Lettres parisiennes/Année 1844/07

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1844

LETTRE SEPTIÈME.

Analyse d’un proverbe. — Récit d’un concert. — Coiffures en fleurs naturelles confites. — Tire-bouchons de velours noir. — Le livret du Salon. — Conjugaison d’un verbe irrégulier. — Je vous fais compliment de votre âne ! Avez-vous vu mon vieux lapin ? — Études de champignons. — Esquisses et Portraits, livre nouveau de M. le duc de Doudeauville.
27 avril 1844.

Oh ! mais, on n’y saurait tenir : tous les plaisirs de l’été joints à tous les plaisirs de l’hiver… c’est trop ! Le matin, les promenades sentimentales dans le bois mystérieux, sous les grands arbres en fleur, et puis le soir les folles danses dans les salons bruyants, sous les lambris dorés, les mélodies des virtuoses et les sonates des oiseaux, les rayons du soleil et les splendeurs du lustre, l’ombrelle et l’éventail, la rêverie et la coquetterie… toutes ces fatigues et toutes ces joies en une même saison, c’est révoltant ! Paris n’est pas une ville d’eaux ; il n’y a que des goutteux et des malades qui puissent mener cette vie-là : toujours s’amuser, cela n’est pas toujours amusant. La tête se trouble, et nous en sommes déjà à nous demander lequel des deux partis il nous faut choisir : aller à toutes ces fêtes et renoncer bravement à les raconter, ou bien n’aller à aucune pour les raconter plus à l’aise. Les historiens sont bien heureux : l’histoire du passé, ce n’est rien à écrire ; avec un peu d’imagination, on peut s’en tirer ; mais l’histoire du présent, voilà ce qui est difficile à faire. Voir et comprendre en même temps, ce n’est pas commode ; d’ailleurs, le présent n’aime pas à être raconté ; il s’arrange toujours de manière à déjouer les narrateurs, il entasse tous les événements à la fois pour embrouiller la vérité, comme les directeurs de théâtre donnent tous leurs premières représentations le même jour pour dérouter la critique. Tâchons du moins de saisir quelques traits au passage et de griffonner quelques lignes entre le concert du matin et le bal du soir.

Ah !… voici déjà une première difficulté : il s’agit de faire l’analyse d’un proverbe fort spirituel dont l’auteur désire garder l’anonyme ; ce proverbe a été joué admirablement par des acteurs qui ne veulent pas être nommés, chez une charmante personne qui préfère rester inconnue. C’était jeudi dernier. On nous permet de révéler le jour de la semaine… insigne faveur ! Cela se passait au faubourg Saint-Germain, dans un des plus élégants salons de la Chaussée d’Antin ; comprenez si vous pouvez. La maîtresse de la maison est une toute jeune femme, qui a un fils de vingt ans. Le parterre était composé de beautés à la mode et d’hommes d’esprit : c’était un recueil complet des célébrités agréables. Le proverbe qu’on a joué est intitulé la Soirée musicale, c’est-à-dire le Concert impossible. Analyse : M. de Clairvaï donne des concerts sous prétexte qu’il aime la musique, et il aime la musique sous prétexte qu’il fait des romances. Aperçu philosophique : Ainsi nos grandes passions sont presque toujours greffées sur nos petites vanités ; nos crimes ont presque tous un ridicule pour excuse !… Madame de Clairvaï aimerait peut-être la musique sans les romances et sans les concerts de son mari ; mais les paroles de ces romances suspectes l’inquiètent, ces tendres reproches lui paraissent aussi mal fondés que mal rimés ; elle ne peut se faire illusion, elle ne les a pas mérités ; une autre belle les inspire. — Quelle est donc, s’écrie l’épouse jalouse, quelle est cette cruelle infidèle qui cause vos tourments parce qu’elle a rompu ses serments ? Est-ce que vous me trouvez cruelle, moi ? est-ce que vous me croyez infidèle ?

— Mais, répond Clairval, ce sont des souvenirs de jeunesse, je ne suis pas venu au monde tout marié ; ce sont des fictions de poëte ; ne connaissons-nous pas de pauvres poëtes qui, n’ayant rien à mettre sous la dent, n’en décrivent pas moins de somptueux festins ?

— Allez, allez, ces pauvres poëtes avaient dîné en ville ! répond plaisamment madame de Clairval.

Toute cette querelle de ménage, à propos de romances, de soupirs, de désirs, de langueurs et d’ardeurs, et autres balivernes d’amour, a été jouée avec beaucoup de grâce et de gaieté, et a obtenu un grand succès.

La querelle est interrompue par une lettre d’excuse ; on l’ouvre en tremblant : madame Précourt est souffrante, elle ne pourra venir chanter ce soir ; « mais, dit-elle, vous aurez madame Chantard, dont le charmant talent sera plus que suffisant pour me faire oublier. » Un moment après survient une autre lettre : madame Chantard a la grippe, mais elle se fait d’autant moins de scrupule de manquer à ses engagements, qu’elle sera heureusement remplacée par madame Précourt, etc., etc. — Clairval se désole. — Vous deviez vous y attendre, lui dit sa femme ; je ne chante pas, moi, mais j’observe, et j’ai toujours vu que les voix de même nature avaient toujours de bonnes raisons pour s’éviter.

On comptait sur un chanteur plaisant, un monsieur qui imite Levassor ; un chanteur de plan, plan, plan ! de tu, tu, tu ! de zut, zut, zut ! mélodies fort à la mode aujourd’hui. Ce monsieur vient d’un air triste déclarer qu’il ne pourra chanter ce soir-là que de la musique grave, parce qu’il est en deuil. Une cantatrice vient avec son mari… « Que vas-tu chanter, Titine ? — Se m’abandoni. — Toujours la même chose, et pourquoi chantes-tu cet air-là ? — Parce qu’il est dans ma voix. — Mais, Titine, il y a trop longtemps qu’il est dans ta voix ! — Ah ! monsieur, à merveille, dites le mot, j’ennuie les gens !… » Elle sanglote et s’enfuit au désespoir. Enfin voilà un artiste de bonne humeur ; il ne demande qu’à se faire entendre, mais il lui faut son instrument ; où donc est-il son instrument ? L’a-t-on apporté ? — Non… c’est-à-dire oui : un commissionnaire auvergnat est venu apporter une harpe ; mais un domestique, renvoyé le matin, a donné par malice une fausse adresse à l’Auvergnat, qui a remporté la harpe en disant les folies les plus amusantes. Ce rôle d’Auvergnat a été joué en perfection, il a eu les honneurs de la soirée. Dans l’excès du désespoir, on a recours à un jeune amateur des beaux-arts, qui chante un peu avec un charmant défaut de prononchiachion. On lui demande son air favori : Ô mort ! chois-moi propiche ; — mais il ne le chait plus. Depuis quelque temps il ne s’occupe plus de musique. « Maintenant, je barbouille, dit-il. — Mais il me semble que vous avez toujours un peu barbouillé. — Ah ! je vois votre méprise ; quand je dis : Je barbouille, je veux dire : Je peins… » C’en est donc fait, chanteur sérieux, chanteur plaisant, cantatrice célèbre, amateur inconnu et bredouillant, tout a manqué. Mais la ressource universelle leur reste : la polka consolatrice vient à leur secours. — « Nous ne pouvons pas chanter, dansons ! » — Ainsi finit le proverbe et commença le bal. De véritables Auvergnats, moins littéraires que l’Auvergnat de la comédie, vinrent démonter le joli théâtre : on le jeta par la fenêtre, avec ses rideaux, ses décorations, ses coulisses, et l’orchestre démasqué apparut aux regards joyeux des jeunes filles, empressées de faire valoir leurs fraîches robes de bal, violemment comprimées par les banquettes du parterre. Et le bal fut aussi joyeux que le proverbe avait été amusant ; et nous envions cruellement les échos du monde qui retentissent depuis trois jours de tous ces noms connus, que nous n’osons pas même désigner.

Hier, un magnifique concert chez madame d’O… a fini de même par un bal. Liszt a été merveilleux, il avait électrisé tout l’auditoire ; il a joué d’une manière si admirable et si touchante l’Invitation à la valse, de Weber, que les valseurs ont eu bien peu de chose à ajouter à cette poétique prière pour se faire comprendre de leurs valseuses. Faire chanter par Liszt cet air si tendre au commencement d’un bal, ce n’est pas prudent. Heureusement, la polka est encore venue secourir les imaginations exaltées. On a beau médire de cette danse, elle a une bonne et franche allure, toute naïve et même un peu bête, qui ne doit avoir rien de dangereux. Mais il y a polka et polka : la polka maigre et la polka grasse, la polka de luxe et la polka de santé, la polka naturelle et la polka violente, la polka dansée et la polka pensée, c’est-à-dire celle des personnes qui, tout le temps qu’elles dansent, comptent : un, deux, trois, quatre ; un, deux, trois, quatre ; un, deux, trois, quatre… Ça se voit dans leurs yeux et au mouvement de leurs lèvres, ça ne leur donne pas l’air inspiré. Mais toutes les polkas sont excellentes, elles font valoir la grâce de celle-ci, le ridicule de celle-là, elles amusent les danseurs et les spectateurs, et puis elles ramènent en France le goût de la danse, cette innocente passion qui doit servir de correctif aux excès d’une lettromanie effrayante ou d’une pédantesque effrénée.

Nous avons admiré à ces deux fêtes de bien élégantes parures ; entre autres, une robe de gros de Naples vert anglais à double jupe, garnie d’une superbe dentelle posée à plat, ce qui faisait valoir toute la beauté du dessin ; la berthe et les manches étaient garnies de la même dentelle ; avec cette robe verte, la jeune merveilleuse avait une demi-guirlande de boutons de roses posée fort en arrière de la tête ; le bouquet de la ceinture était pareil à la guirlande : le tout en fleurs naturelles. C’est la mode, la grande mode. Nous voulons toujours médire des fleurs naturelles appliquées aux coiffures mondaines, mais l’apparition ou le souvenir d’une charmante parure de ce genre vient détourner nos critiques. Cependant, c’est affreux ; ces fleurs à la fin du bal sont horriblement fanées, ces roses noircissent, ces camélias jaunissent, ces violettes blanchissent, ces feuillages flétris s’inclinent douloureusement ; vous partez avec une guirlande, vous rentrez avec une salade ; vous appelez cela des fleurs naturelles, mais ce sont des fleurs confites, et nous leur préférons les fleurs franchement artificielles ; nous préférons une beauté trompeuse à une laideur loyale ; nous préférons l’art parfait à la nature dégénérée… — Cependant la belle madame de V… avait une guirlande de lilas blanc qui était bien jolie dans ses cheveux noirs… Ce n’est pas tout : qu’elles sont lourdes, ces coiffures ! que de solides quincailleries dans ces parures d’un jour, et que de fil de fer, de laiton, de cannetille dans ce bouquet léger ! C’est tout un treillage qu’on pose devant soi. — Cependant la belle princesse de G… avait, hier, une couronne de roses d’une forme bien gracieuse et qui lui allait à merveille !… Enfin, ces fleurs si naturelles, on ne peut les porter avec de trop véritables cheveux : elles sont toutes trempées d’eau et elles défrisent les tire-bouchons !… Tout le monde n’a pas des tire-bouchons de velours noir, comme cette vieille Anglaise qui était l’autre jour à l’Opéra. Voilà une coiffure solide ! Des tire-bouchons de velours noir… il n’y a que l’industrie anglaise qui puisse imaginer de tels perfectionnements !

Autre invention anglaise qui a été fort goûtée au dernier concert donné par la Société des concerts : une grosse couronne de roses peinte sur la calotte d’un chapeau de paille de riz ; ces fleurs étaient dignes de Saint-Jean. Ce chapeau méritait les honneurs du Salon.

À propos de Salon, le livret de 1844 est un recueil d’ana, de petits vers, de facéties, de calembours ; tantôt ce sont les poésies inédites d’un poëte ignoré qui ont inspiré un peintre inconnu ; tantôt c’est la description badine d’un tableau badin. Un tableau de M. de Heuven a pour titre : J’en suis bien fâché !… Un autre tableau de M. Brun, artiste lyonnais, a pour titre : Combien gagnerai-je ? Un troisième tableau, de M. Boisseau, est intitulé : Plus jolie qu’à la cour. — C’est ingénieux, c’est fin ; mais cela ressemble un peu trop à des titres de romances ; on est tenté de demander : De qui est la musique de ces tableaux-là ?

Il y a aussi dans ce joyeux livret de ces plaisanteries de grammairien qui ont toujours tant de grâce ; M. Jean-Gabriel Scheffer, — ne pas confondre avec Ary Scheffer, celui-là ne plaisante pas, — no 1606. Une conjugaison : dix tableaux même numéro.

1er  tableau : J’aime.
2e tableau : Tu aimes.
3e tableau : Elle aime.
4e tableau : Elles aiment.
5e tableau : Elle aimait,
6e tableau : J’ai aimé.
7e tableau : Tu aimeras.
8e tableau : Elle aimera.
9e tableau : Aimante.
10e tableau : Aimer.

Et pourquoi toujours elle, elle aime, elle aimait, elle aimera ? pourquoi pas, il aime ? pourquoi n’aime-t-il pas quand elle aime ? Cruel peintre, pourquoi tourmenter ainsi ton héroïne par les rigueurs d’une injuste conjugaison ?

Cette conjugaison assez arbitraire du verbe aimer nous rappelle le plaisant supplice d’un Anglais que nous avons rencontré dans notre voyage en Italie ; il se plaignait amèrement de l’irrégularité des verbes français qu’il apprenait : « Le verbe aller, disait-il, est impossible. » Il avait toutes les peines du monde à retenir le premier temps ; il voulait absolument nous le dire. Ah ! mon Dieu, que nous avons ri de bon cœur lorsqu’il s’est mis à le réciter ! Un jeune voyageur français, qui se donnait pour maître de langue, le lui avait appris ainsi :

Je vais.
Tu viens.
Il sort.
Nous partons.
Vous rentrez.
Ils dorment.

« Quelle irreguioularaïté ! » s’écriait notre Anglais. Et nous de rire comme l’on rit au jeune âge, et lui de recommencer sa conjugaison laborieuse. Nous n’avons jamais eu le courage de le détromper.

Après les facéties de grammairien viennent les calembours ; le nom du peintre fait jeu de mots avec le sujet du tableau : Deux Chiens se disputant un os, par Lelièvre ; une Petite Laitière, par Cholet ; Légumes, par mademoiselle de L…, au Marais. — Puis arrivent les naïvetés, les sujets simples et modestes : M. Isidore Dumon, la Pantoufle ; M. Couder, la Souris ; M. Chasselat Saint-Ange, le Déjeuner des canards ; M. Picard, Poissons tourmentés par des chats (ce tableau, nous l’avons vu, est d’un effet saisissant) ; M. Ernest Seigneur Gens, le Vieux Cheval ; M. Jacques-Alphonse Têtard, un Vieux Lapin ; mademoiselle Rosa Bonheur, un Âne. — Entendez-vous d’ici les conversations de ces divers artistes : « Mademoiselle Rosa, j’ai bien des compliments à vous faire ; j’ai vu votre Âne, j’en ai été fort content… Avez-vous vu mon Vieux Lapin ? — Mais non ; je l’ai cherché toute une journée, je n’ai jamais pu le trouver. — Ne m’en parlez pas ! ils l’avaient perché tout en l’air comme un écureuil ; je l’ai retiré ! »

Tableau philosophique, no 93 : Intérieur d’une grotte. Une femme centenaire, pauvre mais heureuse, réfléchissant sur les misères humaines… C’était difficile à rendre, toutes ces nuances-là.

Tableau dramatique : Effet de lessive. Dans un paysage désert, du linge étendu sèche sur des cordages… et personne pour garder ce linge ! Il y a là de quoi faire évanouir une femme de province.

Autre tableau plus simple, mais non moins dramatique. Madame R. de C…, no 2106 : Étude de champignons, d’après nature. — Ah ! madame, vous passez des journées entières à étudier des champignons d’après nature, et vous désirez garder l’anonyme ! Mais… la Brinvilliers n’en faisait pas d’autres, et, nous avons l’honneur de vous en prévenir, on a pour habitude de rouer vifs tous les élèves de son école trop célèbre.

Nous voulions vous parler d’un livre qui fait ravage et dont tout Paris s’occupe en ce moment : Esquisses et Portraits, par M. de la Rochefoucauld, duc de Doudeauville ; nous commencions déjà à vous dire que rien n’est plus piquant, rien n’est plus impartial, rien n’est plus vrai que cette peinture des personnages les plus illustres du grand monde, du monde politique et littéraire, lorsque notre propre portrait nous est tombé sous la main. De si grands éloges nous imposent le silence. Le moyen de vanter l’esprit d’un auteur qui nous trouve à nous tant d’esprit ? Le moyen de proclamer l’impartialité d’un juge qui nous traite avec tant d’indulgence ? Comment ne pas se défier d’un peintre qui flatte toutes nos prétentions ? Mais flatter les prétentions, c’est dénoncer les caractères ; et, nous devons en convenir, si ce portrait n’est pas le nôtre, il faut bien nous connaître pour oser nous déguiser ainsi. En un mot, si le peintre n’est pas sincère, l’observateur est habile.