de Naples, nommé François Pichetti, faisant creuser un terrain entre le Vésuve et la mer, près de l’endroit où avoit été ensevelie la ville de Pompéi, trouva, dans l’espace d’environ soixante-huit pieds de profondeur, au bout desquels l’eau ne permit pas d’aller plus loin, onze lits ou couches disposés alternativement ; savoir : six de terres naturelles et cinq de laves ou matières vitrifiées des torrents du Vésuve ; la onzième couche étoit de tuf, la dixième de lave, la neuvième de terre presque aussi dure que le tuf ; entre la quatrième et la cinquième couche, à seize pieds de profondeur, on trouva du charbon, des ferrures de porte et deux inscriptions latines, d’où l’on conjectura que c’étoit là l’ancien sol de la ville de Pompéi, qui se trouveroit, si cela est, beaucoup moins enterrée que celle d’Ercolano. On a plus d’une fois eu lieu d’observer cette alternative de lits de terre, dans des endroits où le terrain végétable a été recouvert par accident et est redevenu végétable à la longue. Richard Pococke, célèbre voyageur anglais, parcourant la province de……… en Égypte, vit au village de……… près des ruines d’Arsinoé, dans un sol de terre noire et fertile, de trois pieds d’épaisseur, un puits où l’on remarquoit des couches alternatives de sable jaune, qui recouvroient d’autres couches semblables à celle de la surface.

Je ne m’étends pas davantage sur l’opération de Pichetti, dont vous pourrez voir le détail, soit dans la troisième décade de l’Histoire universelle de Bianchini, soit dans l’extrait qu’en a donné Fréret au tome IX de nos Mémoires. Je me contente de vous marquer qu’il y auroit bien des choses à dire sur le calcul hypothétique que fait Bianchini, d’où il prétend inférer que la dixième couche, qu’il regarde comme la plus ancienne lave qu’ait jamais vomie le Vésuve, et par conséquent la première éruption de cette montagne, peut être fixée à l’an 2500 avant l’ère vulgaire. J’essaierai tout à l’heure de faire un calcul plus exact que celui de Bianchini, et, selon l’apparence, il nous donnera une antiquité plus reculée de nombre de siècles. Il est évident que toute cette augmentation de terrain n’est pas sortie de la cavité actuelle du Vésuve, et n’a pu être fournie que par le gouffre spacieux du Monte Somma, que j’ai dit être l’ancien gouffre qui sauta au temps de Pline ; et même la vallée qui le sépare du Vésuve s’appelle encore Atrium ou foyer, marque évidente que c’est là qu’étoit autrefois le volcan. Mais voici une observation qui prouve sans réplique que l’ancien Vésuve n’avoit qu’un sommet, et que ce sommet unique étoit le Monte Somma : cette observation est tirée d’un manuscrit que l’abbé Entieri m’a communiqué à Naples, duquel j’ai déjà tiré quelques-unes des choses ci-devant alléguées. En creusant dans le voisinage d’un monastère situé vers la racine extérieure du Monte Somma, du côté du nord, on y a trouvé des laves à la profondeur de deux cents pieds en terre. Or, il est clair que ces laves qui ne se lancent point, mais qui coulent lentement du gouffre jusque dans la plaine, n’ont pu venir que du Monte Somma, et non du Vésuve, qui est séparé de ce monastère, tant par le Monte Somma, que par la vallée qui règne entre les deux montagnes.

Je reviens au calcul fait par Bianchini, et je veux le refaire à mon tour, par une estimation plus exacte. Nous verrons quel en sera le produit.

Essai de calcul sur la date de la dixième couche de laves du vesuve trouvée par pichetti, en 1689, du côté ou étoit autrefois la ville de Pompéi, à un mille de la mer.

Première couche. — Terre légère et labourée, douze palmes.

Seconde couche. — Lave ou pierres vitrifiées.

Troisième couche. — Terre pure, trois palmes.

Quatrième couche. — Lave sous laquelle on trouve du bois brûlé, des ferrures, des portes, etc., e due inscrizioni, le quali dimostravano quella essere stata la città de Pompei.

Par conséquent, la quatrième couche est l’éruption de l’an de l’ère vulgaire 79.

Ici est le sol de Pompéi ; ce qui donne seize siècles pour quinze palmes de terre non pressée ni condensée.

Cinquième couche. — Terre franche et ferrures, dix palmes.

Si quinze palmes de terre non dense donnent seize siècles, ces dix palmes de terre plus dense, donnent au moins douze siècles.

Et il est si vrai que cette cinquième couche de terre a eu au moins douze siècles pour se former par-dessus la précédente éruption, c’est-à-dire par-dessus la sixième couche qui est de lave, qu’au rapport de Strabon, vivant sous le règne d’Auguste, un siècle avant l’éruption qui, l’an 79 de l’ère vulgaire forma la quatrième couche de lave, on n’avoit pas en Italie la moindre tradition d’aucune éruption précédente ; le vulgaire ignoroit que le Vésuve fût un volcan. Si les naturalistes en avoient quelque soupçon fondé sur leurs observations, les faits n’en apprenoient rien du tout. Remarquez en même temps que la tradition n’est pas du nombre de celles qui se perdent facilement.

Or, la tradition en Italie (laissant à part les temps fabuleux), doit être supposée remonter, soit au temps de la prise de Troie et du commencement des rois d’Albe, douze siècles avant l’ère vulgaire, soit au temps du voyage de l’Hercule Tyrien en Italie, où il établit des rits et des monuments qui ont longtemps subsisté depuis, et dont la mémoire dure encore de nos jours.

Or Hercule passa en Italie au retour de son expédition d’Espagne, où il bâtit la ville de Cadix.

La ville de Cadix, selon Velleius, fut bâtie par Hercule au temps de l’archontat de Médon, fils de Codrus ; ce qui donne onze siècles avant l’ère vulgaire. Selon mon sentiment, le voyage d’Hercule est postérieur de peu de chose à l’invasion de Josué en Chanaan, ce qui donneroit environ quinze siècles avant l’ère vulgaire. J’ai prouvé ailleurs que la découverte de l’Europe, par les marchands de Tyr, vulgairement nommés Hercules, mot phénicien qui signifie commerçants par mer, étoit de cette date. Ce fut en effet dans ce lemps-là que les peuples de la Palestine, se voyant pressés dans leur propre terrain par une troupe nombreuse de pasteurs arabes, nouvellement chassés d’Égypte, prirent le parti d’aller sur leurs vaisseaux chercher de nouvelles terres, et fondèrent tant de colonies vers l’occident, sur les deux bords de la mer Méditerranée ; mais tenons-nous-en, si l’on veut, à Velleius.

Sixième couche. — Lave ou éruption au moins antérieure de douze siècles à l’ère vulgaire, même à supposer que la plus prochaine éruption ait coulé en cet endroit.

Septième couche. — Terre beaucoup plus dense, huit palmes ; estimée, à raison de la plus grande densité, douze siècles.

Huitième couche. — Lave ou éruption, vingt-quatre siècles avant l’ère vulgaire.

Neuvième couche. — Terre tout-à-fait dense, tufière et presque aussi dure que la pierre poreuse, vingt-cinq palmes ; estimée, à raison de la plus grande densité, quarante siècles. Si c’étoit de la terre légère labourable, elle vaudroit vingt-sept siècles ; ainsi on ne peut pas dire que l’estimation soit trop forte.

Dixième couche. — Lave ou éruption environ soixante-quatre siècles avant l’ère vulgaire, c’est-à-dire dix- sept siècles avant la période Julienne.

Onzième couche. — Terre tout-à-fait réduite en consistance de tuf ou de pierre poreuse, semblable sans doute aux couches de terres précédentes, avant qu’elle n’eût été si fort condensée par la pression. Ici est l’ancien sol ou surface du monde, supposé qu’il n’y ait plus de couches de laves au-dessous de celle-ci ; ce que l’on pourroit assurer, si la couche étoit de pierres de roche vive et franche. Comme elle n’est au contraire qu’un tuf pierreux, qui ne diffère de la couche supérieure que par sa plus grande densité, il est fort possible qu’il reste au-dessous plusieurs autres couches alternatives de laves et de terre pierreuse encore plus dense.

Total des onze couches, quatre-vingt-un siècles, au lieu de quarante-deux, comme le prétend Bianchini, même en supposant qu’il n’y auroit plus de couches de lave inférieures à celles-ci, et qu’à toutes les éruptions l’écoulement de la lave est toujours tombé dans cet endroit-ci, ce qui n’est ni possible ni vraisemblable.


LETTRE XXXV
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À MM. DE L’ACADÉMIE ROYALE DES INSCRIPTIONS
ET BELLES-LETTRES


Mémoire sur les antiquités d’Ercolano.
20 novembre.


Messieurs, peu après vous avoir envoyé le mémoire que vous m’aviez fait l’honneur de me demander sur les antiquités d’Ercolano, et l’état actuel du mont Vésuve, j’ai reçu l’ouvrage de M. Venuti, publié depuis sur la même matière. Il contient un détail très-curieux que je voudrois avoir vu plus tôt. Le mémoire, dont vous avez bien voulu faire lecture à la rentrée publique de nos séances, auroit été beaucoup mieux circonstancié, et plus rempli de choses intéressantes ; mais j’ai eu la satisfaction de voir que, si ma mémoire ne m’avoit rappelé qu’un petit nombre de circonstances, elle m’avoit du moins fidèlement servi dans celles dont j’ai fait le récit. Personne n’est mieux en état de parler des antiquités découvertes à Ercolano que M. le chevalier Marcello Venuti, gentilhomme de Cortone, alors lieutenant de vaisseau à Naples et antiquaire du roi. Ce fut lui qui eut la complaisance, en 1739, de me montrer quelques-unes des choses que


je vous ai rapportées, et qui en a eu en partie la direction jusqu’à ce qu’il se soit retiré dans sa patrie. Le roi lui ordonna, en 1740, d’en dresser une relation, pour envoyer à la Cour d’Espagne. Il vient en dernier lieu de faire imprimer à Rome, en un volume in-4o, cette relation fort augmentée et accompagnée d’un grand nombre de digressions sur divers points d’antiquités, que les choses dont il parle lui donnent occasion de traiter. Une autre partie de son ouvrage est employée à des recherches sur l’histoire mythologique d’Hercule ; sur sa route en Italie, au retour de l’expédition contre Geryon ; et sur les établissements que firent autrefois les Étrusques en Campanie. Comme un ouvrage de cette étendue n’est pas propre à être lu dans nos assemblées, j’ai pensé qu’un extrait réduit au seul détail exact des monuments antiques déterrés à Ercolano, pourroit, sans ennui, occuper votre curiosité pendant une demi-heure. Je me suis borné à tirer de ce livre les seuls faits ou descriptions répandus dans tout l’ouvrage, sans y joindre ni réflexions, ni explications arbitraires, et à former un simple catalogue contenant la liste des bâtiments.



PREMIÈRE DÉCOUVERTE.


Au commencement de ce siècle-ci, quelques habitants du village de Résina, faisant creuser un puits, trouvèrent plusieurs morceaux de marbre jaune antique, et de marbre grec de couleurs variées. En 1711, le prince d’Elbœuf, ayant besoin de poudre de marbre pour faire des stucs dans une maison de campagne qu’il faisoit construire à Portici, fit excaver les terres à fleur d’eau, dans ce même puits, ou l’on avoit déjà trouvé des fragments de marbre. Ce fut alors qu’on trouva un temple orné de colonnes et de statues, qui furent enlevées et envoyées au prince Eugène. Quelques considérations politiques ou particulières firent interrompre les recherches jusqu’au mois de décembre 1738, temps auquel le roi étant à sa maison de plaisance de Portici, donna ordre de continuer à excaver les terres dans la grotte déjà commencée par le prince d’Elbœuf, et de pousser des mines de côté et d’autre, ce qui s’est continué jusqu’à ce jour. Le creux étoit alors à la profondeur de 86 palmes, et donne justement au milieu du théâtre, dont les degrés furent peu après découverts. M.Venuti fit tous ses efforts pour obtenir, qu’au lieu de se contenter de creuser des conduits souterrains, on vidât entièrement le terrain, pour mettre la ville à découvert, ou qu’on y mît du moins le théâtre, en commençant à enlever les terres du côté du rivage qui va toujours en pente. Mais l’immensité du travail, jointe à la considération de plusieurs maisons et de quelques églises, qu’il auroit fallu renverser, ont empêché l’exécution de ce projet, quoique ce fût la seule manière de profiter utilement d’une si curieuse découverte.



Bâtiments.


Un temple de figure ronde, pavé de marbre jaune, entouré en dehors de 24 colonnes, la plupart de jaune antique, les autres d’albâtre floride, porté sur un pareil nombre de colonnes intérieures, entre chacune desquelles étoit une statue. Les statues furent envoyées au prince Eugène par M. d’Elbœuf, ainsi que je l’ai déjà dit. Les colonnes ont été employées à orner diverses maisons particulières. On trouva aussi, dans le même endroit, plusieurs pièces de marbre africain, qui servirent à faire des tables. M. Venuti conjecture sur une inscription trouvée dans ce lieu et où on lit ces trois lettres : T. B. D., que le temple étoit dédié à Bacchus. Il les explique ainsi : Templum Baccho dedicavit.

Plusieurs pilastres de briques, revêtus de stuc peint de diverses couleurs. Entre deux de ces pilastres on a trouvé une statue romaine vêtue d’une toge.

Un théâtre bâti de briques. L’enceinte extérieure est formée par de grands pilastres de briques à égale distance, surmontés d’une corniche de marbre et enduits de stucs de différentes couleurs, les uns rouges, les autres noirs et aussi luisants que du vernis de la Chine. Les voûtes des galeries intérieures soutiennent des arcs sur lesquels portent les gradins du théâtre. Ces galeries sont encore ornées de riches corniches de marbre avec des dentelures et des modillons. Elles l’étoient autrefois d’un ordre entier de colonnes corinthiennes, et les murs dans l’intervalle paraissoient avoir été revêtus de carreaux de marbre de toute espèce. C’est ce que donne lieu de présumer la quantité de fragments de colonnes et de chapiteaux corinthiens, de petits morceaux de marbre africain, jaune antique, serpentin, cipolin, rouge d’Égypte, blanc de Paros, agate, floride et autres, que l’on trouve dans les décombres du théâtre. La Prœcinction ou séparation des deux étages de degrés, en étoit encore tout incrustée, lors de la découverte ; mais on les a arrachés pour les porter dans le petit jardin du roi. Les gradins pour asseoir les spectatateurs sont au nombre de seize, au-dessus desquels on trouve une esplanade plus large, qui suit la forme des gradins en demi-cercle, et que les anciens nommoient Prœcinctio. C’est là que commencent de nouveaux degrés formant un second étage de gradins qui, selon les apparences, n’étoient pas encore découverts lorsque M. le chevalier Venuti est parti de Naples. Le tout est desservi par les escaliers des vomitoires aboutissant aux galeries et au plein-pied. Le diamètre intérieur du bâtiment, mesuré depuis la Prœcinction, en traversant l’étage inférieur de gradins et l’orchestre ou parterre, est de 60 palmes, selon les mesures prises par M. Venuti. Selon les mesures qui lui ont été depuis envoyées, la largeur de tout l’édifice, prise en dehors, est de 160 pieds et de 150 dans l’intérieur. Le demi ceintre en a 290, d’un angle de la scène à l’autre. La scène, ou le Pulpitium, a 75 pieds de face et 30 seulement de profondeur. Pour moi qui connais le local, je doute fort que l’on puisse compter sur l’exactitude de ces mesures, qui n’ont pu être prises qu’à boulevue et par parties séparées ; car tout ce vaste édifice est encore comblé de terre, au travers de laquelle on n’a fait que pousser, d’un lieu à un autre, quelques conduits souterrains bas et étroits. M. Venuti conjecture qu’au-dessus du second étage de gradins, il y avoit une seconde Prœcinction terminée par une grande corniche, sur laquelle étoient posées les statues dont on a trouvé les fragments. Il croit aussi que l’orchestre (du moins si c’est ainsi qu’on doit nommer chez les Romains la partie du théâtre qui portoit ce nom chez les Grecs, et que nous appelons le parterre) se trouvera pavé de marbre. Les degrés du théâtre font face à la mer. Le Podium, l’Orchestre et le Proscenium, n’ont pas encore été assez bien fouillés pour en pouvoir faire la description. Le derrière du Proscenium étoit orné de colonnes, de marbre rouge sur leurs bases, entre lesquelles étoient posées des statues de bronze, servant de point de vue à une rue qui paraît aller du théâtre à la mer. On a porté les colonnes rouges les mieux conservées dans l’église de Saint-Janvier à Naples.

Trois grandes colonnes cannelées en stuc, d’une belle proportion, mais fort endommagées. Les entre-colonnes sont formées par de grandes tables de marbre blanc, sur lesquelles sont écrits quantité de noms d’affranchis.

Les vestiges d’un temple d’Hercule, voisin du théâtre. On y a trouvé une statue de ce dieu et quantité d’instruments propres aux sacrifices. M. Venuti pense qu’une partie des colonnes trouvées dans les ruines du théâtre appartenoient à ce temple. Il avertit le lecteur qu’il est fort difficile aujourd’hui de discerner la véritable place de chaque chose. L’excavation des terres se faisant sans ordre et sans suite, le terrain est rejeté d’un conduit dans un autre ; ce qui fait qu’on le manie à plusieurs reprises et que quelquefois on ne sait plus d’où viennent les morceaux qu’on en retire. Ce temple d’Hercule consiste en une salle élevée, dont les murs aujourd’hui renversés sont peints en clair-obscur, ou, pour nous exprimer à la française, en camaïeux rouges et jaunes, représentant des chasses, des grotesques, des perspectives ou autres tableaux différents. Le mur du fond n’est pas renversé, mais seulement un peu incliné. Il forme deux espèces de niches, au fond desquelles étoient doux tableaux hauts de sept palmes 8/12, larges de six palmes et demie ; l’un représentant l’histoire de Thésée ; l’autre celle de Télèphe. Ces deux peintures que l’on fortifia par derrière, avec de grandes tables de lavagne, furent enlevées de la manière que j’ai décrite dans mon précédent mémoire ; ce que l’on eut d’autant plus de facilité à faire sans les gâter, que l’enduit sur lequel on a peint à fresque est fort épais. M. Venuti fait voir à ce sujet, que les anciens mettoient en usage cette même manière d’enlever les fresques, et qu’au rapport de Varron, on transporta ailleurs des fresques et des bas-reliefs en stuc, travaillés par Demophile et Gorgas, dans le temple de Cérès, près du grand Cirque. Après que le Thésée et le Télèphe eurent été tirés du souterrain, M. Venuti employa, avec la permission du roi, un Sicilien nommé le signor Moriconi, enseigne dans l’artillerie, qui, au moyen d’un vernis mis sur ces tableaux, a fort bien réussi à rappeler les couleurs et aies conserver pour l’avenir.

Les ruines d’une basilique au milieu de laquelle on a trouvé une statue de Vitellius et sur les ailes six piédestaux de marbre, au bas desquels sont les restes presque entièrement fondus de six statues de bronze.

Un petit temple ou chapelle incrustée de marbre de rapport, dans laquelle s’est trouvée une petite statue d’or.

Une maison particulière dont la porte étoit grande et fermée d’un cadenas de fer, qui tomba en pièces, dès qu’on voulut le forcer. Après avoir vidé le terrain de l’intérieur, on trouva d’abord un petit corridor qui conduisit à une salle de plein-pied, enduite et peinte en rouge. On y trouva quelques vases et carafes d’un cristal épais, encore pleines d’eau, et deux écrins de bronze. En ouvrant le second de ces écrins, on y trouva une lame d’argent très-mince, roulée en rond et toute écrite au burin en caractères grecs ; mais comme on la rompoit en voulant la dérouler, le roi la prit et l’emporta dans son cabinet. À côté de la salle est un escalier assez commode par où on monta dans une chambre haute, dont le plancher supérieur est enfoncé. Cette chambre paraît avoir servi de cuisine, vu la quantité d’écuelles, de trépieds ou autres instruments de cette espèce, qui y furent trouvés. On y vit aussi des raisins et des noix fort bien conservés en apparence, mais réduits en charbon et en cendre dans l’intérieur. À côté de cette cuisine est une chambre presque ruinée, pavée en mosaïque assez mal faite, façon de tapis de Turquie. On y trouva une grosse écritoire de bronze, des médailles et des pierres gravées. Deux autres pièces contiguës paraissent faire partie de la même maison. L’une est un appartement de bains pavé de petites pierres carrées, garni de vases, de coquilles de bronze, et de strigils ou râcloirs, de différentes grandeurs. L’autre est une fort jolie cave ou cantine. On y entre par une petite porte revêtue de marbre blanc qui donne dans une chambre large de 8 brasses, et longue de 14 au moins ; car on ne vida pas tout le terrain. Celle-ci communique à une autre pareille de 14 brasses en tous sens. Ces deux pièces sont pavées de marbre et tout entourées d’une banquette assez large, élevée d’une coudée au-dessus du pavé, revêtue de marbre et portant sa corniche. Tout le long de cette banquette régnoient des couvercles de marbre. On vit, après les avoir levés, qu’ils servoient à boucher de grands vases de terre cuite, propres à tenir du vin, engagés dans la maçonnerie et descendant bien plus bas que le pavé de la cave. Chacune de ces urnes pouvoit contenir dix barillets, mesure de Toscane. La seconde cave avoit une ouverture longue et étroite, qu’on prit d’abord pour une fenêtre. Après l’avoir dégagée, on vit que c’étoit une armoire pratiquée dans le mur, profonde d’environ sept pieds et garnie jusqu’au haut de gradins de marbre de diverses couleurs, chacun portant sa petite corniche, très-joliment travaillée. Ces gradins servoient, sans doute, à ranger des bouteilles, des coupes et des carafes. On les a tous détruits, au grand regret des curieux, aussi bien que la banquette des deux caves, pour avoir le marbre et faire du placage ailleurs. On a aussi brisé toutes les urnes de terre en voulant les arracher. Il n’en reste que deux, dont on est venu à bout de rejoindre les fragments avec du fil de fer. Ces urnes sont fort ventrues ; leur col est un peu moins élevé que la banquette dans laquelle elles étoient enchâssées.

On a vidé les décombres de quelques autres maisons particulières, où l’on a remarqué, en général, que les escaliers sont étroits et à une seule rampe toute droite ; que les fenêtres sont petites et garnies d’une espèce d’albâtre transparent et très-mince, dont on trouve encore quelques morceaux en place ; que presque toutes les maisons ont une petite galerie pavée de mosaïque et peinte en grotesques, sur un fond rouge ; que les angles des murs sont à vive arête et comme neufs ; que les fers sont presque entièrement consumés par la rouille ; que les bois de charpente ont parfaitement conservé leur forme extérieure, mais qu’ils sont noircis et luisants ; dès qu’on les touche, ils tombent en pièces ; on distingue assez bien les fibres et les veines, pour reconnaître l’espèce du bois.


FIN DU PREMIER VOLUME.

  1. M. de Cœur-de-Roy était cité alors, en Bourgogne, pour la vivacité de son esprit.
  2. Chanoinesse du chapitre de Neuville
  3. Maître des requêtes, intendant de Lyon.
  4. Sainte Roseline de Villeneuve.
  5. Voir sur les tableaux attribués au roi René, de Pointel, Peintres provinciaux de l’ancienne France, t. I, p. 129-152.
  6. Les Élus-généraux formaient une commission, composée des présidents des trois ordres et administraient au nom des États particuliers de la province qui s’assemblaient tous les trois ans.
  7. Aujourd’hui dans la cathédrale de Saint-Sauveur.
  8. Le comte de Fontette-Sommery, mort chef d’escadre.
  9. Ce village porte maintenant le nom de Vidauban
  10. Expression dont se servait la reine-mère, en parlant du cardinal Mazarin.
  11. Les Génois se donnent à moi, disait Louis XI, et moi je les donne au diable.
  12. Ces fresques s’effacent et disparaissent de jour eu jour.
  13. Ces peintures, presqu’entièrement détruites, n’apparaissent plus que comme des fantasmagories. On en voit encore de rares vestiges sur la façade des deux palais Spinola, situés, le premier Strada nuova, le second à la montée de l’Acqua sola, et de quelques autres édifices de la place Fontane amorose.
  14. Cet emplacement au contraire détermine la beauté décorative de l’architecture. Il en résulte des hardiesses de construction que l’artiste n’aurait jamais inventées : par exemple le pont, d’une seule arcade gigantesque, qui franchit dix à douze rues dans le quartier Carignan.
  15. La noblesse génoise n’est aujourd’hui divisée par aucune classification hiérarchique. Le préjugé aristocratique n’existe guère que de noble à bourgeois. Un marchand, même millionnaire, n’oserait avoir voiture.
  16. Gènes renferme environ 70 ou 80 églises ou oratoires, fondés en expiation de crimes politiques ou de vengeances amoureuses.
  17. On ne joue plus de tragédies. L’opéra seul attire le public au théâtre Carlo Felice.
  18. Qui dirait que la souplesse italioune s’est pliée à admirer Meyerbeer ? En juin 1857, Le Prophète a été couvert de bravos.
  19. Les abbés et les moines mènent encore leurs amies au café de la Concordia, où on les voit discourir le cigare à la bouche, tandis qu’au théâtre de l’Acqua sola les comédiens attaquent dans des pièces populaires la noblesse et le clergé.
  20. Le dialecte génois est incompréhensible, il supprime presque généralement les consonnes, et chaque mot se compose d’une série de voyelles qui se poursuivent l’une l’autre et font l’effet d’une cascade de bâillements.
  21. Quand les Fratelli et les Padri entrent le soir dans une maison, les maris se font un devoir d’en sortir. Les visiteurs passent la soirée avec les dames, sur les terrasses, où, tout en causant, ils prennent du café, des sirops, des granits.
  22. Jeu de cartes à la mode en France à cette époque
  23. Le fameux plat d’émeraudes est une simple verroterie. La Condamine s’en convainquit en le rayant avec un diamant.
  24. Il y a dans cette église une admirable statue de la Vierge de Pierre Puget.
  25. De Brosses entend par là les ornements architectoniques qui font plafonner les peintures.
  26. Le Saint-Ignace est merveilleux, la Circoncision est une peinture bouffie et vide ; L’Assomption est réellement admirable.
  27. Non de Jules Romain mais de Procaccini.
  28. Chef-d’œuvre du Puget.
  29. Belle peinture qui a souffert.
  30. Scène brutale, mais pathétique.
  31. Tableau noirci qui ne garde que le prestige de sa célébrité.
  32. Statues cassées pendant la Révolution française.
  33. Le principal sujet est un chef-d’œuvre de Tiepolo, parfaitement conservé.
  34. Aujourd’hui Palazzo Reale.
  35. Pavés à la vénitienne, et non en stuc.
  36. L’original est au musée de Turin. Il ne reste à Gènes qu’une belle copie.
  37. Galerie encore splendide.
  38. Ce palais est extrêmement négligé et presque abandonné. Magnifiques débris des fresques de Perino del Vaga, élève de Raphaël.
  39. Il s’agit du traité de paix signé à Vienne, dans le mois de novembre précédent (1758).
  40. La basilique de Milan a été terminée par Napoléon Ier
  41. Cette Sainte Famille a disparu. On voit à Brera une autre peinture de Raphaël, Le Mariage de la Vierge, dont De Brosses ne parle pas.
  42. Après la mort de son père elle se retira, en effet, dans un couvent.
  43. La forme des gondoles n’a pas varié. Les gondoliers des nobles ont l’habit des valets de pied. Les gondoliers de place ont le costume des pêcheurs de Léopold Robert.
  44. La place Saint-Marc rappelle plutôt le jardin du Palais-Royal qui est de même dimension et à peu près de même forme.
  45. L’église de San-Germiniano n’existe plus.
  46. Elle a été élevée, au contraire, pour masquer l’irrégularité de cette place.
  47. Cet ouvrage, dont Charles de Brosses s’était occupé dans sa jeunesse, n’a pas été terminé.
  48. Président à la chambre des comptes de Dijon.
  49. Anne de Mucie, épouse de Claude-Antoine Cortois, conseiller au parlement de Dijon ; frère de l’abbé Cortois de Quiacey, à qui sont adressées plusieurs lettres ci-après.
  50. Mme de Montot, née Suremain de Flamerans ; son mari, beau-frère de M. de Quintin, était conseiller au parlement de Dijon. – Mme de Bourbonne, fille du président Bouhier ; son mari était président à mortier au même parlement.
  51. Ce manuscrit était encore lisible lorsqu’on le déposa, en 1564, dans un caveau souterrain dont la voûte est plus basse que la mer dans les marées. 146 ans après, lorsque le père Montfaucon l’examina, il était déjà si pourri qu’on ne pouvait tourner un feuillet sans que tout s’en allât en pièces.
  52. On s’accorde à reconnaître aujourd’hui dans ces quatre fameux chevaux un travail du Bas-Empire. Ils ne sont pas en bronze mais en cuivre pur.
  53. Zanetti (Antoine-Marie), bibliothécaire de Saint-Marc, auteur du livre Della pittura Venesiana, et delle opere pubblicke de Veneziani maestri. Venise, in-8o, 1771.
  54. Le premier livre imprimé à Paris est le recueil des lettres de Gasparin de Bergame.
  55. Cet exemplaire est dédié au cardinal Bessarion, mais non pas le livre dont on connaît cinq exemplaires imprimés sur vélin avec des dédicaces particulières.
  56. Ce tableau peint sur bois est aujourd’hui au Vatican ; il y fut transporte par ordre de Clément XIII (Rezzonico) qui était né à Venise.
  57. Fait partie de notre musée du Louvre.
  58. Aujourd’hui au Louvre.
  59. À l’académie des Beaux-Arts à Venise.
  60. Le Saint Pierre est à l’église des saints Jean et Paul.
  61. Aujourd’hui en Angleterre à la National Gallery
  62. Hasse (Jean-Adolphe), mort à Venise on 1783.
  63. Érudit et poète latin du XVIe siècle.
  64. Valeriano Bolzani
  65. L’original est à la Pinacothèque de Bologne.
  66. On ne sait si Arnolfo di Canbio fut élève de Cimabue.
  67. Plusieurs églises à Florence sont restées sans portique à cause d’une redevance assez forte qu’elles devaient payer à Rome lorsqu’elles étaient terminées. Le Dôme (il Duomo) a eu pourtant sa façade en mosaïque et à portique. Cette façade fut démolie, et l’archilecture à fresque dont parle De Drosses n’est qu’un projet de reconstruction.
  68. Au nombre aujourd’hui de soixante-dix-neuf.
  69. Santa Maria della Spina.
  70. Un grand nombre des tours ont été démolies.
  71. Sienne est aujourd’hui pavé de dalles ; comme Florence.
  72. Sainte-Famille, d’une grâce et d’un coloris charmant. On remarque dans le palais du Municipe, salle des archives, les fresques politiques et allégoriques de Petri Lorenzetti, le Buon Governo, le Cattivo Governo, etc.
  73. Le musée Degli Studi possède aujourd’hui 5,000 Papyri trouvés dans les ruines d’Herculanum. Près de 3,000 feuilles ont été déroulées et n’ont rien ajouté d’important aux monuments de la littérature antique.