Lettres familières écrites d’Italie T.1/Route d’Avignon à Marseille

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LETTRE III
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AU MÊME


Route d’Avignon à Marseille.
Marseille, 15 juin.


Le 8, à cinq heures du matin, nous nous séparâmes en deux bandes. Sainte-Palaye, en sa qualité de protecteur de tous les vieux sonnets, voulut aller sur les bords de la fontaine de Vaucluse, pleurer avec Pétrarque le trépas de la belle Laure ; pour moi, qui ne me pique pas d’être le chevalier des donzelles de Carpentras, je tirai droit à Aix, en petite carriole, traînée par deux mules. Il règne une inimitié irréconciliable entre cette sorte de voiture et l’os sacrum :


Et je ne pense pas que de Paris à Rome,
Carrosse, quel qu’il soit, cahote mieux son homme.


Mais la vue du pays, le plus admirable qu’on puisse imaginer, m’empêchoit de faire attention aux regrets que mon croupion témoignoit d’être la victime de ma curiosité. La Durance traverse ce bel endroit. Nous la passâmes sur un bac ; elle est très-large et vingt fois plus rapide que le Rhône. Son eau blanchâtre n’embellit pas une contrée qui d’ailleurs n’offre qu’un spectacle charmant. Je me figurois qu’il ne finiroit qu’avec la Provence ; mais au bout de quatre lieues je fus bien détrompé. Une montagne tout à fait aride commence là, et l’on ne trouve presque autre chose jusqu’à Aix. À la vérité, les vallons sont forts cultivés et forment, tout du long, des jardins remplis d’oliviers et d’autres arbres.

Ce fut là, que moi, indigne, j’éprouvai un des mystères de la Passion ; car en passant par ce jardin des olives, je suai sang et eau. (Ce m’étoit beaucoup d’honneur sans doute, et trop pour que je pusse le soutenir.) Je n’ai pas eu si chaud de la route qu’entre ces rochers. Pour m’alléger un peu, je m’avisai d’un expédient moitié épicurien, moitié cynique ; ce fut de mettre mon postérieur à la portière, in puris et naturalibus, pour lui rafraîchir un peu l’haleine : ce soulagement me fit arriver plus patiemment à Orgon, petite ville qui appartient au prince de Lambesc et où nous dînâmes. Nous fûmes coucher à Lambesc ; et, le lendemain, étant partis à quatre heures du matin, nous nous trouvâmes à huit à Aix, après avoir fait quatre lieues. Les deux Lacurne y arrivèrent après nous, peu satisfaits de Vaucluse, mais beaucoup de l’évêque de Cavaillon, qui leur avoit donné force lettres pour l’Italie. Madame de Ganay y étoit dès la veille. Je lui trouve, depuis qu’elle a pris les eaux, le teint meilleur et la parole moins embarrassée.

Aix et Dijon sont deux villes que l’on met ordinairement en parallèle, ce qui me donnoit quelque curiosité de les comparer. Aix, petite au moins d’un tiers plus que Dijon, est située dans le fond d’un vallon entouré de montagnes de tous côtés. La ville, sans en excepter aucune maison, est bâtie de pierres de taille ; le quartier des marchands est bien peuplé et me parut assez commerçant ; celui des gens de condition, qui tient une grande partie de la ville, est tout magnifiquement bâti ; la plupart des maisons élevées, ornées d’architecture et construites à l’italienne, avec des façades sur la rue ; presque toutes les rues sont larges, tirées au cordeau, remplies de belles fontaines ; on trouve à tout moment de petites places où l’on a planté des arbres pour donner de l’ombre ; enfin cette ville est tout à fait jolie, et la plus jolie de France après Paris. Je n’hésiterai pas de la préférer à Dijon pour l’extérieur, quoiqu’elle n’ait ni nos maisons en façon d’hôtels, bâties entre cour et jardin (car à Aix je n’ai point aperçu de cour aux maisons et peu de jardins), ni nos beaux équipages courant tout le jour dans la ville ; je n’en rencontrai que deux ou trois ; mais bien quantité de belles chaises-à-porteurs toutes dorées, armoriées et doublées de velours. (Cependant les gens même du pays qui connaissent les deux villes donnent la préférence à Dijon.) On m’assura que toutes les maisons étoient meublées à merveille. Je ne crois pas que l’on y vive avec le bon air, la même aisance et le même luxe qu’à Dijon. Les lieux communs sont ici plus communs que partout ailleurs ; car ils sont au milieu des rues, ou l’on décharge aussi toutes les autres immondices : quoique les paysans aient grand soin de s’en emparer tous les matins, il en reste toujours dans l’air une fâcheuse teinture.

Le plus bel endroit de la ville, et l’un des plus agréables peut-être qui soit en France, est la rue du Cours ; elle est d’une fort grande largeur et assez longue ; les maisons en sont hautes, belles et à l’italienne ; quatre rangs d’arbres y forment deux contre-allées où l’on se promène, et une large allée au milieu, ornée de quatre grandes fontaines, dont la dernière a un jet d’eau, un large bassin et deux chevaux, dont l’un jette de l’eau froide et l’autre de l’eau tiède. Cette rue est terminée d’un bout par une balustrade qui donne sur la campagne, et de l’autre par un bel hôtel appartenant au trésorier de la province. Ce cours, dont on parle tant et qui seroit moins que rien en comparaison du nôtre, s’il étoit hors de la ville, me paroît encore préférable au nôtre par l’avantage de sa situation et l’agrément d’y trouver, sans se déplacer, une promenade charmante à toute heure du jour et de la nuit. J’y vis beaucoup d’hommes, mais peu de femmes ; dans ce pays, elles aiment fort le jeu et négligent tout le reste, même la comédie qui est très-déserte.

La pierre de taille n’est pas belle à Aix, et, pour l’achever de peindre, on en réduit les écailles en sable fin, dont on fait un vilain mortier terreux ; puis, avec de grands balais, on en barbouille toutes les maisons neuves ; il faut qu’elles soient naturellement bien belles pour n’être pas défigurées par ce vilain fard.

La place des Prêcheurs ou des Jacobins, est la plus grande de la ville ; elle est toute plantée d’arbres. On vient de décorer l’intérieur de leur église, d’une bonne architecture, de colonnes corinthiennes architravées, barbouillées de mortier comme le reste.

Le palais du Parlement est sur cette place ; la façade est un demi-dôme d’assez mauvais goût ; la salle des Pas-Perdus est infâme, celle de l’audience publique est fort laide, et le bâtiment en entier est, comme le nôtre, un vieux bâtiment fort mal distribué ; mais les chambres sont belles et bien ornées. La grand’chambre est tapissée de velours bleu à cartisanes d’or, toute décorée de beaux et grands tableaux de Nicolas Pinson et d’un grand plafond peint et doré ; il en est de même de toutes les autres chambres. Dans chacune, il y a un trône doré pour le roi, ce qui fait autant de places vacantes. Il y a deux chambres pour la Tournelle : l’une d’été, l’autre d’hiver. Celle d’hiver est singulière, en ce que sur la muraille, au-dessus de chaque place, sont peints au naturel tous les présidents et conseillers du temps, en robe rouge, avec leur nom au bas. Je comptai cinq présidents et quarante conseillers. Cela a été fait du temps du premier président De Vair. Les Requêtes ont deux chambres : l’une pour l’Audience, l’autre pour le Conseil. À la différence de notre Parlement, les présidents aux requêtes sont présidents à mortier, et non ceux des enquêtes. Il y en a dix comme chez nous. Autres différences : les présidents n’ont point de bureau, et tous les conseillers ont des fauteuils. Le parquet, la chancellerie et la chapelle, sont aussi ornés convenablement. La chambre des comptes est au-dessous. La salle des archives mérite d’être vue, pour le bon ordre et l’arrangement.


L’hôtel de ville est mal situé, dans une rue étroite qui empêche de voir la façade, assez belle ; il est composé de quatre corps de logis, qui forment une cour carrée. Il y a une bibliothèque publique assez médiocre et une belle tour d’horloge, où sept statues, en tournant, marquent les sept jours de la semaine.


Voici ce que j’ai trouvé de plus remarquable dans les églises. Aux Carmes, un grand tableau peint par le roi René ; sur le revers des volets, il s’est peint lui-même, d’un côté, et sa femme de l’autre. Dans le chœur, le tombeau de la fille naturelle de ce roi ; trois statues fort anciennes et deux bons tableaux de Carmes. Aux Pénitents, une Incrédulité de Saint-Thomas, peinte par Finsonius, dont on fait grand cas ; cette peinture[1] est grossière, dure et sèche, mais expressive. M. Loppin lui donne la pomme sur tout ce qu’il a vu ; pour moi, j’en fus peu satisfait.


À Saint-Sauveur, cathédrale laide et irrégulière, un baptistère obscur dont le dôme est soutenu par huit colonnes, chacune d’un seul morceau, d’une grandeur et d’une grosseur extraordinaires ; deux de ces colonnes sont de granit, et les six autres de ce marbre antique d’Égypte, vert, noirâtre, si recherché et dont les carrières sont perdues. Cette colonnade est d’un grand prix ; c’est grand dommage qu’elle soit si mal placée, et qu’outre l’injure des temps, elle ait encore à essuyer celle d’un visigoth de sacristain, qui, pour y faire un reposoir le jeudi saint, s’est avisé de faire hacher et trouer ces colonnes. Dans une chapelle déserte, un bas-relief de sculpture antique du bon temps des Romains, mais bien effacé. Il représente, si je ne me trompe, une noce, du moins y remarquai-je une femme voilée, à demi couchée sur un lit, faisant de son mieux la mijaurée ; une autre femme près d’elle paraît l’encourager, et l’époux, debout près du lit, a l’air fort ennuyé de ces simagrées.


Aux Pères de l’Oratoire, une architecture dorique en dedans et en dehors, d’un goût fort particulier, aussi bien que le tabernacle. Pour passer d’une extrémité à l’autre, aux Jésuites, une belle église construite en arcades d’ordre corinthien très-régulières et d’un grand goût ; c’est dommage que la frise soit trop chargée d’ornements. Plus, une chapelle de la Congrégation du Parlement, fort chargée de peintures ; le tableau du maître-autel représente une Vierge à genoux ; on ne put me dire de qui il étoit, et je ne sus pas le distinguer. On peut voir aussi l’église de la Visitation, qui est propre et toute en marbre. M. le marquis d’Argens, procureur général, a un cabinet de tableaux des meilleurs maîtres, qu’il faut visiter.

Je ne sais comment on fait l’hiver dans cette ville, où le bois se vend à la livre ; quant à l’été, je l’y ai éprouvé fort bon. Je courus pendant le plus fort du jour sans être incommodé de la chaleur.

Le 10, un chemin, moitié de rochers pelés, moitié jardins, nous mena à Marseille. En général, je n’ai pas trouvé, jusqu’à présent, que la beauté de la Provence répondît à l’idée que je m’en étois faite, à l’exception toutefois des quatre lieues au sortir d’Avignon. Nous verrons si Toulon et Hyères ne me présenteront pas un paysage plus curieux. Le jugement que je porte ici ne doit point être appliqué à une petite hauteur que l’on trouve à une demi-lieue de Marseille d’où l’on découvre, à droite la Méditerranée, le château d’If et les îles adjacentes en perspective, en face la ville de Marseille, dominée par la citadelle de Notre-Dame-de-la-Garde et par les montagnes qui terminent le lointain, et à gauche, un vallon si rempli de bastides, ou maisons de campagne, d’arbres et de jardins, qu’en fermant de murailles cet enclos, on en ferait une ville dans le goût de Constantinople.

Nous entrâmes dans Marseille par la rue de Rome, alignée comme la rue Richelieu, longue presque du double. Le tiers de cette rue, dans le milieu, est planté d’un cours fort inférieur à celui d’Aix ; elle est bâtie de maisons belles, élevées à l’italienne, et peuplée comme la rue Saint-Honoré. Ce premier coup d’œil donne une grande idée du mouvement et de la richesse de cette ville ; idée qui se trouve assez bien soutenue par le reste.

Après avoir débarqué à la Rose, fort belle hôtellerie, mon premier soin fut d’aller chercher l’ami Fontette[2] et nos deux chères compatriotes qui m’attendoient dès le 6 du mois. Ma joie de les voir fut telle que vous pouvez vous le figurer. Elles me remirent votre lettre où je reconnus sans peine votre style aussi plein de fanfaronneries qu’absolument destitué de sens commun. La conversation roula sur tous les gens de connaissance. Il me parut qu’à huit ou dix infidélités près, la grande fille vous était toujours fortement attachée. Elles se portent toutes deux à merveille ; vous les reverrez l’une et l’autre au commencement du mois prochain.

Trois galères, sous les ordres de M. de Maulevrier, chef de l’escadre, sont demandées pour aller reconduire madame la duchesse de Modène à Livourne, les derniers jours de juin. M. de Fontette monte la principale galère, en qualité de capitaine de pavillon, en sorte que maintenant il n’est pas sans occupation.

L’amitié du comte de Fontette pour moi a rejailli sur toute notre société qui se trouve comblée de ses bonnes manières. Je lui sais bon gré de nous avoir fait faire connoissance avec les melets, petit poisson d’un commerce charmant et d’un mérite distingué. Chose que l’avenir ne pourra croire, entre Sainte-Palaye et moi, nous fîmes à ce dîner la valeur d’un Blancey.

Marseille peut se distinguer en trois villes : celle delà le port, appelée Rive-Neuve, qui m’a paru peu de chose ; la vieille, riche, puante et peu jolie ; et la neuve, ou demeurent tous les gens de condition, composée de longues rues alignées. Presque toutes les maisons ont des façades agréables sur la rue ; point de cours, et de petits jardins embellis de jets d’eau pour la plupart. Le port est une de ces choses que l’on ne trouve que là. Il est fort long et beaucoup moins large à proportion, plein à l’excès de toutes sortes de bâtiments, felouques, tartanes, caïques, brigantins, pinques, vaisseaux marchands et galères, qui en font le principal ornement. Tout le côté de la terre est garni de boutiques où l’on débite surtout des marchandises du Levant ; elles y sont si courues qu’un espace de vingt pieds en carré se loue cinq cents livres. L’autre côté est garni aussi de petites boutiques dans des bateaux où l’on vend des oranges, des merceries, etc. Les galériens, attachés avec une chaîne de fer, ont chacun une petite cabane où ils exercent tous les métiers imaginables. J’en vis un qui me parut d’un génie profond : la tête appuyée sur un Descartes, il travaillait à un commentaire philosophique contre Newton. Un autre faisoit des pantoufles, et un troisième contrefaisoit fort adroitement dans une lettre de change la signature d’un banquier de la ville. Ils mènent là une petite vie assez douce ; elle faisoit envie à Lacurne ; et, voyant une des cabanes vacantes, j’eus dessein de la retenir pour un certain vaurien de votre connoissance.

Le quai du port, qui est parqueté de briques sur champ, d’une manière commode à marcher, est continuellement couvert de toutes sortes de figures de toutes sortes de nations et de toutes sortes de sexes ; Européens, Grecs, Turcs, Arméniens, Nègres, Levantins, etc.

Nous visitâmes les galères, dont je ne vous fais point la description, parce que, à la vie que mène Blancey, il n’aura que trop d’occasions de les voir. Les pataches, grands bâtiments faits, non pour aller sur mer, mais pour y monter la garde, consistant en un salon avec deux chambres aux deux bouts où couchent les officiers de garde. Dans la consigne où les officiers préposés pour la santé tiennent leurs assemblées se voit le bas-relief de marbre du fameux Puget, représentant saint Charles qui implore le secours du ciel contre la peste. C’est un morceau admirable, quoique la mort ait surpris le Puget avant qu’il ne fût achevé. Je fus charmé surtout de la figure d’une femme moribonde dont la gorge, qui a été belle, est abattue par la maladie ; on diroit que les chairs vont plier sous le doigt.

L’hôtel de ville, situé sur le port, a une belle façade chargée de bas-reliefs, entre lesquels il ne faut pas manquer de distinguer un écusson des armes de France, de la main du même Puget.

J’oubliois de vous dire, avant de quitter le port, que rien ne m’a paru plus plaisant que de voir un forçat, les fers aux pieds, monter le long d’un mât de galère, sans autre aide que celle d’une corde tout unie qui pend le long du mât, et cela avec autant d’agilité et de promptitude que je pourrois monter un escalier ; la descente est encore plus prompte. Il n’est question que de se laisser glisser le long de la corde d’environ cinquante pieds de haut. Le voltigeur qui nous fît voir cette façon peu commune de cheminer, étoit un Turc qui, à ce qu’il nous dit, s’étoit, par la grâce de Dieu, fait chrétien depuis longtemps. Parbleu ! lui dit Lacurne, je t’en félicite, cela t’a fait une belle fortune.

Le parc, ou la maison du roi, est une espèce de petite ville à part. On y construit les galères dans de grands bassins secs qui donnent dans la mer ; quand une galère est finie, on ouvre les portes du bassin, et en rompant un bâtardeau, l’eau de la mer entre et les emmène. Les bois se travaillent dans les cours par les forçats, qui sont là, comme par toute la ville, en liberté, à cela près qu’ils sont enchaînés trois à trois, deux chrétiens et un Turc. Ce dernier étant dans l’impossibilité de se sauver pour être trop reconnaissable et ne savoir pas la langue, empêche les autres de s’échapper. Tout ce parc est composé de salles immenses ; celle où l’on file les câbles est percée de cent six arcades dans sa longueur. La plus belle est celle des armes, où il y a de quoi armer quinze mille hommes ; mais ce qui s’y fait le plus remarquer est la façon agréable dont les armes sont rangées en trophées, flammes, pyramides, soleils, faisceaux.

Chaque galère a sa salle qui contient tous ses agrès numérotés par le nom de la galère. Les autres salles sont des greniers et surtout des manufactures de laines et de coton. Huit cents rouets, qui tournent tous à la fois dans une galère, font à mon gré un coup d’œil fort plaisant. Ce sont les forçats qui travaillent seuls à ces manufactures. Ceux-là sont les plus heureux ; car, outre l’argent qu’ils gagnent journellement, selon leur habileté, ils ne vont jamais à la galère ni en mer, et chaque année on donne la liberté à six des plus sages d’entre eux. Je remarquai dans une des salles une roue fort ingénieusement inventée, avec laquelle on dévide plusieurs centaines de bobines à la fois.

L’intendant de la marine a sa maison dans le parc, jolie, bien ornée, avec un fort beau jardin. Il nous donna la felouque du roi pour nous mener le long du port au fort Saint-Nicolas, d’où l’on découvre en perspective toute la mer, les côtes et le coup d’reil charmant du port tout rempli de vaisseaux dans sa longueur. Ce fort et celui de Saint-Jean ferment l’entrée du port, qui est étroite et peu profonde, l’intention des Marseillais n’étant pas qu’il y entre de gros vaisseaux. Il y a un troisième fort situé sur une hauteur, c’est celui de Notre-Dame-de-la-Garde, mais le premier est le meilleur des trois.

Un curieux dans ses voyages ne s’attache pas aux seules productions de l’art, comme sont les édifices et les peintures ; il recherche aussi soigneusement celles de la nature. Ici, par exemple, je me suis adonné à examiner les poissons de la mer, et j’ai tourné mon examen du côté du goût qu’ils pouvoient avoir. Sardines, melels, rougets, surmulets, loups, dorades, turbots, raies bouclées ou autres, sipillons, toutênes, vives, maquereaux, voilà ce qu’un gentilhomme de ce pays-ci, M. d’Arcussia, exposa hier à ma physique, dans le plus grand repas de poisson que j’aie jamais vu, même chez Bernard. Mon étude fut profonde ; et, pour vous dire ma décision, le poisson qui se trouve dans la Méditerranée seule est admirable ; mais celui qu’elle a de commun avec l’Océan est fort inférieur à celui de cette mer. Je ne vous parle pas du thon frais, dont la pêche a été si abondante cette année, qu’il reste pour les valets. L’Intendant nous donna aussi hier à souper, mais beaucoup moins bien.

Il n’y a point du tout d’équipages à Marseille, ils seroient inutiles dans toute la vieille ville, qui est interdite à madame de Ganay, même à pied. On s’y sert de seules chaises à porteurs, ou l’on va à pied. Cette dernière allure est moins chaude que l’on ne pense, par le soin qu’on a par toute la Provence, de tendre des toiles, d’une maison à l’autre, en travers de la rue.

En général, je n’ai trouvé ce pays-ci ni aussi chaud ni aussi beau que je m’y attendois. Pour le premier article, il n’y croît ni blé ni bois. On trouve en cette province à chaque pas l’agréable et jamais le nécessaire. Aussi, à vous parler net, la Provence n’est qu’une gueuse parfumée.

Je ne sais pas grand’chose à Marseille à citer, outre ce que je vous ai déjà rapporté. L’abbaye de Saint- Victor, vieux couvent plus ancien que la Monarchie, a quelques vieux cloîtres délabrés, une église souterraine, des pavés de marbre tout gâtés, de méchants bas-reliefs, et autres chétives antiquités du Bas-Empire, qui ne valoient pas la peine que je me donnai pour les voir, si ce n’est cependant un très-beau morceau de sculpture antique nommé le Tombeau des Innocents.

À la Majeure, c’est-à-dire la cathédrale, on trouve d’admirables tableaux du Puget. Celui du Sauveur m’a paru le meilleur. Près de saint Laurent, une inscription en langue orientale, que je ne pus ni lire ni entendre. Il y a aussi des antiquités du temps de la république de Marseille, antérieures à César ; mais nous ne pûmes les voir, parce qu’elles se trouvent maintenant renfermées dans des maisons de religieuses.

La salle de la comédie est grande et bien ornée. C’est peine perdue que de l’avoir faite telle, car il n’y va qui que ce soit. Les comédiens se trouveroiont bien flattés d’une de nos méchantes représentations. J’y allai, cependant, le jour à la mode. La pièce n’étoit pas assez bonne pour me captiver ; je m’accostai d’une petite comédienne fort drôle, dans la loge de laquelle nous fîmes une répétition. Le concert est plus suivi et mérite de l’être, quoique inférieur à ce que l’on en dit. L’orchestre est fort nombreux en voix et instruments. Il n’y a rien là-dedans de bien distingué ; mais l’ensemble en est bon, surtout les chœurs qui vont à merveille.

On prend ici du café admirable ; mais il est à peu près impossible d’en transporter hors de Marseille ; les habitants n’en peuvent presque plus avoir pour eux. La Compagnie des Indes faisant, contre la règle, arriver ici son café des îles et le débitant à rien, pour empêcher qu’on achète celui de Moka. Imagineriez-vous bien qu’elle pousse la perfidie jusqu’à envoyer cette affreuse graine dans les échelles du Levant, d’où on l’amène ici comme café de l’Arabie ?

Parlons maintenant de mon départ ; c’est l’article le plus difficile à arranger, à cause des contre-temps et des irrésolutions continuelles de mes camarades. Nous laissons partir sans nous le cardinal de Tencin, qui va droit à Rome. Pour nous, nous voulons voir Gênes, Livourne, Pise ; et de plus, un neveu du camérier, qu’il emmène avec toute sa suite, fait que son vaisseau est si plein, que nous y aurions été très-mal. Nous avons donc pris une felouque pour nous porter à Gênes ; et, comme les Lacurne craignent la mer encore tout autrement que Loppin ne craignoit le Rhône, nous envoyons la felouque nous attendre à Antibes, où il faudra se rendre en poste par un long détour plus fatigant que la mer. — Tout ce que je vous dis là ne s’est conclu qu’après de longues réflexions, et maintenant cela n’est peut-être pas vrai. Le vent est devenu contraire, il fait tempête. Tant il y a que nous partirons quand il plaira à Dieu, et il ne lui plaira peut-être que l’année prochaine. Il y a cependant six jours que nous sommes à croquer le marmot, et nous devrions être quasi à Florence. N’en parlons plus, car le sang me bout quand il en est question. Vous figurez-vous que je vous écrirai souvent des épîtres de cette longueur ? Ma foi, je crois que je m’en suis donné une bonne fois pour toutes. Ne vous dégoûtez pas cependant. Ecrivez-moi tout simplement à mon adresse, poste restante, à Rome. J’irai retirer vos lettres au bureau. C’est la voie la plus sûre pour ne les pas perdre. Il faudra en user de même pour toutes les villes où je vous marquerai de m’écrire. On n’affranchit point les lettres pour l’Italie.

Mille compliments pour moi à la chère Blanquette, à la bonne Pousseline de Quintin, sans oublier celle de Marsilly. Vous savez combien il faut dire de choses pour moi à madame de Montot ; n’oubliez pas non plus de faire mention de ma personne à nos amis. Vous ferez part de ma relation au doux Quintin ; dites-lui que je le prie d’envoyer les deux cahiers qu’il prit dans mon cabinet, à Neuilly, dès qu’il sera de retour. N’oubliez pas, surtout, que cette lettre que je vous écris est commune entre Neuilly et vous, ainsi qu’il me faut deux réponses. Le doux objet n’aura pas de peine à se déterminer à me donner souvent de ses nouvelles, et il sait assez combien je suis sensible au plaisir de sa conversation et de son amitié. Adieu tous les deux. Faites souvent mention ensemble de votre ami le Romain, qui n’espère plus arriver à sa nouvelle patrie, tant les contre-temps l’impatientent. Les Lacurne vous embrassent.

  1. Aujourd’hui dans la cathédrale de Saint-Sauveur.
  2. Le comte de Fontette-Sommery, mort chef d’escadre.