Lettres parisiennes/Année 1841/14

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1841

LETTRE QUATORZIÈME.

La Presse et le Courrier de Paris. — Les fêtes champêtres.
Les bals du matin.
13 juin 1841.

Notre dernier feuilleton a été regardé, par quelques personnes, comme une déclaration de guerre, guerre générale et détaillée ; guerre à l’Allemagne et aux poëtes allemands, guerre aux députés, guerre aux académiciens ; et de là on à conclu que la Presse avait changé de ligne, et qu’après avoir sagement combattu pour la paix du monde, elle venait d’adopter violemment un système de guerre universelle. Ô lecteurs ! faudra-t-il tous les ans vous le redire : la Presse et le Courrier de Paris sont deux choses complètement distinctes et tout à fait indépendantes l’une de l’autre. La Presse n’est nullement responsable de ce que dit le Courrier de Paris, de même que le Courrier de Paris n’est nullement responsable de ce que publie la Presse.

L’un est un journal sérieux, l’autre est une gazette moqueuse, c’est-à-dire que leur caractère, leurs opinions, leur point de départ, leur but et leurs devoirs à tous deux sont différents.

Le journal est forcé d’être conséquent et raisonnable ; la gazette n’est tenue qu’à être élégante, et c’est quelquefois très-élégant d’extravaguer. Mais revenons à notre définition.

La Presse, engagée par des convictions profondes, est soumise cependant à toutes les considérations de la politique, questions de convenances, questions d’opportunité, etc., etc. Il lui faut souvent cacher une partie de sa pensée sur telle et telle personne, il lui faut attendre jusqu’à demain pour dire telle ou telle vérité dangereuse à publier aujourd’hui ; elle doit, enfin, ne voir jamais que l’avenir dans le présent.

Le Courrier de Paris, au contraire, est une sorte d’observateur insouciant que nulle considération relative n’enchaîne ; il est absolu dans ses opinions comme tous les esprits indifférents. Qui ne désire rien n’accède à rien. Oh ! c’est un terrible point de vue que l’indifférence !

Comme il n’appartient à aucun système, à aucun parti, à aucune école, il peut dire ce qu’il pense tout de suite et sur les événements et sur les personnes ; il n’admet point de date pour la vérité, elle lui semble toujours opportune. Il va droit son chemin, regardant çà et là, et blâmant partout ce qui le choque. Quelquefois on l’arrête et on lui crie : « Prenez garde, l’action que vous critiquez a été faite par un très-grand personnage ! — Tant pis, répond-il, c’est un détail qui ne me regarde pas. » Souvent on lui crie aussi : « Vous êtes fou, ce ridicule dont vous vous moquez si bien, c’est le vôtre. — Tant mieux, répond-il encore, il m’appartient doublement, comme propriétaire et comme observateur ; j’ai donc deux fois le droit d’en rire. » Et il en rit.

La Presse, courageux défenseur de la monarchie, va au château une fois tous les trois ans. Le Courrier de Paris n’y va jamais.

La Presse, qui, en politique, professe la clémence, malgré la révoltante injustice de la Chambre des députés, recommande un grand respect pour ce troisième pouvoir de l’État ; elle ne parle jamais de ce corps vénérable qu’avec la plus parfaite convenance.

Le Courrier de Paris, qui professe l’implacabilité, ne voit aucune raison de pardonner jamais une lâcheté et une injustice ; il parle de ces choses-là sans égards, et comme il trouve que c’est un très-grand malheur pour une nation noble, généreuse et digne, que d’être représentée par des hommes mal mis et mal élevés, chaque fois que l’occasion se rencontre de reprocher à messieurs les représentants de la France l’inconvenance de leur costume et la vulgarité de leurs manières, il se fait un devoir d’en profiter.

Enfin, la Presse rêve la paix, parce que la paix c’est la prospérité du pays, le perfectionnement de l’agriculture, le développement de l’industrie et du commerce, la douceur des mœurs, l’intérêt de l’humanité ; soit !

Le Courrier de Paris de temps en temps rêve la guerre, non comme politique, mais comme philosophe, non par attrait pour elle-même, mais par horreur de ce qui la remplace. Quand on n’a point de guerre, savez-vous ce qu’on a ? — On a des pestes, des fièvres jaunes et des choléras, ou bien des révolutions et des émeutes ; or, puisque la loi de l’univers veut que les populations soient tous les vingt ans décimées, il pense que, mourir pour mourir, il vaut encore mieux tomber glorieusement sur un champ de bataille, pleuré par ses concitoyens, que de bleuir sur un lit de douleur, abandonné par ses amis, et que de se voir traîner à l’échafaud par des lâches. Non certes, il n’aime pas la guerre ; mais comme dans cet heureux monde nous n’avons le droit de choisir qu’entre des fléaux, il ose dire que de tous les fléaux la guerre est encore celui qu’il préfère.

Nous vous entendons d’ici vous écrier : « Comment se fait-il que la Presse, ce journal si conséquent dans ses idées, conserve un feuilleton si rebelle et qui peut dire le lendemain tout le contraire de ce qu’elle a déclaré la veille ? » Ah ! c’est que la fatalité, qui nous poursuit en toutes choses, veut que nos misérables commérages aient du succès ; plus ils nous ennuient à écrire, plus on prétend qu’ils sont amusants à lire ; plus ils sont niais, plus il semble qu’ils soient goûtés ; nous avons composé avec conscience, c’est-à-dire avec prétention, de grands feuilletons qui ont plu à peu de personnes ; mais les bavardages, les purs bavardages, cela séduit tous les lecteurs, et il ne faut pas beaucoup d’intelligence pour bavarder agréablement ; mais il faut être placé de manière à être au courant de ce qui se dit dans tous les mondes, dans le monde politique, dans le monde artistique, dans le monde littéraire, dans le monde élégant, et la fatalité veut encore que nous possédions ce malheureux avantage. Bref, on nous reconnaît une spécialité, celle des niaiseries, et comme un journal qui se respecte ne saurait se priver d’une certaine dose de niaiserie, la Presse ne peut se passer de nous ; et ne pouvoir se passer des gens, cela aide beaucoup à les supporter. « Ne pourrait-on pas au moins vous corriger ? » dira-t-on. Comment cela ? en nous menaçant de nous supprimer ?… Trop charmante menace qui serait capable de nous encourager dans la rébellion ! Plût au ciel qu’on ait un jour l’idée de nous punir en nous rendant la liberté ! mais on nous gardera, ne nous flattons point d’un vain espoir. Résignez-vous donc à nous subir encore ; que voulez-vous ! on n’est pas parfait. La Presse est un journal consciencieux rédigé avec le plus grand soin ; ce maudit feuilleton est son seul défaut. Pardonnez-le-lui, ce fatal Courrier de Paris, et surtout ne la rendez pas responsable des folies qu’il s’amuse à dire, et des batailles qu’il lui plaît de livrer aux Chambres, à l’Académie, à l’Allemagne et à bien d’autres contrées.

Depuis huit jours on est très-occupé à Paris : les enfants font leur première communion ; les jeunes gens se marient, les députés font leurs paquets, c’est-à-dire les commissions de leurs commettants ; les femmes dévouées font de la tisane, et ceux qui n’ont rien à faire font du feu. Par ce froid horrible, tout le monde est malade ; on n’entend de tous côtés que gémissements. Hier, un de nos amis, vêtu d’un élégant costume d’été, protestait contre les rigueurs de ces nouveaux frimas. « Vous devez geler ? lui disait-on. — Oui. — Eh bien, il faut vous couvrir davantage ! — Non, je ne ferai pas cette concession, je ne céderai pas à un caprice de la saison, je ne serai pas lâche devant l’atmosphère. » Il parlait ainsi hier… Aujourd’hui il parlerait peut-être différemment si un superbe rhume ne lui avait ôté la voix. Faire du caractère, de l’énergie avec les humains, c’est très-bien ; mais avec les éléments, le courage civil est perdu ; vous avez beau résister aux tempêtes, elles ne vous en estiment pas davantage. Don Quichotte, qui en fait de courage était connaisseur, combattait les moulins à vent, mais le vent lui-même en personne… jamais.

Donnez donc des fêtes champêtres par cette agréable température ! Heureusement que les plus magnifiques ont eu l’instinct de profiter des beaux jours. La semaine dernière encore, nous étions dans de verts jardins, et nous voyions courir sur la prairie de charmantes jeunes filles parées de robes légères et couronnées de fleurs. Cette fête-là aussi était très-pittoresque et d’une originalité piquante ; mais cette fois il n’y avait pas moyen de se faire illusion ; on ne pouvait pas prendre ce bal fantastique pour un rêve, car il se passait en plein jour, à la clarté sincère et partant cruelle du lustre éternel vulgairement appelé soleil. On a beaucoup médit de ces bals du matin que l’on accuse d’être fort désavantageux à la beauté des femmes ; mais nous qui prétendons avoir un haut sentiment de justice, nous les défendons, nous les glorifions comme une mesure équitable, destinée à réparer bien des erreurs et à rétablir bien des droits.

Les bals du matin sont le triomphe des beautés vaporeuses, des physionomies douces, des regards naïfs. Ce sont les mères de famille qui ont inventé les bals du matin. Le soir, les belles femmes coquettes et brillantes ont trop d’avantages sur les jeunes filles ; il leur est permis de porter des parures de diamants, des flots de dentelles, et des pots de rouge quelquefois ; il leur est permis de dire mille folies, d’écouter mille propos moqueurs qui, animant leur imagination, donnent à leur teint plus d’éclat, à leurs regards plus de vivacité. Mais le matin, l’égalité se rétablit, c’est-à-dire que c’est l’injustice de la nature qui prévaut ; il ne s’agit plus d’être richement parée, d’être une femme à la mode, d’être une femme d’esprit ; il s’agit d’être blanche et rose, d’avoir cette limpidité du regard et cette fraîcheur du sourire que l’on ne possède qu’un moment, dans l’âge béni de l’ignorance, et qui veulent dire tant de choses, qui signifient : Quand j’ai pleuré, je n’avais point de chagrin ; quand j’ai souri, ce n’était pas pour cacher mes larmes ; tout le monde m’aime, je ne me défie de personne, je crois au bonheur et je l’attends.

Vous pensez bien que les yeux ne disent pas longtemps ces douces choses ; il faut donc se dépêcher de faire valoir le genre de beauté que donnent ces idées-là. Aussi les bals du matin ont-ils été nombreux cette année ; on a remarqué qu’ils étaient beaucoup plus favorables aux projets de mariage que les bals du soir, ce qui prouve la justesse de nos observations.

La fête de l’autre jour offrait un coup d’œil admirable ; elle s’étendait en amphithéâtre sur la montagne de Suresnes, de la manière la plus coquette : c’était un mélange de luxe et de simplicité, de nature et d’art, de mœurs fashionables et de mœurs champêtres, tout à fait nouveau. Au pied de la montagne coulait la Seine ; elle ondoyait sous les rayons du soleil comme un long ruban d’or et d’argent ; au bord de l’eau s’étendait la grande route, couverte de voitures et de paysans curieux ; au-dessus de la route s’élevait comme une immense terrasse, la grande allée du jardin ; puis une vaste prairie montante parsemée de jets d’eau, puis une seconde terrasse où les invités étaient réunis, et sur laquelle on voyait flotter les écharpes de toutes couleurs, les robes d’organdi roses ou bleues, les robes de dentelles doublées de lilas ou de vert, les marabouts pleureurs, les plumes blanches ; enfin, couronnant le tableau, au sommet de la colline, apparaissait le château, avec ses escaliers de marbre et son portique de fleurs. C’était superbe ! Nous avions du soleil à cette époque-là, il y a huit jours !

Malgré la réalité de ce soleil, cette fête ne laissait pas que d’être fantastique. Bien des choses inconnues vinrent là aussi surprendre notre imagination. Nous nous promenions dans le jardin avec d’aimables personnes, lorsque tout à coup nous aperçûmes, à travers un massif d’orangers, un énorme pâté qui venait à nous ; ce pâté, porté par deux hommes, était destiné au banquet que l’on avait dressé sous une vaste tente, à quelques pas de nous. Rien n’était plus naturel que cette rencontre ; cependant elle nous frappa. C’était la première fois que nous voyions un pâté errer dans un jardin. Cela nous rappelait l’histoire de Riquet à la houppe et de cette princesse trop belle, puisqu’elle n’était que cela, qui allait rêver dans une forêt où elle était poursuivie par des visions de marmitons enchantés.

On nous conduisit au bord d’un petit lac. Vous allez voir des cygnes, nous dit-on ; en effet, un cygne s’avança vers nous ; mais, ô surprise ! il était noir… Poëtes, qu’allez-vous devenir ? que ferez-vous de vos vieilles comparaisons, par tant de siècles consacrées ? Que penserais-tu, orgueilleuse Léda, si l’on te disait que Jupiter était peut-être un nègre ? Un cygne noir ?… Patience !…

On nous mena dans la basse-cour : elle est superbe, ombragée de hauts arbres, tapissée de gazon anglais. Là, parmi les paons, et non loin d’un oiseau royal de toute beauté, il y avait un dindon blanc : c’était une compensation. Poëtes, désormais vous pourrez dire « la blancheur du dindon, l’aile noire du cygne » ; c’est une manière de rajeunir vos images qui vous vaudra des succès. Il y avait bien longtemps qu’on disait « l’aile blanche du cygne» ; cela ne faisait plus d’effet ; l’heure de changer était venue.

Nous nous sommes assis quelques moments dans l’étable, sur d’élégants canapés. Voilà encore une chose étrange, des canapés dans une étable !… Et puis nous avons pris le chemin du chalet ; car là aussi il y avait un chalet, mais un véritable chalet suisse qu’on avait fait venir de l’Oberland, et qu’habitaient deux jeunes villageoises : elles portaient le charmant costume des filles des environs de Berne, le grand bonnet aux ailes de tulle noir, qui fait si bien valoir les cheveux blonds. Une personne qui était avec nous leur dit quelques mots en allemand. « Nous ne savons pas l’allemand, répondirent-elles d’un air timide. — D’où êtes-vous donc ? — Des Batignolles… » Nous sommes allé plusieurs fois en Suisse, nous avons visité le canton de Lucerne, le canton de Zurich, le canton des Grisons, mais nous n’avons jamais visité le canton des Batignolles ; nous le confessons, ce vingt-troisième canton de la république helvétique nous était complètement inconnu. En descendant du chalet, nous avons aperçu une aimable bergère, coiffée d’un modeste chapeau de paille aux rubans flottants. Sur son cou un simple fichu de gaze était négligemment noué à la paysanne, et attaché par une agrafe d’émeraudes magnifiques montées en diamants. — C’était donc la Bergère des Alpes ? — Non, mais une duchesse du Piémont. Comme nous étions occupé à admirer cette parure champêtre, la femme à laquelle nous donnions le bras s’écria tout à coup : « On me vole mon bouquet ! » et, tournant vivement la tête, elle aperçut à ses côtés une biche qui dévorait toutes ses roses. Puis vinrent des faons joyeux, des daims et des gazelles qui se mirent à jouer dans le parc, au grand contentement des spectateurs.

Quand la nuit tomba, on rentra dans les appartements ; le bal commença, et des métamorphoses subites nous jetèrent dans un profond étonnement : les robes du matin étaient devenues des robes du soir ; les chapeaux avaient été remplacés par des guirlandes. Dans un salon voisin, le célèbre Édouard, venu de Paris, attendait les jeunes danseuses et réparait les avaries de leurs coiffures ; on avait quitté celle-ci ayant de longs cheveux défrisés, on la retrouvait le front paré de bandeaux majestueux ; on avait vu le matin celle-là sans cheveux, on la retrouvait maintenant avec des boucles superbes ; et elles revenaient toutes avec des fleurs nouvelles. Rien n’était plus élégant. Alors on se mit à danser et à valser avec ardeur. On était si fatigué d’avoir marché toute la journée, il fallait bien se reposer ma peu en sautillant !

À dix heures, une bombe éclate : c’était le signal du feu d’artifice. On le tirait sur la pelouse des jets d’eau, et ces gerbes d’eau, qui se terminaient en gerbes de feu, produisaient un effet nouveau ; la pluie d’étincelles tricolores tombait de tous côtés sur le gazon. « Tenez, nous disait madame de V… en nous montrant ces étincelles aux couleurs nationales, voilà la seule chose que j’aime de la révolution de Juillet. » Dans les arbres, on brûlait des feux du Bengale ; cela était tout à fait joli et passablement diabolique ; il y avait des bosquets jaune-soufre qui étaient fort bizarres, d’autres couleur groseille, d’autres gris de lin et prune de Monsieur. C’était un paysage d’une originalité très-remarquable ; on a bien fait quelquefois des paysages de ce genre, mais c’était involontairement et on les exposait au Salon.

Après le feu d’artifice, on a redansé, et cette belle fête, qui avait commencé à trois heures du soir, a fini à une heure du matin. Dix heures de plaisir !… Il faut s’amuser beaucoup, n’est-ce pas, pour s’amuser si longtemps ?