Lettres familières écrites d’Italie T.1/Mémoire sur Padoue
LETTRE XIII
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Padoue m’a paru d’une figure en quelque façon triangulaire et fort étendue. Elle passe pour une des plus
grandes villes d’Italie, et même plus que Venise, ayant
au moins deux lieues et demi de tour ; mais on ne peut
rien voir de plus pauvre, de plus triste, ni de plus dépeuplé. Le premier étage des maisons porte sur d’infâmes
arcades basses et irrégulières, faites de méchantes pierres
ou de plâtras qui bordent la rue de chaque côté. Cela a — 104 —
quelque commodité, en ce que les gens do pied peuvent
marcher à l'ombre, Aussi bien n'est-il pas possible d'aller
en carrosse sur ce pavé détestable, s'il en fut jamais, et
fait de gros quartiers de pierre, qui, en quelques en-
droits, est une espèce de porphyre. Ainsi on peut dire
que le malheur d'être roué est récompensé par l'honneur.
Mes reins pourroient vous en dire des nouvelles. Venons
au détail.
Le premier et le principal article est l'Université ; mais,
à vrai dire, cela étoit bon autrefois. Aujourd'hui que les
universités sont tombées, celle-ci l'est encore plus que
les autres. Les écoliers, si redoutables par leur nombre et
leur puissance, ne sont plus qu'en très-petit nombre, et
la plupart du temps les professeurs prêchent aux bancs.
Cependant il y en a toujours un grand nombre d'habiles,
et parmi eux plusieurs gens de qualité qui ne rougissent
point, comme en France, de rendre leurs talents utiles à
la société, ni de passer pour savoir quelque chose. De
tous les collèges qui étoient à Padoue, il n'en reste qu'un
nommé II Bo, où l'on trouve une belle cour d'ordre do-
rique, par Palladio ; un théâtre d'anatomie fait comme un
puits, dans le fonds duquel on pose le cadavre sur une
table ; tout le tour du puits est en gradins, où les écoliers
peuvent se placer au nombre de cinq cents et voir la dé-
monstration, sans se gêner dans ce petit espace ; chaque
partie que l'on démontre étant bien éclairée par une dis-
position de lumière faite exprès… C'est le fameux Fra
Paolo, servite, qui en a inventé la forme et donné le
dessin… Une salle d'histoire naturelle remplie de toutes
les choses qui ont rapport à ce sujet, et de squelettes de
toutes sortes d'animaux… Une bibliothèque que l'on bâtit
sur un dessin le meilleur et le plus convenable à un
grand amas de livres.
Je vais tout de suite du collège au jardin des plantes,
quoique ce soit fort loin. On peut en être content, même
quand on a vu celui de Paris. On a écrit sur les jambages
delà porte cette jolie inscription : Hic oculi, hincmanus.
Il est circulaire, entouré d'un mur orné d'une balustrade
et ouvert par six arcades qui donnent dans six autres
jardins. Les plantes y sont en grand nombre, très-bien
venues et passablement disposées. Il y a dans le grand
jardin des pièces d'eau pour les plantes aquatiques, ce — 405 —
qui manque à celui de Paris. Quant aux serres, c'est
fort peu de chose, surtout pour ceux qui ont vu celles
de Paris.
La belle place et le bel endroit de la ville est celle oli
est le palais Capitano ; elle est assez grande, régulière et
bien pavée. Celle qu'on appelle Prato délia Valle, est vé-
ritablement un fort grand pré, qui produit le meilleur
foin du monde. L'église de Sainte-Justine donne sur cette
place. Au dehors elle a tout-à-fait l'air d'une mosquée,
par ses sept coupoles couvertes do plomb ; cela n'est pas
étonnant, car les grands édifices de ce pays-ci,' tels que
Saint-M^rc et Sainte-Justine, sont faits à l'imitation de
l'église grecque de Sainte-Sophie, qui a pareillement
servi de modèle aux Turcs, pour les autres belles'mos-
quées qu'ils ont fait construire à Constantinople. L'inté-
rieur est clair, noble et beau par sa simplicité ; les uns
prétendent que Palladio en est l'architecte ; les uns assu-
rent que c'est un moine ; c'est ce que je ne puis décider.
Quoiqu'il en soit, il règne dans cette architecture de
furieuses licences. Le pavé de marbre noir, rouge et
blanc, est peut-Qtre le plus beau ou au moins le mieux
tenu de l'Italie. L'autel, de marbre de rapport, et les
stalles où la vie de Jésus-Christ a été sculptée par un
françois, ne sont pas non plus des objets médiocres. Paul
Veronese a peint dans le fond du chœur le Martyre de
sainte Justine, c'est un de ses morceaux les plus estimés ;
mais, à l'ordonnance près, il ne m'a pas fait un fort
grand plaisir. Le couvent est également digne d'être vu
par l'étendue et la clarté des cloîtres, et par l'élégante
construction et les jolies boiseries de la bibliothèque bien
fournie en bons livres. On me montra un Lactance im-
primé en 1 465, dans le monastère de Subiaco, qu'on
croit être le prsmier livre imprimé en Italie, lorsqu'on y
eût fait venir de Mayence, Fust et Schœffer, inventeurs
de l'art (1). Rien n'est égal à la bibliothèque du séminaire
pour l'étonnante richesse en vieux livres imprimés avant
1500. Je crois que le premier volume des Annales typo-
graphiques de Maittaire pourroit leur servir de catalogue.
(I) Le premier livre imprimé en Italie, à Subiaco, non par Fust et
Schœffer, mais par Conrad Sweinheim et Arnold Pannartz, est un
Donat.
5. — <06 —
J'étois enchanté de voir un tel recueil ; car je suis comme
les enfants, les chiffonneries me délectent. Laissons
celles-ci pour en voir d'une autre espèce.
Me voici à ce qu'on appelle le saint tout court, par
excellence, c'est-à-dire saint Antoine de Padoue, pour
lequel on n'a pas moins de vénération que pour saint
Charles à Milan, La différence est cependant forte, d'un
moine de cotte espèce à un excellent citoyen ; surtout j'ai
ri de bon cœur de la bonne invention des Padouans qui
l'on fait peindre au bas des recoins des murailles de
leurs maisons pour empêcher que l'on ne pissât contre.
Les mariniers portugais de l'Inde orientale portent avec
eux une image de saint Antoine de Padoue, à laquelle ils
demandent du bon vent, et ils le garrottent au mât du na-
vire jusqu'à ce qu'il leur en ait donné : « Volevano, dit
» un voyageur, legare l'imaginetta del detto santo Anto-
» nio perche ei desse buon vento, ch'é come imprigio-
» nata, minacciando di non sciorla, fin tanto che non
» abbia loro concesso ciocche dimandavano ; ma pure
» restarono di farlo ad instanza del pilote che diede parola
» per lo santo, dicendo, ch'era tanto onorato che senza
» esser legato ne presse, avrebbe fatto quanto essi ricer-
» cavano. Pure al venti nove d'i décembre, il capitano
» con gli altri del vascello si risolverono al fin di Icgar
» il santo Antonio. »Pietro della YkLLE,Lettera di Mascat.
Tom. 4.
Au surplus, le saint a une belle maison, il y occupe un
superbe appartement. C'est une chapelle toute enrichie
d'or et d'argent, de chandeliers de même métal sur
des piédestaux de marbre, le tout d'une ciselure exquise ;
plus, quantité de bas-reliefs de marbre, tant bons que
mauvais, de Sansovino, du Lombardo, et d'un troisième
dont j'ai oublié le nom (1). Les Ex voto y sont en si grand
nombre, que le saint ne souffre dans sa chambre à
coucher que ceux qui sont d'or ou d'argent massif ;
les autres sont relégués dans un appartement à côté.
Toute cette église de Saint - Antoine est entièrement
remplie de tombeaux, dont plusieurs sont fort bons, sur-
tout ceux de Cornaro, de Contarini, de Ferrari ; mais
('i) Ces bas-reliefs ^ au nombre de neuf, sont de Jérôme Campagna,
Sansovino, Tullio Lombardo, Gataneo Danese et Minello di Bardi. — 107 —
surtout les deux chapelles peintes à fresque-, par le Giotto,
si fameux dans le temps du rétablissement de la peinture,
sont une chose curieuse. Ce grand maître, si vanté dans
toutes les histoires, ne seroit pas reçu aujourd'hui à
peindre un jeu de paume. Cependant, à travers son bar-
bouillage, on discerne du génie et du talent. À l'oratoire
de Saint-Antoine, plusieurs morceaux à fresque, du
Titien, très-curieux et assez méchants ; on voit là, non ce
qu'il est, mais ce qu'il sera. Je ne veux parler d'un tableau
de cette chapelle, où un âne renifle sur de l'avoine pour
se mettre à genoux devant le Saint-Sacrement. Laissons
ces pauvretés et n'achevons point ; il est indigne de voir
combien la misérable superstition souille la religion par
ses momeries.
Je viens de l'hôtel-de-ville, autrement dit de la Ragione.
Il y a une grande salle au bout de laquelle est une pierre
où les banqueroutiers vont se déculotter et frapper à cul
nu ; au moyen de ce, voilà leurs dettes payées. On a écrit
sur la pierre : Lapis vituperii. De l'autre côté, vis-à-vis,
est le tombeau de Tite-Live, avec une inscription qui
prouve qu'elle n'a pas été faite pour lui, mais pour
un affranchi de sa fille. Le tombeau est encore plus
apocryphe. Malgré cela, on doit savoir bon gré aux
Padouans d'avoir fait de leur mieux pour célébrer leur
compatriote. Une inscription posée à côté, porte qu'ils ont
accordé un bras de Tite-Live aux instantes prières du roi
Alphonse d'Arragon ; voilà un nouveau genre de reliques.
Ce bras fut depuis, en certaine occasion, la récompense
du poète Sannazaro ; mais, sa famille l'ayant négligé, le
pauvre Tite-Live est demeuré manchot en pure perte.
Son buste est sur une porte de cette salle, et celui
de Paul {i) sur la porte vis-à-vis ; c'est Paulus ad edictum.
Vous jugerez sans peine que je me trouvai saisi de véné-
ration à l'aspect de ce souverain seigneur du Digeste. La
voûte de la salle est peinte par le Giotto, du même goût
de barbouillage dont je vous parlois tout à l'heure.
Le tombeau d'Antenor le Troyen est une autre rêverie
des Padouans. Nous avons découvert par la ressemblance
qu'il a avec celui du roi Pépin à Vérone, et par la struc-
ture singulière, à quatre cornes, de l'un et l'autre, que le
{i) Jurisconsulte du h^ sièclf. — 108 —
prétendu messire Autenor est quelque honnête particulier
du IX® siècle. (J'ai vu depuis des tombeaux antiques
du temps des Romains et de la même forme que celui-ci ;
mais ce n'est pas à dire que ce soit le tombeau d'Antenor).
On dit que, malgré le méchant état oU Padoue est
réduite, les étrangers qui l'ont connue ne la quittent qu'à
regret. Cela ne peut manquer d'arriver, si ses habitants
sont tous du genre du marquis Poleni, professeur de
mathématiques. Sur une simple indication que nous
avions de l'aller voir, il n'y a sorte d'honnêteté que nous
n'ayons reçue de lui. C'est un homme fort savant, et en
même temps d'une extrême douceur. Il a une bibliothèque
complète de tout ce qui a été écrit en mathématiques. Elle
ne monte pas à moins de cinq mille volumes, chose peu
croyable d'une espèce de gens qui ne parlent guère.
Le marquis Poleni donne maintenant une édition de
Vitruve, d'un très-grand travail. Il a restitué en mille
endroits le texte qui a été, dit-il, fort corrompu par le
cordelier Joconde, architecte, auteur de plusieurs des
ponts de Paris. C'est lui qui fit imprimer cet auteur,
et qui changea le texte lorsqu'il ne le trouva pas conforme
à ses idées. Le marquis Poleni a rétabli le texte véritable
sur les anciens manuscrits. On n'a encore que le premier
volume imprimé ; et ce volume,dont il m'a fait présent, ne
contient que des dissertations préhminaires ; mais ce qui
prouve mieux que c'est un galant homme, c'est son
inclination pour la musique ; il m'a fait entendre M. Negri,
un virtuosissime joueur d'orgues, dont j'ai été assez satis-
fait, et à mon retour à Padoue, il m'a promis de me
procurer Tartini, célèbre violon, et un autre qui ne
lui cède pas.
Je vais actuellement m'embarquer sur le canal de
la Brenta, pour me rendre à Venise ; il y a vingt-cinq
milles d'ici à cette fameuse ville, qui est un des grands
termes de notre voyage : j'ai grande impatience de la
voir. Nous aurons fait alors trois cent quatre-vingts milles
à partir de Gênes, y compris le détour des îles Borromées
qui est de cent milles. Je compte bien trouver là une
quantité de lettres de France, de tous mes parents et amis ;
c'est un des plus grands plaisirs que je pourrai avoir
dans cette ville. Il faut se trouver aussi loin de sa patrie
pour imaginer à quel point on désire d'être instruit de ce qui s’y passe , surtout n’ayant eu aucune nouvelle de
France depuis mon départ, que la lettre que j’ai reçue de
Blancey à Marseille ; ainsi , mes chers amis , je vous
charge bien fort l’un et l’autre de veiller à ce que les gens
de ma connaissance m’écrivent souvent et avec grand
détail.