Lettres républicaines/Lettre 05

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LETTRES RÉPUBLICAINES.

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V.

LES QUATRE FATALES JOURNÉES.


À M. Adam Mickiewicz.
23 juin 1848.

Il est des instans, par bonheur très rapides, car je n’en pourrais longtemps supporter l’inexprimable angoisse ; il est des minutes terribles où mes yeux, obscurcis par le doute, aperçoivent confusément, comme à travers un voile de deuil, un avenir fatal. Je vois alors le monde européen se débattre dans une convulsive agonie ; il me semble lire, en caractères sanglans, au front de notre génération condamnée, le sombre arrêt d’un inflexible destin.

Le travail volcanique qui ébranle le sol sous nos pieds, ces flots d’épouvante qui jaillissent de profondeurs inconnues, la guerre des races, l’incendie des cités, la dispersion des familles, le cri de vengeance des peuples opprimés, la détresse et la faim qui se dressent dans leur linceul, la muette apparition, aux extrémités de l’Orient, d’une barbarie nouvelle qui s’avance, la stérilité des arts, la pâleur du génie, les dieux indifférens à notre culte dérisoire, toutes ces images lugubres se pressent dans mon cerveau glacé d’effroi… Dans le silence de mon âme consternée, je crois ouïr un bruissement sinistre… Ange exterminateur, est-ce toi qui passe au dessus de nos têtes ?

Ô mon ami vénéré, vous qui possédez la foi des temps primitifs, grand esprit, cœur pur, poète sublime, qui élevez vers le ciel la prière de toute une nation, et qui chantez, sur un mode immortel, des hymnes héroïques, dites-moi, dites-moi, je vous en conjure, qu’il ne faut point désespérer…

La plume me tombe des mains. Le rappel bat, on court aux armes, des décharges retentissent ; on dit que des barricades s’élèvent de toutes parts. La vague appréhension d’une calamité épouvantable plane dans l’air ; une poignante anxiété serre tous les cœurs…

28 juin.

Tout est fini. L’insurrection est tombée dans des flots de sang. Paris, menacé pendant soixante et douze heures, respire, mais consterné, morne, baignant de larmes amères ses plaies ensanglantées. Ô ma patrie, ma chère patrie, combien de tes nobles enfans ont péri dans cette lutte fratricide ! Que de pertes irréparables ! Que de jeunes dévouemens frappés de mort ! Que d’espérances brisées dans leur fleur ! Que de mémoires ensevelies dans l’oubli, qui devaient conquérir un jour l’immortalité ! Quel tribut opulent aux divinités infernales ! Ô ma patrie, ma désolée patrie, quel deuil tu vas mener ! Par quelle immense expiation, par quelles hécatombes tu rachètes les égaremens de tes enfans rebelles ! Tes entrailles déchirées par eux s’émeuvent d’une compassion infinie. Tu ne te souviens plus à l’heure des funérailles, que de leur malheur… Mère éternellement tendre, après avoir frappé les coupables, au lendemain des rigueurs nécessaires et légitimes, tu presseras sur ton sein leurs fils innocens. Tu étoufferas dans tes embrassemens sacrés le ferment des discordes ; tu tariras par de nouveaux bienfaits, par l’ardeur ravivée de ton amour, la source empoisonnée des haines et des ressentimens ! Ô ma vaillante et douce patrie, ô mon pays sauvé, combien nous allons redoubler pour toi de respect et d’amour !

Je ne tenterai point un récit impossible et navrant. Rien ne saurait donner l’idée des proportions gigantesques et du caractère sinistre de la lutte à peine terminée. Les chefs des révoltés, restés dans l’ombre, dirigeaient d’une main ferme et sûre des mouvemens combinés avec une habileté consommée. Jamais, à aucune époque, dans aucune de ses insurrections les plus formidables, Paris n’avait vu un tel ensemble de dispositions, un tel concert de volontés. Jamais l’anarchie ne s’était montrée si ordonnée. Pas un cri, pas une tentative imprudente, qui pût trahir le dessein secret. Tout était contenu, réfléchi, persévérant. L’assurance du succès retenait les plus exaltés et redoublait le courage par la discipline.

Sur les barricades élevées avec autant de célérité que de science, reliées entre elles par un système stratégique digne d’admiration s’il n’eût servi une telle violation des lois, des femmes et des enfans debout, agitant des drapeaux, bravaient la mort et excitaient de leurs cris la rébellion. Les maisons qu’occupaient les insurgés vomissaient, par des ouvertures inaccessibles au feu du dehors, des balles qui frappaient à coup sûr et venaient atteindre au cœur les chefs des assaillans. Des mains invisibles lançaient des pavés, des projectiles de toutes sortes… sur qui, hélas ? Sur des concitoyens, sur des frères, sur ces enfans de la révolution de Février avec lesquels on avait combattu à d’autres barricades, sur des hommes qui mouraient au cri de : « Vive la République ! »

Qui donc a dénaturé ainsi le génie français ? Comment s’est pervertie si vite toute une fraction de cette population généreuse, à ce point qu’elle se rue sur ses frères avec acharnement ? Grâce au ciel, on ne l’ignore point. Si le germe de la révolte fermentait au sein d’une misère profonde, long-temps silencieuse, et que rendaient plus insupportable les espérances exaltées et trompées brusquement par d’insensés utopistes, des hommes de parti et des ambitieux déçus ont organisé en un complot infernal ce vague sentiment de souffrance et de colère. Si l’énergie instinctive du combat appartient aux prolétaires désespérés, la traitrise et la perfidie savante viennent d’ailleurs. L’argent de l’étranger a fourni les moyens d’exécution de ces trames démoniaques ; et c’est là surtout le crime irrémissible des chefs secrets. Pour satisfaire leurs passions égoïstes, ils ont pactisé avec les ennemis de la République ; ils ont failli la perdre, la noyer dans le sang. Que ce sang retombe sur eux !

La République sortira plus forte et plus grande de cette épreuve. Elle aura montré au monde combien elle est vivace dans nos cœurs.

Deux rois puissans, deux dynasties, ont succombé sous des attaques que l’histoire jugera bien faibles et bien mal concertées auprès du formidable assaut livré, durant ces jours néfastes, à notre société républicaine. Et la voici, non pas triomphante, hélas ! car elle se voile de deuil et s’agenouille en pleurs sur des tombes fraîchement creusées, mais confiante dans sa propre vertu, dans son principe impérissable !

L’homme croit à la fatalité quand il agit mal ; à la liberté quand il agit bien. Les paroles sceptiques qui commencent cette lettre étaient inspirées par le sentiment amer des fautes énormes que nous commettons chaque jour et dont le châtiment ne s’est point fait attendre. Mon espérance, aujourd’hui, ma foi ranimée se fondent sur l’héroïsme du combat, sur la clémence de la victoire sur l’union de tous les citoyens, cimentée par le commun péril. Je vous en adresse l’expression bien imparfaite, sûr qu’elle trouvera votre pensée fixée sur nous, sur cette France que vous chérissez comme une seconde patrie.

Ô mon ami, puisse la vôtre, un jour, bientôt, vous être rendue ! Puissent les efforts conjurés de tous les peuples libres briser enfin les fers de ceux qui gémissent en captivité ! Attendons tout de notre courage ; espérons dans la vertu de ce sang qui coule pour la cause sacrée. Vous l’avez dit, ce n’est pas peu de chose que de voir comment l’on meurt. Nous grandissons dans ces épreuves cruelles. N’en doutons pas, la Pologne, comme la France, saura vivre parce qu’elle sait mourir.