Lettres parisiennes/Année 1840/14

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1840

LETTRE QUATORZIÈME.

La Croix-de-Berny. — La femme élégante ne suit pas la mode, elle la fuit.
25 avril 1840.

L’événement de la semaine est le steeple-chase qui a eu lieu, comme à l’ordinaire, à la Croix-de-Berny. Car, en France, les champs et les prairies qui consentent à être dévastés sont peu variés, et le ravage est monotone ; donc, le rendez-vous était encore au même Bœuf couronné. Tout le Paris élégant, le Paris prétentieux, le Paris anglais était réuni à cette fête. « Il y avait là tout ce qu’on connaît. » Phrase favorite des gens qui précisément ne connaissent personne, ou qui du moins ne connaissent les hommes et les femmes à la mode que par leur nom. Mais cette foule brillante qui venait là pour applaudir et admirer, au contraire, n’a pu jouir que du plus désagréable de tous les spectacles, une tragédie ridicule, cinq gentlemen riders s’élançant avec orgueil sur de magnifiques coursiers, et tout à coup, après avoir fait cent pas à peine, disparaissant avec leurs montures dans un fossé plein d’eau… Éclipse totale de gentlemen riders !… Cependant l’onde s’agite ; un ex-cavalier, maintenant Triton, sort des flots ; il tire violemment par la bride son cheval, qui refuse de le suivre ; l’eau est bonne : tout bien calculé, la pauvre bête, qui est blessée, aime mieux nager que courir. Ses ex-rivaux, maintenant ses compagnons d’infortune, ont la même pensée ; chevaux et cavaliers barbotent à l’envi dans le fossé ; les canards du voisinage en sont jaloux. Les uns essayent de remonter sur la berge, mais ils retombent sur les autres qui se débattent au fond de l’eau. C’est une lutte misérable que la boue et le sang rendent tour à tour burlesque et terrible. La belle et célèbre Barcha, que lord Seymour venait d’acheter à un si haut prix, a terminé dans cet obscur combat sa brillante carrière ; plusieurs gentlemen riders ont été blessés. Nous n’aurons pas la cruauté d’en nommer un seul, et pourtant nous sommes impitoyable pour ce genre de revers. Selon nous, les extravagances prétentieuses n’ont qu’une excuse, c’est le succès.

M. de S… disait, en parlant de ces sportsmen si plaisamment abîmés dans un fossé : « Ce ne sont pas d’aussi bons cavaliers qu’on le croyait, mais ce sont d’excellents plongeurs ; savez-vous qu’ils sont restés dix minutes sous l’eau ! »

Il y avait du reste au steeple-chase un nombre infini de jolies femmes, ce qui rendait la défaite des héros encore plus pénible. Nous l’avons souvent dit, cette époque de l’année est la saison des jolies femmes. On en aperçoit partout : les unes sont à pied, mises simplement, enveloppées d’un mantelet ; les autres passent en calèche, avec des chapeaux couverts de fleurs et des écharpes éblouissantes ; celles-ci viennent à cheval, leur regard est brillant, leur teint est animé ; celles-là apparaissent à leur fenêtre, leur regard est languissant, leur front est pâle, elles ont un petit air ennuyé qui est charmant. Ceux qui n’ont point vu Paris au printemps ne connaissent point Paris.

Des jolies femmes aux modes nouvelles la transition est naturelle. Or, depuis quelque temps, il se dit à propos de modes des choses si étranges dans tous les journaux, que nous devons faire valoir notre droit de haute critique. On nous a parlé l’autre jour d’une certaine dame de B…, qui était à Longchamp, parée d’une jupe bleu de ciel avec deux volants de cinquante centimètres de haut, le second volant était monté avec la ceinture de la jupe (cachucha pure). Ce n’est pas tout : cette élégante avait encore un canezou de mousseline brodée avec manches à bouillons (à Longchamp !) et des mitaines noires (à Longchamp !). — Eh bien, oui ! cela est exact ; mais on a oublié de vous dire que cette femme si coquettement parée était en milord découvert ; elle causait assez vivement avec le cocher, qui paraissait n’être pas de son avis. Ceci n’est sans doute qu’un détail insignifiant, mais il fait comprendre les autres.

Parler de modes est, selon nous, ce qu’il y a de plus difficile, surtout quand on veut dire ce qu’on voit. Pour être exact, il faut faire souvent des descriptions épouvantables. En ce moment, par exemple, on porte une étoffe couleur lie de vin qui est affreuse, jointe aux écharpes écossaises et aux chapeaux lilas. C’est un mélange agaçant de couleurs ennemies qui fait grincer les yeux, comme dit si plaisamment madame de V…

Les rubans à la mode pour ceinture sont d’un zinzolin très-pastoral. Ce sont des tissus roses chinés de bleu, roses rayés de gris, roses tigrés de vert ; ils rappellent les beaux jours des bergères de Florian. Némorin a dû demander beaucoup de ces rubans-là ; et nous comprenons qu’Estelle les ait sacrifiés sans peine. Ils sont moins jolis que ceux d’il y a quelques années ; cependant ils ne manquent pas de coquetterie, et ils sont assez avantageux.

Toutes les robes se font aujourd’hui avec trois volants, c’est la mode : aussi toute femme élégante évite-t-elle avec horreur les trois volants, car la femme élégante ne suit pas la mode ; elle la fuit.