Lettres parisiennes/Année 1844/18

La bibliothèque libre.


◄  XVII.
XIX.  ►
1844

LETTRE DIX-HUITIÈME.

L’homme le plus malheureux qui soit au monde.
7 décembre 1844.

Il est un homme malheureux entre tous les hommes, pour lequel notre pitié augmente chaque jour. Être parfait et misérable, à la fois privilégié et maudit. Cet homme est sans remords… et pourtant sa vie est un long châtiment ; cet homme est sans ennemis… et pourtant il subit une persécution incessante, minutieuse, acharnée, que la haine n’ennoblit même pas ; car, s’il est glorieux d’être persécuté par des ennemis, par des rivaux, il est humiliant et triste d’être tourmenté par des indifférents ; et c’est là le sort de cette pauvre victime du siècle dont nous célébrons aujourd’hui les infortunes. Tout dans notre monde nouveau le fait souffrir ; là chacun semble agir contre lui. On ne dit pas un mot qui ne l’offense, on ne fait pas une démarche qui ne le révolte. À chaque instant, ses croyances les plus sacrées sont brutalement attaquées ; ses souvenirs les plus chers sont profanés sans pudeur. On le heurte dans toutes ses idées, on le blesse dans tous ses sentiments ; et il lui faut supporter ces supplices affreux sans se plaindre, et il lui faut écouter ces choses outrageantes qui l’indignent, qui l’exaspèrent, qui lui agacent les nerfs, qui lui font grincer les dents, toujours avec une attention bienveillante, avec une patience gracieuse !… C’est encore une des misères de sa condition. Oh ! cet homme-là est un être bien profondément malheureux.

Par une étrange fatalité, il se trouve que la victime est aimable ; cette amabilité funeste multiplie à l’infini ses tourments ; on le recherche, cet homme malheureux, on l’attire, c’est à qui lui offrira les supplices les plus variés ; et comme ces supplices si généreusement offerts sont parfois insupportables et le rendent triste malgré lui ; comme on ne peut s’expliquer ses troubles, ses rougeurs, ses pâleurs subites, mystérieux symptômes d’une indignation violente poliment dissimulée, on l’accuse de bizarrerie. Cet homme sans défauts passe pour un original, peut-être parce qu’il est sans défauts.

En effet, sa conduite, ses manières, bien que toujours parfaitement convenables, doivent paraître singulières aux esprits forts d’aujourd’hui. Il y a quelque temps, par exemple, il était au spectacle, on jouait une pièce nouvelle ; arrivé le matin même à Paris, il n’avait pu faire retenir une stalle, et il était venu au hasard. On lui proposa de le placer dans une assez grande loge où se trouvaient déjà plusieurs personnes. Deux jeunes gens se pavanaient sur le devant de cette loge ; une jeune femme était derrière eux avec son père… Eh bien, le croiriez-vous ? cet homme étrange ne voulut point rester au spectacle ; il s’en alla sans voir la pièce nouvelle ; ces deux jeunes fats, qui laissaient ce vieillard et cette jeune femme derrière eux, lui paraissaient de grossiers insolents ; il ne voulait pas avoir l’air d’être de leur société… L’original !

Une autre fois, il était de même au spectacle, dans une loge d’avant-scène avec des beautés à la mode. Parmi elles se trouvait cette petite duchesse évaporée que vous connaissez. Elle a peu d’esprit, mais elle en fait beaucoup, et faire de l’esprit c’est un exercice très-bruyant. Par degrés et d’acte en acte, les épigrammes laborieuses étaient devenues tellement sonores, l’esprit fabriqué était devenu tellement pétillant, que les acteurs déconcertés ne pouvaient plus continuer leurs rôles ; ils balbutiaient, ils bégayaient, et, pour expliquer leur trouble, ils lançaient des regards furieux contre la loge maudite d’où partaient ces rires malveillants. L’un d’eux alla porter plainte au magistrat de l’endroit, et l’on vit alors… ô honte pour de si nobles personnages, on vit le commissaire de police lui-même entrer dans la loge et venir réclamer le silence au nom du public offensé. L’homme malheureux était anéanti, jamais il ne s’était trouvé à pareille fête. Que voulez-vous ! cet homme-là n’aime pas les duchesses qui évoquent les commissaires de police… L’original !

Un soir, il alla chez le roi. Pendant qu’il était là, il vit venir la jeune femme d’un ancien ministre, ou d’un futur ministre, comme vous voudrez ; cette jeune femme s’approcha sans façon de la reine, prit un fauteuil et s’y étendit tout de son long, la tête appuyée sur le dossier, les bras croisés sur la poitrine, les pieds en avant, comme on s’étale chez soi dans son fauteuil, quand on est seul, quand on s’ennuie et qu’on espère dormir. L’homme malheureux vit cette attitude, et son indignation fut telle, qu’elle devint une souffrance intolérable ; il partit… Voilà encore une de ses étranges idées : cet homme-là veut qu’on respecte la reine… L’original !

Dernièrement, à la sortie d’un concert, il entendit un jeune merveilleux crier avec impatience à sa mère : « La voiture est avancée ; viens donc ; tu n’en finis pas !… » À ces mots, il se rappela sa noble et digne mère, qu’il avait perdue, et qu’il vénérait si tendrement… il pâlit. — Cet homme-là croit aussi à la majesté d’une mère… L’original !

Le lendemain, il entendit deux autres jeunes élégants, orateurs de théâtre, érudits de foyer, troubadours de coulisses, raconter devant leur sœur, sans se gêner et dans les plus grands détails, certaine vilaine histoire d’un gros boyard bafoué par une sauteuse de vaudeville ; devant leur sœur, jeune fille qui n’a pas encore seize ans !… Cette fois l’homme malheureux ne pâlit point, il rougit ; il avait honte d’assister à cette profanation sacrilège. — Cet homme-là croit encore à la divinité de l’innocence… L’original !

Naguère, il se trouvait dans une église, au mariage d’un de ses amis. La cérémonie était, comme toutes celles de ce genre, retardée par un enterrement. Et les gens de la noce arrivaient en foule, et ils s’avançaient bravement vers l’autel ; ce cercueil gênant ne les arrêtait pas ; non vraiment ; ils se rangeaient tout près de lui, et ils frôlaient des pans de leurs habits le drap funèbre, et ils se donnaient des poignées de main par-dessus ce mort glacé dont la funèbre présence ne les intimidait pas. Et de chaque côté de la nef les femmes s’envoyaient de charmants sourires, de gracieux saluts de la main, de ces petits bonjours de théâtre que les Parisiennes savent distribuer si coquettement ; et toutes ces gentillesses passaient à travers les deux rangs de cierges… Ces politesses mondaines dans une église, cette indifférence impie près d’un cercueil, étaient un spectacle horrible à voir ; c’était infâme, révoltant ; il y avait là de quoi faire sangloter une orpheline, une veuve, une sœur en deuil ; il y avait là de quoi faire mourir un poëte… Et pourtant personne ne s’étonnait !… L’homme malheureux seul était indigné. Cet homme-là croit encore à l’étiquette des temples, aux susceptibilités de la mort, aux droits de Dieu !… L’original !

Second supplice à peu près du même genre. L’homme malheureux passait rue de la Chaussée-d’Antin, devant le séduisant magasin de Toy. À quelques pas de là, il aperçut une pauvre vieille femme étendue sur le trottoir. Soit qu’un étourdissement eût causé sa chute, soit qu’elle se fût blessée en tombant, elle gisait là évanouie, sans mouvement. Il se dirigeait vers elle pour la secourir, lorsqu’un jeune homme sortit tout à coup d’une maison voisine. L’aimable étourdi ne fut pas un moment déconcerté par cet obstacle inattendu ; il n’eut pas l’idée de s’arrêter, pas même de se détourner ; il sauta légèrement par-dessus le corps de la pauvre femme et continua son chemin en sifflant un air de polka. On devine à quel point l’homme malheureux dut souffrir de cette cruauté badine. Il croit encore à la sainteté de la vieillesse, à la dignité de la misère… L’original !

Mais retournons dans le monde élégant, et racontons des peines moins graves. Il dînait un jour chez de riches banquiers. Après le dîner, on lui servit une tasse de café. Pendant qu’il savourait ce poison inspirateur (vieux style), une jeune femme qu’il n’avait pas du tout l’honneur de connaître vint à lui, tenant un gros morceau de sucre entre ses jolis doigts : « Monsieur, dit-elle avec un sourire très-gracieux, voulez-vous me permettre de faire un canard dans votre tasse ?… » Il resta muet, stupéfait, suffoqué… Cependant il dissimula son étonnement ; il s’inclina devant la jeune femme, lui présenta sa tasse avec respect et laissa le canard s’accomplir en silence. Il n’aurait pu trouver une parole, tant cette familiarité étrange le déconcertait. Quelle faiblesse ! sans doute ; mais que voulez-vous, cet homme-là n’aime pas à faire la dînette dans les salons… L’original !

Il n’aime pas non plus à donner de leçons ; sa condition même, nous l’avons déjà dit, le force à supporter gracieusement les choses qui le choquent le plus. Ce n’est pas lui qui ferait ce que fit jadis une altière comtesse allemande. Elle était occupée à servir du thé comme une jeune miss. Un baron qui se trouvait là (il y a toujours là un baron en Allemagne) voulut prendre du sucre, et, par distraction, par maladresse peut-être, au lieu de prendre du sucre avec les pinces, il en prit avec ses doigts. Ce baron doit être parent de la dame au canard. La comtesse, indignée de cette inconvenance, se leva aussitôt avec majesté, marcha d’un pas digne vers la fenêtre, l’ouvrit et jeta le sucrier dans la rue. Le baron ne se troubla point : il continua à boire son thé tranquillement ; puis, quand il eut fini, il se leva de même avec majesté, marcha vers la fenêtre d’un pas non moins digne, l’ouvrit et jeta sa tasse dans la rue. Devinez ce qui résulta de ce duo d’insolence… Au bout d’un an, l’impertinente comtesse épousa l’impudent baron : ce doit être un bien agréable ménage. Ils eurent un grand nombre d’enfants : ce doit être une bien aimable famille.

L’homme malheureux eut une autre fois à subir un cruel dîner d’élégants. C’était chez une femme très-distinguée et de fort bonne compagnie, mais ignorante des mille recherches de la gastronomie parisienne. On était au mois de juin ; l’eau dans les carafes n’était pas glacée. « Ah ! de l’eau chaude ! s’écria un des convives. François, va me chercher de la glace. Vous permettez, l’eau tiède me fait mal, je ne pourrais pas dîner. » La maîtresse de la maison était confuse. L’homme malheureux était furieux. Un moment après, un autre convive s’écria : « Ouf ! quel poisson ! si l’eau n’est pas fraîche, le poisson n’est pas frais non plus : c’est de l’harmonie. — Oh ! mais c’est la carpe de Bilboquet que vous nous servez là, reprit à son tour un autre plaisant : « J’ai vu, en passant au marché, une superbe carpe ; dans quinze jours je la marchanderai. » (Voir les Saltimbanques.) Cette piquante citation fut accueillie par d’impitoyables éclats de rire ; la maîtresse de la maison respirait à peine, l’homme malheureux étouffait. On servit du vin de Champagne. « Ah çà ! dit un vieux viveur au maître de la maison, est-ce que c’est toi qui fais ton vin de Champagne toi-même, mon cher ? Il n’est pas mauvais ; il ne lui manque qu’une seule chose pour être excellent : il n’y a pas tout à fait assez d’estragon. » Les éclats de rire redoublèrent ; la maîtresse de la maison était rouge de honte, son mari était pourpre de colère ; mais ils faisaient bonne contenance. On a supprimé la torture, la question, le brodequin, la roue, le chevalet ; ces supplices-là n’étaient rien en comparaison de ceux qu’enduraient ces amphitryons martyrisés ; et ce fut ainsi tout le temps du dîner, des bons mots contre chaque vin, des épigrammes contre chaque plat. Enfin on se leva de table, et la dernière parole prononcée termina dignement cette triste fête. « Ah ! que j’ai faim ! que j’ai faim ! cria l’un des convives en sortant de la salle à manger ; messieurs, je vous invite tous à souper ce soir au café Anglais ! » L’homme malheureux n’accepta point l’invitation, il sentait sa patience à bout. Cet homme-là n’aime pas les bourreaux, même sous la forme de joyeux convives… L’original ! l’original !!

Son indignation, ce jour-là, fut si violente, qu’elle l’entraîna à raconter cette glorieuse histoire, en manière de vengeance polie et détournée. C’était en Angleterre, à l’époque de la révolution française. Le duc de Bedford avait offert au duc de G…, émigré, un splendide repas, une de ces fêtes quasi royales que les grands seigneurs anglais mettent leur orgueil à donner à des souverains, leur bon goût à offrir à des exilés. Au dessert, on apporta une certaine bouteille d’un vin de Constance merveilleux, sans pareil, sans âge, sans prix. C’était de l’or liquide dans un cristal sacré, un trésor fondu qu’on vous admettait à déguster, un rayon de soleil qu’on faisait descendre dans votre verre : c’était le nectar suprême, le dernier mot de Bacchus. Le duc de Bedford voulut verser lui-même à son hôte cette liqueur des dieux. Le duc de G… prit le verre, goûta le prétendu vin et le déclara excellent. Le duc de Bedford, pour lui faire raison, veut en boire à son tour ; mais à peine a-t-il porté le verre à ses lèvres, qu’il s’écrie avec un horrible dégoût : « Ah ! qu’est-ce que c’est que ça ? » On accourt vers lui, on examine la bouteille, on interroge le parfum : c’était de l’huile de castor !… Le duc de G… avait avalé cette détestable drogue sans sourciller. Ce trait sublime fit grand honneur à la noblesse de France ; on conçut une haute idée d’un pays où la politesse allait jusqu’à l’héroïsme.

Après ce récit, l’homme malheureux ajouta : « Il y a bien loin de la politesse de ce temps-là à la politesse du nôtre ! » Et il soupira tristement.

Voilà les tourments qu’il lui faut subir dans les élégants dîners parisiens. Qu’est-ce donc quand il voyage, quand il est forcé de dîner dans une auberge, à table d’hôte, avec des voyageurs sans gêne, qui ne quittent jamais leurs casquettes, qui parlent toujours et qui mangent tout ? Une incivilité qui a pour inconvénient la famine, c’est grave. Cela nous rappelle l’amusant désespoir d’un charmant enfant que nous avons rencontré il y a quelques années dans une mauvaise auberge de province : il pleurait dans un coin de la salle enfumée et ne voulait pas se mettre à table. « Tu es malade ? lui disait sa mère. — Non. — Tu n’as donc pas faim ? — Si. — Eh bien, pourquoi ne viens-tu pas ? — Je ne veux pas dîner avec des républicains. » Oh ! cette intolérance politique chez un enfant de six ans nous parut un peu prématurée. Nous étions curieux de connaître ce qu’il entendait par ce mot. « Mon enfant, lui avons-nous dit, qu’est-ce que c’est que des républicains ? — C’est, reprit-il toujours en pleurant, c’est ces grands messieurs là-bas qui gardent leurs casquettes à dîner, qui se servent tout seuls et qui prennent toute la crème. » Alors sa mère se mit à rire, et nous raconta que la veille il avait demandé pourquoi ces mêmes jeunes gens gardaient à table leurs casquettes sur la tête, et qu’un vieux voyageur lui avait répondu : « Parce qu’ils sont républicains. » L’enfant avait pris à la lettre cette réponse ironique. Mais que la définition est admirable ! N’est-ce pas cela ? Des hommes qui gardent leurs chapeaux sur la tête là où il y a des femmes, et qui happent toutes les friandises là où il y a des enfants ! Tout un parti est dépeint par ce mot naïf ; car cette variété de républicains, que nous avons signalée déjà, mérite d’être classée. Ceux d’aujourd’hui ne ressemblent en rien aux fiers Brutus d’autrefois ; ils ne se piquent nullement de sévérité ni d’abnégation ; ils veulent tout tuer, mais c’est pour bien vivre ; ils aiment le sang, mais ils aiment aussi la crème ; ils sont grossiers dans leurs manières, mais ils sont raffinés dans leurs goûts ; ils sont farouches, mais ils ne sont pas austères ; et s’ils veulent renverser Tarquin, ce n’est pas pour venger Lucrèce, c’est pour la lui souffler.

L’homme malheureux ne peut voir sans douleur ces gens-là. Il prétend qu’ils réunissent les défauts de toutes les classes, sans leurs qualités ; ils ont la brutalité des unes, la puérilité des autres ; ils sont, dit-il, violents sans être ardents, rudes sans être aguerris, mignons sans être délicats. Ce sont des butors douillets : c’est la pire espèce de toutes.

Oh ! il a bien le droit de parler d’eux durement. Ces hommes-là l’ont tourmenté tant de fois, qu’il lui est bien permis de les punir en paroles. Un seul jour pourtant ils l’ont amusé. Deux d’entre eux passaient dans les Champs-Élysées, l’un venant de la place Louis XV, l’autre de la barrière de l’Étoile. Ils se rencontrent face à face dans un endroit resserré où se trouvait un tourniquet. On l’a ôté depuis : c’est dommage ! Les deux égoïstes, gras et bien nourris, sans se regarder, sans s’arrêter avec politesse, comme il convenait en pareil cas, fondent tous deux ensemble et précipitamment dans le tourniquet. Les voilà pris… L’homme malheureux, qui les guettait, ne put s’empêcher de sourire. « Le tourniquet, pensa-t-il, est un piège tendu à l’égoïsme du siècle ; on sera obligé de le supprimer. » La prédiction s’est accomplie.

N’importe ! c’est une vie amère que celle qui ne compte qu’un moment heureux, celui où l’on a eu le plaisir de voir deux républicains pris au tourniquet.

À ces grands supplices que nous venons d’énumérer si longuement, viennent se joindre une foule d’affreux petits supplices qui se renouvellent à toute heure pour cet homme persécuté :

C’est une jeune élégante qui vient lui dire, après une partie de whist : « Eh bien, vous avez perdu ! vous êtes enfoncé ! »

C’est une autre jeune femme qui lui répond : « Je vous remercie, ma mère est guérie ; elle est encore un peu faible, mais, en masse, elle se porte bien… »

C’est une autre merveilleuse qui ne parle qu’en style de fabricant : elle est sortie le matin dans son coupé (style de sellier), elle vient d’essayer son amazone (style de tailleur) devant sa psyché (style d’ébéniste) ; elle passera la soirée sur sa méridienne (style de tapissier), enveloppée dans sa kamaïouska (style de couturière) ; semblable à ce brave Méridional qui nous disait naïvement qu’il n’avait pas de plus grand plaisir que de s’endormir tous les soirs sur son voltaire. « Voilà la première fois que l’on accuse Voltaire d’être ennuyeux. — Vous ne comprenez pas ! je veux dire mon fauteuil à la Voltaire… Comment ! vous ne connaissez pas ces fauteuils-là ? »

C’est une autre merveilleuse un peu mûre, qui a l’air de réciter le calendrier : elle était inquiète d’Isidore, mais Casimir l’a rassurée ; il a vu ce matin Stanislas, qui venait de chez Rosalie, où il avait rencontré Léon, qui lui avait dit qu’Isidore était beaucoup mieux et qu’il viendrait la voir le soir même avec Zéphirine. Vous croyez qu’il s’agit de petits enfants, de jeunes filles, dans cet âge heureux où l’on ne compte dans le monde que par son nom de baptême et pour ses parents ? Point du tout ; elle s’écrie : « Ah ! les voilà !… » et vous voyez entrer Isidore et Zéphirine. Zéphirine est une grosse femme de quarante-cinq ans, tout essoufflée ; Isidore est un petit vieux expirant. — Oh ! pensez-vous, elle avait raison d’être inquiète d’Isidore ; Casimir, Léon, Rosalie et Stanislas ont eu grand tort de la rassurer ;

C’est un adorable mauvais sujet qui dit : « Doche a un regard délicieux ; Bressant a un pied charmant. » Vous ne comprenez rien à cette admiration pour le doux regard d’un chef d’orchestre, pour le joli pied d’un acteur… L’aimable scélérat vous parle de madame Doche du Vaudeville, de madame Bressant des Variétés ;

C’est un sot familier qui dit Mon cher à tout le monde, même aux femmes ; il n’oserait leur dire Ma chère, mais il leur jette Mon cher sans scrupule et très-agréablement ;

C’est un maniaque qui bat le rappel sur son chapeau ;

C’est un autre maniaque qui touche à tout sur la table, qui ouvre toutes les boîtes, qui dérange tous vos flacons, qui déplace le signet de tous vos livres ;

C’est un curieux tatillon qui décroche vos petits tableaux et vous les apporte en vous demandant ce qu’ils représentent ;

C’est un insupportable taquin qui choisit toujours la chaise la plus difficile à prendre, refusant obstinément celle qu’on lui offre et qui est à côté de lui ;

C’est un importun maudit qui, de porte en porte, de fenêtre en fenêtre, de salon en salon, suit, comme un chien, deux pauvres causeurs qui le fuient comme la peste ;

C’est une nouvelle mariée se promenant sur le boulevard le lendemain de son mariage ;

C’est un monsieur plein de confiance qui vous raconte sa maladie comme si vous étiez son médecin ;

C’est un petit fat qui joue avec l’éventail, avec le bouquet d’une femme à qui il vient d’être présenté ;

C’est un bavard inconnu qui raconte une séance de la conférence d’Orsay à M. Guizot, le soir d’un de ses triomphes à la Chambre ;

C’est un tremblant audacieux qui, pour cacher son embarras, fait le tapageur et l’insolent, et à qui on est tenté de dire ce que madame de R… disait à un faux brave de ce genre : « Ne vous contraignez pas, osez être timide et vous serez très-convenable ; »

C’est un ennuyeux conteur qui vous fait prisonnier par le bouton de votre habit, et qui vous tient debout au soleil une grande heure ;

C’est un Alcibiade du faubourg Saint-Germain qui promène une Aspasie trop célèbre ;

C’est un fumeur étourdi qui jette son cigare sur la robe d’une femme assise sur le boulevard, en face de lui ;

C’est un autre fumeur qui vous envoie des bouffées de tabac et vous fait fumer malgré vous ;

C’est un priseur maladroit qui donne des chiquenaudes à sa cravate et vous lance son tabac dans l’œil ;

C’est un convive distrait qui, à table, joue avec votre pain ;

C’est un danseur économe qui cherche ses gants tout le temps de la contredanse ;

C’est un impertinent qui affecte de ne vous parler jamais que de votre profession ;

C’est un sot cruel qui dans un bal vient vous questionner sur les récents chagrins de votre vie, et qui change en un poignant remords ce premier plaisir que vous vous reprochiez déjà ;

Ou bien c’est un barbare étourdi qui, en sautillant, vient vous demander des nouvelles des parents que vous pleurez…

C’est vous… c’est nous, c’est tout le monde, et ce n’est rien encore. L’homme malheureux connaît un plus amer déplaisir. Les autres hommes peuvent aimer, lui ne trouve jamais que désenchantement et tristesse en ses amours. Pour rencontrer la femme de ses rêves, il lui faudrait remonter le cours des âges. Avec ses idées, il ne peut guère aimer qu’une femme de soixante-dix à quatre-vingts ans, et ce n’est pas le moindre de ses malheurs. Les femmes d’aujourd’hui, dans leurs sentiments, ont supprimé tout obstacle de convenance, sous prétexte de passion et surtout d’émancipation. L’amour n’est plus pour elles un entraînement, c’est un droit ; elles vous aiment, mais elles pourraient tout aussi bien aimer un autre que vous. Leur faute n’est pas un effet de votre séduction, c’est une conséquence de leur système. Vous n’êtes point pour elles l’être inespéré, l’idéal trouvé, le maître prédestiné, le vainqueur irrésistible, l’exception fatale… Vous êtes un choix momentané qu’il leur est permis de déclarer et même de rectifier. L’homme malheureux ne comprend rien à ces pompeuses faiblesses ; il n’aime pas les aveux à haute voix, les soupirs à grand orchestre, les enlèvements à quatre chevaux ; il admet qu’on le trahisse, mais qu’on s’affiche… jamais. Il pardonne tous les nobles égarements, il s’intéresse à la pauvre femme entraînée par sa passion qui va cacher dans l’exil son bonheur coupable ; mais il ne saurait s’intéresser à ces pécheresses systématiques qui se font un état dans le monde de leurs turpitudes célèbres. Il soutient que les tourterelles doivent roucouler dans les bois. Que voulez-vous, cet homme-là croit encore à la poésie de la pudeur, à la volupté du mystère, à la chasteté de l’amour… L’original !

Mais, enfin, quel est donc cet homme si malheureux ? Est-ce le Juif errant véritable ou l’Alceste de Molière vivant ? Est-ce un roi détrôné, un ange déchu ?

Non… c’est tout bonnement cet homme que, dans le pâle jargon du grand monde, on appelle homme bien élevé, c’est-à-dire un homme aux principes solides et aux manières souples, délicat comme une petite-maîtresse, et cependant aguerri comme un vieux troupier, nourri dès l’enfance dans la religion de toutes les saintes choses, dans la haine de l’égoïsme brutal. Cet homme-là peut naître dans tous les rangs, à la cour et chez le peuple, et il agit partout de la même façon ; il marche dans tous les chemins du même pas, ayant toujours le bon plaisir des autres pour guide, le respect de lui-même pour frein. Tel est celui que nous faisons souffrir à toute heure par nos usages grossiers, où se trahit si franchement une personnalité rapace. Dites, maintenant que vous le connaissez, dites si nous n’avons pas raison de proclamer que l’homme bien élevé est la victime de ce siècle.

Ce feuilleton est notre dernier feuilleton sentencieux. Paris se réveille. L’Opéra a voulu ouvrir glorieusement la nouvelle session des plaisirs. Nous étions hier à la première représentation de Marie Stuart ; la salle était superbe : il y avait beaucoup de jolies femmes en grande parure, un vrai public d’hiver. Les calorifères n’avaient pas été allumés, mais toutes les portes avaient été enlevées, c’était l’excuse ; à quoi bon faire du feu quand le vent souffle de tous côtés par rafales ? On n’avait pas non plus balayé les corridors ; c’était une attention délicate : la poussière absorbe la neige. Le débutant a une voix charmante : quel dommage à l’Opéra ! Madame Dorus, dans le rôle d’Élisabeth, s’est permis force roulades peu historiques. L’apparition de madame Stolz dans le quatrième acte de Marie Stuart a été un magnifique triomphe… pour mademoiselle Rachel ! Mais aussi quel orgueil ridicule ! Oser jouer Marie Stuart après mademoiselle Rachel ! C’est comme si on osait jouer la Favorite après madame Stolz ! Nous pourrons vous parler bientôt des modes nouvelles, des brillantes fêtes projetées. Nos élégants et nos élégantes reviennent ; peut-être allons-nous les retrouver sans défauts ; peut-être ne les avons-nous jugés si sévèrement que par dépit de leur absence.