Lettres républicaines/Lettre 08

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VIII.

LE GÉNÉRAL CAVAIGNAC
et les partis politiques


À M. Émile Littré.


28 juillet.

Au lendemain de la révolution de Février, en des entretiens où votre haute raison opposait à mon enthousiasme des considérations d’une justesse que chaque jour confirme, nous échangions, Monsieur, des prévisions différentes, mais puisées à la source commune d’un profond amour pour la cause républicaine.

Souffrez que je cherche aujourd’hui, par la voie épistolaire un dédommagement à ces entretiens regrettés, et que, m’efforçant de ranimer mes certitudes affaiblies, je vous communique, en partie du moins, les réflexions que me suggère l’état présent de notre situation politique. Ma confiance, prête à renaître, me paraîtra mieux fondée, je me défierai moins de mes espérances, si un esprit tel que le vôtre les accueille et les partage.

Les évènemens de juin ont amené au pouvoir un homme dont personne ne révoque en doute ni les principes républicains, ni la capacité militaire, ni la moralité, et qui porte avec honneur un nom entouré de respect. Cet homme, sommé par la représentation nationale de rétablir la paix et l’ordre public ébranlés tout à coup jusqu’en leurs fondemens, a rempli sa mission imprévue avec une habileté courageuse, et, chose plus difficile encore peut-être, il a su exercer la dictature de telle manière qu’aucun soupçon d’ambition égoïste n’est venu ternir sa réputation sans tache.

Au sortir d’une lutte terrible, dans laquelle il n’a pu triompher qu’avec le concours d’une masse nombreuse, très disposée à rejeter sur l’esprit démocratique les malheurs de la guerre civile, on l’a vu résister au courant de l’opinion victorieuse et composer avec prudence au ministère qui a semblé, dans le péril commun, offrir aux républicains inquiets des garanties acceptables.

Jusqu’ici, les plaintes et les critiques dont le nouveau gouvernement est l’objet, faisant une large part aux circonstances, n’attaquent ni les intentions, ni même les talens politiques du général Cavaignac. C’est là un phénomène assez singulier dans nos annales révolutionnaires, et sur lequel il n’est pas déraisonnable de fonder quelque espoir, dans la mesure du moins où l’effrayante et rapide désorganisation de la société européenne peut le permettre.

À l’exaspération des esprits, aux terreurs immodérées, à l’entraînement aveugle des réactions, succède insensiblement une sorte d’apaisement public au sein duquel j’entrevois plusieurs élémens de conciliation qui, favorisés dans leur rapprochement, constitueraient autour du pouvoir une force assez imposante pour qu’il pût marcher librement et travailler, sans trop d’entraves, à l’organisation de nos libertés. Si le chef de l’Etat sait mettre à profit le moment propice, il peut opérer une fusion entre diverses fractions de l’Assemblée, entre des groupes épars plutôt qu’hostiles, séparés par des dissentimens passagers plutôt que par des dissidences radicales. Il peut composer une majorité intelligente, novatrice, qui serait tout à la fois sympathique aux classes ouvrières et non suspecte cependant à cette partie de la nation qui, n’ayant plus qu’à jouir des fruits de son travail, se préoccupe avant tout de l’ordre, de la propriété, des droits acquis, des hiérarchies légitimes.

Une telle entreprise rencontrera, je ne l’ignore point, des difficultés de plus d’une sorte. Une des principales tient, sans contredit, à la variabilité extrême de l’opinion qui confère le pouvoir. Pour que le chef de l’Etat puisse attirer et retenir à soi les hommes éminens des partis, il faut, non seulement qu’ils le voient appuyé sur le sentiment général, mais encore qu’ils comptent sur une certaine durée de ce sentiment. Or, depuis quatre mois, nous avons vu des alternatives de l’opinion si brusques et si fréquentes que toute confiance dans la stabilité des rapports est à peu près évanouie. Il s’agit, avant tout, de faire renaître cette confiance. Le général Cavaignac y parviendra-t-il ? On n’oserait l’affirmer. Cependant il paraît, à cet égard, dans des conditions meilleures que ses devanciers. Il ne semble pas impossible qu’il ne fixe, pour quelque temps, cette faveur de l’esprit public dont il jouit aujourd’hui, cette popularité sérieuse qui tient moins de l’admiration que de l’estime, et qui, par cela même qu’elle ne se montre pas enthousiaste, demeurera sans doute plus fidèle.

Républicain éprouvé, mais sans emportement, le général Cavaignac, si son nom n’éveille aucun souvenir fâcheux dans les imaginations que hantent les fantômes de 93, n’inspire non plus aucun ombrage à ces amans jaloux de la République aux yeux de qui tout est déguisement, complot, trahison. La simplicité sévère de sa vie privée, une présence honorée au foyer domestique, rassurent les âmes inquiètes qui croient la famille menacée et les mœurs en péril. Les éventualités d’une guerre prochaine contribuent, d’ailleurs, à rendre un chef militaire plus agréable encore à cette Gaule belliqueuse sur laquelle une épée nue a toujours exercé une fascination irrésistible.

Le beau visage du général Cavaignac, la douceur et la mélancolie de sa physionomie méditative, son regard sincère, la grâce sérieuse de son attitude, la parfaite convenance de son langage ferme et réservé, tout un ensemble de formes devenues trop rares aujourd’hui, le rendent très propre à représenter un peuple qui hait les allures de parvenu, raille sans pitié tout ce qui blesse le goût, et veut toujours pouvoir respecter les chefs qu’il se donne.

Ajoutons que le général Cavaignac a longtemps vécu hors de France, et que cette absence prolongée l’a préservé des impertinences de la curiosté publique. Rare fortune en ce temps de publicité indécente, les défaits de sa vie échappent au vulgaire, qui n’en saisit que les grandes lignes. Aucun de ces mots malheureux ou équivoques, comme on en met dans la bouche de presque tous nos hommes politiques, aucune de ces anecdotes puériles ou ridicules qui les amoindrissent dans l’opinion, ne vient offusquer l’esprit, quand on interroge le passé du général Cavaignac. La pensée se repose avec satisfaction sur une carrière honorable, sur une existence pleine de dignité. Par un privilége enviable, le général Cavaignac n’est compromis avec aucun parti. Il n’a point d’antécédent à renier, point de promesse à rétracter ; il n’a promis que de rétablir l’ordre ; il a tenu parole. Désormais sa marche est libre. Il peut hardiment poser son but, frayer se route ; il peut faire appel à tous les hommes de bien et s’écrier, sans crainte d’être laissé seul : Qui m’estime me suive !

Examinons maintenant dans quels partis, ou plutôt dans quels groupes, car je ne saurais voir de partis constitués au sein de l’Assemblée, le général Cavaignac doit trouver les élémens d’une majorité, non point soumise comme l’entendait M. Guizot, mais capable de discipline politique. Avant les quatre fatales journées, on voyait à la Chambre, ou du moins on croyait y voir, le parti de la légitimité, le parti de l’Empire, le parti de la régence et le parti du jacobinisme communiste. On désignait les hommes de programme qui, un jour ou l’autre, s’empareraient de l’Hôtel-de-Ville pour y proclamer, qui Henri V, qui le prince de Joinville, qui Barbès, qui Napoléon Bonaparte. L’aigle, le lys, le coq et le niveau flottaient ouvertement sur des pavillons prêts au combat. Mais les tempêtes de mai et de juin ont dispersé et désemparé les flottes ennemies. On n’aperçoit plus qu’embarcations et radeaux épars, qui rament à la hâte vers un même rivage, cherchant le même port. Les prétendans se résignent à reconnaître, par le silence du moins, la République victorieuse.

Cette République s’inspirera-t-elle de l’esprit démocratique ou de l’esprit monarchique ? C’est aujourd’hui la seule question sérieusement posée entre les deux opinions dominantes dans le pays. Voyons quelles sont, au sein de l’Assemblée, les forces respectives de ces opinions.

En première ligne, aux postes avancés de l’opinion démocratique, nous rencontrons un groupe de quarante personnes environ, qui forme ce que le langage plagiaire du jour appelle la Montagne. Ce groupe, qui tient séance en dehors de l’Assemblée, dans un cercle de la rue Castiglione, et qui vient de se laisser dénombrer sur la candidature de M. Bac à la présidence, nourrissait, au début de la session, des espérances illimitées. M. Louis Blanc croyait alors de très bonne foi posséder, avec la confiance et l’amour des classes ouvrières, un moyen assuré d’organiser le travail et de substituer, en un clin-d’œil, la fraternité à l’individualisme. M. Pierre Leroux sentait distinctement en lui le Dieu régénérateur du monde. Plusieurs, qu’il est superflu de nommer, habitués à diriger les sociétés secrètes, pensaient qu’il ne devait pas être plus malaisé de gouverner la France. Le parti, en général, ne voyait point à la chose de difficultés sérieuses. Tout lui semblait très facile, très simple, plus que simple, élémentaire. Ces illusions n’ont duré qu’un printemps. L’invasion du 15 mai, les barricades de juin ont prouvé à MM. Louis Blanc et Pierre Leroux qu’ils n’étaient point de complexion révolutionnaire. D’autres, mieux aguerris au combat, en voyant une si épouvantable mêlée, en assistant, sans le pouvoir arrêter, à ce débordement d’une énergie inconnue, ont détourné la tête. Ils se sont demandé si les félicités qu’ils avaient promises au Peuple étaient assez certaines, seraient assez complètes, pour qu’on les dût ainsi baptiser dans le sang humain. Les larmes d’une amère désolation ont coulé sur leur visage ; l’orgueil de leur âme consternée s’est amolli ; il n’est plus impossible aujourd’hui à un homme de cœur, tel que le général Cavaignac, de gagner à la cause d’une République sage et conciliatrice des hommes de cœur aussi, égarés un moment, les uns par l’ambition, d’autres par la suffisance de la jeunesse, d’autres encore par l’éblouissement de la popularité. Il ne sera besoin au chef de l’Etat, pour les amener à lui, que de leur donner confiance dans son amour pour le peuple.

Quant aux groupes, beaucoup plus nombreux, du Palais-National et de l’Institut, formés sous les auspices de MM. Dupont (de l’Eure) et de Marrast, ils seraient le point d’appui naturel du Gouvernement si de récentes blessures et l’irritation qui en est la suite ne jetaient quelques ressentimens personnels, quelques suspicions, à la traverse d’une alliance commandée par la politique. Mais, par bonheur, l’un des membres les plus influens de cette grande fraction républicaine, incapable d’aucune susceptibilité égoïste, souhaite avec passion, en vue du pays, le bon accord de tous les républicains sincères, et personne n’est mieux que lui apte à le procurer. Auxiliaire précieux pour les hommes revêtus d’un pouvoir qu’il a possédé lui-même avec angoisse, dans des circonstances périlleuses, et dont il connaît à fond les difficultés et les amertumes, M. de Lamartine est, aujourd’hui plus que jamais, appelé à un rôle d’équité, d’impartialité, à une intervention bienveillante. Son concours est acquis, sans acception de personnes, à quiconque combattra loyalement, sagement, les tendances dangereuses et les duplicités du parti rétrograde ; à quiconque donnera, en défendant la République, des gages de sécurité, d’ordre, de respect pour le droit.

Il ne faut pas oublier non plus, dans le dénombrement des forces prêtes à se rallier autour du nouveau pouvoir, ces hommes indépendans, ces consciences mâles, que ni l’ambition, ni le préjugé n’entraînent, qui ne s’enrôlent point dans les partis, mais à qui le caractère du général Cavaignac offre des garanties de moralité politique sans lesquelles il n’est point à leurs yeux de bon gouvernement.

Il reste à nous rendre compte du parti rétrograde, de cette réunion de la rue de Poitiers, inspirée par l’esprit monarchique, dirigée par M. Thiers, et dont les présomptions font tant de bruit depuis qu’elle est parvenue à réunir sur la candidature de M. Lacrosse, 341 voix assez surprises, je l’imagine, de leurs subites et mutuelles sympathies. Le chef de ces néo-conservateurs a bien lieu de se réjouir, en effet. Qu’il doit sembler piquant à M. Thiers de se voir devenu le représentant de l’ordre et le garant de la sécurité publique ! La philosophie sceptique de son esprit observateur doit trouver bien plaisant le singulier tour des choses qui presse, à cette heure, autour de sa fortune révolutionnaire, toutes les légitimités, toutes les orthodoxies. Édifier l’abbé Fayet, serrer de sa main droite la main chevaleresque d’un Larochejaquelein, d’un Vogué, quand, de l’autre, on appelle à soi les doctrinaires, c’est là, il faut l’avouer, une rare aventure. Qu’en pense M. Guizot ?

Mais que M. Thiers se hâte d’applaudir lui même à l’originalité de son impromptu politique ! Les fils multiples de l’intrigue sont trop tendus pour ne pas rompre au premier jour. Le concours du clergé, par exemple, qui donne une certaine apparence de solidité à cette combinaison d’élémens hétérogènes, est trop contraire à la moralité, à la dignité, et par conséquent au véraitable intérêt de l’Église, pour que les chefs du parti catholique ne s’en fassent pas scrupule et, venant à résipiscence, n’apportent pas bientôt, dans de telles relations, plus que de la froideur. L’origine du christianisme, sa doctrine et ses préceptes sont de tous points conformes à l’esprit de la démocratie. Ce serait une erreur bien regrettable du clergé français que celle qui séparerait sa cause de la cause populaire. C’est au sein du peuple qui n’a point perdu la foi que le sacerdoce peut aujourd’hui retremper sa force alanguie. Commettre son honneur et ses intérêts avec ceux des disciples de Voltaire, c’est avoir la vue bien courte ; ce ne peut être là qu’une surprise de l’opinion, mais non une volonté réfléchie. J’en dis autant des légitimistes sincères. De semblables coalitions flétriraient l’honneur d’un parti qui, plus qu’aucun autre, puise sa force dans l’intégrité de son honneur. Il n’est pas besoin d’en dire davantage ; les pierres de la citadelle de Blaye sont là qui parlent haut.

Quant à cette fraction de la classe moyenne qui se jette effarée dans les bras de M. Thiers dont elle redoutait naguère la verve belliqueuse et la prodigalité imprévoyante, le ministre du 1er mars s’abuserait fort s’il faisait quelque fondement sur une sympathie toute de circonstance. Que M. Thiers le sache bien, les conservateurs le prennent comme un pis-aller dans leur déroute, mais ils le quitteraient sans scrupule le jour où un conservateur plus conséquent leur semblerait devenu possible.

Le parti de la rue de Poitiers suppose bien gratuitement que M. Thiers, qui n’a pas su préserver la dynastie d’une chute ridicule, saurait maintenir, avec une république tempérée, la paix au dedans et au dehors. Illusion étrange ! Bien que, selon toute apparence, M. Thiers préfère une république dont il serait président à une monarchie dont il ne pourrait être au plus que le premier ministre ; bien qu’il ne conspire point ; bien qu’il souhaite faiblement une restauration de branche cadette, la force des choses l’y pousserait. Son avénement au pouvoir contient en germe la régence ; la régence, c’est la guerre civile. Ce n’est pas là, sans doute, ce que veut le pays. J’estime donc que le noyau artificiel qui vient de se former autour de M. Thiers ne tardera point à se dissoudre. Les hommes de paix qui s’y sont joints sans trop réfléchir comprendront qu’un parti qui repousse avec aigreur toute innovation, toute amélioration dans le sort des classes pauvres, doit inévitablement précipiter une violente explosion du désespoir populaire, et que le lendemain de son triomphe serait la veille d’une guerre sociale.

Ces considérations, Monsieur, et d’autres que je tais pour ne point abuser d’une bienveillance précieuse, me portent à croire que le Gouvernement actuel ne rencontrera pas d’obstacles insurmontables à la constitution d’un État vraiment démocratique. Le bon sens de la nation, déconcerté, dérouté par la succession rapide et confuse d’évènements prodigieux, rentrera bientôt en possession de soi. Il n’ira plus chercher dans le passé, pour accomplir une rénovation pacifique, des principes et des hommes incomptables avec le dogme sur lequel cette rénovation fonde son droit et ses espérances ; et, si nous ne voyons pas se réaliser les promesses téméraires des jours d’effervescence et d’héroïsme, nous assisterons du moins au développement régulier et continu dans les lois du sentiment de fraternité en dehors duquel il n’est plus de salut pour la France républicaine.