Lettres intimes (Renan)/21

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Calmann Lévy (p. 283-292).


XXI


A Ernest,

Recommandée aux meilleurs soins de notre frère.


16 septembre 1845.

Très cher ami,

Je ne me trompais pas dans mes prévisions en t’écrivant il y a quatre jours que j’attendais incessamment de Paris des renseignements relatifs à ton logement et à ta pension ; la réponse sur laquelle je comptais me parvient aujourd’hui, et je m’empresse de te la communiquer, au risque de te faire recevoir mes deux lettres par le même courrier. C’était encore à mademoiselle Ulliac que je m’étais adressée, car elle aussi est douée d’un cœur qu’on ne trouve jamais en défaut, et son dévouement pour moi est sans changement et sans limites. Le M. Gasselin dont il est question en tout ceci, est le même qui t’a porté mes lettres durant les deux dernières années. Voici ce que m’écrit mon amie.

« Je viens de voir M. Gasselin. Il connaît, rue de Laharpe, un pharmacien qui loue des chambres garnies à des jeunes gens rangés, attendu qu’il faut passer par sa boutique pour entrer et pour sortir ; il connaît à côté un restaurant tranquille ; il recommandera, si vous le désirez, votre frère dans ces deux maisons et il ira le voir. Enfin, M. Gasselin veut bien se charger de lui compter ses trimestres et de lui rendre tous les services d’un ami. C’est un excellent homme, vulgaire par l’éducation, ou plutôt par le manque d’instruction, mais bien par le cœur... D’un autre côté, j’ai aussi pensé qu’il ne serait peut-être pas désagréable à monsieur votre frère d’entrer comme pensionnaire en chambre dans une institution de jeunes gens, chez M. Galeron, par exemple, successeur de M. Hallays-Dabot. Je puis le recommander là de façon à ce qu’il soit soigné et sous le rapport intellectuel et sous le rapport matériel. Beaucoup de jeunes gens se placent ainsi pour suivre les cours et prendre leurs inscriptions. Dans tous les cas, je m’assurerai si M. Galeron l’accepterait à titre de pensionnaire en chambre. Nous connaissons aussi, vous et moi, M. et madame Pataud ; ce sont de bonnes gens, vous le savez ; là aussi des soins lui seraient assurés... Il y a moyen, vous le voyez, de lui arranger cette vie matérielle qu’il doit ignorer complètement, d’après la manière dont il a passé sa jeunesse... Tout ceci doit vous rassurer, chère amie. Engagez donc monsieur votre frère, s’il a pris décidément son parti, à venir nous voir au retour. Nous monterons chez M. Gasselin et tout s’arrangera. D’ici là, des informations auront été prises, et votre frère ne sera pas obligé de se placer en hôtel garni, proprement dit. » — Tu le vois, mon cher ami, voilà bien des ressources ; voilà surtout une obligeance, une amitié parfaites. Je ne t’impose rien là-dessus, je ne t’oblige nullement à aller chez mademoiselle Ulliac ; je veux seulement te dire qu’en cas d’embarras tu trouveras chez elle de l’argent qui t’appartient, des amis intelligents et tout dévoués à t’être utiles, des renseignements précieux, et au milieu de tout cela des nouvelles de ta sœur. Peut-être, dans les premiers jours, préféreras-tu encore l’hôtel dont tu m’as parlé ; je laisse cela absolument à ton choix ; j’ajouterai seulement qu’il vaudrait mieux, ce me semble, choisir un autre moyen d’établissement, si, comme je n’en doute point, tes études libres doivent se prolonger. Mademoiselle Ulliac demeure dans la même maison que M. Gasselin ; voici son adresse : Mademoiselle Ulliac Trémadeure, boulevard Montparnasse, 40. C’est entre le jardin du Luxembourg et l’Observatoire. Si cela te contrariait d’aller chez elle, tu pourrais lui écrire un mot, en lui demandant, avec toute la politesse possible, de prier M. Gasselin d’aller jusqu’à toi : je suis certaine qu’il s’y rendrait de grand cœur, et je suis certaine aussi que mademoiselle Ulliac t’accueillerait avec une bonté accomplie ; je te demande seulement de n’aller chez elle qu’en habits semblables à ceux de tout le monde.

J’arrive maintenant à une autre partie de sa lettre qui n’est pas moins importante, mon bon Ernest, et qui te prouvera que j’ai en elle une vraie amie. Je t’ai dit que je connais personnellement M. Stanislas Julien, professeur au Collège de France ; mademoiselle Ulliac le connaît encore davantage, et, comme je sais qu’il est très lié avec M. Quatremère, j’ai encore voulu t’aplanir les voies de ce côté. J’ai donc prié mademoiselle Ulliac d’aller trouver pour moi M. Julien et de lui demander en mon nom qu’il veuille bien te recommander à M. Quatremère, en lui disant que tu appartiens à une honnête famille dont il connaît un membre, et que ton changement actuel, loin de t’étre imputé à crime, n’est que l’effort d’une âme droite et généreuse. M. Julien, ainsi que sa femme, m’a toujours accordé et témoigné une estime honorable ; je suis certaine qu’il me rendra ce service avec toute la délicatesse que nous pourrions désirer. Voici ce que mademoiselle Ulliac me répond à ce sujet : « Avant d’avoir su ce que vous me demandez pour monsieur votre frère, j’avais pensé de suite à le recommander à M. Julien ; ainsi c’est une chose convenue. Oui, l’étude des langues orientales est peu commune. Je vous promets, sans avancer rien de trop, que M. Julien s’intéressera vivement à votre frère ; je vous promets aussi d’intéresser à lui, lorsque la grande affaire sera décidée, M. Victor Mauvais, astronome-adjoint à l’Observatoire et ancien élève du séminaire ; M. Mathieu, beau-frère de M. Arago, et M. Regnauld, professeur de physique au Collège de France. Votre frère est travailleur ; il prend l’étude au sérieux ; ces messieurs le prendront, lui, en grande considération, et il fera son chemin dans le monde. Lorsque ses liens seront rompus, je le verrai avec beaucoup de plaisir, et alors bien des choses se trouveront simplifiées. »

Tu le vois, mon Ernest, dans ce monde, nouveau pour toi, où tu craignais tant l’abandon, il se trouvera aussi quelques voix pour t’ encourager. M. Julien n’est pas seulement un savant érudit, c’est un honnête et bien bon homme. Ouvre donc ton cœur à l’espérance, mon pauvre ami ; tu vois que de loin comme de près ta sœur cherche en tout à veiller sur toi. Je voudrais donner des ailes à mes lettres pour qu’elles aillent bien vite te fortifier, te dire que nulle part tu ne seras abandonné tant qu’il me restera un souffle de vie. Ernest, ne me désole point : ne commets ni faiblesse, ni imprudente concession ; moi qui connais le fond de ta pensée, je les regarderais comme coupables, et je ne puis croire que mon opinion soit à tes yeux de nulle valeur. Songe qu’il s’agit non seulement de toute ta vie, mais du repos de la mienne, du seul bonheur que la terre puisse me donner. Je suis dévorée d’inquiétude. La seule chose qui me donne quelque consolation c’est de te voir enfin résolu, d’espérer que tu vas suivre mes conseils, de penser que tu vas prendre, au moins pendant six mois ou un an, une petite chambre d’étudiant, et que tu emploieras ce temps à obtenir ton diplôme de bachelier, à suivre les grands cours des facultés des Lettres et des Sciences, et enfin à te préparer aux examens d’admission à l’École normale. Mademoiselle Ulliac, qui voit si sainement en tant de choses, approuve aussi ce projet. « L’idée de l’École normale est très bonne, me dit-elle ; c’est une carrière, cela. » Mais, je te le répète, mon ami, je ne serais pas moins satisfaite en te voyant t’adonner exclusivement aux langues orientales, si le savant professeur que nous avons si souvent nommé entrevoit pour toi une issue dans cette route. Pardonne toutes ces redites, mon Ernest ; mon cœur, mon esprit, ma pensée, tout en moi est plein de ton souvenir. Je voudrais donner à ma parole l’accent qui persuade, envoyer vers toi la voix de mon âme... Pauvre cher ami, que Dieu place toujours dans ta vie des affections aussi sincères, aussi désintéressées que la mienne ! Adieu ! J’ai passé une grande partie de la nuit à t’écrire tout ceci, et encore je te quitte à regret. Par le même courrier, je vais envoyer à mademoiselle Ulliac le billet de quinze cents francs dont je t’ai parlé ; je l’ai reçu hier ; il est payable au 10 novembre, chez MM. de Rothschild. Si tu as besoin de cette somme en une fois, tu n’as qu’un mot à dire ; je l’ai adressée à mon amie parce qu’il faut toujours à Paris se méfier des gens de service, particulièrement dans les chambres de jeunes gens, attendu qu’elles sont toujours moins bien fermées que les maisons moins banales. Encore une fois, adieu ! cher Ernest. Je crois et j’espère n’avoir rien oublié de ce qui dépend de moi ; puissent ta raison et la droiture de ta conscience faire le reste ! Mille souvenirs, mon ami, mille tendresses.

H. R.


Ne communique l’adresse de mademoiselle Ulliac à qui que ce soit, c’est pour toi seul.

Tu connais sans doute de réputation l’institution Hallays-Dabot et Galeron ; c’est l’une des plus célèbres de Paris ; elle est située place de l’Estrapade. M Pataud, que je connais, tient aussi une institution de jeunes gens, rue Neuve-Sainte-Geneviève, près la rue des Portes ; mais elle est beaucoup moins nombreuse et moins renommée. Ceci t’importerait peu, puisque tu ne dois pas suivre les cours de l’établissement. Ces deux pensions vont au collège Henri IV.