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Lettres familières écrites d’Italie T.1/Mémoire sur Milan

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LETTRE VIII

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AU MÊME


Mémoire sur Milan.
Milan, 16 juillet.


Pardieu ! les Italiens font une grande dépense en superlatifs. Cela ne leur coûte guère ; mais cela coûte beaucoup aux étrangers qui font de grands frais en peine et on argent pour voir quelquefois des choses fort vantées et peu dignes de l’être. Il y a si longtemps que j’entends prêcher des merveilles inouïes de ce fameux Dôme ou cathédrale de Milan, dont la façade est la cosa la più stupenda, la più maravigliosa, que je n’eus rien de plus pressé à faire, en arrivant, que d’y aller. Vous avez vu, ou même vous possédez la belle estampe qui représente cette façade ; gardez-la précieusement, car voilà ce qui en existe ; mais aussi il faut rendre justice à l’ouvrage. S’il étoit vrai qu’elle existât, ce seroit une belle chose : je ne lui sais de défaut que de n’être pas. Raillerie à part, à peine y a-t-il une troisième partie de cet immense édifice qui soit faite ; depuis plus de trois cents ans qu’on y travaille, et quoiqu’il y ait tous les jours des ouvriers, il ne sera probablement pas fini dans dix siècles, c’est-à-dire qu’il ne le sera jamais[1]. Si on l’achevoit, ce seroit le plus vaste morceau de gothique qu’il y eût au monde ; on entretient même ici une école de goût gothique pour les ouvriers qui y travaillent. Depuis que cet ouvrage est commencé, il a eu des millions de successions, et, pour n’en pas faire cesser la méthode, on ne se presse pas de finir l’ouvrage.

Le dedans de l’église est très-obscur, dénué de tout ornement et de tout agrément. Voilà le mal que j’ai à en dire ; je commence par là, parce qu’il commença lui-même à me mettre de mauvaise humeur. Il y a cependant dans le détail beaucoup de choses remarquables : l’édifice est d’une grandeur surprenante, surtout ne paraissant pas tel au premier coup d’œil. Il y a dedans double collatérale, non compris les chapelles ; le tout soutenu par six rangs de piliers de marbre blanc d’une grosseur et d’une hauteur extraordinaires ; le pavé est de marbre de rapport, employé, non pas en revêtissement comme ailleurs, mais en grosses pierres de taille : il n’est fait qu’à moitié. Tout l’intérieur de l’édifice est de même de marbre blanc. C’est cet article dont la dépense ne se peut concevoir ; car non seulement les ouvrages et ornements dont fourmille le gothique en sont, mais le toit même de l’édifice n’est fait que de grandes pierres de cinq ou six pieds en carré.

Il faut monter sur le Dôme pour y trouver des travaux énormes, à quoi on ne s’attendoit pas et qui sont là très-inutilement. Tout le tour de l’église, soit à côté, soit derrière, est du même dessin et d’autant d’ouvrage que la façade. On a plus avancé de ces côtés-là qu’au devant, dont le pauvre état, frappant toujours les yeux, excite davantage les âmes pieuses à la libéralité. C’est ce tour qui est habité par un peuple de statues suffisant pour faire une petite armée ; que sera-ce quand elles seront six fois plus nombreuses ? Elles sont presque toutes fort bonnes, et c’est ce qu’il y a de mieux dans l’ouvrage : on en a descendu une trop belle aussi pour demeurer là : c’est un Saint Barthélemi qui peut passer pour un cours d’anatomie complet. On a écrit au bas que ce n’étoit pas Praxitèle qui l’avoit faite. Quoique la pièce soit fort bonne, cette attention étoit de trop ; tous les auteurs que j’ai vus la donnent à Cristoforo Cibo. Il faut qu’ils n’aient pas vu l’inscription qui est au bas et qui porte qu’elle est de la main de Marco Agrato.

Le chœur est orné de sculptures en bois en dedans et en marbre en dehors. Les sculptures du dedans surtout sont d’une beauté et d’un travail très-remarquables.

Sous le chœur est une chapelle souterraine assez bien entendue contenant un si grand nombre de corps saints que le paradis n’en est guère plus fourni. Près de là sont la chapelle et le corps de saint Charles ; la frise de la chapelle est toute d’argent. J’eus le bonheur de voir de près et de m’agenouiller devant la face de mon benoît patron, et ce ne fut pas sans indignation contre un coquin de rat qui, sans respect pour sa béatitude, a eu l’audace de lui ronger le bout du nez ; heureusement que le saint homme en étoit assez bien pourvu pour n’être pas sensible à une pareille perte.

Dans le baptistère de l’église, il y a une cuve de porphyre aussi belle que celle de Saint-Denis. Les quatre docteurs, cariatides de bronze, qui soutiennent la chaire et l’intérieur de la grande porte, valent aussi la peine d’être vus.

Les prêtres nous montrèrent, en payant, le trésor qui est très-riche, surtout en ornements et en argenterie. J’y distinguai quelques pièces curieuses, comme un étui de cuivre, ouvrage en mosaïque d’une grande antiquité ; un coffret d’or sculpté en perfection. Les figures sont vêtues en émail comme on n’en fait plus ; un grand ciboire de cristal de roche, et, si l’on veut, une mitre de plumes à l’usage de saint Charles. Ce saint avoit au dernier point le goût des bâtiments, il en a fait ou réparé ici une grande quantité. Le séminaire, de l’architecture de Joseph Mêla, est, à mon gré, le plus beau et le plus noble de ces bâtiments. C’est une grande cour carrée, garnie de deux étages de portiques à colonnes accouplées ; après, c’est le collège helvétique, moins beau que le précédent, quoiqu’il ait deux cours de portiques, mais il n’est pas construit avec tant de noblesse. Il y a une belle salle de portraits d’hommes illustres ; puis l’hôpital, dont la cour est du même goût, et la façade d’une longueur prodigieuse, demi-gothique et demi-romaine, et enfin le lazaret, bâtiment fort vanté, qui n’est autre chose qu’un cloître immense de figure carrée, ayant cent vilaines chambres de chaque côté.

Quoique j’aie dit que l’architecture des églises de Milan ne soit pas grand’chose, il en faut excepter celle de San- Fedele, aux Jésuites, par Dominico Tibaldi, dit le Pellegrini, surtout pour l’intérieur. Il n’y a d’autre tableau dans cette église qu’une Transfiguration, de Jules-César Procaccini ; mais dans la maison au-dessus du grand escalier, il y a une copie d’une Décollation de saint Jean, de Michel-Ange de Caravage, qui, quoique copie, est une des belles choses qui se puisse voir : l’original, qui est à Malte, est le chef-d’œuvre de son auteur.

L’architecture de la Madonna presso San-Celso est du fameux Bramante, à ce qu’on dit, si tant est qu’un homme si célèbre ait pu mettre l’ordre dorique au-dessus du corinthien, ce qui fait tout le méchant effet qu’on peut en attendre. Cependant le portail, précédé par une bonne colonnade, a plusieurs bonnes statues et surtout une Ève digne de l’antique, par Adolphe Florentin. L’intérieur de l’église est fort riche ; tout le pavé et les murs sont revêtus de marbre : l’autel principal est de pierres précieuses, comme à Pavie, mais moins belles. L’autel de la Madonna est soutenu par quatre colonnes cannelées d’argent, dont les chapiteaux sont de vermeil. Dans une chapelle est un beau tableau de Saint Jérôme, de Paris Bordone ; et dans la sacristie une Sainte-Famille de Léonard de Vinci ; mais tous les beaux tableaux que je vois ici à tout moment ne sont rien à côté d’une Sainte-Famille qui est dans cette même sacristie : la grâce, la finesse de l’expression, la beauté de l’ordonnance, tout y porte le caractère de son auteur : vous n’avez pas besoin après cela que j’ajoute qu’elle est de Raphaël[2]. À bon compte, passez-moi l’enthousiasme quand je parlerai de ce grand maître.

Dieu me garde de vous parler ni de vouloir me souvenir de toutes les églises où Sainte-Palaye m’a traîné : il n’y a si vilain trou où il n’ait voulu entrer ; notre carrosse de remise en étoit sur les dents ; aussi lui ai-je promis que dès qu’il repasseroit à Dijon, je lui ferois voir le petit Saint-Bénigne. Cependant vous serez bien aise, quand vous viendrez à Milan, d’être au fait de ce qu’il y faut voir. À la Passion, un beau portail dorique, gâté par des bas-reliefs mal placés ; le tombeau de Birague ; un fameux tableau de la Cène, de Cristoforo Cibo qui se distingue par son coloris et les expressions des têtes : du reste peu de noblesse et nulle perspective. Il y a à droite, en entrant, une Sainte-Famille ; je ne sais de qui elle est…. À Saint-Alexandre, une chaire en pierres orientales fort mal employées ; c’est un vieux reliquaire. À la sacristie, de bons paysages, du Fiamminghino. À Saint-Laurent, une rotonde bâtie singulièrement et assez maussade ; mais au-devant il y a seize vieilles colonnes corinthiennes, reste d’un portique de l’empereur Vérus, qui, toutes gâtées, toutes effacées qu’elles sont, font un spectacle plus noble et plus beau que tout le reste de Milan et de Gênes ensemble, tant l’antique porte un caractère distingué au-dessus de la plupart des ouvrages modernes… À Sainte-Marthe, un tombeau du jeune Gaston de Foix, tué à la bataille de Ravenne ; c’est le plus joli petit capitaine qu’on puisse voir ; aussi les bonnes religieuses, en rebâtissant leur maison, ont eu grand soin de conserver sa figure pour s’entretenir dans de bonnes pensées, À Saint-Ambroise, de grands et magnifiques dortoirs et escaliers ; un beau réfectoire, au bout duquel est une grande fresque représentant la Cène, par Calixte de Lodi, d’un coloris très-vif, qui n’est pas trop commun dans la fresque. Il y a d’excellentes figures, mais sans clair-obscur et de mauvaises couleurs locales… Plus une belle bibliothèque, bien fournie de manuscrits. On me fit asseoir dans le jardin au même lieu où saint Augustin eut l’inspiration qui le convertit. Je vis le moment que j’en allois faire autant ; je sentois déjà la grâce efficace qui me pronoit à la gorge ; bref, c’était fait de moi, si je n’eusse fui le péril. — 65 —


Il y a dans l’église un maître-autel antiquissime soutenu par quatre colonnes de porphyre ; à côté de là une singulière inscription d’un empereur, Ludovicus César (c’est Louis II, fils de Lothaire et petit-fils de Louis-le-Débonnaire), qui a mis Sainte-Palaye dans une terrible agitation d’esprit. Je l’y laissai, pour me démêler d’un serpent de bronze posé sur une colonne qui passe ici pour le véritable serpent d’airain du désert ; mais c’est, s’il vous plaît, un bel et bon Esculape, à qui l’on fait tous les jours le petit office... À Saint-Eustorge, beaucoup de tombeaux et d’antiquités du Bas-Empire. Notez cependant que le tombeau des trois rois qui allèrent à Bethléem, n’est ni du Bas-Empire, ni de ces choses qui se voient partout ; les trois rois n’étant enterrés qu’en fort peu d’endroits, comme ici, à Cologne et en quelques autres villes. À Saint-Nazaire, les tombeaux des Trivulzi : c’est peu de chose... À la Paix, une madone célèbre : ce n’est rien du tout ; je ne conseille pas à M. le Procureur général d’y aller, d’autant plus qu’il faut faire profession de foi pour la voir... À Saint-Victor, un bon morceau, du Perugin, dans la croisée à droite ; dans le chœur, un Saint Georges, que les religieux, après tous les auteurs, me soutinrent être de Raphaël, et moi je leur soutins qu’il étoit de Jules-César Procaccini, le tout pour me faire valoir ; car le moyen de se faire valoir quand on est de l’avis d’autrui ! Nous allons écrire de bonnes dissertations là-dessus. J’ai pour argument contre les auteurs qu'aucun d’eux ne l’a vu ; car ils en parlent tout autrement qu’il n’est, et contre les moines, que ce sont des nigauds, qui veulent qu’un très-méchant barbouillage, qui est à côté, soit aussi de Raphaël.


À la Roue, il n’y a qu’une chose bien considérable : c’est une petite grille de fer sur un trou du pavé. Mais vraiment n’allez pas vous figurer qu’elle est mise là pour rien. Après une sanglante bataille, donnée entre les chrétiens et les Algériens, saint Ambroise, affligé de voir les chrétiens sans sépulture et leur sang profané par un mélange impur avec le sang des hérétiques (les Algériens hérétiques !) fit au ciel une telle oraison jaculatoire, que le sang des chrétiens se cerna en roue en se séparant de l’autre, et roula dans le trou dont il s’agit. Voilà ce que porte une belle inscription gravée à côté, à laquelle il ne — 66 —


manque, pour être authentique, que d'être signée d'un secrétaire du roi. Je m'étonne fort que Misson, si exact sur cet article, aitoublié ce beau point d'histoire… Aux Grâces, h droite en entrant, un Saint-Paul, peint par Gaudenzio, d'une manière grossière, mais très-éner- gique ; à la croisée de la gauche, un Christ bafoué, du Titien (1), la vie de saint Dominique, à fresque, plus curieuse pour les bonnes histoires qui y sont dépeintes que pour la peinture. Notez seulement le purgatoire au fond d'un puits, et la Sainte-Vierge puisant des âmes avec un chapelet, qui fait la chaîne (2). Au réfectoire, l'Institution de l'Eucharistie, peinte à fresque par Léonard de Vinci ; je n'ai rien \u de plus beau ici après la Sainte- Famille de Kaphaël. Je puis dire que c'est le premier morceau de fresque qui m'ait véritablement fait plaisir, tant pour l'expression de chaque partie en particulier que pour l'ensemble du tout. . . (3) À Saint- Barlhélemi et Saint-Paul, l'architecture extérieure… A Saint-François, l'intérieur avec quelques peintures assez bonnes…. À Saint-Marc, la chute de Simon-le-Magicien, bonne fresque, par Lomazzo, mais qui ne se fait pas remarquer, pour être fort gâtée et effacée. Dans le cloître des religieux, un tombeau antique très-joli, infixé dans le mur ; dans la partie supérieure de ce tombeau, on a sculpté, en bas-relief, une danse des Trois Grâces, toutes nues, dont deux portent distinctement et fort en grand le caractère de leur sexe, et l'autre, pour l'honneur du pays et le goftt des fantasques, se présente dans l'attitude ul- tra montaine.


En générarl, rien n'est plus beau ni mieux entendu que l'intérieur des couvents de Milan. Ceux de Saint- Victor et dos jésuites ne le cèdent en rien à celui de Saint-Am- broise, dont l'architecture est du Bramante.


En voilà beaucoup sans doute sur l'article des églises, et assez peut-être pour vous ennuyer ; mais, une fois pour toutes, il faut faire une réflexion générale sur ce que


(1) Disparu.


(2) Dans le Jugement dernier de Michel-Ange, c'est un ange qui retire une âme du purgatoire avec une chaîne en forme de chapelet.


(3) C'est une peinture murale et non une fresque. Ou ignore le procédé employé par Léonard. — 67 —


j'écris ; savoir, que je n'abrège jamais davantage que dans les endroits où je suis le plus long. En effet, la plupart du temps . vous pouvez remarquer que je passe rapide- ment comme sur la braise ; et, dans le vrai, je supprime toujours beaucoup.


Il n'y a presque point de carrefour ou de place vide un peu large à Milan, où il n'y ait un obélisque ou colonne, ou une statue, ce qui fait à la vue un embellissement agréable. La colonne que l'on appelle Infâme est élevée, à ce que l'on raconte, sur la place où étoit la maison d'un malheureux que l'on surprit s'efforçant, par le moyen de certaines drogues, de mettre la peste dans la ville. Le plus beau des bâtiments publics, à mon gré, est le Campo- Santo, ou cimetière de l'hôpital. C'est une espèce de cercle coupé en octogone par quatre portiques ouverts des deux côtés, de l'un par des fenêtres entre des piliers, et de l'autre par une colonnade continue. On a défiguré ce bel enclos par un méchant bâtiment construit au milieu, lequel en coupe tout-à-fait l'aspect.


Il y a aussi à Milan d'assez beaux collèges et écoles publiques, surtout celles de droit et de médecine ; sur le porte de cette dernière, on voit une statue antique, d'Ausone, avec force inscriptions.


La bibliothèque Ambroisienne est si célèbre dans l'Eu- rope, que vous ne me pardonneriez pas de n'en point parler. Le vaisseau n'en est ni beau ni orné, et tous les livres quelconques sont reliés en parchemin. Il y a, dit-on, trente-cinq mille volumes ; c'est beaucoup pour un si petit espace. On l'ouvre tous les jours, soir et matin, et je l'ai toujours trouvée remplie de gens qui étudioient, à la différence des nôtres ; mais je trouvai singulier d'y voir une femme travailler au milieu d'un tas de livres latins ; c'est la signera Manzoni qui a le titre de poétesse de rimpératrice. Vous verrez bientôt qu'il y a ici des femmes plus érudites encore. L'article le plus considé- rable de cette bibliothèque est celui des manuscrits : on en compte quinze mille. On nous fit voiries plus curieux, parmi lesquels il y en a de beaux et de bonne antiquité. Le plus ancien est la version latine de Josèphe, par Ruffm, écrite sur une espèce d'écorce d'arbre, dont chaque feuille est composée de deux, collées l'une contre l'autre, pour avoir plus de durée. Les docteurs gagés — 68 —


pour l'entretien de la bibliothèque sont obligeants et com- inunicatifs de leurs manuscrits. Ils en laissent copier tout ce dont on a besoin, et il y a des copistes gagés pour écrire en toutes sortes de langues, même en hébreu, syriaque, etc.


Outre les salles des livres, on a établi des académies de peinture et de sculpture. La galerie des sculptures est pleine, comme à Paris, de modèles moulés en plAtre, sur les meilleures statues antiques ; et, en outre, de grandis- simes dessins à la main, dont le principal, sans doute, est celui qu'a, fait Raphaël, pour peindre son grand morceau de l'École d'Athènes (1). Il ne faut pas oublier un squelette effectif posé sur un piédestal et couronné de lauriers ; c'est celui d'une femme docteur, qui, après avoir donné quantité de bonnes instructions à ses com- patriotes pendant sa vie, a voulu leur en donner encore après sa mort, et qui, présumant bien sans doute de ses appas secrets, ordonna, par son testament, qu'on feroit une anatomie de son corps, et que le squelette en seroit posé dans cette galerie, pour être une étude d'ostéologie. Voilà à peu près ce que porte l'inscription du piédestal ; mais j'ai oublié le nom de la fille. En récompense, je me souviens que près de là, il y a un bas-relief de marbre curieux et chargé de quantité de petites figures fort délicates. De là, on entre dans la galerie de peinture ; mais chut, ceci nous mèneroit un peu loin, vu la quantité de belles choses dont elle est pleine ; ainsi, j'ai bien envie de n'en point parler du tout. Il ne faut pas s'aviser de confondre la bibliothèque Ambroisienne avec celle de Saint-Ambroise : celle-ci appartient aux moines du cou- vent de ce nom et ressemble fort à l'autre, non seulement par les livres, mais encore par un bon nombre de manuscrits et de tableaux. Les principaux de ceux-ci sont une Incrédulité de Saint-Thomas, du Titien ; une Descente de Croix, de Lucas ; un Ensevelissement du Bramantino ; une Faniille-Sainte, de Léonard do Vinci ; un beau Dessin, du Morosino, et la Femme adultère de Lanino. Mais, ce qui m'a le plus contenté dans cet endroit, ce sont les archives, où une prodigieuse quantité de


(1 ) Oïl y voit aussi des études, h la plume, de r.éotiard de Viuci, pour sa Cène. — 69 —


Chartres rassemblées avec soin et remontant jusqu'au huitième siècle, sont conservées, étendues de leur long dans des layettes, pour qu'elles ne se coupent point, et cela de manière à servir de modèle à toutes les archives du monde ; comme le père Georgi, qui les a mises dans cet état, doit l'être de tous les archivistes. Il a lui-même déchiffré toutes ces Chartres, les a copiées exactement de sa main, en a fait différentes notices, pour tout ce que à quoi elles peuvent être utiles : chronologie, généalogie, histoire, langue, terriers, famille. En un mot, c'est un ouvrage admirable, et je regarde cet homme comme le Mabillon de notre siècle. Ses mœurs, avec cela, n'ont rien contracté ni de l'habit de moine, ni de la pous- sière des paperasses. Je ne lui trouve de défaut que d'être trop savant pour un moine de Cîteaux. Si son général en était instruit, il le châtieroit sûrement d'avoir trop étudié les poésies de Tite-Live (1).


La bibliothèque des jésuites mérite fort d'être vue. Elle est bien rangée, et m'a paru fort préférable à l'Am- broisiennc, pour la quantité et la qualité des livres imprimés.


On s'est avisé de nous donner sur le pied de docteurs du premier ordre, et pour ma part, j'ai fort bien soutenu cette réputation par une demi-douzaine de citations hors de propos. C'est le secrétaire Argellati (2), lequel vient de donner les éditions de Mezzabarba, de Muratori, de Sigonius et autres, d'ailleurs fort bonhomme et fort ser- viable, qui nous a donné cette belle réputation, moyennant quoi il a fallu figurer dans les assemblées de lettrés. La comtesse Clélie Borromée qui, non seulement sait toutes les sciences et les langues de l'Europe, mais encore qui parle arabe comme l'Alcoran, nous fît prier de l'aller voir, et ensuite nous invita à venir chez elle à la campagne où elle étoit actuellement. Nous lui promîmes fort facilement, et lui avons manqué de parole avec la même aisance. Ce sera bien pis ce soir, nous devons avoir une conférence avec la signora Agnesi, âgée de vingt ans, qui est une polyglotte ambulante, et qui, peu


(1) Expression de l'abbc de Cîteaux (Vo/é de l'auteur.)


(2) Philippe Arjjellati, noble Bolonais, secrétaire de l'Empereur Charles VI, écrivain laborieux et savant. — 70 —


contente de savoir toutes les langues orientales, s'avise encore de soutenir thèse contre tout venant sur toute science quelconque, à l'exemple de Pic de la Mirandole. Ma foi ! j'ai bonne envie de n'y pas aller ; elle en sait trop pour moi. Toute notre ressource est de lui lâcher Loppin, pour la géométrie, dans laquelle excelle principalement notre virtuosa.


Vous pensez bien que nous n'avons pas omis de voir la citadelle, à cause du dernier siège. Quoique françois, un officier allemand nous a menés tout voir, et nous expliquoit à mesure les opérations du siège. Cette place est fort grande, et, outre les fortifications modernes, il y en a au-dedans à l'antique, qui ne paraissent pas y servir beaucoup. La place d'armes est capable de contenir trois mille cinq cents hommes en bataille. Nous vîmes, en faisant le tour de la place, l'endroit où étoient les prin- cipales batteries de notre armée, la brèche faite à la demi-lune, et une grande tour de pierres taillées à pointes de diamant, dont les facettes ont été rudement maltraitées par le canon.


Le palais du gouverneur, non plus que celui de l'archevêque, n'ont que peu de choses qui vaillent la peine d'être vues ; la seconde cour de ce dernier palais ne laisse pas que d'être assez belle, quoiqu'elle ait plus l'air d'un cloître que d'autre chose. On y peut aussi voir, parmi un grand nombre de tableaux mal arrangés dans une vilaine galerie, quelques bonnes pièces du Titien eh plusieurs bons dessins.


Quant aux palais des particuliers, ils ne sont ni d'une bonne architecture au-dehors, ni bien entendus en dedans ; mais les appartements sont d'une grandeur immense, et forment des enfilades qui ne finissent point. Plusieurs d'entre eux ont de bonnes bibliothèques, surtout celles de Pertusati et d'Archinlo (1). La magnificence de cette dernière est unique, non seulement par la condition et la reliure des livres, mais parce que toutes les armoires sont fermées de grandes glaces. Le cabinet du comte Simonetta est assez bien composé, soit pour les


(I) Le comte Charles Archinto, gentilhomme de la chambre de l'Empereur, grand d'Espagne, fondateur de la Société Palatine, éditeur de la grande collection de Muratori, Scriplores rerum italicarum. — 71 -


livres, soil pour les tableaux, la plupart de l'école de Lombardie. Je fus très-satisfait entre autres d'une Famille- Sainte, de Jules-César Procaccini, fort approchant de la manière de Raphaël ; d'une tête, de Lucca Giordano, d'un travail prodigieux ; d'un portrait, du Titien, peint par lui-même, à l'âge de quatre-vingt-cinq ans ; d'un tableau de l'Albane, très-singulier en ce qu'il est de sa première manière, tenant beaucoup du flamand, ou plutôt de Calvart (Dionisio Fiammingo), qui fut le maître de l'Albane. Il n'a presque point fait de ces sortes d'ouvrages, qui n'ont rien de ressemblant à ce qu'il fît ensuite ; mais je fus surtout bien content d'une tête de femme, de Léonard de Vinci, où il y a une fonte de couleurs qui ne se peut pas imaginer, qu'on ne l'ait vue. Le comte Simonetta est un jeune homme fort gracieux pour les étrangers, et qui ne manque pas de connais- sances et de savoir. La comtesse, sa femme, fameuse en France par la bonne réception qu'elle a faite aux françois pendant la guerre, et par M. le marquis de Fimarcon, tient la meilleure maison de Milan. On joue très-gros jeu chez elle ; j'ai eu la sagesse de m'en abstenir, chose très- difficile à croire.


Ah ! vraiment, j'oubliois bien le meilleur ! Pour Dieu, souvenez-vous, dès que vous serez arrivés ici, d'aller visiter le petit jardin du palais Porta. Le terrain en est coupé tout de travers par une vilaine. muraille, ce qui a donné lieu de faire une des plus surprenantes choses que l'on puisse voir : c'est une perspective de bâtiments peints sur cette muraille, d'une telle tournure que tout le terrain paraît d'une régularité parfaite. On va donner du nez contre cette muraille, en comptant se promener plus loin, et l'on cherche inutilement ce qu'est devenu tout l'espace qui faisoit le pré carré. Mais ce sont de ces choses qu'il faut voir, et qui ne s'entendent jamais bien par une description.


Il faut bien, mes chers amis, que vous me pardonniez les pauvretés de toute espèce que j'entasse ici sans ordre et sans choix. Vous voyez bien que je n'ai de papier que ce présent journal, sur lequel je griffonne à la hâte le farrago de tout ce qui me revient dans la tête, sans me soucier comment. Puis, quand il y a un assez grand nombre de feuilles, je ploie cela sous une enveloppe et je vous l’envoie. Voilà tout ce que c’est. À bon compte, je vous conseille fort de sauter à pieds joints sur tout ce qui vous ennuiera.

  1. La basilique de Milan a été terminée par Napoléon Ier
  2. Cette Sainte Famille a disparu. On voit à Brera une autre peinture de Raphaël, Le Mariage de la Vierge, dont De Brosses ne parle pas.