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Lettres républicaines/Lettre 04

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IV.

À PROPOS DU PRINCE LOUIS BONAPARTE.


À M. P.-J. Proudhon
18 Juin 1848.

« Le Peuple a voulu se passer cette fantaisie princière qui n’est pas la première du genre ; et Dieu veuille que ce soit la dernière ! » (Le représentant du Peuple du 14 juin 1848.)

Que de raison dans votre ironie, Monsieur, et quelle sérieuse tristesse je devine sous ce persiflage ! Hélas oui ! le Peuple a des fantaisies, des boutades, des caprices. Ni plus ni moins que les rois absolus, il s’ennuie parfois de sa grandeur et se jette dans l’extravagance. Ses flatteurs l’y encouragent, ses ennemis l’y poussent, ses amis, trop indulgens, le suivent au lieu de le retenir. Les peureux de tous les régimes et les courtisans de tous les règnes ont si bien prodigué, en ces derniers temps, l’adulation et l’hyperbole au nouveau souverain, qu’il semble étrange aujourd’hui qu’on ose lui adresser une parole de blâme. Il vous appartenait plus qu’à nul autre, Monsieur, à vous qui avez si longtemps combattu dans les rangs du Peuple, de lui dire la vérité sans ménagement, car vous ne sauriez être suspect de dédains aristocratiques ; et je vous sais, quant à moi, un gré infini de nous donner l’exemple d’une franchise devenue aussi rare sur la place publique qu’elle l’était naguère dans l’antichambre des rois. Il est temps, en effet, que le Peuple soit averti, car la dernière fantaisie qu’il vient de se passer est de nature à compromettre beaucoup l’idée qu’on s’était faite de maturité et de son jugement. Jamais plus brusque sottise n’est venue démentir une sagesse mieux éprouvée. Jamais contradiction plus choquante n’a surpris et contristé ceux qui respectent et voudraient honorer toujours le suffrage populaire. Le ballet que dansait Louis XIV devant un parterre prosterné n’était-il pas moins ridicule, à votre avis, que cet intermède politique des élections où nous venons de voir le Peuple français, sous les yeux de l’Europe qui le siffle, jouer le rôle d’un niais sans dignité ni grâce ? Aristote à quatre pattes, promenant dans les jardins d’Alexandre, sur son dos de philosophe, une courtisane indienne, me paraît moins grotesque que la Révolution de 1848, élevant dans ses bras et portant aux honneurs suprêmes… qui ? on a honte de le dire, la postérité aura peine à le croire, le prétendant confus de Strasbourg et de Boulogne, le promeneur d’aigle, le traîneur de sabre impérial, le constable par inclination, et, pour tout dire en un mot, le neveu, oui, le neveu obscur d’un grand homme !

Ô démocratie, incline toi ; salue la féodalité, le privilége ; salue les ducs, les comtes, les barons ; renie tes pères, abjure tes dogmes ; fais taire ta bouche, impose silence aux battemens de ton cœur ; démocratie, fière démocratie, prépare à ton foyer une place pour des hôtes insolens, venus de loin ; voici le cortége de l’empire qui passe !

Si cela n’était aussi absurde, combien ce serait lamentable ! Comment donc la raison populaire s’est-elle si vite pervertie, et de telle sorte, qu’elle soit allée chercher hors de France, pour la représenter, ce vain simulacre de choses mortes ; qu’elle honore, en la personne d’un être sans valeur et sans prestige, ce qu’il y a de plus inconciliable avec la liberté et l’égalité : le principe du commandement héréditaire ? La fantaisie du 15 mai, plus dangereuse peut-être, était bien plus logique ; c’était la fièvre de la démocratie surexcitée ; c’était l’abus de sa force, ce n’était pas l’oubli de son principe ; tandis qu’aujourd’hui, ne craignons pas de le confesser pour rendre jamais impossible le retour à des aberrations analogues, la révolution de février se couvre d’un ridicule amer en se laissant surprendre par les artifices grossiers d’un prétendant subalterne. Combien lui-même doit s’étonner d’avoir trouvé, sous la République, des esprits plus crédules et des consciences plus accessibles qu’au temps de la dynastie, où le premier soldat qu’il rencontre lui répond qu’il ne le connaît pas ;la population au milieu de laquelle il se présente se lève en masse pour repousser une agression insensée[1].

Est-ce bien chez un peuple éclairé que l’on peut réussir avec des moyens aussi puérils et d’aussi vulgaires séductions ? Marchander, avec l’argent de l’Angleterre, l’honneur de nos soldats, promettre au paysan la suppression de l’impôt, distribuer de l’eau-de-vie dans les carrefours, répandre à profusion des emblèmes et des panégyriques[2], singer Tarquin l’ancien et renouveller, au XIXe siècle, les prodiges qui frappaient les imaginations étrusques[3], pauvres ressources d’une ambition aux abois pour se frayer les voies à la dictature et pour revendiquer le glorieux héritage du plus grand capitaine des temps modernes ! Pourquoi faut-il que nous ne puissions pas dire aujourd’hui ce que disait en 1840 un magistrat de la monarchie : « Jamais ambition plus folle n’est venue s’ensevelir sous un plus honteux dénouement[4]. » Pourquoi faut-il, encore un coup, que la république ait eu ce ridicule de voir élire pour représentant de la souveraineté populaire un homme entré deux fois, à main armée, sur le territoire français, pour faire, disait-il, son devoir envers sa naissance, et pour tenter, par toutes sortes de moyens, de reprendre la couronne[5] ?

On allègue, je le sais, pour excuser cette élection anormale, le mécontentement du peuple qui, sans trop s’inquiéter des conséquences, veut fronder le pouvoir et faire de l’opposition à tout prix. Mais, grand Dieu ! que cette opposition est aveugle et va contre le but ! Les fautes de ceux qui nous gouvernent sont nombreuses, qui le nie ? Le manque d’accord entre des hommes que la violence des évènemens, plutôt que la force des sympathies, a poussés les uns vers les autres, se trahit presqu’à chaque heure par la vacillité des résolutions, le recours aux expédiens dilatoires, les brusques rétractations, les alternatives de témérités et de défaillances ; rien de moins contestable. Mais est-ce un moyen bien efficace d’arriver plus de concert entre le Peuple, l’Assemblée nationale et le pouvoir exécutif, que de venir jeter à la traverse d’une situation très complexe un embarras de plus ? Je ne le pense pas.

« Patience et longueur de temps
Font plus que force ni que rage. »

Et qu’est-ce donc, je vous prie, que trois mois dans l’histoire d’une révolution ? Un moment insaisissable, une demi-page à peine. Le règne qui vient de finir en est la preuve. Combien d’années ne lui a-t-il pas fallu pour donner l’autorité aux hommes, la discipline aux partis, la confiance à l’Europe ? Sachons donc aussi retenir nos impatiences, et surtout ne procurons pas aux ennemis de la République la joie de nous voir si étourdiment tomber dans les piéges qu’ils nous tendent. Cette joie éclatait, depuis quelques jours, sur le visage des hommes de dynastie. La venue prochaine à Paris de Louis Bonaparte leur causait une satisfaction mal déguisée. Ils voyaient dans cet homme remuant, prodigue d’argent et de mensonges, versé dans l’art d’ourdir des trames, des complots, un auxiliaire précieux en raison même de sa présomption et de son incapacité avérées. En perpétuant au milieu de nous, par sa seule présence, le trouble et l’agitation, le prétendant impérial hâterait, on n’en doutait pas, cette lassitude funeste, que les partis vaincus appellent de tous leurs vœux comme la seule chance offerte aux ambitions des prétendans bourbonniens. La tactique est fort simple ; elle n’a rien qui doive surprendre de la part de ces politiques égoïstes pour qui la prospérité du pays est si peu de chose auprès de leurs intérêts et de leurs amour-propres.

Abandonné à ses instincts de générosité par un pouvoir qui a manqué de prudence, le peuple a pu, sans en prévoir les suites, se passer, comme vous le dites si bien, une fantaisie princière. Mais aujourd’hui le voile est déchiré. De regrettables désordres nous montrent jusqu’à l’évidence que ce n’est point le temps des fantaisies. Attendons que nos cœurs soient pacifiés, que nos destinées soient assises. Attendons, je le disais il y a peu de jours à l’un de ces prétendans éconduits, que l’ère philosophique de la République soit venue. Attendons que notre constitution démocratique ait rallié, par les effets sensibles de ses grands principes, les esprits incertains, les volontés rebelles. Jusque là, tenons-nous fermement à la raison d’État. Maintenons cette loi nécessaire, qu’à dictée le bon sens des peuples, et bannissons du territoire quiconque, innocent ou coupable, appartient à ces maisons royales dont l’existence, au sein d’une République naissante, est une inconséquence politique et un danger. Ce serait, il faut l’avouer, un privilège inqualifiable que celui qui favoriserait, entre les prétendans de toute sorte, le seul dont les partisans criminels ont jeté la perturbation dans les rues et l’inquiétude dans les esprits. Le jour où Paris, heureux et tranquille, ouvrira ses portes à Louis Bonaparte, il ne pourra, sans une criante injustice, sans un affront immérité, les fermer au comte de Chambord, au prince de Joinville, au comte de Paris, et même à Louis XVII, s’il vient à ressusciter.

Enfans du peuple, laissons les fantaisies aux rois blasés, aux femmes oisives, aux parvenus qui s’ennuient. Ne prenons pour hochets ni des aigles ni des lis ; ne jouons pas, soyons sérieux, car les circonstances sont graves. Égalité des prétendans à l’heure de l’exil, égalité à l’heure du retour, voilà ce que nous impose l’équité, aussi bien que la raison et la politique.


  1. Voir le Moniteur du 28 septembre 1840 et des jours suivans.
  2. Voici un passage d’une de ces biographies : « … Il est vrai que n’ayant ni l’ovale de figure, ni les joues pleines, ni le teint bilieux de son oncle, l’ensemble de sa figure est privé de quelques-unes des particularités qu’on remarque dans la tête de l’empereur. Les moustaches qu’il porte, avec une légère impériale, nuisent un peu à cette ressemblance. Cependant, en observant attentivement les traits essentiels, on ne tarde pas à voir que le type napoléonien est reproduit avec une étonnante fidélité. C’est à faire frissonner, surtout lorsqu’il se retourne, un soldat de la vieille garde. »
  3. On sait que le prince Louis Bonaparte a dressé un aigle à voltiger autour de sa tête. Il a lu son Tite-Live avec fruit, et met son érudition en pratique.

    … « Comme ils furent arrivés au Janicule, un aigle descendit doucement sur leur chariot et enleva le chapeau de Lucumon, et, après avoir volé quelque temps au dessus d’eux avec de grands cris, il remit le chapeau fort proprement au même lieu. Tanaquil, assise auprès de son mari, l’embrassa et l’assura d’une très grande fortune en lui expliquant les circonstances de ce présage. Ils entrèrent donc dans Rome, pleins de hautes espérances. »

    Tite-Live, traduction de Bayle.
  4. Moniteur de 1840.
  5. Proclamation du prince Louis Bonaparte. Voir le Moniteur du 28 septembre 1840 et des jours suivans.