Lettres familières écrites d’Italie T.1/Route de Gênes à Milan. — Pavie

La bibliothèque libre.

LETTRE VII
[modifier]

À M. DE NEUILLY


Route de Gênes à Milan. — Pavie.
Milan, 8 juillet.


Parmi les plaisirs que Gênes peut procurer, mon cher Neuilly, on doit compter pour un des plus grands celui d’en être dehors. Ah ! que le proverbe a raison : Uomini senza fede ! Marchands, aubergistes, maîtres de poste, ouvriers, religieuses, tout est d’une friponnerie et d’une méchante foi inouïes. Je partis le 2 juillet, outrément courroucé contre cette vermine de républicains, et surtout contre un insigne coquin qui, en nous trompant sur le nom de poste et sur celui de cambiatura, au préjudice des marchés faits et des paroles données, nous a fait coûter, pour vingt-cinq lieues seulement, je ne sais combien de sequins plus qu’il n’auroit fallu et qu’il n’auroit coûté, si, au lieu de prendre la poste, on se fût bien expliqué sur la cambiatura, ou qu’on eût voulu prendre, de ville en ville, des voiturins particuliers, ce qui convient à gens qui s’arrêtent à chaque endroit considérable pour leur plaisir ; car les deux manières d’aller, dont l’une s’appelle la cambiatura et l’autre la poste, sont la même chose, sans aucune différence pour le fond ; elles ne diffèrent absolument que de nom et de prix, la poste étant beaucoup plus chère, et quelquefois au quadruple de ce qu’elle coûte en France ; car jusqu’à présent je n’y vois rien de fixe. Le prix varie d’une ville à l’autre et peut-être encore, selon la friponnerie des maîtres de postes, qui abusent tant qu’ils peuvent de l’ignorance des étrangers. Vous comprenez que ceci ne peut manquer d’aller fort loin sur une si longue route, sur le grand nombre de chevaux dont nous avons besoin et sur la quantité de relais. C’est-à-dire que cela va, pour nous, à quatre, à cinquante ou soixante livres par relais, l’un portant l’autre. On ne peut guère compter que par relais ; les postes étant si mal réglées que tantôt ils n’en comptent qu’une pour cinq lieues et tantôt deux pour une lieue. Au surplus, elles sont parfaitement bien servies. (La plupart de ces idées-ci ne sont pas bien justes ; je m’en suis retracté ailleurs. Le prix des postes varis selon les différentes souverainetés. Elles sont d’un prix modique dans les États du Pape et excessif en Lombardie et en Piémont. En général, c’est toujours la voiture dont il se faut servir, et se munir d’un livre de poste pour prévenir la friponnerie des maîtres qui trompent les étrangers tant qu’ils peuvent. Il y a des endroits où les postes se divisent par quart et par trois quarts, manière de compter que nous ne connaissons point en France. On nous faisoit toujours payer le complet. On n’a la cambiatura que fort difficilement et par l’autorité du gouverneur ; moyennant quoi les maîtres de postes, enragés d’un pareil ordre qui les oblige de fournir des chevaux aux deux tiers du prix de la poste, font mille chicanes aux voyageurs et les désolent en route. En général, on a tant de mal et de sujets d’impatience dans un long voyage, qu’il ne faut pas se donner encore l’embarras des petites économies. Il est dur d’être dupe, à la vérité ; mais pour le soulagement de l’amour-propre, il faut se dire à soi-même avec flegme, qu’on ne l’est que volontairement et par paresse de se mettre en colère. De nouveaux renseignements sur les vetturini me portent à vous conseiller de ne jamais vous en servir : c’est une race abominable ; outre que, selon leurs règlements, il ne leur est permis de mener que les étrangers qui ont séjourné trois jours dans la ville.)


De Gênes nous allâmes à Campo-Marone, poste et demie fort courte ; mais qui, par l’extrême rudesse du chemin, me parut bien longue, quoique toute garnie de belles maisons. C’est une plaine où l’on ne voit pas la moindre petite trace de route ; ce ne sont que cailloux et morceaux de rochers gros comme la tête. Il semble qu’Hercule en ait fait pleuvoir assez dans ce lieu, comme à la Crau en Provence, pour couvrir le pays d’un pied d’épaisseur. Les rochers qu’on trouve ensuite jusqu’à Voltaggio (deux autres postes), tout secouants qu’ils sont, ne le sont pas autant que cette horrible plaine. Encore les chaises d’Italie, sans ressorts, sont-elles moins des chaises qu’une invention honnête pour rouer les voyageurs ; aussi arrivâmes-nous sur les frontières du Milanez plus moulus que si nous eussions reçu cent coups de bâtons. Ce trajet passe pour le plus rude de toute l’Italie.

Avant que d’arriver à Novi, on trouve Gavi, petite ville qui me parut avoir une citadelle très-forte, par ses ouvrages et par son assiette au-dessus d’un rocher.

Novi est la dernière ville de l’État de Gênes ; elle se mêle, comme sa souveraine, d’avoir des fresques et d’excellents sorbets.

Au sortir de là commence la plaine du Milanez, qui n’avoit pas besoin pour se faire valoir des horreurs que nous venions de quitter. Rien n’est plus riche, plus fertile, mieux ombragé d’arbres, ni d’un plus beau vert ; c’est trait pour trait la même chose et le même aspect que nos plus beaux cantons du pays bas de Bourgogne, du côté de la Saône.

Deux postes de Novi à Tortona ; c’est une fort méchante petite ville, et son château ne me parut pas plus considérable. Ce n’étoit pas la peine de faire tant de cancan, à la dernière guerre, de la prise d’une pareille place. La brèche par où elle a été prise n’est pas encore réparée ; mais au-devant on a nouvellement piqué dans le roc un escarpement de trois toises de profondeur.

Voghera, où nous couchâmes, distant de Tortona d’une poste prodigieusement longue, n’est qu’un village, mais qui vaut mieux que vingt Tortona. On passe pour y arriver, à Ponte-Corone.

Le 3, nous nous bottâmes, pour ainsi dire, pour coucher à la ville, car nous partîmes à trois heures du matin, pour ne faire dans la journée que deux postes, très-longues à la vérité, mais toujours belle plaine et beau chemin. On passe le Pô dans un bac, qui a plutôt l’air d’un pont de bateaux ambulant (de Turin jusqu’au golfe de Venise, il n’y a point de pont sur le Pô) ; puis un bras du Tesin, et, en troisième lieu, le Tesin lui-même, en entrant dans Pavie, sur un grand pont couvert qui a l’air d’une halle. Le Tesin est une rivière assez considérable et la plus grosse de toutes celles qui se jettent dans le Pô, qui, dans ce canton, n’est guère moins grand que la Saône.

Nous séjournâmes à Pavie. Je ne sais pourquoi je m’étois fait de cette ville, qui a été longtemps la demeure des rois lombards, une idée au-dessus de la réalité. Elle est médiocrement grande, plus longue que large, mal et tristement bâtie de briques ; des rues larges et désertes. Il n’y a que la grande rue, qui fait la principale partie de la ville, qui soit peuplée et passablement commerçante. Ces bons Lombards se sont apparemment figuré que leur ville était curieuse, amour-propre très déplacé, car ils s’obstinèrent à nous mener voir mille choses fort pauvres.

La cathédrale est une vieille église bâtie de travers, où je ne remarquai rien qu’une chaire de prédicateur qui tourne tout autour d’un des piliers ; elle est ornée de bons bas-reliefs en bois, et soutenue par les douze apôtres, façon de cariatides. On me montra, dans un coin de la nef, la lance du paladin Roland ; c’est, ne vous déplaise, un bel et bon mât de navire, dont il comptoit, dans sa colère, faire un suppositoire à Médor.

Dans la place voisine, sur une colonne, est une statue de bronze montée sur un aïeul de Rossinante, de même métal. C’est, à ce que l’on me dit, un excellent-ouvrage des Romains, représentant l’empereur Antonin ; mais au contraire, ce n’est, à mon sens, qu’un très-détestable ouvrage de quelque Ostrogoth.

Le tombeau de saint Augustin, chez les religieux de ce nom, est la seule chose qui mérite d’être vue à Pavie. Il vient d’être achevé. Comme la partie supérieure étoit construite, depuis trois siècles et plus, l’ouvrier a été contraint de s’assujettir à la finir d’un goût approchant du gothique, ce qu’il a assez bien exécuté, tout en marbre d’Orient, des espèces les plus précieuses. Le corps du saint est sous l’autel, dans une chapelle souterraine. Un religieux alla chercher la clef de l’armoire où est le corps, nous assura fort qu’il y étoit, et n’ouvrit point l’armoire ; mais en récompense il nous fit boire à chacun un grand verre d’eau fraîche, qu’il tira par dévotion d’un puits voisin. Le corps du saint a été anciennement transféré de Sardaigne à Pavie, et enterré, sans qu’on ait pu savoir, depuis tant de siècles, en quel endroit. Ils prétendent l’avoir retrouvé depuis peu. Je leur demandai quelle preuve ils avoient que ce fût lui, et ils eurent la bonne foi de convenir qu’ils n’en avoient aucune. Il ne faut pas oublier un petit tableau. Ex voto, qui est à côté. Il représente un pauvre moine augustin dans une furieuse détresse, car il est monté sur une jument, et surmonté par un coquin de mulet qui a les deux pieds sur les épaules du moine ; il est aisé de voir à la mine du bon père qu’il ne prend pas tant de plaisir à l’aventure que le mulet ; mais saint Augustin, descendant bénignement du ciel sur un nuage, vient tirer le moine de peine, en précipitant l’opération. Il y a encore plusieurs autres tombeaux dans cette église, entre autres celui de Boëtius le consul, posé sur quatre petites colonnes.

Il fallut ensuite aller voir, hors de la ville, San-Salvador, église des Bénédictins. J’y perdis mes pas, car ce n’est pas grand’chose. Ce n’est pas que l’église ne soit accommodée tout à neuf, assez ornée de bronzes et de peintures qui représentent la vie de la fondatrice Adélaïde, femme de l’empereur Othon ; mais quand on en a tant vu et qu’on en doit tant voir de plus belles, ce n’est pas la peine d’aller là. On me fit remarquer deux miracles de saint Maur, peints par Fumiani, qu’on vante beaucoup, et dont je porte le même jugement que de l’église.

On vouloit encore me mener voir le cimetière des François tués à la bataille de Pavie ; mais ma complaisance pour les badauds ne s’étendit pas jusque là.

Avant que de partir, madame Bellinzoni, qui est une demoiselle Persy de Curgis, native de Bourgogne, nous donna des lettres de recommandation pour la comtesse Simonetta, de Milan. Nous partîmes le lendemain pour en faire usage. Il faut se détourner en tout de peu de chose pour voir la Chartreuse, qui est l’un des plus renommés endroits de l’Italie. C’est près de là que fut donnée la bataille de Pavie, dont je cherchai et demandai inutilement le lieu. Tout le pays est fort couvert d’arbres, et l’on a peine à y distinguer un terrain propre à une pareille action.

Le portail de la Chartreuse, de marbre blanc, est une magnifique galimafrée de tous les ornements imaginables ; statues, bas-reliefs, feuillages, bronzes, médailles, colonnes, clochers, etc. ; le tout distribué sans choix et sans goût : on ne pourroit du haut en bas, placer le doigt sur une place vide d’ornement ; cela ne laisse pas de faire un coup d’œil qui amuse la vue, car il y a, par-ci par-là, de bons morceaux ; mais c’est toujours du gothique. Je ne sais si je me trompe, mais qui dit gothique dit presque infailliblement un mauvais ouvrage.

Dans tout le tour extérieur de l’église régnent plusieurs étages de corridors soutenus par des colonnes, et où l’on peut se promener. L’intérieur frappe d’abord, en entrant, par sa magnificence, sa bonne proportion ; sa voûte, moitié en mosaïque, moitié en outremer semé d’étoiles d’or ; par la beauté des grilles des chapelles ; mais surtout par la grande grille qui traverse la nef, toute de cuivre aussi poli que l’or, et d’un excellent ouvrage. C’est une des choses que j’aie vu en ma vie qui m’a le plus satisfait.

De là on entre dans le chœur des frères, et ensuite dans le grand chœur, peint à fresque et assez bien, par Daniel Crespi. Le maître-autel est si beau, que je me hâtai d’y courir. C’est d’abord une balustrade à jour, entremêlée de marbres et de bronzes d’un grand goût ; des chandeliers de bronze ciselés en perfection, et quelques statues assez bonnes ; mais tout cède au maître-autel ou tabernacle. Ne croyez pas que j’exagère quand je dis que, quoique très-grand, il est tout de pierres précieuses orientales ; l’albâtre, le vert antique, le jaspe sanguin et lapis-lazuli s’y font à peine remarquer parmi d’autres pierres plus belles. Un curieux de marbres peut s’amuser là pendant un mois, et il n’y a pas un de nous qui, s’il avoit un des morceaux qui y sont prodigués, n’en fît faire une très-belle tabatière.

Quelque satisfaction qu’ait donné ce maître-autel, on n’est pas insensible aux parements d’autels des chapelles. J’aurois juré qu’ils étoient tous de broderie de petits grains ; mais, quand ce fut au fait et au prendre, ils se trouvèrent tous de marbre de rapport, faisant d’excellentes tapisseries. Au surplus, c’est tout ce qu’il y a à remarquer, dans cette église si vantée, que les marbres et les bronzes ; n’y cherchez ni sculptures, ni peintures ; bien qu’il y en ait un grand nombre. J’en avois pris une notice, mais je ne veux ni me donner la peine de l’écrire, ni vous donner celle de la lire. Je vais seulement mettre ici quelques morceaux qui me paraissent mériter qu’on s’en souvienne. À la troisième chapelle, à droite en entrant, une fresque, de Ghisolfi ; à la quatrième, un très-beau bas-relief, de Vospino, et un tableau d’Ambrogio de Fossano, remarquable pour être des premiers temps de la peinture…. à la cinquième, un saint Cyr, d’Albert Durer…. dans la croisée du même côté, un tombeau de Galeas Visconti, fondateur du monastère ; au bas est couchée la statue de Ludovic Sforza, dit le Maure, qui mourut en France au château de Loches, après douze ans de prison. Cet homme est si fameux dans notre histoire par ses méchancetés, que j’eus grand empressement de considérer sa physionomie, qui est tout à fait revenante et celle du meilleur homme du monde ; que les physionomistes argumentent là-dessus. Du côté gauche, à la première chapelle, deux colonnes de granit poli, les premières que j’aie vues polies. (Le moine qui me les fît voir m’a trompé, en m’assurant qu’elles étoient de granit. J’ai vu depuis quantité de colonnes de cette pierre, fort commune ici ; à la vérité, elle tire beaucoup sur le granit.) Elles ont des chapiteaux de bronze antique… Dans la seconde, trois morceaux de peinture, de Pierre Pérugin ; c’est ce qu’il y a de mieux là, en ce genre… Dans la quatrième, un Massacre des Innocens, bon bas-relief, et dans un tableau de Negri (Pietro Martire), une tête excellente ; le reste du tableau ne vaut rien.

Dans la sixième, un Saint Ambroise défaisant l’armée des Algériens, bon bas-relief… Dans la septième, un petit tableau long, du Procaccini, d’un coloris charmant…. À la croisée, les stalles des frères faisant des tableaux de bois de rapport.

Dans la sacristie, un très-grand devant d’autel, où toute l’histoire du Vieux et du Nouveau Testament est sculptée en très-petit ouvrage. On nous dit qu’il étoit tout de dents de poissons, et que c’étoit un présent du roi de France. Les ornements et l’argenterie sont fort en réputation, mais nous ne pûmes les voir ; on les envoya bien loin dès le commencement de la guerre, et ils n’osent encore les faire revenir, jusqu’à ce que la paix soit publiée ici[1].

Les bons pères jouissent de cent mille écus de rente. On nous avoit annoncé qu’ils régaloient magnifiquement tous les curieux. Sur ce principe, Lacurne jeûnait régulièrement depuis trois jours, comptant se dédommager ici de la mauvaise chère des auberges d’Italie ; mais, après avoir fatigué nos jambes et nos yeux pendant six heures dans l’attente du compliment, Lacurne prit le parti de demander à voir le réfectoire. Inutilité ; les bons pères nous assurèrent à plusieurs reprises qu’il n’y avoit rien à voir chez eux que l’église ; et il fallut s’en retourner par le gros de la chaleur manger des œufs durs à mille pas de là. En sortant, nous aperçûmes, à travers une grille, quelques vieux parchemins qui composent leur bibliothèque. Sainte-Palaye demanda à y entrer. Rien ; ils ne la montrent point aux François, et sans doute ils ont raison. Par compensation, ils nous montrèrent de longues et magnifiques treilles soutenues de deux rangs de colonnes. Là-dessus nous quittâmes cette misérable canaille pour aller à Binasco (poste et demie) et à Milan (poste très-longue).


Le chemin de Pavie à Milan est moins un chemin qu’une grande allée de jardin bien sablée, bordée de deux rangs d’arbres et de canaux de chaque côté ; le pays est beau et vert, mais un peu trop couvert d’arbres. Les chemins y doivent être bien mauvais en hiver. De Gênes à Milan, on compte quatre-vingt-dix milles ou trente lieues.

  1. Il s’agit du traité de paix signé à Vienne, dans le mois de novembre précédent (1758).