Lettres familières écrites d’Italie T.1/Route de Dijon à Avignon

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LETTRE I
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À M. DE BUNCEY


Route de Dijon à Avignon


Avignon, le 7 juin 1739.


Me voici arrivé à ma première station en pays étranger, mon gros Blancey ; et, selon la règle de nos conventions, il est temps que je fasse avec vous le Tavernier. Vous savez que c’est à charge de revanche, et ce que vous m’avez promis pour m’en récompenser, c’est de faire avec moi le Cœur-de-Roy. À ce prix vous ne me devrez rien, car un Cœur-de-Roy[1] en fait de bons contes, vaut bien un Tavernier en fait de voyages. Au reste, il est bon de vous avertir, par forme de préface, que ma bavardise seroit sans égale, si vous n’étiez pas au monde. Routes, situations, villes, églises, tableaux, petites aventures, détails inutiles, gîtes, repas, faits nullement intéressants, vous aurez tout. C’est en vain que vous vous plaindrez. Vos reproches ne seront pas capables de réformer mon caquet, car je penserai toujours qu’il y aura de la jalousie de votre part :


Or, écoutez l’histoire entière
De votre ami le Bourguignon,
Qui, tout le long de la rivière,
Avec Loppin, son compagnon.
Pour s’avancer sur la frontière,
Est allé jusqu’en Avignon.


Vous savez comment nous partîmes tous les deux, samedi 30 mai, sur les huit heures du soir, dans ma chaise de poste, qui nous mena d’une tire déjeuner à Mâcon, ou mes chevaux m’attendoient. J’y laissai ma chaise, mon cousin Loppin, mes hardes et mon fidèle valet de chambre, le seigneur Pernet, pour aller voir ma sœur[2]. Je la trouvai s’arrangeant dans son ménage et dans sa nouvelle maison. On me fit grand’chère à souper en fruits nouveaux fraises, petits pois et artichauts. Je fais mention de ceci, parce que j’ai appris de notre ami le P. Labat, que l’on ne doit jamais omettre ce qui se mange, et que les bons esprits qui lisent une relation s’attachent toujours plus volontiers à cet article qu’à d’autres. J’y séjournai le lendemain, et le 2 juin je partis à cheval pour aller à Lyon, où M. Loppin avoit dû se rendre dès la veille par la diligence. La chaleur de la route étoit capable, si le chemin avoit été plus long, de me faire trouver la Norwége à Rome ; mais ce fut bien pis en arrivant. Mon cousin le géomètre, ami intime des lignes droites, s’étoit opposé de tout son pouvoir à la courbe que j’avois décrite du côté de Neuville. Sa démonstration n’ayant pas prévalu, il jugea à propos de s’en venger. Nous nous étions donné rendez-vous à l’hôtel du Parc ; j’y arrive, néant. Je vous avoue que, si je n’eusse pas été en chemin pour Rome, je me serois trouvé dans la nécessité d’y aller pour obtenir des indulgences, tant le démon de l’impatience s’étoit emparé de ma personne. Me voilà donc parcourant toutes les auberges ; et, après avoir pris une peine inutile, me retrouvant sans malles, sans cousin, et qui pis est sans argent. Mais au milieu de mes fureurs, comme un dieu paraît dans l’opéra pour calmer le trouble d’Oreste, tel à mes yeux parut le fidèle Pernet, qui remit le sang-froid dans mon âme. Pour achever de calmer mes sens par le doux charme de l’harmonie, nous allâmes à l’Opéra, dont je fus vraiment très-content. Les chœurs sont faits aux dépens des nôtres ; les habillements sont fort beaux, les décorations passables. La Tulou, que vous connaissez, fait les premiers rôles avec mademoiselle Plante, sœur de la Dubuisson, maniérée à l’excès et singeant de son mieux la Antier. Il y a une bonne haute-contre dont j’ai oublié le nom et deux basses-tailles ; Fontenay, belle voix et mauvais acteur, et Person de l’Opéra de Paris, que vous connaissez. Les danses sont encore meilleures, du moins en femmes ; elles sont trois principales, dont la moindre est fort au-dessus de votre Bonneval. Mais j’admirai surtout une petite fille, nièce de la Salle, qui danse avec une force et une légèreté comparable à celle de la Camargo. Ils n’ont en hommes qu’un bon danseur, inférieur, à mon sens, à Dubuisson. La salle est belle et trop grande de beaucoup pour l’assemblée qui était fort médiocre. C’est un mal épidémique dont mourront tous les opéras de province.


Le lendemain, nous séjournâmes, fort malgré moi ; j’étais dans le dessein de prendre un bateau de poste pour nous rendre ici en bref ; mais, oui dà ! mon compagnon de voyage avoit entendu faire des narrations des dangers du Rhône, capables d’effrayer Ulysse. Son dernier mot fut qu’il ne vouloit point arriver en Italie par la commodité du golfe de Lyon, et qu’une voiture si frêle n’était pas bonne pour d’aussi mauvais nageurs que lui et moi. J’eus beau lui prêcher l’intrépidité ; rhétorique inutile : il fallut céder et se décider pour le coche d’Avignon, qui partoit le lendemain. Je m’amusai, pendant mon séjour, à voir l’opération singulière d’un médecin anglais, nommé Taylor, qui ôte le cristallin de l’œil en fourrant dans la cornée ou le blanc de l’œil, un petit fer pointu d’un demi-pied de long. Cette opération, que l’on nomme lever, ou plutôt baisser la cataracte, est extrêmement curieuse, et fut faite avec beaucoup d’adresse par cet homme, qui me parut d’ailleurs un grand charlatan. Nous logions aussi avec un autre Anglais neveu du fameux chevalier Newton, qui me prouva bien fort que la science n’est pas héréditaire.

J’allai ensuite voir un bateau que le prévôt des marchands a fait construire pour le duc de Richelieu. Il est composé d’une petite antichambre, à côté de laquelle est une cuisine garnie de sa cheminée et de ses fourneaux ; suit une chambre à coucher élégamment meublée, avec une cheminée de marbre et de glace, après laquelle on trouve un cabinet à écrire, une garde-robe et une chambre de valets, desservie par un corridor ; c’est un fort joli domicile. Je ne vous dirai rien de plus de Lyon, que vous connaissez mieux que moi. Mon ami Pallu[3] n’était point encore arrivé dans son intendance. Que de bons mots et de mauvais épigrammes nous eussions faits ensemble ; car il est comme


Le Bon seigneur de Bagnolet,
Très aimable et très frivolet.


Le lendemain 4, pour donner aux dames romaines une bonne idée de la propreté fançaise, j’allai me faire baigner. Le garçon baigneur débuta par me dire qu’il avoit coutume de baigner M. le duc de Villars et M. le cardinal d’Auvergne ; jugez combien ma pudeur fut alarmée ; mais j’en fus quitte pour la peur.

Le même jour, à une heure et demie, nous nous embarquâmes sur un benoît coche, où nous ne fûmes pas un instant sans représenter au vrai les enfants dans la fournaise. Alors M. Loppin se repentit de n’avoir pas suivi mes conseils ; cependant la veille, ce ne fut, dit-il, que par complaisance pour mes idées qu’il n’avoit pas fait bassiner son lit ; il en a de singulières ; mais il est le meilleur garçon du monde.

Nous n’eûmes d’abord en route rien qui fût digne de vous être raconté, si ce n’est la rencontre d’un grand bateau remorqué par onze chevaux et tout chargé de pots-de-chambre.

La côte du Lyonnais est belle, riche, garnie de vignes, de jardins et de maisons de campagne. Celle du Dauphiné est toute de montagnes couvertes de bois.

Nous arrivâmes à Vienne sur les cinq heures. Le bâtiment des PP. de Saint-Antoine, qui se présente d’abord, en donne une bonne idée. Il est joli et bien situé le long du Rhône ; mais cette idée est démentie dès que l’on met le pied dans la ville qui est excessivement laide et mal bâtie. Nous ne trouvâmes rien de supportable que l’église Saint-Maurice, cathédrale bâtie dans un assez mauvais goût gothique. La voûte, toute peinte en azur est belle, hardie et fort exhaussée.

Si la place qui est au-devant de l’église était agrandie et régulière, sa situation la rendrait magnifique ; d’une part, elle est terminée par le portail, et de l’autre par le Rhône.

La ville, bâtie tout le long du fleuve, est longue et fort étroite ; elle est très-ancienne, et avoit été jadis extrêmement grande, puisqu’à un bon demi-quart de lieue hors de la ville, nous vîmes, dans des vignes, un obélisque qui en marquoit autrefois le milieu. Elle est tout-à-fait collée contre une vilaine montagne ; au-dessus est l’enceinte fort vaste d’un vieux château tout ruiné, de même que le pont sur le Rhône, qui fait l’endroit de ce fleuve le plus dangereux, sans cependant qu’il le soit beaucoup.

À six heures et demie, nous arrivâmes à Condrieux, petite ville du Lyonnais, ayant fait ce jour-là neuf lieues. On trouve auparavant, du même côté, la fameuse Côte-Rôtie : je ne m’étonne nullement qu’elle soit rôtie depuis qu’elle est là, puisque moi, qui n’y restai qu’un instant, je faillis à y être calciné. Le faubourg sur la rivière, où nous logeâmes, est assez joli.

Le 5, nous partîmes à trois heures du matin, et voyageâmes avec le vent contraire, qui nous traversa tout le jour, entre deux montagnes fort serrées et fort arides, laissant Serrières à droite et Saint-Vallier à gauche. Nous touchâmes à Tournon, petite ville assez drôle, qui a un fort et vieux château sur un roc, au milieu du Rhône. Les bons PP. jésuites, qui, selon leur sapience ordinaire, sont les mieux logés de la ville, ont sur une haute tour une terrasse ornée de balustrades, en vue magnifique.

Vis-à-vis Tournon, on voit la petite ville de Tain, dominée par une montagne, au-dessus de laquelle est un petit ermitage, dans l’enclos duquel croît le vin célèbre de ce nom. Comme je ne suis pas homme à perdre la tête sur ce qui concerne les plaisirs de la table, je dépêchai un de nos gens en bateau afin d’aller en faire une petite provision pour le voyage.

Nous passâmes ensuite à l’embouchure de l’Isère, rivière infâme s’il en fut jamais ; c’est une décoction d’ardoise.

De l’autre côté, au-dessus d’un rocher en pain de sucre, se voit le vieux château ruiné de Crussol d’où la maison d’Uzès tire son nom. Les bonnes gens nous dirent qu’un géant nommé Buard, haut de quinze coudées, en avoit fait jadis son habitation. Dans le vrai, il faudroit cependant que Chintré se baissât pour y entrer. Cet honnête géant, ayant détruit le genre humain, voulut bien le repeupler et bâtir une ville. Pour ce faire il engrossa toutes les filles du pays et jeta sa lance en disant : Va lance. Elle alla tomber de l’autre côté du Rhône, où est maintenant la ville de ce nom, et où les bélîtres de Jacobins nous montrèrent ses os, qui sont bien à la vérité d’une grosse bête ; mais comme les grosses bêtes de toute espèce sont moins rares que les géans, vous êtes dispensé de croire que ces os soient ceux du prétendu seigneur Buard. Maudit soit celui qui fit bâtir cette vilaine ville où l’on nous fit une chère détestable.

Au sortir de là, les montagnes s’écartent et commencent à former une plus agréable perspective. La Voulte en Vivarais en présente une si jolie, qu’elle me parut, de loin, mériter une place dans mon journal.

Enfin, après vingt-cinq lieues de route, nous arrivâmes à Anconne, petit village du Dauphiné, distant de demi-lieue de Montélimart, et méchant gîte s’il s’en fut jamais, pour manger et pour coucher ; je ne sais s’il est meilleur pour ce que promet son nom.

Le 6, à quatre heures du matin, nous nous remîmes en bateau ; ne voilà-t-il pas que mes vilains rochers se resserrent pis que jamais. En vérité, cela est affreux ; le Rhône se promène au milieu au grand galop. De plus, le vent avoit tourné au nord pendant la nuit, et fraîchi extrêmement sur le matin. Nous allions à tire d’ailes ; de sorte que nous eûmes bientôt passé Viviers, ville assez grande dans des rochers horribles ; elle a un château-fort qu’on ne prendra sûrement pas par escalade. L’évêque a un beau palais tout neuf. De là on passe à Saint-Andéol, où étoit autrefois l’évêché et où est encore le séminaire. Il y a là force roches sous l’eau ; la rapidité augmente, et la bise alloit toujours croissant. Malgré cela nos pilotes, gens extrêmes, sans doute, mirent deux voiles. Ce fut dans cet équipage que nous passâmes le pont Saint-Esprit. C’est une grande sornette que d’en faire peur aux gens ; on glisse là dessus comme sur un parquet et sans le moindre danger. Ce n’est pas sans raison que ce pont est cité ; il est de toute beauté pour la hauteur, la longueur, l’évasement des arches et la tournure légère des piles. Je le mesurai en tout sens. Il a onze cent dix-huit pieds de long sur quinze de large seulement. Les arches sous lesquelles je descendis ont trente-trois pas d’évasement. Il y en a dix-neuf grandes, sans compter les médiocres ni les petites. Chaque pile est vidée par le milieu par une espèce de porte cochère. On vient de raccommoder un côté d’une arche, qui a coûté dix mille livres. Le pavé du pont répond à la beauté du reste ; il est fait à chaux et à ciment. Les charrettes, même à vide, n’y passent que sur des traîneaux ; mais les chaises et les carrosses chargés y passent. Au bout du pont, du côté de la ville, est une bonne citadelle flanquée de quatre bastions fort bien revêtus, et entourés d’un fossé aussi revêtu. La ville est assez jolie. Je commençai à reconnaître la Provence, quand je vis le marché plein de citrons, à six sous la douzaine.

Le pays n’est pas laid au-delà et garni de belle verdure jusqu’à Caderousse, petite ville du Comtat, au duc de ce nom.

De l’autre côté est Roquemaure en Languedoc, château si grotesque et si ancien que je suis sûr qu’il a été bâti du reste des matériaux de la tour de Babel. Il y a là sur le Rhône force endroits plus dangereux que ceux que l’on cite. Mon coquin de pilote s’amusoit, dans un coin, à manger des asperges ; je n’ai jamais aimé les gourmands. Tout d’un coup j’entendis grand bruit ; j’étois dans un coin à traduire de l’italien, et, s’il vous plaît, je pensai me trouver moi-même traduit en l’autre monde. Nous allâmes donner contre des rochers, cric, crac : « Nous allons périr ! » Je me levai et je vis que rien n’étoit plus faux et que le danger que nous avions couru pour des asperges, étoit déjà passé. Voyez comme les grands événements ont souvent de petites causes ; encore si c’eût été pour des petits pois ! Bref, nous arrivâmes ici à quatre heures du soir, ayant fait dix-huit lieues :


Dieu merci, me voilà sauvé,
Car je suis en terre papale !


  1. M. de Cœur-de-Roy était cité alors, en Bourgogne, pour la vivacité de son esprit.
  2. Chanoinesse du chapitre de Neuville
  3. Maître des requêtes, intendant de Lyon.