Lettres intimes (Renan)/18

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Calmann Lévy (p. 257-261).


XVIII


[Au sommet de la page externe et formant suscription]
Pour mon ernest, pour lui seul.


De nouveau, je recommande vivement ces lignes à ma chère Emma, en la priant de se rappeler la demande de ma lettre.


5 août 1845.

Aujourd’hui même, mon bien cher ami, je reçois ta lettre après laquelle je soupirais vivement. Au moment où elle m’est parvenue j’écrivais à ma bonne Emma, et je profite de cette circonstance pour la prier de te remettre confidentiellement ces quelques mots, en attendant la réponse que je t’adresserai dès que cela me sera possible. Ces lignes sont pour toi seul ; n’en parle point. Ta lettre, mon Ernest, m’a fortement émue ; mais elle m’a donné une grande joie, car j’y vois percer enfin de la résolution, j’y trouve quelques traces de cette énergie, de cette force de volonté que j’ai tant désirées pour toi et sans lesquelles nous ne sommes toute la vie que de grands enfants. Courage, oh ! courage, mon bien bon ami ! Oui, la loi du devoir est immuable, et lorsqu’elle parle on ne peut sans crime rejeter ses suggestions. Quoique je prenne des précautions pour que ces lignes ne passent que sous tes yeux, je n’ose y parler en toute liberté. Je te dirai seulement que le projet de prendre tes grades a plus que mon approbation, qu’il a toutes mes sympathies, que c’est celui qui me sourit le plus, celui qui me donnerait pour toi le plus de tranquillité, qu’il n’est rien que je ne sois disposée à faire pour le seconder. Tu as raison : c’est un honnête homme celui qui, dans la position où il se trouve, a pu te donner un tel conseil ; s’il n’y a pas d’obstacle insurmontable, écoute et suis ce sage avis. — Ton plan de retourner à Paris avant la fin des vacances, est parfaitement bon et raisonnable ; mais il faut absolument, mon ami, que tu prennes un logement libre, non seulement pendant l’espace de temps dont tu me parles, mais bien au delà, si cela devient nécessaire. Pas de voies détournées, pas de faux calculs sur ce point. J’en parlerai dans ma prochaine lettre, mais sache seulement que je regarde ceci comme essentiel. Tu trouveras à Saint-Malo des avis plus détaillés, et tu verras que j’aurai pourvu au plus pressé. Si l’hôtel dont tu me parles ne te convient pas, je puis facilement te faire chercher dans une maison convenable une chambre et ta pension ; tu serais peut-être mieux ; d’avance, je prierai toujours de faire quelques recherches ; elles n’engageront à rien. Mais, de grâce, n’accepte pas l’autre proposition que l’on t’a faite. Si tu désirais écrire à M. Quatremère j’aurais un moyen de lui faire parvenir ta lettre. Je connais personnellement M. Stanislas Julien qui, comme tu le sais sans doute, est chargé de la chaire de langue chinoise au Collège de France ; je l’ai entendu nommer M. Quatremère comme quelqu’un avec qui il avait de fréquents rapports ; si cela pouvait être utile, je lui demanderais sans crainte de vouloir bien se charger de faire parvenir ta lettre ;... mais, en y réfléchissant, je pense que tu seras à Paris avant que j’aie pu recevoir ta réponse et adresser de si loin cette demande. Tes démarches personnelles vaudront mieux et seront plus promptes que tout le reste. Ne néglige pas d’en faire de ce côté et dès ton arrivée à Paris, s’il est possible ; le plus tôt que tout cela sera éclairci sera le mieux, car alors seulement nous saurons avec précision dans quel chemin nous devons marcher, et c’est une bien bonne chose à savoir. Puissent les personnes auxquelles tu auras affaire se trouver à Paris dans les premiers jours d’octobre ! Je n’ai point de nouvelles d’Allemagne, mais je suis sûre que l’on agit : je laisserai continuer les démarches, libre à nous ensuite, d’après ce que tu dois éclaircir, de prendre la décision que nous croirons la meilleure. Sois tranquille pour maman ; tu verras les bons raisonnements que j’aurai dans ma prochaine lettre. Si plus tard il fallait aller plus loin, je me chargerais encore de beaucoup. Dans la lettre que je t’adresserai, prendre les grades semblera employé dans le sens propre ; mais lu démêleras sans peine le motif de ma diffusion. Ma lettre de Saint-Malo y sera avant la fin de septembre. Ernest, c’est de toute mon âme que je me reporte vers toi ! oh ! pourquoi sommes-nous séparés dans un tel moment !... Encore une fois, ami, courage ! on n’est homme qu’à la condition d’avoir beaucoup lutté. Mon frère, mon ami, mon enfant bienaimé ! appuie-toi toujours sur mon bras et sur mon cœur, et sois certain que ni l’un ni l’autre ne te manqueront jamais... Écoute avec patience les observations de chacun ; mais qu’elles ne puissent pas t’ébranler, ni surtout te faire sortir de la ligne que tu dois suivre. Je te le répète : certains voiles une fois soulevés ne se replacent jamais. A quelques jours, mon bon ami ! A toi constamment. Emma ne saura point pourquoi je t’adresse cette lettre en confidence ; elle croit qu’il s’agit de moi.