Lettres parisiennes/Année 1844/16

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1844

LETTRE SEIZIÈME.

Les trop bonnes mères. — La vache enragée. — Les messieurs et les hommes. — La lutte, c’est la vie. — Le triomphe, c’est la mort. — Nos véritables amis sont nos ennemis. — L’aristocrate et le démocrate.
27 octobre 1844.

Nous le disions l’autre jour avec un sincère effroi, l’ère d’hébétement a commencé pour le peuple le plus spirituel de l’univers ; nous accusions le tabac de cette triste décadence, mais il faut être juste avant tout, le cigare n’est pas seul coupable : l’intelligence a un autre ennemi en France qu’il faut encore signaler, un ennemi d’autant plus dangereux qu’il ressemble à un ami, d’autant plus puissant qu’il est de bonne foi, faisant le mal avec d’autant plus d’ardeur qu’il s’imagine faire le bien ; il veut être charitable, et il est funeste ; il veut vous secourir, et il vous tue ; c’est une vipère qui se croit une sangsue, et vous donne la mort avec toute la loyauté, l’audacieux courage, l’orgueilleux aplomb d’un libérateur qui viendrait vous sauver la vie.

Cet ennemi bienveillant, ce bourreau sans le savoir, qui détruit avec des soins si touchants l’intelligence dans le pays même de l’intelligence, c’est l’éducation.

N’allez pas supposer qu’en disant cela, nous voulions chercher querelle à messieurs de l’Université ; nous n’y pensons nullement ; l’esprit n’a rien de commun avec l’Université : ceci n’est pas une épigramme. À l’âge où l’enfant entre au collège, il est déjà trop tard pour faire de lui un homme d’esprit ; nous n’accusons donc point les professeurs. Nous accusons les mères de famille, les bonnes mères surtout, car ce sont les bonnes mères qui font les mauvaises éducations… Criez, criez bien fort ! mais c’est la vérité.

Les bonnes mères ne font que de petits messieurs. Hélas ! les mauvaises mères font quelquefois les grands hommes. Les véritables mères font les hommes.

L’amour maternel est le plus beau de tous les amours ; mais dans ce pays des abus, où les plus saintes choses deviennent bientôt des modes qu’on exagère, l’amour maternel lui-même a subi de fâcheuses améliorations ; lui aussi il a connu les tristes avantages de l’éducation perfectionnée. Depuis qu’on a enseigné aux femmes à être mères, l’amour maternel a perdu ce qui faisait sa force et son excellence, il a perdu l’instinct. Les conseils des moralistes ont remplacé l’inspiration divine, plus connue sous le nom de voix de la nature ; et les femmes que leur amour intelligent aurait le plus heureusement guidées, le plus lumineusement éclairées, se sont fait violence pour suivre la mode de leur temps, et elles ont élevé leurs fils et leurs filles selon le système généralement adopté. Et Pierre l’indolent a reçu la même éducation que Paul le turbulent, et Sophie la timide a écouté les mêmes sermons que Joséphine l’orgueilleuse ; et comme le système tout formulé était très-facile à appliquer, on l’a appliqué tout de suite dès l’âge le plus tendre. Les méthodes sont si parfaites aujourd’hui, les moyens d’enseignement sont tellement simplifiés, mon Dieu ! que tout effort est épargné aux enfants ; ils étudient en jouant. Il y a une manière d’enseigner à lire en quinze jours ; un enfant peut apprendre à écrire en deux mois, à compter en trois semaines, à déchiffrer de la musique en quelques heures, et tout cela sans ennui, sans travail, sans dégoût, en s’amusant, vous dis-je ! On a supprimé tout ce qui fatiguait ces pauvres petits cerveaux ; les méthodes nouvelles sont merveilleuses ; on a trouvé le secret de rendre le travail si facile, que les enfants savent tout sans se donner la peine de rien apprendre.

C’est pourtant la vérité, on a trouvé ce secret-là… mais ce secret-là est fatal.

Ils ont supprimé l’effort… et ils crient au miracle… et ils n’ont pas encore découvert que c’est précisément de l’effort que naît la vigueur de l’esprit. Car ce qui fait l’intelligence fertile, ce n’est pas le savoir, c’est le travail ; ce qui fait la terre féconde, ce n’est pas la semence, c’est la culture.

Celui qui ne sait qu’une chose, et qui s’est donné beaucoup de peine pour l’étudier, sait plus que celui qui a appris beaucoup de choses sans peine et sans volonté.

On oublie vite ce qu’on a appris.

On n’oublie jamais ce qu’on a trouvé.

Et le travail pénible fait de toute chose laborieusement cherchée une trouvaille pour l’esprit.

Mais, dit-on, il ne faut point fatiguer ces pauvres petits cerveaux. Alors pourquoi donc fatiguez-vous ces pauvres petits bras et ces pauvres petites jambes par des exercices gymnastiques ? Pour rendre le corps plus vigoureux et plus agile. Eh bien, l’esprit, de même, a besoin d’être beaucoup fatigué pour devenir vigoureux et agile.

Ô tendres mères ! défiez-vous des méthodes faciles ; les méthodes faciles font les cerveaux paresseux, les cerveaux paresseux font les sots. Aimez vos enfants, accablez-les de caresses, gâtez-les, donnez-leur mille douces jouissances, mais ne supprimez point pour eux les difficultés de la vie ; surveillez-les beaucoup, ne les aidez pas trop, empêchez-les de se casser le cou, mais laissez-les se casser la tête contre tous les obstacles de l’étude ; laissez-les se tourmenter, se décourager, se tromper, s’interroger, se juger, se tromper encore, s’exercer enfin ; épargnez-leur tous les chagrins du cœur, si vous le voulez, si vous le pouvez, mais ne leur épargnez jamais les angoisses de l’intelligence ; bourrez-les de friandises, de gâteaux, de dragées, de confitures, mais ne supprimez jamais de leur ordinaire ce mets généreux qui donne la force et le courage, ce plat merveilleux qui change les ingénus en Ulysses et les poltrons en Achilles, cette ambroisie amère qui fait les demi-dieux, cet aliment suprême dont se nourrissent dès l’enfance les grands industriels, les grands guerriers et les grands génies : la vache enragée !

Si vous interrogiez l’histoire gastronomique des hommes célèbres de notre époque, depuis M. de Chateaubriand jusqu’à M. Janin, depuis M. Molé jusqu’à M. Thiers, depuis Napoléon jusqu’à Louis-Philippe, vous seriez étonnées de la consommation effrayante que ces illustres personnages ont faite de ce bétail privilégié. Un vieux professeur disait qu’un homme qui n’avait point mangé de la vache enragée n’était jamais qu’une poule mouillée. L’image est un peu tourmentée : un homme qui est une poule parce qu’il n’a pas mangé de vache, c’est assez mauvais comme style ; mais comme pensée, c’est bien profond.

Servez souvent ce méchant plat sur la table de la famille ; ou, si quelqu’un vient l’y poser malgré vous, ayez du moins le courage de ne pas le faire emporter.

— Au collège, au collège, vont nous répondre les écoliers, on nous en offre abondamment. — Sans doute, mais, nous l’avons déjà dit : il est trop tard !

On les a si bien accoutumés à travailler en jouant, ces pauvres écoliers, qu’ils ne peuvent plus, sans dégoût, travailler sérieusement. On leur a appris tant de choses avec tant de facilité, une foule de pensées toutes faites sont venues si familièrement se loger dans leur esprit, que leur propre pensée à eux n’y trouve plus d’air pour vivre, n’a plus d’espace pour se mouvoir ; leur instruction précoce et factice opprime leur imagination naissante ; au moment où l’idée palpitante commence à se révéler, la science indiscrète et brutale se hâte de l’étouffer ; jalouse des bienfaits qui ne viennent pas d’elle, elle repousse ceux de la nature et, par ses dons impérieux, elle empêche la fantaisie de se développer, l’individualité de se former, l’originalité de se produire…

Voilà ce qui fait que votre fille est muette.

On s’occupe trop des enfants, on ne les livre pas assez à eux-mêmes ; sous prétexte de diriger leur jugement, on éteint leur esprit ; dans la crainte qu’ils n’aient des idées fausses, on s’arrange de manière qu’ils n’aient pas d’idées. Comme si une idée folle qu’un enfant trouve de lui-même ne valait pas cent fois mieux que toutes les idées raisonnables que vous lui avez imposées ! Un enfant de cinq ans disait l’autre jour à sa mère : « Qu’est-ce qu’ils vont donc faire dans le ciel, les oiseaux ? » — Sa mère, préoccupée, répondit assez brusquement : « Je n’en sais rien. » — Il adressa la même question à sa nourrice : — « Ils vont voir le bon Dieu, » dit celle-ci. L’enfant sourit d’un air incrédule, il réfléchit longtemps en suivant des yeux une hirondelle, puis tout à coup il s’écria : « Ah ! je sais… ils vont boire dans les nuages… » Eh ! n’aimez-vous pas mieux un enfant qui a des idées étranges comme celle-là, qu’un petit prodige de science qui vient, à cinq ans, vous parler de l’air raréfié que cherchent les diptères de la famille des athéricères dont les fissirostres font leur nourriture, et qui marmotte déjà tous les ennuyeux grands mots de la physique, de l’entomologie, de l’ornithologie ?

Jadis, les parents ne se piquaient point de tendresse ; ils n’embrassaient leurs enfants que le dimanche. On amenait à madame la marquise ses deux fils dans son cabinet de toilette pendant qu’elle se faisait accommoder ; elle tendait la main droite à l’aîné, la main gauche au plus jeune ; ils baisaient chacun cette main respectueusement, sans prononcer une parole, et puis l’abbé les emmenait, et tout était dit pour l’amour maternel jusqu’au dimanche suivant. Les enfants, à cette époque, ne voyaient jamais leurs mères qu’à travers un nuage de poudre et que dans une gloire parfumée ; aussi tremblaient-ils devant elles jusqu’à leur dernier jour, jusque dans leur propre vieillesse. Si la tendresse maternelle n’avait plus rien de sa douceur, l’autorité maternelle conservait du moins toute sa force et tout son prestige, et les enfants ainsi élevés étaient de braves gentilshommes pleins d’intelligence et de cœur.

Aujourd’hui, les mères sont des amies, des divinités familières, des providences domestiques, que l’on peut implorer à tout instant, qui vous secourent au moindre danger, qui vous assistent au moindre doute, qui écartent avec empressement de votre destin les obstacles et les ennuis, c’est-à-dire qui vous ôtent tout caractère, toute initiative, toute énergie ; et les enfants élevés ainsi seront sans doute de petits messieurs très-heureux, mais certes ils ne seront jamais de braves gentilshommes pleins d’intelligence et de cœur.

Écarter les obstacles et les ennuis ! Ô démence ! il faudrait les créer s’ils ne se présentaient pas. La lutte, la lutte, c’est la vie ; le jour où l’on a cessé de lutter, on a cessé d’exister. Le travail lui-même n’est qu’un combat, ne l’appelez pas un plaisir. L’art ?… c’est un duel avec la nature ; chaque œuvre enfantée est une bataille gagnée. Ne supprimez pas la difficulté, elle fait la force ; l’obstacle est toujours généreux. Ne supprimez pas la rime pour affranchir le génie, car c’est la rime mesquine et taquine qui fait le poëte inspiré et admiré ; la rime est la fée bienfaisante à qui il doit tous ses dons ; elle enflamme son esprit en l’irritant : semblable au banderillero, elle excite son courage jusqu’au délire en variant sans cesse la difficulté ; elle ne lui laisse point de repos, elle le condamne à labourer dans tous les sens le champ rocailleux de la pensée ; elle l’oblige à ciseler la phrase de tous côtés, à étudier, à commenter la signification de tous les mots ; c’est la rime enfin qui donne la fièvre, c’est la fièvre qui donne l’inspiration, c’est l’inspiration qui donne la gloire.

Et les grands prosateurs ! Est-ce la rime aussi qui fait les grands prosateurs ? — Oui, c’est elle… Les grands prosateurs sont encore plus préoccupés de la rime que les poëtes. C’est parce qu’ils n’ont jamais pu la soumettre par leur volonté, qu’ils cherchent à la vaincre par leur toute-puissance. Ils ne peuvent lui pardonner, à cette sotte capricieuse, de leur avoir résisté toujours, à eux qui avaient tant de belles choses à lui offrir pour ses parures, tandis qu’elle s’en va servir complaisamment tant de niais qui ne savent rien faire d’elle… Et ils luttent contre elle, phrase à phrase, mot à mot ; et ils inventent chaque jour de nouveaux effets d’harmonie pour remplacer cette cadence rebelle, et ils choisissent les mots les plus sonores, les sons les plus retentissants, afin que leurs poëmes non rimés soient plus lyriques et plus mélodieux que tous les poëmes rimés de tous les rimeurs célèbres.

Sans combat il n’est rien de grand, rien de beau ; c’est la lutte toujours renaissante qui fait l’énergie toujours croissante, c’est l’obstacle obstiné qui fait l’effort prodigieux, c’est le danger permanent qui fait l’imagination intarissable. La lutte continuelle, vous entendez bien, avec des succès passagers et jamais de triomphes définitifs ; qui ose parler triomphe ?… Malheur à lui ; le triomphe absolu, c’est la mort.

En toute chose la lutte, c’est la vie : en religion, en politique, en littérature, en amour. Une nation qu’une seule idée gouverne est une nation qui va périr, et cette idée elle-même, qui règne seule, est au moment de s’éteindre.

Ces jésuites, contre lesquels on a tant crié, contre lesquels on se remet à tant crier encore, ils avaient du moins, ou, si l’on veut, ils ont du moins cet avantage, d’exciter partout la lutte, de donner à tous la vie. Ils apportent dans l’état social trois éléments précieux de régénération morale : ils apportent toujours avec eux — et c’est un riche bagage — la volonté, la patience et l’ardeur… Et remarquez bien qu’ils ne les apportent pas pour eux seuls, ces provisions merveilleuses ; ils sont généreux, ils les partagent bravement avec leurs ennemis dans la lutte : ce sont de hardis champions qui donnent du courage à leurs adversaires les plus timides, qui réveillent de leur froid sommeil tous leurs indolents rivaux. Dès qu’ils paraissent, la société engourdie se ranime. Jadis, ils ont combattu la religion par la religion, et ce fut un combat glorieux ; ensuite, ils ont combattu par la religion la philosophie, et ce fut encore un glorieux combat ; la religion et la philosophie revivaient puissantes pendant ces luttes ; mais les philosophes triomphèrent, les jésuites tombèrent vaincus : et de cette chute et de ce triomphe il résulta ceci, qu’il n’y eut bientôt plus en France ni religion ni philosophie. N’avons-nous pas raison de dire que les triomphes définitifs sont mortels et qu’il faut lutter pour vivre ?

En littérature, on a vu naguère le même phénomène se renouveler. La lutte existait, implacable et terrible, entre les classiques et les romantiques ; cette lutte intéressait tous les esprits. La France était divisée en deux partis rivaux, également vaillants, également acharnés ; et la littérature grandissait pendant cette lutte. Par malheur, les romantiques triomphèrent… les classiques furent vaincus ; et de ce triomphe et de cette chute il résulta encore ceci, qu’il n’y eut bientôt plus de littérature.

Eh bien, ce phénomène se reproduit de nos jours en politique, et personne ne veut voir le danger. Autrefois, deux principes se disputaient le pouvoir en France : le principe aristocratique et le principe démocratique ; chacun triomphait tour à tour ; ils changeaient de nom, de camp, de bannière, mais ils luttaient constamment. Tantôt, l’idée démocratique se réfugiait sur le trône : le roi se faisait peuple, et la guerre était déclarée entre la monarchie et les grands vassaux ; tantôt, elle se fortifiait dans le temple, et la guerre était proclamée entre les catholiques et les huguenots. Puis vinrent les républicains et les royalistes ; puis vinrent les ultras et les libéraux, les conservateurs et les radicaux, et la lutte continuait toujours. Tant qu’elle a duré, ces deux principes se sont maintenus vivaces et puissants. Aujourd’hui, malheureusement, l’un des deux succombe, et l’autre ne produira plus rien de grand ; le pays, que leur querelle faisait vivre, s’endormira dans l’ennui, et il n’entendra point le pas précipité des barbares qui accourront des pôles pour l’envahir.

Chose étrange ! ces deux ennemis se perfectionnaient par la rivalité, ils s’amélioraient par la haine.

Dans la lutte, l’aristocrate se fortifiait ; il acquérait cette activité, cette énergie qu’une éducation trop recherchée lui avait fait perdre et qu’il enviait tant à son ennemi.

Le démocrate, de son côté, se civilisait. À sa vigueur native il ajoutait cette délicatesse, cette élégance de manières qu’il détestait chez son ennemi, mais qu’il empruntait malgré lui dans son imitation jalouse.

Et chacun prenait ainsi les qualités de l’autre. Une bonne alliance n’aurait pas valu ces hostilités salutaires. Pourquoi donc les faire cesser ? Le triomphe de l’un ou de l’autre doit être également fatal. Si le principe aristocratique l’emporte, la nation s’affaiblit, s’étiole, s’alanguit. Alors commence pour le pays l’ère d’hébétement.

Si, au contraire, le principe démocratique triomphe, la nation devient grossière, lourde et vulgaire. Alors commence pour le pays l’ère d’abrutissement.

Vous voyez bien qu’il faut les laisser combattre toujours. Pourquoi donc voulez-vous donner à l’un des deux la victoire ? Bientôt, le principe démocratique régnera seul. Il est dans les lois, il est dans les mœurs, il est dans les habits. Encore quelques années, et tout sera fini pour l’idée aristocratique. Ses défenseurs naturels sont morts, dégénérés ou transfuges. Ceux-là même qui lui doivent tout l’ont abandonnée, et chaque jour ils achèvent de la déconsidérer dans les esprits par leur inintelligence et leur puérilité. Au lieu de maintenir dans toute leur pureté les nobles traditions du passé, au lieu de choisir dans les vérités du présent celle qui devait donner à leur cause plus de libéralité et de force, ils ont trouvé moyen de marier dans une seule et même sottise les misères de tous les temps.

Ils ont conservé les petites vanités d’autrefois, ils ont adopté les grandes vénalités d’aujourd’hui.

Ils ont pris aux idées démocrates, non pas ce qu’elles ont de généreux, mais ce qu’elles ont d’économique.

Ils n’ont pas admis l’égalité dans les sentiments.

Ils l’ont admise dans les vêtements.

Ils ont laissé au parti démocrate ses beaux rêves humanitaires, ses chères utopies de travaux abondants, de secours mutuels, de sympathie et d’amour… Pour l’aider à les réaliser, ils ne lui ont offert ni leurs terres, ni leurs châteaux… mais ils ont pris ses guêtres et son paletot.

Ils ont conservé leur morgue, ils n’ont supprimé que leur grandeur ; ils sont aussi mal mis que leur portier qui les appelle M. le duc : c’est ainsi qu’ils comprennent l’égalité ; ils vont chez Mabille danser en face de leurs valets de pied, qu’ils surpassent en grossièreté et en impudence : c’est ainsi qu’ils soutiennent leur rang.

Ah ! si tous faisaient ce que quelques-uns d’entre eux savent faire, si à la magnificence des idées d’autrefois ils savaient unir la libéralité des idées d’aujourd’hui, leur cause serait encore belle, et ils pourraient encore donner des leçons de générosité et d’héroïsme aux orgueilleux protecteurs du peuple émancipé.

Mais l’éducation qu’ils reçoivent est si tendre, mais le caractère qu’on leur fait est si doux, qu’ils ne seront jamais assez forts pour lutter contre un ennemi aguerri dès l’enfance dans les plus rudes travaux.

Aussi nous, qui nous préoccupons plus de l’avenir que du présent, ce sont les classes supérieures que nous appelons les classes indigentes, parce que la vie se retire d’elles, parce qu’elles perdent chaque jour de leur énergie et de leur valeur. La véritable indigence n’est pas de manquer d’argent : l’argent s’acquiert par le travail ; c’est de manquer de courage, c’est de manquer d’intelligence. Avec cette espèce de misère-là on arrive bien vite au dénûment absolu. Vous dites : Voilà les heureux du jour ; nous disons : Voilà les victimes du siècle ; vous criez avec colère : Les oisifs ! nous crions avec pitié : Les mourants ! — Ô philosophe ! l’agonie est une oisiveté cruelle !

Et tous vous armez contre eux, vous passez dans les rangs démocrates ! et vous allez au secours du peuple vainqueur ! Parce qu’il souffre et qu’il gémit encore, vous ne vous apercevez pas qu’il règne et qu’il commande déjà ; parce que sur ses pieds, sur ses bras déchirés, saignent encore les blessures du martyre, vous ne vous apercevez pas que son front se couronne déjà des rayons de l’aurore éternelle ; parce que l’arbre de liberté n’a pas encore vu s’épanouir toutes ses fleurs, vous ne vous apercevez pas que déjà ses racines traçantes ont envahi le sol, ont absorbé les sucs vivifiants de la terre, et que tous les arbres rivaux sèchent, meurent, tombent autour de lui ! Un sentiment généreux vous séduit ; nous pensons, nous, qu’il vous égare, et que vous n’êtes déjà plus généreux ; vous croyez ouvrir une voie nouvelle et devancer votre époque ; nous croyons, au contraire, que vous marchez dans le chemin battu, derrière l’idée triomphante ; vous vous imaginez vous sacrifier pour la défense de l’opprimé ; erreur ! vous suivez le conquérant dans ses conquêtes, et vous partagez avec lui les dépouilles ; vous prétendez, à ce jeu terrible, tout risquer, tout perdre… vous vous flattez… vous gagnerez.

Oh ! c’est un grand malheur, selon nous, que les puissants génies d’un siècle soient du parti le plus fort ; les esprits supérieurs, les talents généreux, doivent se défier de l’idée dominante, c’est toujours l’idée dangereuse ; le maître du jour sera le tyran du lendemain ; tout droit proclamé est un abus naissant.

Le devoir des gens de génie en ce monde, c’est de maintenir la balance ; c’est de défendre le vaincu contre le vainqueur dans l’intérêt de tous deux ; c’est d’empêcher les triomphes décisifs ; c’est enfin d’entretenir la lutte, parce que la lutte c’est l’équilibre.

Ô princes de la pensée ! ô rois de la parole ! ne portez pas tous vos trésors, toutes vos armes dans le même camp ; ne faites pas les chances inégales ; soutenez toujours la lutte au cœur du pays, pour que le pays soit toujours glorieux dans l’histoire ! Et vous, tendres mères, préparez à la lutte vos fils dès l’enfance pour que vos fils soient un jour glorieux dans le pays !

Refrain : La lutte, c’est la vie ; sitôt que l’on a cessé de lutter, on a cessé d’exister.

Traduction libre de ce feuilleton sentencieux : Rien de nouveau à Paris.