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Lettres philosophiques/Lettre 20

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LETTRE XX[1].
sur les seigneurs qui cultivent les lettres.

Il a été un temps en France où les Beaux-Arts étaient cultivés par les premiers de l’État. Les courtisans surtout s’en mêlaient, malgré la dissipation, le goût des riens, la passion pour l’intrigue, toutes divinités du pays.

Il me paraît qu’on est actuellement à la cour dans tout un autre goût que celui des lettres[2] ; peut-être dans peu de temps la mode de penser reviendra-t-elle : un roi n’a qu’à vouloir ; on fait de cette nation-ci tout ce qu’on veut. En Angleterre communément on pense, et les lettres y sont plus en honneur qu’en France[3]. Cet avantage est une suite nécessaire de la forme de leur gouvernement. Il y a à Londres environ huit cents personnes qui ont le droit de parler en public et de soutenir les intérêts de la nation. Environ cinq ou six mille prétendent au même honneur à leur tour. Tout le reste s’érige en juge de tous ceux-ci[4], et chacun peut faire imprimer ce qu’il pense sur les affaires publiques : ainsi, toute la nation est dans la nécessité de s’instruire. On n’entend parler que des gouvernements d’Athènes et de Rome ; il faut bien, malgré qu’on en ait, lire les auteurs qui en ont traité. Cette étude conduit naturellement aux belles-lettres. En général, les hommes ont l’esprit de leur état. Pourquoi d’ordinaire nos magistrats, nos avocats, nos médecins et beaucoup d’ecclésiastiques ont-ils plus de lettres, de goût et d’esprit que l’on n’en trouve dans toutes les autres professions ? C’est que réellement leur état est d’avoir l’esprit cultivé, comme celui d’un marchand est de connaître son négoce. Il n’y a pas longtemps qu’un seigneur anglais fort jeune me vint voir à Paris en revenant d’Italie. Il avait fait en vers une description de ce pays-là, aussi poliment écrite que tout ce qu’ont fait le comte de Rochester et nos Chaulieu, nos Sarrasin et nos Chapelle.

La traduction que j’en ai faite est si loin d’atteindre à la force et à la bonne plaisanterie de l’original que je suis obligé d’en demander sérieusement pardon à l’auteur et à ceux qui entendent l’anglais. Cependant, comme je n’ai pas d’autre moyen de faire connaître les vers de milord Harvey[5], les voici dans ma langue :

Qu’ai-je donc vu dans l’Italie ?
Orgueil, astuce et pauvreté,
Grands compliments, peu de bonté,
Et beaucoup de cérémonie,
L’extravagante comédie
Que souvent l’Inquisition[6]
Veut qu’on nomme religion,
Mais qu’ici nous nommons folie.

La nature, en vain bienfaisante,
Veut enrichir ces lieux charmants ;
Des Prêtres la main désolante
Étouffe ses plus beaux présents.
Les Monsignors, soi-disant grands,
Seuls dans leurs palais magnifiques,
Y sont d’illustres fainéants,
Sans argent et sans domestiques.
Pour les petits, sans liberté,
Martyrs du joug qui les domine,
Ils ont fait vœu de pauvreté,
Priant Dieu par oisiveté,
Et toujours jeûnant par famine.
Ces beaux lieux, du pape bénis,
Semblent habités par les diables,
Et les habitants misérables
Sont damnés dans le paradis.


[7]Je ne suis pas de l’avis de milord Harvey. Il y a des pays en Italie qui sont très-malheureux, parce que des étrangers s’y battent depuis longtemps à qui les gouvernera ; mais il y en a d’autres où l’on n'est ni si gueux ni si sot qu’il dit.

  1. Dans l’édition de Kehl, cette lettre formait l’article Courtisans lettrés du Dictionnaire philosophique.
  2. L’auteur écrivait en 1727. (Note de Voltaire). — Note de l’édition de 1734, supprimée dès 1739.
  3. Je rétablis le texte de 1734. Cependant, dès 1739, on lit : Plus en honneur qu’ici. Mais, en 1739, les Lettres philosophiques étaient données comme des Mélanges de littérature et de philosophie, et qu'on devait supposer écrits ici. En donnant en corps d'ouvrage les Lettres philosophiques, écrites d'Angleterre, ce serait un contre-sens de ne pas suivre, pour ces mots, le texte de 1734.
  4. 1734. « En juge de ceux-ci. »
  5. Ou plutôt Hervey, qui fut garde des sceaux en 1740. Voltaire l'avait fréquenté à Londres.
  6. Il entend sans doute les farces que certains prédicateurs jouent dans les places publiques.
  7. Au lieu de ce dernier alinéa on lit dans l'édition de 1734 :
    « Peut-être dira-t-on que ces vers sont d’un hérétique ; mais on traduit tous les jours, et même assez mal, ceux d’Horace et de Juvénal, qui avaient le malheur d’être païens. Vous savez bien qu’un traducteur ne doit pas répondre des sentiments de son auteur ; tout ce qu’il peut faire, c’est de prier Dieu pour sa conversion, et c’est ce que je ne manque pas de faire pour celle du milord. »
    Dans l'édition de 1739, il n'y avait aucune ligne de prose après les vers. Ce qui suit aujourd'hui les vers formait une note en 1751, mais faisait partie du texte en 1752. (B.)