Lettres sur l’Inde/Lettre 4

La bibliothèque libre.
Alphonse Lemerre (p. 65-84).
◄  III.
V.  ►
QUATRIÈME LETTRE




LES GHILZAIS


Les droits historiques des Ghilzais. — Mœurs des Ghilzais. — Les Povindas. — Le baptême du vol. — Mousa Djan et Yakoub Khan.

I


E n septembre dernier[1], la commission anglaise de la délimitation des frontières revenait de l’Oxus à Péchawer, en traversant très rapidement la province de Caboul. L’Émir la recevait avec beaucoup de courtoisie, mais lui faisait entendre qu’elle ferait bien, pour elle et pour lui, de ne point trop s’attarder. Le bruit, en effer, s’était répandu, ou avait été répandu, que l’Émir avait vendu l’Afghanistan aux Anglais ; la commission venait prendre livraison. Et telle est la cause, disent les Ghilzais, du soulèvement des Ghilzais.

Les travaux du chemin de fer de Sibi-Quetta, qui doit amener les escadrons anglais à une journée de course de Candahar, occcupent 40, 000 ouvriers, Béloutchis, Hazaras[2] et Ghilzais. Un homme gagne par jour une roupie (1 fr. 80), salaire inoui dans le pays et suffisant pour faire oublier que sous le soleil de Sibi l’apoplexie est en permanence et que, en mars de l’an dernier, 10, 000 ouvriers sont morts du choléra. L’Émir, qui est avant tout un homme juste, s’est dit que tout revenu doit subir l’impôt et qu’il était légitime qu’il eût sa part de ce Pactole : il a établi, en conséquence, une taxe d’une roupie par tête sur chaque ouvrier, Hazara ou Ghilzai. Et telle est la cause, disent les Anglais, du soulèvement des Ghilzais.

II

Nous avons vu[3] que les Ghilzais ont eu leur heure de splendeur au commencement du siècle dernier, entre 1710 et 1730. Nous les avons vus donner le signal de l’indépendance ; nous les avons vus un instant maîtres de la Perse et traitant de pair avec la Sublime Porte. Mais ils sont écrasés par Nadir Chah, et quand, à sa mort, les Afghans se relèvent, les Ghilzais ne sont plus les porte-érendards de la race ; leur place a été prise par la tribu des Douranis. C’est la tribu des Douranis qui a fourni des rois à l’Afghanistan depuis le roi Ahmed Chah, en 1747, jusqu’a l’émir Abdoul Rahman en 1880. La dynastie sadouzaie, fondée par Ahmed Chah, et la dynastie baroukzaie, qui la renverse, représentent les deux premiers clans des Douranis, de sorte que toutes les guerres civiles, toutes les querelles de prétendants qui agitent l’Afghanistan depuis un siècle et demi, ne sont que des querelles de famille au sein de la grande tribu.

Les Ghilzais cependant n’avaient pu absolument oublier le passé. Le clan royal des Hoteks, qui leur avait donné Mir Véis, le libérateur, Mahmoud, le conquérant et Achraf, le dernier des empereurs ghilzais, n’était pas éteint et pouvait toujours, l’heure venue, revendiquer l’hégémonie afghane au nom d’un passé glorieux. Pourtant les Ghilzais ne bougèrent pas sous le grand Ahmed : il leur donnait, comme à tous les Afghans, du butin et de la gloire. Sous ses faibles successeurs, il n’y avait plus ni butin ni gloire et il ne resta aux Ghilzais que le souvenir de leur déchéance, avec la conscience de leur force devant des rivaux en décomposition. Ils relevèrent la tête en 1801. Une conspiration se forma à Caboul même, où nombre de chefs ghilzais se trouvaient réunis par hasard. Ils rencontrèrent là le représentant de leur famille royale, Abdoul Rahim : les Ghilzais lui offrirent la couronne. Il n’avait point été maltraité par le roi Chah Zéman et avait même reçu une pension en addition à ses propriétés héréditaires ; il refusa d’abord, puis, comme Gœtz de Berlichingen, chef forcé des paysans, céda malgré lui et avec de sinistres pressentiments. Les chefs ghilzais rentrèrent dans leurs terres pour soulever les tribus. L’histoire de la guerre est typique, comme spécimen de stratégie afghane.

Tandis qu’une partie des insurgés occupait les Douranis de Candahar, le reste, 20,000 hommes, marchait sur Caboul et arrivait jusqu’à Ghazni, sans que l’on en füt informé à Caboul : la capitale était dégarnie, le nouveau roi, Mahmoud, ayant envoyé toutes ses troupes à Péchawer contre son oncle et rival Chah Choudja. Les grands seigneurs douranis qui se trouvaient à la cour firent merveille ; ils armèrent leurs domestiques, et, joints à la garde personnelle du roi, formèrent un corps de trois à quatre mille hommes qui rencontra les Ghilzais à peu de distance de Caboul. Les Ghilzais étaient quatre ou cinq fois plus nombreux, mais sans cavalerie, mal armés, quelques-uns n’ayant qu’un bâton pour toute arme. Les Douranis se formèrent en trois colonnes, et mirent en tête leurs chahins, ou canons portés sur chameaux. Les Ghilzais se jetèrent en masse furieuse sous le feu des canons et y laissèrent une partie de leurs gens ; le reste enfonça la colonne qui leur était opposée. Mais les deux autres colonnes les prenant de flanc, ils furent obligés de battre en retraite et se retranchèrent dans un de leurs forts, situé sur la colline, à six milles du chamip de bataille, Kilaï-Zarin, ou la Forteresse d’or.

Des renforts leur vinrent pendant la nuit : ils quittèrent le fort à la dérobée, et laissant derrière eux les Douranis, marchèrent sur Caboul ; ils étaient le soir à Kilaï-Chahi, à quelques milles de la capitale, tandis que les Douranis les surveillaient toujours à Kilaï-Zarin. Avertis enfin que l’oiseau est déniché, les Douranis courent sur Caboul par un chemin détourné et les Ghilzais les retrouvent subitement devant eux. Les Ghilzais attaquent en désordre et sans concert, ils sont massacrés, trois mille des leurs restent sur le terrain et les Douranis érigent à Caboul une pyramide triomphale de trois mille têtes.

L’hiver interrompit la guerre : le printemps de 1802 réveilla l’insurrection. 50,000 Ghilzais étaient sur pied, 20,000 hommes marchaient sur Caboul par le Sud, 20,000 par l’Est, 10,000 sur Candahar. Cette fois Mahmoud était prêt : il opposa trois divisions aux trois corps d’insurgés qui furent écrasés tous les trois, chacun de son côté, le même jour, par une belle journée de mars. Les Ghilzais n’ont point bougé depuis.

III

Les Ghilzais, même après leur défaite, étaient et sont encore la tribu le plus considérable après les Douranis. Ils occupent, en la partageant plus ou moins avec d’autres tribus inférieures, la région comprise entre la rivière de Tarnak, à l’Ouest, la branche orientale des monts de Souleiman, à l’Est, la rivière de Caboul, au Nord. Candahar était leur capitale au temps de Mir Véis et de l’empire ghilzai ; mais Nadir Chah, après la prise de Candahar, le donna aux Douranis. Les Ghilzais durent remonter quelques lieues plus haut sur le Tarnak, et un vieux pont de pierre, le Pouli Sang, marque la frontière des deux tribus. Toute insurrection ghilzaie implique nécessairement une marche sur Candahar au Sud aussi bien que sur Ghazni et Caboul au Nord : les trois grandes cités, comme on le voit par un simple coup d’œil sur la carte, sont sur une même ligne du Nord-Est au Sud-Ouest.

Les Ghilzais sont divisés en deux groupes, le groupe Sud-Ouest et le groupe Nord-Est, ou plus simplement le groupe occidental et le groupe oriental. Le groupe occidental forme la famille des Toran, le groupe oriental celle des Bourhan.

La famille des Toran est la moins considérable, mais la plus illustre. Elle ne comprend que deux clans, celui des Hoteks et celui des Tokhis : mais le clan hotek est le clan royal ; c’est à lui qu’appartenaient Mir Véis, Mahmoud, Achraf et le prétendant de 1801, Abdoul Rahim. Le clan Tokhi est le clan ministériel, c’est-à-dire, que la dignité de vizir y était héréditaire. Les Hoteks et les Tokhis occupent donc parmi les Ghilzais la position que les Sadouzais et les Baroukzais occupaient parmi les Douranis. Si l’empire ghilzai avait duré, on aurait vu sans doute une dynastie tokhie sortir de la famille ministérielle et supplanter la famille royale, comme on avait vu chez les Douranis les Baroukzais supplanter les Sadouzais, et chez nous les maires du palais d’Héristal supplanter la lignée de Mérovée.

Les Hoteks habitent au sud des montagnes de Mokour ; les Tokhis habitent au sud des Hoteks : leur principale place est Khilati-Ghilzai (la Forteresse Ghilzai) et ils avoisinent les Douranis de Candahar.

La seconde branche des Ghilzais, ou les Bourhan, occupe le reste du territoire ghilzai ; elle comprend cinq clans : les Tarak, les Andar, les Kharotis, les Alikheil, les Souleiman Kheil. Les Tarak habitent les montagnes de Mokour et sont limitrophes de la branche occidentale ; les Andar cultivent le riche district de Chilgour ; les Alikheil, la plaine de Zourmoul ; les Kharotis, le territoire compris entre la rivière de Gomal et les monts Souleiman. Les Souleiman Kheil occupent le nord de la chaîne occidentale des monts Souleiman : c’est la tribu la plus considérable des Ghilzais : ils comprennent des clans livrés à l’agriculture, comme les Kaisar Kheil, les Samalzais, les Soultanzais, et des clans pastoraux comme les Ahmedzais, qui poussent leurs troupeaux le long de la rivière de Caboul, de la rivière de Logar jusqu’aux collines de Jellalabad[4].

Les Ghilzais ne sont pas seulement agriculteurs ou pasteurs ; ils sont aussi commerçants et bandits. Ils forment le gros de ces bandes étranges, connues sous le nom de Porindas ou Kourchanis (nomades ou voyageurs) qui, chaque automne, franchissent les passes en caravane et vont porter jusqu’à Delhi, Cawnpore et Patna les produits de Boukhara et de Candahar. Les uns viennent seuls, les autres avec leurs familles qu’ils établissent dans des campements (kirris), où elles attendent leur retour sous la garde de chiens-loups féroces, pour repartir au printemps. Le grand emporium des Povindas est sur territoire anglais, à Dera-Ismaïl-Khan, dont l’immense caravansérail, désert en été, voit passer en hiver jusqu’a cinquante mille âmes et cinquante mille chameaux. Dans la saison froide de 1880-1881, il était entré dans le district 49, 000 Povindas, dont 35, 000 Ghilzais.

Ces caravanes sont des armées, ou plus exactement des peuples en marche. En 1877-1878, sur 76, 000 têtes entrées dans le district, il y avait 30, 000 hommes armés. Aussi, le voyage ne se passe pas sans aventure. Il n’est pas rare que la caravane se détourne en route pour faire le coup de feu, au profit de quelque tribu en guerre qui l’appelle et la paye. Les Afridis de la vallée de Tira, qui sont chiites et sont en minorité infime parmi les Sounnis qui les entourent, n’ont pu se maintenir qu’avec l’aide des Povindas qui passent, en route vers Kohat, bons Sounnis eux aussi, mais tolérants quand il y a un bon coup à faire. Les Povindas, étant volables, ont fort à faire à se garer des voleurs ; mais les gens volables ont aussi fort à faire de se garer des Povindas. Les Ghilzais sont à ce compte les Povindas des Povindas : ils sont fiers de leur nom qui signifie, disent-ils, fils de voleur (Ghal-zai). D’autres disent qu’il signifie « fils de vol, » c’est-à-dire bâtard (furto natus) et content à ce propos une vieille histoire. Mais c’est une histoire inventée par les Douranis, pour flétrir leurs rivaux : Ghilzai est bel et bien un brave et honnête voleur. Quand un enfant naît, sa mère perce un trou dans le mur de la maison, le fait passer par là pour lui apprendre l’effraction[5] et lui dit : « Ghal-zai ; sois un bon voleur, mon enfant ! » Tel est le baptême des Ghilzais.

IV

Il est assez inutile de chercher à prévoir ce qui adviendra de l’insurrection ghilzaie. Les éléments manquent pour l’instant, tant qu’on n’aura que les renseignements incertains et souvent dénués de sens donnés par la presse anglaise d’Europe, et qui généralement ne font que reproduire, en y corrompant les noms propres d’une façon fantastique, les bruits de bazar de la frontière anglo-afghane. Les seuls renseignements qui puissent avoir quelque valeur sont ceux qui sont fournis par le Pioneer, d’Allahabad, le journal semi-officieux de l’Inde, dont le principal reporter, toujours au courant des secrets de Simla, a fait la guerre d’Afghanistan, comme correspondant du Pioneer et du Daily News, en a écrit une bonne histoire et connaît bien les choses et les hommes du pays.

Si les Ghilzais se soulèvent en masse, la position de l’Émir sera difficile, parce que les Ghilzais sont aux portes des trois grandes villes : Candahar, Ghazni, Caboul. Cependant, même en cas d’un soulèvement général, l’Émir est sûr de triompher si le reste de l’Afghanistan reste fidèle. Son armée est bien organisée pour une armée orientale, et il est probable qu’un grand choc entre ses troupes et les bandes ghilzaies serait une répétition de l’histoire de 1801. Par malheur pour l’Émir, il a d’autres ennemis que les Ghilzais : il y a des prétendants qui n’ont pas renoncé, et il a lassé bien des dévouements.

Il serait intéressant de savoir au juste si les Ghilzais ont un prétendant national. Reste-t-il un héritier de Mir Véis et d’Abdoul Rahim ? Ou bien les Ghilzais ont-ils renoncé à toute hégémonie personnelle et sont-ils prêts à se rallier aux autres ennemis de l’émir ? On dit qu’ils ont offert la couronne au fils de Mouchki Alam. Mouchki Alam[6] est le mollah nonagénaire de Ghazni, qui prêcha la guerre sainte contre les Anglais en 1880, et dont la parole balança la fortune anglaise et amena les désastres qui la compromirent un instant ; son nom est resté environné d’une auréole de sainteté, et il serait beau de voir un fils du Pierre l’Ermite afghan monter sur le trône. Le fils du mollah aurait refusé et reporté le choix des Ghilzais sur un neveu de Chir Ali, Nur Mohammed Khan. Ceci simplifierait le problème en éliminant la donnée d’une dynastie ghilzaie, mais du même coup compliquerait dangereusement la situation de l’Émir.

Une autre donnée que l’on peut éliminer est la donnée sadouzaie. La famille sadouzaie n’est pas éteinte : il y a toute une collection de petits-neveux de Chah Choudja, petits-fils en droite ligne du grand Ahmed Chah, qui, depuis près d’un demi-siècle, vivent tranquillement à Loudhiana aux frais du gouvernement anglais. Il est probable qu’ils ont oublié l’Afghanistan aussi profondément que l’Afghanistan les a oubliés ; et, quoiqu’il soit toujours utile d’avoir sous la main une ménagerie de prétendants, ce ne serait pas le moment de les lâcher tant que l’Émir tient. Ce serait d’ailleurs, même si l’Émir tombe et si un prince anti-anglais menace de le remplacer, une pauvre recommandation que de venir demander sa part à la curée avec le titre de pensionnaire des Anglais. Nous pouvons donc laisser de côté les Sadouzais. L’Émir n’aura en face de lui que des Baroukzais, des oncles, des neveux, des cousins.

Le véritable héritier du trôrie, s’il arrive malheur à l’Émir, c’est le petit Mousa Djan, fils de l’ancien Émir Yakoub Khan. Yakoub Khan, le fils de Chir Ali, avait été emmené prisonnier par les Anglais, à la suite du meurtre de Cavagnari ; il est encore leur hôte forcé à la frontière du Nepal, dans les forêts de Dehra-Doun. Mais son frère, le brave Ayoub Khan, avait réorganisé la résistance dans la province de Hérat, proclamé Mousa Djan, et, apparaissant subitement devant Candahar, il avait écrasé le général Primrose à Maivand et assiégé à Candahar les débris de son armée. Repoussé par le général Roberts qui était accouru en toute hâte de Caboul, il se réfugia à la cour de Téhéran, avec l’enfant de Yakoub Khan, Mousa Djan.

Le petit Mousa est depuis des années l’espoir des patriotes : il promet un Ghazi[7]. Des gens de la cour exilée de Téhéran, passant à Péchawer, ont conté dans le bazar qu’il ne cesse de répéter à son oncle : « Mon oncle, déclarons la guerre aux Anglais : ou bien ils me tueront, ou bien je délivrerai mon père. » Le jour où il paraîtra, il sera porté sur le cœur de la nation. On dit que la main d’Ayoub est dans les derniers mouvements, qu’une lettre pressante à Yakoub est dernièrement venue de lui à Dehra-Doun ; que Mahommed Hassan Khan, gouverneur de Jellalabad sous Chir Ali, est allé visiter Yakoub à Dehra-Doun, Ayoub à Téhéran et est allé de là joindre les rebelles[8]. Mais la positon d’Ayoub à Téhéran fait intervenir dans la question la Perse, et par derrière elle la Russie. Ayoub Khan ne payerait-il pas volontiers de Hérat le secours de la Perse ? En 1880, il l’aurait fait certainement. À ce moment, courait à Caboul une chanson persane qui résumait toute la situation politique et dont presque toutes les lignes sont encore de circonstance :

… Takoub Khan est l’homme du bon droit :
Viens, petit, attrape les pruneaux[9].

Mousa Khan est l’émir des Afghans :
Viens, petit…

Abdoul Rahman est l’enfant des Russes[10] :
Viens, petit…

Caboul est devenu l’Indoustan :
Viens, petit…

Le dévergondage sera le lot de nos femmes[11]
Viens, petit…

Mais il reste une grande bataille :
Viens, petit…

Le signal viendra de l’Iran :
Viens, petit…

La plaine est toute rouge de fleurs[12] :
Viens, petit…

Les roses rouges sont le sang des martyrs :
Viens, petit…

Les doubles roupies[13] volent de toute part :
Viens, petit…

Hérat appartient à Téhéran :
Viens, petit…

Ayoub Khan ne sait plus que faire :
Viens, petit, attrape les pruneaux[14] !

Si Ayoub Khan prend résolument l’offensive, avec l’appui ouvert ou latent de la Perse, c’est-à-dire de la Russie, l’Émir, abandonné à lui-même, pésera peu dans la balance. Il a semé autour de lui trop de haines, et le moment de la récolte amère pourrait être venu. Il a contre lui, outre les Ghilzais, tous les patriotes, tous les Ghazis de la guerre sainte, dont il a trahi les espérances et scandalisé la conscience, par la proscription des patriotes les plus illustres et par ses compromissions avec l’Anglais. Il a beau faire le fier au durbar, se poser en neutre entre le Russe et l’Anglais, presque en arbitre, déclarer à ses sujets qu’il n’est ni russe ni anglais, et qu’il empêchera le Russe de passer dans l’Inde, l’Anglais de passer en Turkestan ; les faits parlent plus haut que les paroles et disent que, s’il n’est plus « l’enfant des Russes, » il est quelque chose de pis, l’enfant des Anglais. Il a contre lui le sentiment d’indépendance des tribus qu’il a voulu asservir à une règle et mettre sous la coupe d’une bureaucratie. Il a enfin et surtout contre lui le fait qu’il règne sans conteste depuis six ans et que c’est bien assez pour un émir afghan.

La situation de l’Angleterre devant ces troubles est difficile : la chute d’Abdoul Rahman serait un désastre pour elle, car elle laisserait le champ libre soit à une créature des Russes, soit à l’anarchie qui, elle aussi, sera russe. Qui sera là pour remettre en bon chemin des compagnies de Cosaques qui seraient tentées de s’égarer sur la route de Hérat ? Il est de l’intérêt de l’Angleterre que l’Afghanistan, puisqu’elle ne peut l’occuper, — toute occupation serait un suicide — soit aux mains d’un chef fort, peu disposé à se laisser absorber par la Russie : Abdoul Rahman remplissait cette condition. Mais ici l’intérêt de l’Émir et l’intérêt du peuple lui-même ne sont pas identiques : la Russie peut bien offrir le trône à un candidat, mais au candidat une fois installé elle ne peut offrir que son protectorat, c’est-à-dire l’asservissement ; au peuple afghan, au contraire, elle peut offrir en perspective, prochaine ou lointaine, le pillage traditionnel de l’Inde. L’Angleterre, voulût-elle entrer en concurrence sur ce terrain, ne pourrait offrir aux Afghans que le pillage du Turkestan. Dans la surenchère du pillage, l’Angleterre sera nécessairement battue.

Post-Scriptum. — Depuis l’époque où ces lignes ont été écrites (mai 1887), les événements ont marché et simplifié les choses. Ayoub Khan, mal gardé par ses complaisants geôliers de Perse, s’est échappé de Téhéran en jouant une variante du Légataire universel. Vers le milieu d’août, il tomba malade dans son harem et ses femmes étaient en pleurs. Le 23 août, le secrétaire de la légation anglaise, trop sceptique, fait faire des perquisitions dans son palais : Ayoub était à cheval depuis quelques jours, en route vers la frontière. Mais Ayoub était entré trop tard sur la scène. L’énergie de l’Émir avait triomphé des forces désordonnées de la rébellion. La garnison de Hérat, dont la fidélité était douteuse, avait été tenue dans le devoir. En septembre, un entrepreneur anglais, au service de l’Emir, M. Pynes, se rendant à Caboul, vit dans le bazar une arche triomphale formée de deux cents têtes de rebelles et reconnut sur un poteau la tête de Taimour Chah, le chef des mécontents de Hérat. Ayoub, repoussé des villes, erra quelques semaines dans le désert et rentra bientôt chercher un refuge en Perse. Les dernières nouvelles annoncent qu’il s’est remis aux mains de l’agent politique anglais à Mechhed : l’Angleterre lui offre un abri à dans l’Inde et une pension royale. Double profit pour l’Angleterre : elle n’a plus rien à craindre d’Ayoub, et Ayoub dans sa main lui assure la fidélité d’Abdoul Rahman. L’Émir, en janvier dernier, a remis son épée à son fils aîné, Habiboulla, qui devient par là l’héritier désigné, et « la stabilité est assurée ».

  1. Écrit en mai 1887. Cette lettre représente la situation à cette époque. Le post-scriptum ajouté à la fin de la lettre indique les changements qui se sont produits jusqu’en mai 1888.
  2. Les Hazaras sont une tribu d’origine tartare établie dans l’Afghanistan.
  3. Voir la troisième lettre.
  4. Prière de suivre sur la carte.
  5. Les voleurs à la frontière ont une méthode d’effraction très simple : ils percent en un instant un trou dans le mur de torchis avec une sorte de vrille dite nagab ou svarlai et se glissent sans plus de cérémonie dans la maison. C’est ce qu’on appelle le nagab zani.
  6. Mohammed Din, dit Mouchki Alam, « le parfum de l’univers ».
  7. Ghazi, soldat de la guerre sainte.
  8. Pioneer, 27 avril 1887, dans le Times du 28.
  9. Les balles ; littéralement : « Viens manger des raisins. » Le petit est, me dit-on, le général Roberts.
  10. Il ne l’est plus.
  11. Caboul étant devenu anglais. Les mœurs anglaises ont dans l’Afghanistan la réputation qu’ont les mœurs françaises en Angleterre. Le soulèvement de 1839 est attribué, par la tradition populaire, à l’indiscrétion d’un Lät (Lord), qui débaucha la femme d’un des principaux chefs Afghans, Abdallah Achakzai. Abdallah l’égorgea de sa main et appela le peuple à la vengeance. En 1879 un ordre du jour de moralité du général Roberts recommandait aux soldats d’éviter les indiscrétions de la première occupation de Caboul, pour écarter les préjugés du passé « et faire que le nom anglais soit aussi respecté en Afghanistan qu’il l’est dans tout le monde civilisé. »
    (Hensman, The Afghan War).
  12. Le sang des martyrs.
  13. Les roupies anglaises.
  14. Gazette de Lahore, le 15 avril 1880.