Lettres intimes (Renan)/22

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Calmann Lévy (p. 292-304).


XXII


Tréguier, 22 septembre 1845.

Ma chère amie,

Jamais témoignage d’une amitié plus profonde et d’un dévouement plus généreux ne me parvint dans des circonstances plus douces et plus graves à la fois, que celui dont ta dernière lettre était la vive expression. C’est dans une des situations les plus décisives de ma vie, c’est entre les bras d’une mère bienaimée, qu’elle est venue me rappeler quel soutien Dieu m’avait réservé dans une sœur qui, pour le bonheur des siens, ne refuse pas d’accumuler les sacrifices. Et ne m’aurait-elle appris, pour la conduite de ma vie, rien autre chose, si ce n’est jusqu’où pouvait aller cette tendresse pure et désintéressée, et jusqu’à quel point je pouvais compter sur elle, ne serait-ce point assez, ma chère Henriette ? Est-ce donc sur la mesure d’un intérêt positif qu’il faut tout apprécier ici-bas, et les plus saintes affections de lame n’ont-elles d’autre valeur que celle d’un calcul personnel ? Non, ma bonne amie, l’assurance de ton amitié sera toujours mille fois plus précieuse pour moi que tous les avantages réels que je pourrais en retirer, et quand même les circonstances me défendraient d’en profiter jamais, n’en aurais-je pas retiré le fruit le plus doux, la conscience d’un cœur qui m’aime ?

Je goûte depuis deux mois un bonheur bien doux et bien pur auprès de notre bonne mère. J’ai été heureux de la retrouver toujours la même ; sa santé me paraît assez bonne, et elle supporte avec tout le courage possible son pénible isolement. Elle vit de notre pensée. Que ne peux-tu assister à quelqu’un de nos chers entretiens ! Si parfois l’avenir vient mêler quelque pensée amère aux joies du présent, c’est la même amitié qui inspire et la joie et la tristesse, et les rend également douces. Puissions-nous toujours préférer ces jouissances qui sont toujours en notre pouvoir, lors même qu’en apparence nous en faisons le sacrifice, à tant d’autres moins pures, qui ne sauraient être le partage de tous, et qui nous seront peut-être à jamais refusées. Dieu sait si je les désire autrement que comme condition des premières.

J’aborde maintenant, ma chère Henriette, la discussion des projets dont tu me faisais la proposition dans ta dernière lettre. Elle est grave, je le sais ; aussi les motifs tirés de la plus sérieuse raison seront-ils les seuls qui pourront exercer sur moi leur influence. Par rapport à la place d’Allemagne, j’en suis toujours aux termes où j’étais dans mes dernières lettres, et que tu as fort bien saisis. Il ne peut être question pour nous d’une carrière, mais simplement d’un emploi transitoire, qui me laisse la liberté de compléter mes études à l’étranger. Par conséquent, toute place qui absorberait tellement tous mes instants, qu’elle me laisserait peu de liberté pour des études tant soit peu libérales, toute place qui ne me mettrait pas à portée de saisir le mouvement des esprits dans le pays que j’habiterais, toute place en un mot qui ne serait qu’un simple préceptorat élémentaire, ne me semble guère pouvoir être acceptée, à moins d’avantages compensatifs, dont je te laisse le plein arbitrage. Mais pour moi, j’ai peine à en concevoir de suffisants. Bien plus, d’après les notions que j’ai pu acquérir sur l’état intellectuel de l’Allemagne, l’Autriche ne serait nullement le pays qui me sourirait le plus. Je ne fais guère, ma chère amie, que te répéter ce que déjà je t’ai souvent exprimé, et tu me trouveras peut-être bien difficile. Mais les principes que tu énonçais dans ta dernière lettre, et qui sont aussi les miens, m’assurent que nous tomberons d’accord sur les conséquences. Ne serait-ce pas un bien mauvais calcul, même au point de vue économique, que celui qui sacrifierait à des avantages pécuniaires les années de ma vie qui peuvent être pour moi les plus fructueuses, même à ce point de vue si mesquin ? D’ailleurs ma conscience intellectuelle s’y oppose ; je me le reprocherais comme un crime. Ainsi donc, chère amie, si tu trouves une place qui réunisse les conditions ci-dessus énoncées, tu peux accepter et être sûre du consentement de ma bonne mère et du mien. Mais j’avoue qu’elles me semblent assez difficiles à réunir, et c’est pour cela que ce voyage me paraît encore fort problématique.

Il n’en est point de même du projet en vertu duquel je consacrerais l’année qui va suivre à prendre mes grades dans l’université. Depuis longtemps je le nourrissais dans mon esprit, et maman elle-même m’en parla, avant que tu nous en eusses fait aucune communication. C’est une chose arrêtée. Le seul point qui puisse souffrir difficulté, c’est le mode de son exécution. Celui que tu me proposes, chère Henriette, et d’après lequel je m’établirais dans Paris comme un étudiant libre, tout en me prouvant jusqu’où peut aller ta générosité pour moi, souffre, il faut l’avouer, de graves difficultés, lesquelles ont tout d’abord alarmé notre bonne mère. Je n’y aurai recours qu’à la dernière extrémité, et après avoir essayé tous les autres. Quels peuvent être ceux-ci ? Je ne puis encore, chère amie, te le dire d’une manière positive : ce ne sera qu’après un séjour de quelque temps à Paris, et après en avoir conféré avec toutes mes connaissances, que je pourrai avoir là-dessus des données précises. Voici pourtant les partis possibles que j’entrevois. Rester à Saint-Sulpice serait le plus simple, mais de beaucoup le moins avantageux. Il me serait difficile de m’y livrer à tous les travaux et de suivre les cours nécessaires pour atteindre notre but. Quand même ces Messieurs me dispenseraient de toute étude théologique, ce qui n’est guère probable, le train général de la vie est loin d’y être accommodé à l’exécution d’un pareil dessein.

M. Dupanloup pourrait mieux m’offrir pour cela une position convenable. Aussitôt que je lui en parlerai, il est indubitable qu’il me proposera une place dans sa maison, car je sais que son personnel est cette année loin d’être au complet. Mais je n’accepterai que fort difficilement une place quelconque ; ce serait, comme tu le sens bien, me rendre impossible l’exécution de notre plan. Tout au plus, me chargerais-je de faire, trois ou quatre fois la semaine, un cours de mathématiques ou d’histoire, vu que le premier objet ne réclamerait de moi d’autre temps que celui de la classe, et que les études requises pour le second me seraient profitables. Quant aux autres charges de surveillance, etc., appendices ordinaires du professorat, je demanderais à en être absolument débarrassé. Ce ne serait donc pas comme professeur, mais à peu près comme pensionnaire rendant des services que j’aimerais à me poser. Plusieurs exemples m’autorisent à croire à la possibilité de cette position ambiguë.

Déjà l’an dernier, plusieurs jeunes gens de Paris et des provinces y résidaient de cette manière, précisément dans un but analogue au mien. Ils formaient le noyau d’une maison que M. Affre devait fonder avec cette destination spéciale, et pour laquelle des propositions mont été faites plusieurs fois. Mais ce n’est encore qu’un projet, et M. Affre en forme bien plus qu’il n’en exécute. — De tout cela réuni, j’entrevois néanmoins une possibilité pour la réalisation de notre projet, sans pouvoir préciser où elle se trouve. J’ai encore conçu quelques autres plans ; mais avant de t’en parler, je veux avoir quelques données sur leur possibilité. Je les aurai, je l’espère, dans quelques semaines, et je te les communiquerai immédiatement. Sois assurée, chère amie, que les vues les plus graves et les plus consciencieuses seront les seules qui me dirigeront en ces démarches, pour lesquelles tes conseils me seraient si nécessaires. Je pressentirai ceux que tu me donnerais, et je les suivrai.

Tout en me préparant de loin, et autant que les circonstances locales me le permettent, à mes grades universitaires, je consacre spécialement mes études des vacances à étendre mes connaissances sur la littérature allemande. Les difficultés de l’interprétation littérale commencent à s’évanouir pour moi ; je suis maintenant capable d’en apprécier l’esprit, et cette initiation marquera une époque dans ma vie. J’ai cru entrer dans un temple, quand j’ai pu contempler cette littérature si pure, si élevée, si morale, si religieuse, en prenant ce mot dans son sens le plus relevé. Quelle haute conception de l’homme et de la vie ! Qu’ils sont loin de ces points de vue mesquins, où la fin de l’humanité est ramenée aux misérables proportions du plaisir et de l’utilité ! Ils me semblent constituer, dans l’histoire de l’esprit humain, la réaction immédiate contre le xviiie siècle, en substituant la morale pure et l’idéal aux conceptions trop réelles et au positivisme matériel de ce dernier.

La même réaction qui a eu lieu en France par M. Cousin et l’éclectisme, n’a, comme toutes les imitations, que des couleurs bien pâles ; et puis quelle différence pour la pureté du concept moral ! C’est la différence de Jésus-Christ et de Socrate. L’école française s’est tenue trop en dehors du christianisme, rebutée sans doute par les formes âpres et sèches de l’orthodoxie française : le philosophe aime la latitude, et le christianisme du Nord de l’Allemagne en laisse autant qu’on peut en désirer. Aussi la philosophie allemande est-elle, en sa morale, imprégnée de christianisme, au moins pour l’esprit général d’amour, de douceur, de contemplation chaste et désintéressée. Ah ! qui ne serait chrétien comme cela ! Je les aime surtout quand ils stigmatisent ces systèmes qui voudraient refuser à l’homme le sens de l’infini et faire régner dans la littérature, dans l’art, dans la morale, un grossier réalisme.

En vérité, il ne vaudrait pas la peine de vivre, si l’homme n’avait de facultés que pour ce qui se touche. Ce qui me charme encore en eux, c’est l’heureuse combinaison qu’ils ont su opérer de la poésie, de l’érudition et de la philosophie, combinaison qui constitue selon moi le véritable penseur. Herder et Goethe sont ceux où je trouve la plus haute réalisation de ce mélange ; aussi attirent-ils surtout mes sympathies. Le second pourtant n’est pas assez moral. Faust est admirable de philosophie, mais désolant de scepticisme ; le monde n’est pas comme cela : il y a une vérité et un bien absolus ; il faut croire la première et pratiquer le second. Supposer le monde sans cela, c’est un cauchemar, et Faust n’est pas autre chose. Mais quelle peinture des angoisses du doute ! Il y a des endroits où je crois en le lisant raconter mon histoire intérieure. Je ne lis jamais l’admirable monologue : « Pourquoi, sons célestes », etc.. et surtout le beau vers : « Das Wunder ist des Glaubens liebstes Kind », sans en être touché au fond de l’âme. — Cette initiation à un esprit nouveau m’a beaucoup soutenu dans les moments pénibles que j’ai dû traverser. Que serait-on à certains moments de la vie, si l’étude et la culture intellectuelle ne formaient un alibi à l’âme fatiguée de lutter contre les difficultés extérieures ? Du reste, ma bonne amie, il ne me faudrait pour me les rendre supportables que l’assurance de posséder en toi un cœur qui sait les comprendre et y compatir. Puissé-je te prouver un jour que tu n’auras pas aimé un ingrat.

Ton frère et ami,

E. RENAN.


[Sur un petit papier à part] :

Ceci est entre nous deux, ma bonne amie. Maman a dû voir le reste de ma lettre ; tu sauras donc y faire les modifications nécessaires. — Le projet d’Allemagne lui a d’abord fort peu souri ; elle commence à se réconcilier avec lui. — Celui des études dans Paris l’alarma encore bien davantage ; mais maintenant j’ai su l’amener à n’en être plus effrayée ; toutefois, je le lui présente encore comme peu probable, et comme un pis-aller. — J’ai exagéré exprès ses difficultés, et présenté les autres un peu en beau. Mon Dieu ! mon amie, comme je souffre ! Je t’écris ceci à la dérobée, sans y voir presque ; j’espérais trouver l’occasion de le faire plus à l’aise ; mais je n’ai pu. Pourrai-je en dérober l’insertion ? Il faut que je descende à Saint-Sulpice. Là, je ferai comme je t’avais dit dans ma dernière lettre de Paris. Les difficultés se hérissent devant moi bien plus terribles que je ne pensais ; j’entends du côté de maman. Une sécularisation brusque est inabordable. J’ai un procédé qui achèvera de faire passer le projet des études libres : ce sera une lettre que je lui ferai écrire par mon directeur, en qui je lui ai fait prendre beaucoup de confiance. J’avais déjà employé ce procédé à Issy dans une circonstance difficile.

J’attends beaucoup de tes détails de Saint-Malo. Prends les informations dont tu parlais dans ta dernière pour un hôtel ou pension, elles me seront utiles. — Mon Dieu, dans quel filet tu m’as conduit ! Je n’y vois d’issue qu’en perçant le cœur de ma mère. Je cherche à l’égayer ; j’ai été bien obligé d’adoucir les couleurs pour ne pas la désoler ! Et intérieurement que de luttes ! Crois-tu que je n’a pas souvent été près de faire volte-face ? Je ne puis en dire plus ; elle est là à deux pas ; Dieu sait si je l’aime et la respecte du fond de mon âme. Jamais affection filiale ne fut plus vive ; elle ne sert qu’à me faire souffrir. Adieu, amie.