Lettres familières écrites d’Italie T.1/Séjour à Venise

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LETTRE XIV
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À M. DE BLANCEY


Séjour à Venise.
14 août 1739.


Un bruit assez étrange est venu jusqu’à moi.
Seigneur……


On prétendoit tout communément dans Venise que mon journal ci-présent, ouvrage si respectable, n’avoit servi, en arrivant vers vous, qu’à égayer votre veine et celle de vos compatriotes, de fort méchants propos ; que vous vous étiez émancipés à lâcher certains traits de satire contre un travail aussi distingué par l’utilité des choses qu’il contient, que par la précision et la brièveté qui y régnent, et que, non contents d’avoir les uns et les autres épuisé votre petite ironie sur des écrits qui, à la matière et au style près, sont, à coup sûr, irrépréhensibles, vous aviez mêlé M. Loppin dans vos railleries ; chose que je ne pourrois, ne voudrois, ni ne devrois tolérer. Il est vrai que ce n’est pas un mauvais plaisant, ni un freluquet comme vos petits messieurs ; mais en récompense c’est un esprit sensé, un caractère droit, un bon cœur, des vues justes : c’est l’homme qui fait face pour nous lorsqu’il est question de doctrine. En un mot, c’est une tête carrée, dont nous ferions bien de suivre les avis. Ainsi, sur le bruit qui couroit de ce que dessus, j’allois sans doute me gendarmer bien fort ; mais à la vue de votre lettre,


Seigneur, je l’ai jugé trop peu digne de foi.


De sorte que j’ai rengainé bien vite ce qui m’animoit contre le journal, et qui n’alloit pas moins qu’à supprimer, si je l’eusse pu, ce gros in-4o, que vous avez reçu en dernier lieu, et tous ceux qui auraient dû lui succéder; ce qui faisoit, pour vous parler vrai, le sujet de mon ire, étoit de ne point recevoir de vos nouvelles ; partant, je me suis trouvé coi quand j’ai été convaincu de votre exactitude. Il faut pourtant là-dessus que je vous en croie sur votre parole, car je n’ai reçu que votre dernière lettre. Celle que vous m’écriviez à Rome n’est pas encore arrivée. J’espère cependant qu’elle ne sera pas perdue, non plus que d’autres que j’ai reçues par la même voie, et je l’attends avec impatience, dans l’espérance d’y trouver des histoires divines.

Il me semble que je vous devrois au moins autant de compliments sur vos réflexions morales que vous m’en faites sur mon babil. Vous parlez sur l’article de…. en homme pénétré de l’une et de l’autre situation, et cela est dans l’ordre ; mais votre comparaison, bien qu’ingénieuse, n’est pas tout-à-fait juste. Les récits sont plus exacts à peindre le bien et le mal, que ne le sont les relations des voyages. Messieurs les voyageurs rarement quittent le ton emphatique en décrivant ce qu’ils ont vu, quand même les choses seroient médiocres ; je crois qu’ils pensent qu’il n’est pas de la bienséance pour eux d’avoir vu autre chose que du beau. Ainsi, non contents d’exalter des gredineries, ils passent sous silence tout ce qu’il leur en a coûté pour jouir des choses vraiment curieuses ; de sorte qu’un pauvre lecteur, n’imaginant que roses et que fleurs dans le voyage qu’il va entreprendre, trouve souvent à décompter, et se voit précisément dans le cas d’un homme qui seroit devenu amoureux d’une femme borgne, sur son portrait peint de profil. Ne croyez pas cependant que par là je veuille exagérer les peines du voyage, qui assurément ne sont rien moins qu’intolérables. La plus grande de toutes est d’être séparé des gens de sa connaissance ; mais je suis bien aise, puisque j’en trouve l’occasion, de décharger un peu ma bile contre les détails contenus dans les livres de voyages, que j’ai actuellement sous les yeux, dans une partie desquels il n’y a pas un mot de vrai. Il en est de même de la plupart des idées générales que l’on se forme sur le bruit public. Par exemple, tout le monde dit : les auberges d’Italie sont détestables ; cela n’est pas vrai, on est très-bien dans les grandes villes. À la vérité, on est très-mal dans les villages ; ce n’est pas merveille ; il en est de même en France. Mais ce que l’on ne dit pas, c’est que le pain, non pétri avec les bras, mais battu avec de gros bâtons, quoique fait avec de la farine blanche et très-fine, est la plus détestable chose dont un homme puisse goûter ; j’en suis désolé. Pour le vin, je m’y fais tant bien que mal, en choisissant toujours celui qui est gros et fort âpre, par préférence au doux, qui ne peut être comparé qu’au pain, tant il est mauvais. Cependant les gens du pays le trouvent exquisissime, et c’est une chose à crever de rire que de voir les mines que font les dames en goûtant de nos vins de Champagne, et combien elles sont émerveillées de m’en voir avaler de grands traits mousseux.

On dit encore qu’on a tant qu’on veut la cambiatura ; fausseté. Les surintendants des postes la donnent très-difficilement, et il faut avoir à chaque poste des discussions qui ne finissent point. Le résultat de tout cela est qu’il faut payer la poste excessivement cher, et compter toujours, quand on a destiné une certaine somme à ce voyage-ci, qu’on dépensera le triple, encore que notre argent gagne en Italie ; car, outre l’article de la poste et des voiturins qui sont d’abominables canailles, il y a celui des auberges plus chères qu’en France, quoiqu’on ne soupe jamais, et celui que l’on appelle la buona manda, comme nous dirions la bonne main. Ce point ne finit pas ; pour la plus petite chose vous êtes entouré de gens qui demandent pour boire ; même un homme avec qui on a fait un marché d’un louis, trouveroit fort singulier, après l’exécution, qu’on ne lui donnât qu’un écu de bonne main. Je m’en plains tous les jours aux gens du pays, qui se contentent de plier les épaules, en disant : Poveri forestieri, c’est-à-dire en langue vulgaire, les étrangers sont faits pour être volés. Quand j’aurai un peu plus de pratique de la langue du pays, je mettrai bon ordre à ce que cela n’arrive plus. Enfin, je ne finirois pas, si je voulois blâmer toutes les erreurs où l’on est sur ce voyage, et qui ne sont pas mieux fondées que la jalousie des Italiens, ou la captivité de leurs femmes ; mais cette préface n’est déjà que trop longue. Retournons à nos moutons, c’est-à-dire à notre journal, à condition cependant que vous ne le communiquerez qu’à peu de personnes, quand ce seront des gens discrets, comme Bourbonne ou Courtois ; mais je défends les causeurs, à commencer par votre frère.

Je ne sais si je vous ai conté comment nous partîmes de Padoue, le 28 du mois dernier. Ce fut en nous embarquant sur le canal de la Brenta, avec un vent contraire ; c’est la règle. Mais pour le coup le diable en fut la dupe, car nous avions de bons chevaux qui nous remorquaient le long du bord, moyennant quoi nous ingannions le sortilège qui nous poursuit. Le bâtiment que nous montions se nomme le Bucentaure. Vous pouvez bien penser que ce n’est qu’un fort petit enfant du vrai Bucentaure ; mais aussi c’étoit le plus joli enfant du monde, ressemblant fort en beau à nos diligences d’eau et infiniment plus propre, composé d’une petite antichambre pour les valets, suivie d’une chambre tapissée de brocatelle de Venise, avec une table et deux estrades garnies de maroquin, et ouverte de huit croisées effectives et de deux portes vitrées. Nous trouvions notre domicile si agréable et si commode que, contre notre ordinaire, nous n’avions nulle impatience d’arriver, d’autant mieux que nous étions munis de force vivres, vin de Canarie, etc., et que les rivages sont bordés de quantité de belles maisons de nobles vénitiens. Celle de Pisani, maintenant doge, mérite en vérité une description particulière, surtout par un portail de jardin au bord de l’eau, accompagné de deux colonnes qui ont des escaliers tournants de fer en dehors, montant sur une terrasse charmante, qui fait le comble du péristyle. Cela est imaginé à merveille, et l’on m’a dit depuis que le cardinal de Rohan en avoit fait prendre le dessin pour l’exécuter à Saverne. Nous voulions d’abord descendre pour voir ces maisons ; le nombre nous en rebuta : ç’auroit été l’affaire de quelques années. Cependant nous ne résistâmes pas à la tentation de voir la dernière qui est sur la route, appartenant aux Foscarini ; elle a beaucoup de bonnes fresques et surtout une chute des Titans, d’une excellente expression, de la main de Zelotti. (Notez cependant que ceci est encore inférieur aux abords de Gênes.) Au bout de quelques milles nous eûmes l’honneur d’entrer dans la mer Adriatique et peu après celui d’apercevoir Venise.

À vous dire vrai, l’abord de cette ville ne me surprit pas autant que je m’y attendois. Cela ne me fit pas un autre effet que la vue d’une place située au bord de la mer, et l’entrée par le grand canal fut, à mon gré, celle de Lyon ou de Paris par la rivière. Mais aussi quand on y est une fois, qu’on voit sortir de l’eau de tous côtés, des palais, des églises, des rues, des villes entières, car il n’y en a pas pour une, enfin de ne pas pouvoir faire un pas par une ville sans avoir le pied dans la mer, c’est une chose à mon gré si surprenante, qu’aujourd’hui j’y suis moins fait que le premier jour, aussi bien qu’à voir cette ville ouverte de tous côtés, sans portes, sans fortifications et sans un seul soldat de garnison, imprenable par mer ainsi que par terre, car les vaisseaux de guerre n’en peuvent nullement approcher à cause des lagunes trop basses pour les porter. En un mot, cette ville-ci est si singulière par sa disposition, ses façons, ses manières de vivre à faire crever de rire, la liberté qui y règne et la tranquillité qu’on y goûte, que je n’hésite pas à la regarder comme la seconde ville de l’Europe, et je doute que Rome me fasse revenir de ce sentiment.

Nous sommes logés, pour ainsi dire, dans le fort de la rue Saint-Honoré ; avec cela on peut dormir la grasse matinée sans être interrompu par le moindre bruit. Tout s’y passe doucement dans l’eau, et je crois que l’on ronfleroit fort bien au milieu du marché aux herbes. Joignez à cela qu’il n’y a pas dans le monde une voiture comparable aux gondoles[1] pour la commodité et l’agrément. Je ne trouve pas que l’on en ait donné à mon gré une description juste. C’est un bâtiment long et étroit comme un poisson, à peu près comme un requin ; au milieu est posée une espèce de caisse de carrosse, basse, faite au berlingot, et du double plus longue qu’un vis-à-vis : il n’y a qu’une seule portière au-devant par où l’on entre. Il y a place pour deux dans le fond et pour deux autres de chaque côté sur une banquette qui y règne, mais qui ne sert presque jamais que pour étendre les pieds de ceux qui sont dans le fond. Tout cela est ouvert de trois côtés, comme nos carrosses, et se ferme quand on veut, soit par des glaces, soit par des panneaux de bois recouverts de drap noir, qu’on fait glisser sur des coulisses ou rentrer par le côté dans le corps de la gondole. Je ne sais pas trop si je me fais entendre. Le bec d’avant de la gondole est armé d’un grand fer en col de grue, garni de six larges dents de fer. Cela sert à la tenir en équilibre, et je compare ce bec à la gueule ouverte du requin, bien que cela y ressemble comme à un moulin à vent. Tout le bateau est peint en noir et verni ; la caisse doublée de velours noir en dedans et drap noir en dehors, avec les coussins de maroquin de même couleur, sans qu’il soit permis aux plus grands seigneurs d’en avoir une différente en quoi que ce soit de celle du plus petit particulier ; de sorte qu’il ne faut pas songer à deviner qui peut être dans une gondole fermée. On est là comme dans sa chambre, à lire, écrire, converser, caresser sa maîtresse, manger, boire, etc., toujours faisant des visites par la ville. Deux hommes, d’une fidélité à toute épreuve, l’un à l’avant, l’autre à l’arrière, vous conduisent sans vous voir, si vous ne voulez.

Je n’espère plus de me trouver de sang-froid dans un carrosse après avoir tâté de ceci. J’avois ouï dire qu’il n’y avoit jamais d’embarras de gondoles comme il y en a de voitures à Paris ; mais au contraire rien n’est plus commun, surtout dans les rues étroites et sous les ponts; à la vérité ils sont de peu de durée, la flexibilité de l’eau donne une grande facilité pour s’en débarrasser. Outre cela, nos cochers d’ici sont si adroits, qu’ils glissent on ne sait comment et tournent en un coup de main cette longissime machine sur la pointe d’une aiguille. Ces voitures vont vite, mais non pas autant que le carrosse d’un petit-maître. Cependant ne vous avisez pas de tenir la tête hors de votre gondole ; la gueule du requin d’une autre gondole qui passeroit vous la couperoit net comme un navet. Le nombre des gondoles est infini, et l’on ne compte pas moins de soixante mille personnes qui vivent de la rame, soit gondoliers ou autres. On dit aussi, pour faire valoir l’agrément du séjour, que la ville a toujours un fonds de trente mille étrangers. Cela peut avoir quel- que fondement pendant les six mois de carnaval ; mais hors de là je crois ce nombre fort exagéré.

Vous croyez peut-être que la place Saint-Marc dont on on parlé tant est aussi grande que d’ici à demain. Rien moins que cela ; elle est fort au-dessous, tant pour la grandeur que pour le coup-d’œil des bâtiments de la place Vendôme[2], bien que magnifiquement bâtie ; mais elle est régulière, carrée, longue, terminée des deux bouts par les églises de Saint-Marc et de San-Germiniano[3], et des côtés par les Procuraties vieilles et neuves. Ces dernières forment un magnifique bâtiment, tout d’un corps de logis d’une très-grande longueur, orné d’architecture et le comble couvert de statues. Tant les neuves que les vieilles sont bâties sur des arcades sous lesquelles on se promène à couvert, et chaque arcade sert d’entrée à un café qui ne désemplit point. La place est pavée de pierres de taille. On ne peut s’y tourner, à ce qu’on dit, pendant le carnaval, à cause de la quantité de masques et de théâtres. Pour moi, qui n’ai pas vu cela, je l’en trouve actuellement toujours pleine. Les robes de palais, les manteaux, les robes de chambre, les Turcs, les Grecs, les Dalmates, les Levantins de toute espèce, hommes et femmes, les tréteaux de vendeurs d’orviétan, les bateleurs, les moines qui prêchent et les marionnettes, tout cela, dis-je, qui y est tout ensemble, à toute heure, la rendent la plus belle et la plus curieuse place du monde, surtout par le retour d’équerre qu’elle fait auprès de Saint-Marc, ce que l’on nomme Broglio. C’est une autre place plus petite que la première, formée par le palais Saint-Marc et le retour du bâtiment des Procuraties neuves. La mer, large en cet endroit, la termine. C’est de là qu’on voit le mélange de terre, de mer, de gondoles, de boutiques, de vaisseaux et d’églises, de gens qui partent et qui arrivent à chaque instant. J’y vais au moins quatre fois le jour pour me régaler la vue. Les nobles ont leur côté et ils se promènent et qu’on leur laisse toujours libre, c’est là qu’ils trament toutes leurs intrigues, d’où est venu à cette place le nom de Broglio. La grande place a dans un angle la haute tour de Saint-Marc, qui, quoique grande et bien faite, me paroît assez mal placée là, puisqu’elle interrompt la figure régulière de la place[4].

Je ne m’aviseroi pas d’entrer avec vous dans le même détail sur l’article de Venise, que j’ai fait en parlant des autres villes ; ce seroit une chose à ne jamais finir, et pour plus d’abréviation je ne vous en dirai rien du tout, d’autant mieux que je n’aurois souvent qu’à répéter ce qu’à dit Misson. Il en parle fort pertinemment, et mieux que d’aucun autre endroit que j’aie encore vu ; surtout je vous épargnerai l’article des tableaux, à votre grande satisfaction, si je ne me trompe ; mais je ne ferai pas le même tort à Quintin, qui ne me le pardonneroit pas. On dit qu’il y en a plus à Venise que dans le reste de l’Italie. Pour moi, ce que j’assurerois bien, c’est qu’il y en plus que dans la France entière. La seule liste des peintures publiques fait un gros in-8o, sans compterr que les particuliers en ont de quoi combler l’Océan. On prétend aussi qu’à illuminer les trois étages des Procuraties en flambeaux de cire blanche, la nuit de Noël, on brûle plus de cire ici en cette nuit que dans tout le reste de l’Italie pendant un an. Nous ne songeons jamais à déjeûner, Sainte-Palaye et moi, sans nous être au préalable mis quatre tableaux du Titien et deux plafonds de Paul Véronese sur la conscience. Pour ceux du Tintoret, il ne faut pas songer à les épuiser ; il falloit que cet homme-là eût una furia da diavolo. Je me suis borné à examiner mille ou douze cents des principaux.

Je ne vous parlerai pas trop non plus du gouvernement ni des mœurs ; c’est un article qu’Amelot a traité à fond et assez bien. Il ne faut pas cependant croire tout le mal qu’il en dît, mais seulement la plus grande partie. Quant aux mœurs, vous aimeriez sûrement mieux que je vous entretinsse de cela que d’édifices et de peintures ; mais faites réflexion qu’un étranger qui passe un mois dans une ville n’est pas fait pour les connaître, et en parleroit presque infailliblement tout de travers. Cependant si vous voulez quelque chose là-dessus, je vous dirai qu’il n’y a pas de lieu au monde où la liberté et la licence régnent plus souverainement qu’ici. Ne vous mêlez pas du gouvernement, et faites d’ailleurs tout ce que vous voudrez. Je ne parle pas de la chose dont nos plaisirs et nous tirons notre origine, de la chose proprement dite par excellence. On ne s’en choque pas plus ici que de toute autre opération naturelle. C’est une bonne police qui devroit être reçue partout. Mais pour tout ce qui, en saine morale, doit s’appeler méchante action, l’impunité y est entière. Cependant le sang est si doux ici que, malgré la facilité que donnent les masques, les allures de nuit, les rues étroites et surtout les ponts sans garde-fous, d’où l’on peut pousser un homme dans la mer sans qu’il s’en aperçoive, il n’arrive pas quatre accidents par an ; encore n’est-ce qu’entre étrangers. Vous pouvez juger par là combien les idées que l’on a sur les stylets vénitiens sont mal fondées aujourd’hui.

Il en est à peu près de même de leur jalousie pour leurs femmes : cependant cela mérite explication. Dès qu’une fille, entre nobles, est promise, elle met un masque, et personne ne la voit plus que son futur, ou ceux à qui il le permet, ce qui est fort rare. En se mariant, elle devient un meuble de communauté pour toute la famille, chose assez bien imaginée, puisque cela supprime l’embarras de la précaution, et que l’on est sûr d’avoir des héritiers du sang. C’est souvent l’apanage du cadet de porter le nom de mari ; mais, outre cela, il est de règle qu’il y ait un amant ; ce seroit même une espèce de déshonneur à une femme, si elle n’avoit pas un homme publiquement sur son compte. Mais, halte-là ; la politique a très-grande part à ceci. La famille en use comme le roi de France à l’élection de l’abbé de Cîteaux ; on laisse choisir la femme en donnant l’exclusion à tels ou tels. Il ne faut pas qu’elle s’avise de prendre aucun autre qu’un noble, et parmi ceux-ci, un homme qui ait entrée dans le Pregadi ou sénat et dans les conseils, dont la famille soit assez puissante pour pouvoir favoriser les brigues, et à qui l’on puisse dire : Monsieur, il me faut demain matin tant de voix pour mon beau-frère ou pour mon mari. Avec cela, une femme a la liberté toute entière, et peut faire tout ce qu’elle veut. Il faut cependant rendre justice à la vérité ; notre ambassadeur me disoit, l’autre jour, qu’il ne connaissoit pas plus d’une cinquantaine de femmes de qualité qui couchassent avec leurs amants. Le reste est retenu par la dévotion. Les confesseurs ont traité avec elles qu’elles s’abstiendroient de l’article essentiel ; moyennant quoi, ils leur font bon marché du reste tout aussi loin qu’il puisse s’étendre, y compris la permission de n’être pas manchottes.

Voilà quel est le train courant de la galanterie, où les étrangers n’ont pas beau jeu. Les nobles ne les admettent guère ni dans leurs maisons ni dans leurs parties. Ils veulent vivre entre eux, et avoir leurs coudées franches, pour parler devant leurs femmes de brigues et de ballotages, articles sur lesquels le tacet s’observe exactement devant l’étranger. Cependant, lorsque deux personnes s’entendent, il n’est pas impossible de faire un coup fourré à la faveur des gondoles, où les dames entrent toujours seules sans surveillants ; c’est un asile sacré. Il est inouï qu’un gondolier de madame se soit laissé gagner par monsieur ; il seroit noyé le lendemain par ses camarades. Cette pratique actuelle des dames a beaucoup diminué les profits des religieuses, qui étoient jadis en possession de la galanterie. Cependant il y en a encore bon nombre qui s’en tirent aujourd’hui avec distinction, je pourrois dire avec émulation ; puisque, actuellement que je vous parle, il y a une furieuse brigue entre trois couvents de la ville, pour savoir lequel aura l’avantage de donner une maîtresse au nouveau nonce qui vient d’arriver. En vérité, ce seroit du côté des religieuses que je me tournerois le plus volontiers, si j’avois un long séjour à faire ici. Toutes celles que j’ai vues à la messe, au travers de la grille, causer tant qu’elle duroit et rire ensemble, m’ont paru jolies au possible et mises de manière à faire bien valoir leur beauté. Elles ont une petite coiffure charmante, un habit simple, mais bien entendu ; presque toujours blanc, qui leur découvre les épaules et la gorge, ni plus ni moins que les habits à la romaine de nos comédiennes.

Pour épuiser l’article du sexe féminin, il convient ici plus qu’ailleurs de vous dire un mot des courtisanes. Elles composent un corps vraiment respectable, par les bons procédés. Il ne faut pas croire encore, comme on le dit, que le nombre en soit si grand que l’on marche dessus ; cela n’a lieu que dans le temps de carnaval, où l’on trouve sous les arcades des Procuraties, autant de femmes couchées que debout ; hors de là leur nombre ne s’étend pas à plus du double de ce qu’il y en a à Paris ; mais aussi elles sont fort employées. Tous les jours régulièrement à vingt-quatre ou vingt-quatre heures et demie au plus tard, toutes sont occupées. Tant pis pour ceux qui viennent trop tard. À la différence de celles de Paris, toutes sont d’une douceur d’esprit et d’une politesse charmante. Quoique vous leur demandiez, leur réponse est toujours : Serà servito, sono a suoi commandi (car il est de la civilité de ne parler jamais aux gens qu’à la troisième personne.) À la vérité, vu la réputation dont elles jouissent, les demandes qu’on leur fait ordinairement sont fort bornées ; cependant j’en trouvai l’autre jour une si jolie que… le moyen de ne s’y pas fier, elle me répondoit des conséquences per la beatissima madonna di Loreto.

Nous avons eu quelque peine à nous mettre un peu dans le beau monde ; nous sommes arrivés dans des circonstances défavorables. La sérénissime république venoit de faire main-basse sur près de cinq cents courtiers d’amour qui, abusant de leur ministère public, s’en alloient offrir à tous venants, sur la place Saint-Marc, madame la procuratesse celle-ci, ou madame la chevalière celle-là ; de sorte qu’il arrivoit quelquefois à un mari de s’entendre proposer sa femme. On a réformé cette licence trompeuse et insolente. Néanmoins il ne faut pas être en peine de vivre aujourd’hui, pour peu qu’on choisisse bien ses gondoliers, et ce choix est si aisé, qu’il faut être d’un grand guignon pour le faire mal. Il vient de m’arriver à ce sujet une plaisante aventure, qui m’a mis pour un moment dans un embarras fort risible. J’avois envoyé hier un gondolier faire l'ambasciata à la célèbre Bagatina. Le rendez-vous étoit pris chez elle à une heure marquée. Je ne la trouvai point ; sa femme de chambre me dit qu’elle avoit été obligée de sortir avec une dame de ses amies, pour aller à la conversation, chez je ne sais quel seigneur, et qu’elle m’en faisoit excuse, me priant de revenir le lendemain. Pendant ce discours, j’examinois un appartement vaste, magnifique, richement orné, et paraissant fort au-dessus de l’état d’une pareille princesse. Je demandai à la femme de chambre si un tel gondolier n’étoit pas venu de ma part parler à la Bagatina. Elle me répondit que le gondolier étoit venu en effet, mais que sa maîtresse ne s’appelloit point Bagatina, mais bien Abbati Marcheze, et qu’elle étoit la femme d’un noble vénitien. Mais, lui ai-je dit, qu’est-ce que votre maîtresse a pensé que je voulois d’elle ? Que vous aviez quelque lettre de recommandation à lui remettre, a-t-elle repris. Vous êtes le maître, monsieur, de me la laisser ou de revenir demain, si cela vous plaît. Là-dessus j’ai fait monter le gondolier ; la soubrette et lui ont persisté en leur dire, chacun de leur côté. Le gondolier a été traité de birbante et de ladro , et j’ai été congédié avec force révérences, assez incertain si je retournerois le lendemain, et de ce que pouvoit signifier un pareil quiproquo. Enfin je me suis déterminé à risquer le paquet, et j’y suis retourné aujourd’hui. J’ai trouvé une grande femme bien faite, d’environ trente-cinq ans, de grand air, d’un bon maintien, magnifiquement vêtue et chargée de pierreries, qui, s’avançant à moi d’un air très-grave, m’a demandé ce que je souhaitois d’elle. Je le savois assez, et mon embarras ne rouloit que sur la manière de le lui dire. Je lui ai baragouiné un compliment inintelligible dans le plus mauvais italien que j’ai pu, et cela ne m’est pas difficile. Enfin, s’apercevant de ce qui causoit mon incertitude, elle a eu le bon procédé de la lever elle-même au bout d’un instant, en quittant son faux nom et sa fausse décence (1). Elle a même eu l’air surpris de ma libéralité ; car, en faveur du meuble et de l’habillement, j’ai doublé les sequins, ne voulant pas avoir rien mis de médiocre dans une main ornée de diamants. Les nobles, j’entends ceux qui ne sont pas d’un goût plus raffiné, font grand usage de ces princesses. Quand l’un d’eux veut faire une partie de promenade avec la sienne, elle vient tout uniment le prendre dans sa gondole au sortir du conseil, et l’on n’est pas plus surpris de l’y voir monter avec elle en pleine place Saint-Marc, qu’on ne l’a été, en temps de carnaval, de voir ce noble ôter son masque et son domino dans l’antichambre du conseil, pour y entrer. Ma foi ! ils ont raison, c’est un doux séjour de jouissance qu’une gondole. Au surplus, ne croyez pas que, malgré la fidélité dont elles se piquent pour leurs tenants, elles soient inaccessibles. Ce scrupule ne dure jamais que cinq jours de la semaine ; leurs amants même leur laissent presque toujours toute liberté le vendredi, parce qu’ils font leurs dévotions, et le samedi, parce qu’ils ont affaire au Pregadi. Elles ont un usage politique assez bien trouvé, c’est de ne rien accorder qu’à la seconde entrevue, parce que, disent-elles, il faut connoître avant que d’aimer. Au moyen de ce, on leur fait au moins deux visites, et elles reçoivent des appointements doubles pour un seul service. Je crois que voilà un chapitre traité à fond. Je l’ai fait de la sorte en votre faveur, parce que je sais que vous êtes fort vicieux, et afin que vous n’ayez rien à désirer, j’ajouterai que les femmes sont plus belles ici qu’en aucun autre endroit, surtout parmi le peuple. Ce n’est pas qu’on y trouve plus qu’ailleurs des beautés ravissantes ; mais communément le grand nombre est joli et en général elles ont toutes la taille et le teint beaux, la bouche grande et agréable, les dents blanches et bien rangées.

  1. La forme des gondoles n’a pas varié. Les gondoliers des nobles ont l’habit des valets de pied. Les gondoliers de place ont le costume des pêcheurs de Léopold Robert.
  2. La place Saint-Marc rappelle plutôt le jardin du Palais-Royal qui est de même dimension et à peu près de même forme.
  3. L’église de San-Germiniano n’existe plus.
  4. Elle a été élevée, au contraire, pour masquer l’irrégularité de cette place.