Lettres parisiennes/Année 1841/08

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1841

LETTRE HUITIÈME.

Les Nabuchodonosor. — Les sept petites chaises. — Le concert turc.
13 avril 1841.

Nous entendons dire chaque jour : « Il n’y a plus de préjugés… Maintenant que les préjugés sont abolis… C’était bon dans le temps où il y avait des préjugés, mais aujourd’hui… »

Aujourd’hui il y en a plus que jamais ! bien mieux, il y en a partout, et sur tout ; des préjugés qui se croisent, des préjugés mutuels. Eh ! comment voulez-vous que dans un pays de parvenus il n’y ait point de préjugés ? Qu’est-ce donc que la soif de parvenir, si ce n’est le besoin d’atteindre un haut rang qui permette de mépriser tous ceux qu’on a connus dans sa jeunesse ? Qu’est-ce que l’ambition, si ce n’est le préjugé des honneurs ? Or, quand on a le préjugé des honneurs d’aujourd’hui, on devient, malgré soi, complice des orgueilleux qui ont le préjugé des honneurs d’autrefois. Rechercher ardemment ce qu’ils ont obtenu, c’est en reconnaître la valeur. N’ont-ils pas le droit de dire à celui-ci, par exemple : « Vous êtes fier d’être président ; eh bien, moi, je compte trois présidents parmi mes aïeux ! » — À celui-là : « Vous êtes fier d’être ministre de Sa Majesté Louis-Philippe ; eh bien, mon arrière-grand-père était ministre de Sa Majesté Louis XIV ! » — À cet autre : « Vous ambitionnez l’honneur de représenter le roi-citoyen auprès du républicain Espartero ; eh bien, mon grand-oncle a eu l’honneur de représenter, en 1528, le roi très-chrétien auprès de Sa Majesté Catholique ! » Etc., etc., etc. — Vous voyez donc bien que ce sont les parvenus qui entretiennent les préjugés.

D’ailleurs, comme ces nouveaux orgueilleux prennent toutes les places, ils réduisent les anciens orgueilleux à ne plus vivre que de leurs souvenirs. On les exclut du présent, ils se réfugient dans le passé ; ils se consolent d’être, par leur fidélité même, privés de tous les emplois, en se rappelant les emplois, glorieux exercés jadis par leurs ancêtres. Ils s’amusent à compter leurs quartiers ; que voulez-vous ? ils n’ont plus autre chose à faire ; ils jouent à cela, en attendant une occupation plus sérieuse. C’est votre faute ; c’est vous qui faites leur force, messieurs les parvenus ; vous êtes friands de leurs vanités, vous leur donnez du prix ; vous les exilez des affaires, ils se rassemblent pour se moquer de vos prétentions ; leur orgueil s’accroît dans l’isolement, et le préjugé qu’ils nourrissent contre vous s’augmente du préjugé que vous affichez contre eux.

Quoi ! il ne leur reste plus qu’un avantage, un seul, et vous voulez qu’ils l’abdiquent ! ce serait de la folie ; ils doivent y tenir d’autant plus que vous ne leur en laissez pas d’autres.

Et rien n’est plaisant comme d’entendre un projet de mariage se discuter aujourd’hui dans le grand monde.

Ce n’est pas dans la société, dans la famille, dans les relations du jeune homme, qu’on va chercher des renseignements ; non, c’est à la bibliothèque : on va sournoisement consulter de vieux parchemins ; et si là on découvre que le prétendu porte un nom trop jeune de deux ou trois cents ans, on le congédie sans pitié, malgré son esprit, malgré sa supériorité réelle, malgré son amour ; et, sans scrupule, on lui préfère un rival plus heureux, qui est laid, malingre, à moitié crétin, tout à fait sourd, dont la personne est dégoûtante, mais dont le blason est irréprochable.

Une mère apprend que le noble époux qu’elle destine à sa fille chérie est doué, par exemple, de cette infirmité cruelle que guérissait le roi de France et que ne guérit plus le roi des Français… Cela ne change rien à ses projets de mariage ; qu’importe que son gendre ne soit pas d’une bonne santé, s’il est d’une bonne maison ! Mais elle apprend que le prétendu, qu’elle croyait être de la grande maison des Nabuchodonosor de Normandie (nous choisissons ce nom bizarre exprès pour éviter toute allusion), est au contraire des petits Nabuchodonosor d’Auvergne ; qu’il ne descend pas des bons Nabuchodonosor ; qu’enfin lui-même est un mauvais Nabuchodonosor…. Aussitôt elle retire sa parole : tout est rompu… Et n’allez pas croire que la jeune fille se désespère et qu’elle réclame contre cet arrêt fatal ; non, non, elle-même connaît tout le prix des véritables Nabuchodonosor ; elle ne voudrait pas s’exposer à une mésalliance ; elle ne voudrait pas subir le sort de cette femme dont on nous contait hier l’histoire malheureuse : fille d’un grand nom qui voulait porter un grand nom, et qui dans son choix s’était trompée. — Elle est tombée sur un mauvais… mari ?… — Bien pis ! elle est tombée sur un mauvais… Nabuchodonosor. Trois mois après son mariage, elle découvre que son mari n’est pas de la grande famille dont il porte le nom !… Il n’est pas des bons Nabuchodonosor, il est des mauvais Nabuchodonosor. — Infortunée ! je la plains ! — Ce qu’il y a de plus affreux, c’est qu’elle est grosse, et que cette découverte gâte pour elle toutes les joies de la maternité. — Sans doute, elle ne fera jamais que de mauvais Nabuchodonosor, et, comme madame de la Reynière, elle s’écriera : « Tant souffrir pour mettre au monde un vilain ! »

Quand une jeune fille, noble et riche, veut, par hasard, épouser un jeune homme distingué appartenant à une famille noble, mais moins ancienne que la sienne, on crie à la démence : Une X… épouser un Y… ! c’est indigne !… Dans ce monde-là, on ne comprend pas qu’une antique famille depuis trois cents ans oubliée s’allie à une famille nouvelle depuis trois cents ans illustre. La vanité a des détails infinis. On observe cent variétés de l’espèce ; on croit les connaître, pas du tout ; on en découvre encore cent autres à étudier ; on s’y perd. Le plus court est de rire de toutes en masse : c’est le seul moyen de simplifier la question.

Ce n’est pas tout. Quand chacun de son côté a bien fait valoir les droits de son rang, la gloire de son nom, il arrive quelqu’un qui vient vous prouver positivement, historiquement, qu’il n’y a plus de grandes familles. — Quoi ! les M… ? — Branche cadette ! — Les R… ? — Famille éteinte depuis longtemps ! — Les G… ? — Il n’y en a plus ! — Or, s’il n’y en a plus, à quoi bon se quereller pour en être ?

Cela fait toujours croire à quelqu’un qu’on en est.

Et cela se passe aux mêmes heures, dans le même instant que les utopistes réformateurs modernes suppriment nom, famille, propriété, etc., etc.

Le siècle est complaisant, il admet les idées de tout le monde ; mais soyons de bonne foi, avouons-le : si ses idées ne se ressemblent point, elles s’assemblent ; l’exagération des unes explique l’excès des autres, la démence de celles-ci devait nécessairement faire naître l’extravagance de celles-là.

Ces réflexions nous sont venues en écoutant les étranges conversations qui ont lieu depuis quinze jours, à propos des vingt mariages de la saison ; car c’est la saison des mariages. En vérité, nous ne savons pas pourquoi on ne porte plus de la poudre ; on ne parlait pas autrement sous une perruque poudrée : alors les pensées n’étaient pas plus sages, mais du moins la tête était parfumée.

N’oublions pas de vous conter une charmante niaiserie. Il y a huit jours, un de nos amis (ce n’est pas à lui que ce mot s’adresse), un de nos amis arrive chez nous en riant comme un fou. « Qu’avez-vous donc ? — Je viens de rencontrer madame de ***. — Que vous a-t-elle dit de si plaisant ? — Elle m’a demandé si j’allais ce matin aux sept petites chaises… — Qu’est-ce que ça veut dire ? — Au steeple-chase ! » — Ceci me rappelle une naïveté du même genre. Une femme disait dernièrement, en parlant de je ne sais quel concert : « J’étais enchantée, j’étais transportée au seizième siècle ! — Eh bien ? — Elle voulait dire au septième ciel : le nombre sept est décidément malheureux. — Oui, mais j’aime mieux mes sept petites chaises, c’est plus gracieux, c’est plus anglais. Prononcez bien vite cela : sept petites chaises… on dirait que vous avez passé votre vie en Angleterre ! »

L’autre soir, chez madame Merlin, Lablache a chanté une chanson italienne adorable. C’est un buveur ivre qui bâillé en chantant, et fait en bâillant de merveilleuses roulades. Ce bâillement était si parfaitement bien imité, que tout le monde, malgré soi, bâillait, mais bâillait en s’amusant, ce qui était une nouveauté fort piquante. À la dernière roulade bâillante, quelqu’un nous dit : « Voyez donc quelle sympathie ! nous bâillons tous. — Oui, reprit M. de N… en bâillant, mais nous ne faisons pas la roulade. »

La semaine passée, chez un célèbre orientaliste, il y a eu un concert turc. « Qu’entendez-vous par un concert turc ? — C’est un concert qui se compose d’un Turc jouant à lui seul de tous les instruments de son pays. D’abord, ce Turc a joué de la guzla, petite guitare à trois cordes dont le manche a deux mètres de long : c’est une sorte de pelle harmonieuse. On ne pince pas de cet instrument, on l’égratigne avec une baleine ; les ritournelles durent une heure et demie, l’air ne dure que quatre ou cinq minutes. On croit avoir affaire à un exécutant ; point, c’est un chanteur, mais un chanteur fort en retard. Quand il commence à chanter, cela veut dire que le morceau est fini. L’air est proportionné à l’instrument ; la ritournelle est proportionnée au manche. Après avoir grignoté de la guzla, le Turc a pris un gros violon de bois blanc, si lourd, qu’il était obligé de le poser sur ses genoux, et puis il a encore entrepris une éternelle ritournelle. Il obtenait de cet énorme alto de petits sons turcs très-bizarres ; ce n’était point jouer du violon, mais jouer avec un violon. Tout le monde riait ; plusieurs femmes se sont évanouies de rire. Ce Turc chantait très-doucement ; les Turcs ne comprennent point que l’on crie en chantant, les barbares !