Lettres sur la session de 1843/01

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LETTRES
SUR LA SESSION.

DISCUSSION DE L’ADRESSE.

Au Directeur de la Revue des Deux Mondes-
Monsieur,

La chronique de la Revue a porté son jugement sur les dernières discussions du parlement français ; en les retraçant de nouveau, en les prenant pour texte d’une lettre politique, je m’expose à contredire ou à répéter ce que vos lecteurs ont déjà trouvé dans ce recueil. Cependant le sujet est fécond et comporte un examen approfondi ; votre impartialité habituelle me permet d’ailleurs d’espérer que vous ne refuserez pas d’accueillir quelques observations qui, lors même que vous ne les adopteriez pas entièrement, se recommandent au moins, j’ose le dire, par la sincérité et la bonne foi.

La discussion de l’adresse a été, est encore le sujet d’une vive polémique : tandis que le ministère se décerne les palmes du triomphe, l’opposition le dit désavoué par les chambres, embarrassé dans les complications d’une marche tortueuse, frappé à mort. Que contiennent de vrai ces affirmations contraires ? Quels pas a faits la question du droit de visite, presque seule à l’ordre du jour ? Quelle est depuis ces débats la situation du ministère et des chambres ? C’est ce que je vous demande la permission d’examiner.

Je m’arrête d’abord aux résultats généraux de la discussion de l’adresse.

La politique intérieure a peu occupé les chambres ; à part un ou deux discours, tout le débat a porté sur les affaires extérieures. M. de Beaumont, dans la chambre des députés, a présenté un tableau animé des tergiversations, des incertitudes du ministère. Il l’a montré ne pouvant point ce qu’il voulait, et voulant ce qu’il ne pouvait point, flottant ainsi entre ses vœux secrets et ses actes publics, traîné à la suite d’une majorité qui le subjugue, et agissant ou s’abstenant selon les caprices de ses appuis, devenus ses tyrans. Cette attaque pressante et quelque peu passionnée, tout en excitant les applaudissemens de l’opposition, n’a été suivie d’aucune réponse du ministère ni de ses amis ; d’autres intérêts absorbaient l’attention, et, quelque vif que pût être le combat sur les affaires du dedans, toute la sollicitude des chambres et du public se concentrait sur l’extérieur.

C’est un des caractères de la situation actuelle que cette préoccupation presque exclusive des affaires étrangères ; en général, l’opinion et ses organes s’attachent aux points où la politique du gouvernement est en défaut, et où se déclarent les périls les plus imminens. Si l’ordre est menacé, si les factions conspirent, les chambres consacrent tous leurs soins au rétablissement de la sécurité publique. Des lois viennent désarmer la révolte, dissoudre les associations, et dans toutes les discussions, les questions de l’intérieur tiennent le premier rang. C’est ce qui se passa dans les premières années du gouvernement de juillet, après l’apaisement des tempêtes soulevées par les affaires de la Pologne et de l’Italie. La restauration avait vu auparavant l’opposition appliquer aussi tous ses efforts à la défense des garanties constitutionnelles attaquées par le gouvernement, et, malgré les faiblesses de la diplomatie, ne la discuter qu’accessoirement et à de rares intervalles. Je n’entends pas dire que la politique intérieure n’excite en ce moment ni plaintes, ni ombrages : l’opération du recensement a laissé en plusieurs lieux d’ineffaçables ressentimens ; des artifices peu dignes ont faussé l’application des lois sur le jury et sur les annonces judiciaires ; les intérêts du service public et les règles de l’équité administrative ont été souvent sacrifiés aux exigences de l’intrigue et de l’ambition. Je le reconnais et m’en afflige, mais ces écarts, malgré leur caractère fâcheux, ne forment pas, à mon avis, l’objet principal de l’inquiétude publique. Les grands intérêts de l’ordre ne sont pas actuellement compromis, et, dans les douze dernières années, la société n’a jamais couru moins de dangers que depuis que les soutiens les plus ardens du pouvoir se sont parés du titre ambitieux de conservateurs. L’opposition fait entendre des accusations fondées : elle souhaite et propose des réformes qui doivent être discutées et dont l’esprit pratique et réservé atteste sa modération ; mais ceux même qui partagent ses griefs et adoptent ses projets sentent au fond du cœur que les libertés publiques ne sont pas plus exposées que l’ordre. Malgré d’utiles améliorations repoussées et des abus regrettables tolérés, le pays ne gémit sous le poids d’aucune oppression ; les conseils de quelques amis exaltés sont repoussés, grace à l’état des mœurs et de l’opinion. Toute mesure excessive choquerait au sein du calme où nous vivons, et si la politique est exclusive et partiale, ce qui froisse quelques intérêts privés, elle ne se montre point violente et emportée, ce qui alarmerait le pays tout entier.

Mais les esprits sont loin de partager cette sécurité relativement à la politique extérieure ; le cabinet du 29 octobre a été constitué pour la paix, et l’on sait trop que, la voulant partout et toujours, il ne devait pas aisément reculer devant les sacrifices qu’elle imposerait à la dignité de la France. La convention du 13 juillet 1841 a témoigné un empressement exagéré à rentrer dans le concert européen, et les discours de M. le ministre des affaires étrangères ont, en plus d’une rencontre, laissé percer des dispositions qui blessaient les instincts généreux du pays. La plupart des appuis du nouveau cabinet n’ont pu se défendre eux-mêmes d’une secrète défiance, et les plus dévoués n’ont jamais accordé qu’une approbation pleine de regrets, et apporté au cabinet que le tribut d’une muette et douloureuse résignation.

Cet état général des esprits explique la place que la politique étrangère a occupée dans la discussion de l’adresse ; elle l’a due à la position particulière du ministère et aux angoisses de l’opinion.

C’est donc sur les affaires extérieures qu’a porté tout le poids du débat, et, parmi ces affaires, celle du droit de visite a tenu le premier rang ; l’importance de cette question m’autorise à en parler avec quelques détails.

Les débats de la dernière session et la polémique de la presse ont épuisé l’attention sur le droit de visite sans diminuer l’intérêt qu’il excitait. Les deux chambres s’étaient déjà prononcées presque unanimement contre les traités de 1831 et 1833, et les personnages politiques qui avaient passé aux affaires se défendaient presque tous d’y avoir pris part de près ou de loin. Cette année, ils ont trouvé des apologistes, peu nombreux, il est vrai, mais décidés. M. de Gasparin, dans la chambre des députés, envisageant la question seulement au point de vue religieux et philantropique, a déployé toute l’énergie d’une conviction puissante et obstinée, et, sans fournir de nouveaux argumens sur les intérêts de politique et de diplomatie, il s’est livré sur l’esclavage et la traite à de longs et intéressans développemens. M. de Broglie, dans la chambre des pairs, a courageusement revendiqué la solidarité du traité de 1831, qu’il n’avait point signé, comme de celui de 1833, conclu sous son ministère ; il s’est livré, pour les défendre, à une discussion approfondie, qui a, dit-on, exercé sur la chambre des pairs une influence notable, et qui cependant, je regrette de le dire, repose sur des assertions presque toutes contestables et quelques-unes matériellement inexactes. L’autorité de l’orateur, la juste confiance accordée à ses paroles, l’importance des nouveaux argumens qu’il a présentés, me paraissent exiger une réponse. M. Dupin l’a déjà faite en partie ; je vais essayer de la compléter.

Toute l’argumentation de M. de Broglie a reposé sur une comparaison entre les traités de 1831 et l’état de choses qu’ils ont remplacé. Selon lui, « d’un droit de visite unilatéral, ils ont fait un droit réciproque ; d’un droit de visite qui s’exerçait sans l’intervention de la France, ils ont fait un droit de visite qui ne peut s’exercer sur les bâtimens de chaque nation qu’avec le mandat de cette nation ; d’un droit de visite qui s’exerçait par tous les croiseurs d’une même nation, ils ont fait un droit de visite limité quant au nombre des croiseurs ; d’un droit de visite qui s’exerçait dans toute l’étendue des mers, ils ont fait un droit de visite restreint à certaines zônes ; ils l’ont entouré de garanties, et ils ont rendu aux tribunaux de chaque nation le jugement des bâtimens de cette nation. »

M. Dupin a déjà démontré que le droit de visite concédé par les traités de 1831 et 1833 est autre que celui qui s’exerçait antérieurement, et dans les dernières discussions du parlement d’Angleterre, M. Peel a reconnu à son tour cette distinction entre la simple vérification de la nationalité du pavillon par l’examen des papiers de bord, qui constitue le droit de visite proprement dit, et l’examen du vaisseau, l’appréciation de sa cargaison, la constatation de l’équipage, du mobilier, des denrées, des marchandises, qui constituent le droit de recherche, ainsi appelé par les Anglais, right of search, et que nous désignons improprement sous nom de droit de visite.

C’est le premier de ces droits seul qui s’exerçait sous la restauration, et ce n’est pas à celui-là que s’appliquent les conventions de 1831 et 1833 ; elles n’ont porté que sur le droit de recherche, laissant celui de visite ce qu’il était et ne le modifiant en aucune façon. Du reste, il n’est pas exact de dire que ce dernier droit s’exerçât sans contrôle, sans limites, sans garantie, et qu’il eût pour conséquence d’enlever à chaque nation le jugement de ses bâtimens.

Voici quelles étaient les règles établies.

S’il était constaté que le bâtiment visité fût en droit de porter le pavillon français, on le laissait ordinairement libre de continuer sa marche, fût-il chargé d’esclaves, et les tableaux empruntés aux state papers, et publiés par M. le duc de Broglie lui-même, contiennent l’indication d’un certain nombre de bâtimens français ainsi visités et non arrêtés, bien qu’employés à la traite. Mais ils étaient toujours saisis, dans le cas où ils avaient été surpris dans les eaux anglaises, c’est-à-dire sous la juridiction britannique. Si le pavillon français avait été usurpé et que le bâtiment appartînt à une nation engagée envers l’Angleterre par des traités, il était capturé et livré aux tribunaux que ces traités avaient constitués ou désignés. Si enfin un bâtiment français avait été saisi à tort, comme se trouvant dans les parages du royaume uni, il était rendu aux juridictions françaises : c’est la doctrine que M. de Talleyrand établissait dans une dépêche du 23 juin 1831, écrite à l’occasion de la saisie du navire le Philibert, pris par les Anglais en 1826 : « Le gouvernement de sa majesté britannique, disait-il, ne peut se refuser de reconnaître que si le navire le Philibert a été saisi dans des parages indépendans de sa juridiction, comme les renseignemens qui m’ont été transmis semblent le démontrer, l’autorité anglaise, en le soumettant à l’action d’un tribunal anglais aurait violé de la manière la plus positive les droits de souveraineté de la France. Le gouvernement français ne pourrait pas autoriser de pareils actes, et le gouvernement anglais l’a déjà reconnu dans plusieurs occasions en nous remettant, pour être jugés par nos tribunaux, les navires français que ses croisières avaient arrêtés au-delà des possessions britanniques, comme suspects d’être employés à faire la traite. »

Ainsi le droit de visite, et non de recherche, s’exerçait à l’abri de certaines mesures de précautions, et les tribunaux de chaque nation n’étaient pas dessaisis du jugement des bâtimens de cette nation. Cependant il avait donné lieu à des abus, comme il est arrivé plus tard pour le traité de 1831, et il en résulta des réclamations qui firent accorder au pavillon français des franchises plus larges.

En effet, en 1829, les croiseurs anglais s’étaient emparés sur la côte d’Afrique des navires la Laure et la Louise, l’un comme espagnol, l’autre comme hollandais. Ils étaient français. Notre ambassadeur, M. de Montmorency-Laval, réclame le 4 juin 1830 : « Ces actes, » écrit-il à lord Aberdeen, déjà ministre des affaires étrangères à cette époque, « ces actes non-seulement constituent une violation du pavillon français et une atteinte au droit des gens, mais ils entravent encore l’action confiée aux croisières françaises pour assurer l’application des lois relatives à la traite des noirs. Sous ce double rapport, le gouvernement de sa majesté très chrétienne a cru devoir faire des représentations sérieuses au cabinet britannique, et réclamer de lui des instructions qui prescrivent aux commandans des croisières anglaises plus de réserve dans l’exercice de leurs fonctions, et qui soient en même temps de nature à prévenir le retour d’actes dont la répétition compromettrait la bonne intelligence, que, dans l’intérêt des lois sur la traite, il convient de maintenir entre les croisières des deux nations. »

Le 6 juillet 1830, lord Aberdeen accuse réception de cette dépêche, et annonce qu’il a demandé des renseignemens sur les faits dénoncés. En même temps, il envoie des instructions aux croiseurs pour qu’ils s’abstiennent de capturer en aucun cas des bâtimens français. Ces instructions n’ont pas été publiées, mais leur existence et leurs effets sont constatés par un rapport du commandant de la station de Sierra-Leone, qui, à la fin de janvier 1831, se plaint des abus que couvre et favorise l’inviolabilité accordée au pavillon français. Ce rapport est trop important pour que je n’en reproduise pas les propres termes. Après avoir dénoncé les progrès de la traite pendant les six derniers mois, il les attribue premièrement à la sévérité des nouvelles lois qui porte les négriers à proportionner leurs bénéfices aux risques qu’ils courent ; puis il poursuit : « La seconde raison est dans les ordres que j’ai reçus et qui m’interdisent toute intervention (interference) à l’égard du pavillon français ; comme on peut aisément se procurer des pavillons et papiers français pour quelques centaines de dollars, si quelque chose étonne, c’est qu’il se trouve encore sur la côte d’autres pavillons pour faire le commerce, et, quand nos instructions seront plus généralement connues, il n’y en aura plus d’autre. »

Ainsi, avant les conventions de 1831, le droit de visite seul était exercé, et une fois le pavillon français reconnu, toute liberté restait aux bâtimens, même quand ils étaient ouvertement et publiquement employés à la traite. Cet état de choses constaté par les documens officiels s’éloigne beaucoup du tableau tracé devant la chambre des pairs.

M. le duc de Broglie a présenté les traités de 1831 comme ayant été commandés par les circonstances et en quelque sorte imposés par l’Angleterre : « Fallait-il, » a-t-il dit à cette occasion, « à une époque où l’Angleterre était la seule puissance qui témoignât de la sympathie pour la révolution qui venait de s’accomplir ; fallait-il, dis-je, commencer par rompre directement avec elle ? Fallait-il lui signifier que le principe qu’on lui avait laissé appliquer jusque-là, nous entendions le lui contester ; que, si elle essayait de l’appliquer de nouveau, il s’ensuivrait des conflits et une prompte rupture ? Fallait-il, quand on avait la perspective menaçante d’une guerre universelle sur le continent, se mettre encore sur les bras une guerre maritime ? »

Ce serait pour le droit de visite une triste et regrettable origine que d’avoir en quelque sorte payé la rançon de la France en 1830, et servi de don de joyeux avénement à notre révolution, comme le traité du 20 novembre 1841 à M. Guizot auprès de lord Aberdeen. Mais, grace à Dieu, pour l’honneur de l’Angleterre et de la France, la négociation qui a produit le traité de 1831 n’a jamais eu le caractère qu’on lui prête, jamais la France ne s’est trouvée placée dans la désespérante alternative qu’on a exposée. Permettez-moi encore quelques citations qui rétabliront la vérité historique.

Le rapport du commandant anglais du 20 janvier 1831, étant parvenu à l’amirauté, sir James Graham, placé à la tête de ce département, communiqua ce document à lord Palmerston, qui tenait le portefeuille des affaires étrangères, et lui suggéra de solliciter de la France ou l’assimilation de la traite à la piraterie ou la concession du droit de visite réciproque. Lord Palmerston adopta cette pensée et donna des instructions conformes à lord Granville en le chargeant d’exprimer « l’intérêt que prend à cette question le gouvernement de sa majesté britannique, et son vif espoir qu’aucun sentiment de jalousie nationale n’empêchera la coopération cordiale de la France et de l’Angleterre dans un arrangement si honorable pour toutes deux et si avantageux à la cause de l’humanité. »

C’est à cette dépêche que M. le comte Sébastiani fit, le 7 avril 1831, la réponse lue par M. Billaut à la chambre des députés. Il refusait d’accepter aucun des deux moyens proposés et s’exprimait ainsi sur le droit de visite : « Le gouvernement français a déjà fait connaître à plusieurs reprises les motifs qui ne lui permettaient pas d’adhérer à de semblables propositions. Ces considérations n’ont rien perdu de leur force ni de leur importance. L’exercice d’un droit de visite sur mer en pleine paix serait, malgré la réciprocité qu’offre l’Angleterre, essentiellement contraire à nos principes et blesserait de la manière la plus vive l’opinion publique en France. Il pourrait en outre avoir les plus fâcheuses conséquences en faisant naître entre les marins des deux nations des différends susceptibles de compromettre les relations qui unissent si intimement la France et l’Angleterre. »

Malgré cette réponse, lord Palmerston insiste encore, mais il ne compte plus sur le succès, et sa lettre du 19 avril 1831 à lord Granville se termine en ces termes : « Si les objections à cette proposition (du droit de visite) devenaient malheureusement insurmontables, il vous est prescrit d’insister de la manière la plus vive auprès du gouvernement français pour qu’il envoie, sans délai, des vaisseaux chargés de faire exécuter les lois de la France sur tous les navires portant son pavillon. On ne peut prévoir aucune objection à une telle proposition ; les vaisseaux de sa majesté britannique recevraient ordre de coopérer cordialement avec l’escadre française, et, il ne peut exister aucune raison d’en douter, les efforts unis de la France et de l’Angleterre atteindraient promptement le but pour lequel les deux pays se sont mutuellement liés par de solennels engagemens. »

Aucune objection ne vint en effet de la France. Le ministre de la marine prit sur-le-champ les mesures réclamées. Depuis un an, les circonstances avaient fait négliger la station d’Afrique. Il n’y était resté que la canonnière-brick la Bordelaise, mais on fit partir le 9 juin le brick le Cuirassier, et le 12 juillet la corvette la Bayonnaise, et une escadre composée d’une frégate et de trois autres bâtimens légers fut disposée pour s’y rendre à la fin de septembre.

Lord Palmerston comprenait, par la réponse si explicite du comte Sébastiani, qu’il fallait renoncer au droit de visite. Une motion sur la traite et sur les mesures qu’elle avait motivées était annoncée au parlement ; il en obtient l’ajournement et écrit le 15 juillet à lord Granville pour qu’il s’informe des ordres donnés par le gouvernement français afin de renforcer la croisière d’Afrique : « Nous serions bien charmés, dit-il en terminant, que votre réponse nous permît d’affirmer que le gouvernement français n’a négligé aucun moyen, compatible avec la déférence due aux sentimens nationaux, de coopérer aux longs et persévérans efforts que le gouvernement britannique n’a cessé de faire pour épargner aux nations civilisées du globe l’opprobre d’un tel trafic. »

L’Angleterre acceptait alors le refus de la France et ne songeait plus à le combattre ; mais le mois de septembre vit arriver à Paris le nouveau ministre des États-Unis, M. Rives, et un missionnaire officieux de la cause de l’abolition, M. Irving ; l’un et l’autre pressèrent de nouveau le gouvernement français de prendre des mesures contre la traite. On sait que les États-Unis, bien que possesseurs d’esclaves, mais dont la population noire se recrute et se développe à l’aide de la reproduction indigène, se sont constitués les adversaires de la traite, dont la suppression nuit aux établissemens des Antilles, leurs rivaux. L’arrivée de ces deux auxiliaires prêta de nouvelles forces à l’agent anglais et donna à ses démarches un caractère moins politique et plus philantropique. Les abolitionistes crurent leur cause engagée dans le droit de visite, et les plus éminens d’entre eux, alors en possession d’une grande influence dans le gouvernement, les mêmes qui venaient d’obtenir la signature du traité des 25 millions, appuyèrent les nouvelles négociations de l’Angleterre.

Le 31 octobre 1831, lord Granville apprend à son gouvernement l’appui qu’il obtient des envoyés américains ; le cabinet français commence à se rapprocher, mais, « malgré la réciprocité stipulée, il continue de craindre que le public français ne considère l’adoption du droit de recherche comme une reconnaissance de la supériorité maritime de l’Angleterre. » Cependant la question doit être prochainement portée de nouveau au conseil, et « la satisfaction avec laquelle le gouvernement et le public anglais salueraient la coopération de la France à leur œuvre d’humanité disposera certainement le cabinet français à prendre la proposition en grande considération. »

Lord Palmerston ne perd point de temps, et le 7 novembre, il envoie à lord Granville l’indication des précautions qui peuvent être prises pour prévenir les abus du droit de visite et calmer les jalousies nationales. « Des commissions seront données par les gouvernemens respectifs, elles n’auront d’effet que pour trois ans, devront être renouvelées à l’expiration de cette période et pourront être révoquées pendant sa durée, s’il en résulte quelque abus ou quelque gêne. » Il termine en disant : « Il paraît au gouvernement de sa majesté que cette expérience (experiment) partielle et temporaire, qui laisserait encore la question dans tous les temps sous le contrôle des deux gouvernemens, serait extrêmement utile et aurait pour résultat, ou d’éloigner toutes les objections faites à un arrangement plus permanent, ou de rendre cet arrangement sans objet (unnecessary). »

Le traité fut signé le 30 du même mois.

Cette convention ne saurait donc avoir eu pour cause le désir d’éviter une rupture avec l’Angleterre ; on pouvait se borner à l’envoi d’une croisière en Afrique ; lord Palmerston ne réclamait rien de plus ; il désirait seulement pouvoir affirmer au parlement qu’il avait obtenu du gouvernement français tout ce que la susceptibilité nationale permettait d’accorder. C’est l’esprit philantropique, l’influence des abolitionistes, les instances de leurs partisans les plus actifs, qui dictèrent le traité ; on put croire qu’il serait agréable à l’Angleterre et se réjouir de ce résultat, mais ce ne fut pas le motif qui le fit signer.

Ces faits ont échappé à la chambre des pairs ; M. le duc de Broglie n’a produit sa savante et lumineuse argumentation qu’à la fin du débat, et elle est demeurée sans réponse. Elle a, dit-on, vivement frappé les esprits et contribué au rejet de l’amendement de M. le comte Turgot.

Vous savez, monsieur, le résultat de la discussion ; à la chambre des pairs, tout a été mis en œuvre pour étouffer les résistances que soulevait le droit de visite ; aucune démarche n’a été épargnée pour fermer la bouche à ses adversaires ; l’esprit de réserve et de prudence, attribut particulier de cette chambre a été invoqué. On l’a conjurée de ne point intervenir dans cette question, et comme elle craignait que la chambre des députés ne se montrât moins discrète, on s’est engagé à obtenir que celle-ci gardât aussi le silence. Cette promesse a levé les scrupules, et la chambre s’est tue, observant la même discrétion que le discours de la couronne.

À la chambre des députés, l’attitude du ministère a confondu de surprise ses amis aussi bien que ses adversaires ; on l’a vu changer plusieurs fois de résolution, désavouer le langage qu’il avait tenu dans l’autre chambre, supplier d’abord la commission de s’abstenir de toute démonstration, puis refuser de s’expliquer sur le parti qu’il prendrait, remettre ensuite sa réponse au lendemain, et le lendemain se référer à ce qu’il avait dit la veille ; hésiter encore après le discours de M. Dupin, redoutant tout ensemble le commentaire de l’éloquent magistrat, et l’exploitant auprès des siens ; enfin, en désespoir de cause, se ralliant explicitement au projet de la commission. Ces tergiversations ont eu pour résultat un vote unanime de la chambre contre le droit de visite.

Le sentiment qui avait dicté ce vote était si puissant, M. Dupin, interprète des sentimens de tous, avait tenu un langage si ferme, qu’au moment de cette résolution solennelle, et dans les jours qui l’ont suivie, on ne comprenait pas que l’adresse pût recevoir deux interprétations. La chambre avait remercié le roi de la non-ratification du traité de 1841, et, tout en recommandant l’exécution loyale et stricte des traités antérieurs jusqu’à l’abrogation, elle en avait proclamé les inconvéniens, et formellement provoqué la révocation. Par respect pour la prérogative royale, dont M. Odilon Barrot avait le plus énergiquement proclamé les droits, elle n’avait voulu imposer au gouvernement ni un jour, ni une forme pour les négociations à entreprendre, mais elle avait été nette et absolue quant au principe en lui-même. Depuis l’adhésion du ministère, on se demandait seulement comment il avait pu, après avoir conjuré la pairie de se taire, consentir à ce que la chambre des députés parlât sur le droit de visite. Les amis sincères du gouvernement constitutionnel s’affligeaient d’une conduite qui avait fait perdre à la chambre des pairs une occasion heureuse et facile de s’associer à une démonstration nationale ; ils rappelaient que l’aristocratie anglaise et la chambre des lords devaient leur influence et leur popularité à l’empressement avec lequel elles s’emparent de toutes les questions où le nom et la gloire de la Grande-Bretagne sont en cause. Il paraît même que la chambre des pairs s’étaie émue, et le ministère était menacé de vives et prochaines interpellations.

Depuis ce temps, l’affaire a entièrement changé de face ; les journaux anglais, rédigés on sait par qui et sous quelle influence, répétés complaisamment par les feuilles ministérielles de France, ont affecté de ne voir dans le vote de la chambre qu’une vaine formule, qu’une protestation, comparable à celle que la Pologne obtient chaque année de nos deux chambres. On a dit qu’aucune obligation ne pesait sur le ministère, et qu’il lui était loisible d’attendre dix ou vingt ans, s’il lui plaisait, pour entamer la négociation. Le seul homme de mer de la chambre des pairs qui se fût prononcé contre l’amendement de M. le conte Turgot, M. l’amiral Roussin, est entré dans le cabinet. Depuis lors, on assure que les hommes politiques de la pairie reviennent de leur première émotion, et commencent à penser que leur chambre a tenu la conduite la plus prudente ; le ministère se flatte auprès d’eux d’avoir rendu service à la pairie en l’arrêtant dans la voie où elle allait s’engager, et la chambre des députés, au contraire, passe pour s’être livrée à une démarche imprudente et irréfléchie.

Qui trompe-t-on ici, monsieur ? Si le ministère a franchement accepté l’adresse des députés, il aura peine à expliquer comment il s’est opposé à ce que la pairie tînt un langage analogue ; si, au contraire, il a obtenu de celle-ci qu’elle s’abstînt pour l’opposer à la chambre des députés, il s’est joué de cette dernière, et l’a prise pour dupe. J’avoue, et je le regrette sincèrement, que cette dernière version me paraît la plus probable ; le langage étudié du cabinet, la satisfaction des ministres et même de l’opposition en Angleterre, sans doute à la suite de quelque communication confidentielle, les forfanteries des journaux de Londres, dont les rédacteurs obéissent à une impulsion connue, l’entrée de M. l’amiral Roussin dans le cabinet, tout autorise et légitime ce soupçon. Une explication est devenue indispensable. Sans doute la chambre n’acceptera point le rôle qu’on lui destine dans cette comédie politique ; elle ne voudra pas être la risée de l’Angleterre et donner à penser que ses paroles ne sont qu’une lettre morte sans valeur et sans portée. Nous verrons si l’on pourra contenter à la fois Londres et Paris, M. Peel et M. Dupin, la chambre des communes et la chambre des députés, et prolonger une équivoque qui n’a déjà que trop duré. Que penser d’une politique qui conduit à de tels expédiens, et faut-il que toutes les fautes du ministère enveniment et compliquent la question du droit de visite, si délicate et si périlleuse en elle-même ?

La discussion de l’adresse n’a pas résolu la question ministérielle, et cependant il est nécessaire qu’un vote significatif apprenne au cabinet s’il possède la majorité, car cette question n’a été décidée ni par les élections, ni dans la courte session d’août, ni dans les débats de l’adresse.

Le ministère, dans la dernière chambre, possédait une majorité réelle, mais formée par les circonstances beaucoup plus que par la sympathie politique. Les élections ont modifié cette situation, moins encore par les échecs notables qui ont décimé la phalange ministérielle que par les mécontentemens dont elles ont provoqué l’explosion. Le cabinet s’est vu presque partout désavoué, même par ses propres candidats ; il a trouvé les colléges les plus importans déclarés contre lui, l’opinion publique hostile ; après les élections, sa chute semblait imminente, et la déplorable catastrophe qui a ravi M. le duc d’Orléans aux espérances de la nation avait pu seule lui rendre une existence momentanée.

La courte session d’août, bien que consacrée exclusivement aux mesures de prudence politique commandées par la perspective d’une minorité, n’avait prêté aucune force au cabinet. Trois élections ajournées malgré lui, une enquête ordonnée contre son gré pour en vérifier les circonstances, son candidat à la présidence nommé au deuxième tour de scrutin seulement, étaient les signes, sinon d’un désaccord complet, du moins d’une hésitation manifeste.

La dernière discussion a plutôt constaté l’opposition de la chambre que sa sympathie pour le cabinet. Le vote unanime sur le droit de visite n’est point assurément le gage d’une adhésion, et le cabinet s’est trouvé trop heureux de voir la question ministérielle disparaître sous cette unanimité. Les affaires de Syrie ont amené un débat dont la conclusion a dû médiocrement satisfaire le ministère.

Les pièces communiquées à cet égard, et dont plusieurs fragmens ont été lus à la tribune, ont donné sur la politique de M. Guizot des renseignemens qui sans doute ne seront pas perdus pour la chambre. Il convenait, je ne le conteste point, qu’après les évènemens de 1840 et la rentrée dans le concert européen, la France marchât d’accord avec les autres puissances dans les négociations à suivre auprès du divan. Mais il faut avoir lu les pièces même qui ont été déposées aux archives de la chambre, pour imaginer à quel point le représentant de la France, M. de Bourqueney, a été dépouillé d’initiative et de force propre. M. de Carné en a fourni, avec beaucoup d’à-propos, les preuves les plus concluantes. Le 23 février 1842, quand d’exécrables désordres ensanglantaient le Liban, M. Guizot écrivait à M. de Bourqueney : « Vous n’avez, quant à présent, ni approbation ni désapprobation à témoigner ; vous continuerez seulement à laisser voir vos doutes et vos appréhensions, vous réservant le droit de juger et de décider d’après les évènemens. » Le 16 juin suivant, il lui disait : « La question est devenue européenne. Il faut éviter tout ce qui nous donnerait aux yeux des cours l’apparence d’une action propre, cherchant à devancer ou à dépasser la leur ; une marche qui tendrait à nous présenter comme poursuivant un but personnel aurait pour conséquence de réunir encore une fois les puissances contre nous et de nous rejeter dans l’isolement. » Voilà, monsieur, la confiance que la convention du 13 juillet inspirait à M. Guizot lui-même. M. de Bourqueney, lié par ces instructions, s’interdit toute action individuelle. Sélim-Bey, au moment de se rendre en Syrie où il était envoyé, témoigne le désir de savoir si le gouvernement français attache une importance particulière à ce que le gouvernement de la montagne soit rendu à tel ou tel membre de la famille Scheab. « Je n’accepte pas ces ouvertures, » écrit M. de Bourqueney le 26 mars. Cependant il est juste de reconnaître qu’il montre une certaine décision dans les réclamations relatives aux réparations de la coupole du saint sépulcre : il obtient une satisfaction complète ; mais M. Guizot, qui depuis a revendiqué l’honneur de cette solution, lui avait écrit le 23 février pour « le laisser maître de transiger sur le fond de la question. » (Dépêche de M. de Bourqueney du 15 avril)

La pensée de confier l’administration de la Syrie à deux chefs distincts fut conçue dans les premiers mois de 1842 : vint-elle de M. de Metternich, comme on l’a prétendu ? il importe peu de connaître son origine. Après de longues discussions et une résistance obstinée de la Porte, ce projet fut adopté par elle, et M. de Bourqueney en informa le gouvernement. M. Guizot lui répondit le 6 janvier 1843 : « Je ne me dissimule point ce que la mesure consentie par la Porte offre d’incomplet et de précaire, notamment par l’exclusion de la famille Scheab du gouvernement de la montagne, contrairement aux droits qu’elle tient du passé, et peut-être aussi contrairement au vœu des populations. »

Le discours de la couronne, prononcé quelques jours après, contenait le passage suivant : « L’accord des puissances a affermi le repos de l’Orient et amené en Syrie, pour les populations chrétiennes, le rétablissement d’une administration conforme à leur vœu. »

La commission reproduisait cette phrase dans son projet et y ajoutait quelques mots qui paraissaient contenir une approbation formelle. C’est à cette occasion qu’un débat assez sérieux s’est engagé. M. David avait revendiqué avec éloquence les droits de la France sur les populations chrétiennes de la Syrie : M. Berryer a proposé de n’emprunter au discours de la couronne que l’annonce de l’affermissement du repos en Orient et de caractériser la nouvelle administration, non comme conforme au vœu des populations, mais seulement comme plus régulière. M. le ministre des affaires étrangères est monté trois fois à la tribune pour combattre cette proposition ; le rapporteur s’est joint à lui : MM. de Valmy, Vivien et Dufaure ont appuyé l’amendement, et deux épreuves par assis et levé étant déclarées douteuses, 206 voix se sont prononcées contre le ministère, qui n’en a obtenu que 203. On a dit, pour atténuer l’effet de ce vote, qu’il n’avait pas porté sur un dissentiment réel et ne contenait aucune improbation du cabinet. Sans en vouloir exagérer la portée, je ne crains pas de dire que les circonstances même dont on se prévaut pour l’infirmer en ont fait la gravité, car dans l’absence d’un intérêt véritable, des dispositions hostiles au ministère pouvaient seules faire adopter une proposition qu’il avait si énergiquement repoussée. Il est vrai que M. Duchatel a défié deux jours plus tard l’opposition de formuler un blâme contre le cabinet, et que ce défi n’a pas été accepté ; mais l’approbation résulte-t-elle du silence, et un ministère peut-il se dire en possession de la majorité parce qu’il n’a pas éprouvé un refus explicite de concours ? Il est d’ailleurs des démonstrations extrêmes qui ne doivent pas être prodiguées ; un ministère prudent n’aurait pas proposé à la chambre d’y recourir, et l’opposition s’est montrée politique et habile en ne répondant pas à cette provocation.

Je ne prétends pas que l’opposition ait la majorité, mais je nie que le ministère la possède davantage, et son maintien ou sa chute ne me paraît en aucune façon résolu par ce qui s’est passé jusqu’ici.

La question ministérielle est donc entière : comment la chambre doit-elle se prononcer ? C’est ce qui préoccupe en ce moment tous les hommes politiques. Il faut, avant tout, que l’incertitude qui règne dans les hautes régions du gouvernement ait promptement un terme : le pouvoir languit et s’affaisse au milieu de ces perpétuelles hésitations, et le premier besoin du pays est qu’une main puissante imprime à la société un mouvement régulier et lui fasse sentir son influence. Mais ce besoin peut-il être satisfait avec le ministère actuel ?

Le cabinet du 29 octobre repose aujourd’hui sur une base étroite et fragile ; il n’est pas appuyé sur des fondemens durables, il ne représente qu’une seule opinion, celle du parti qui s’attribue exclusivement le nom de conservateur, et cette opinion lui assure à peine la majorité, si même elle la lui donne encore. C’est à cette cause que se rattachent ses embarras et ses fautes ; il ne se sent maître d’aucune question, il se voit condamné à les résoudre toutes, non par les raisons d’utilité publique qui leur sont propres, mais dans des vues de parti, avec la préoccupation exclusive des adhérens que la solution peut donner ou ravir ; c’est ainsi que la grande loi des chemins de fer n’a été qu’un expédient, c’est ainsi que le ministère n’a pu ni conclure l’union douanière, ni rassurer les intérêts qu’elle alarmait, et que, dans les soins journaliers de l’administration intérieure et la distribution des emplois, les règles de service et les droits personnels échouent presque en toute occasion devant la raison politique et le besoin d’acquérir des suffrages ou la crainte d’en perdre.

Il est vrai qu’il s’est maintenu plus de deux années, que jusqu’ici la majorité ne lui a point absolument manqué, et qu’en plusieurs occasions elle s’est donnée à lui forte et puissante. Faut-il en conclure, comme le font ses amis, qu’il soit puissant et maître du présent et de l’avenir ? Je ne le crois pas, et il me paraît facile d’expliquer tout ensemble sa force passée et sa faiblesse actuelle.

Le cabinet du 29 octobre a été constitué pour une mission déterminée et précise. Le traité du 15 juillet avait fait concevoir la crainte de la guerre ; l’opinion était inquiète, agitée, les intérêts matériels en alarme ; le cabinet du 29 octobre a été chargé de conjurer toute chance de guerre, de renouer des rapports brisés. Je ne veux ici ni juger le caractère de sa mission, ni censurer sa conduite ; je raconte sans exprimer aucune opinion. Cette tâche, quelque jugement qu’on en porte, tant qu’il s’y est voué, les appuis ne lui ont pas manqué. Toutes les fractions de la chambre contenaient certains membres dont les plus vives préoccupations se tournaient vers la paix, et qui soutenaient un cabinet dont elle formait le principe exclusif et le but unique.

En 1841 a été signée la convention du 13 juillet, et la chambre lui a donné, au commencement de la dernière session, son froid et triste contreseing. Ainsi s’est trouvé accompli, chacun sait comment, ce dernier épisode de l’affaire d’Orient. De ce jour, le cabinet du 29 octobre a perdu sa signification ; ses auxiliaires accidentels se sont retirés de lui, et son propre corps de bataille ne lui a plus fourni que des troupes fatiguées et mécontentes. Aujourd’hui le cabinet se trouve sous le poids d’une loi générale qui depuis 1830 a reçu de fréquentes applications.

Les ministères préposés à un objet spécial et limité peuvent, si la mission est noble et patriotique, s’illustrer en l’accomplissant ; mais rarement leur existence se prolonge au-delà. Leur composition intérieure a été dirigée par une pensée exclusive, leur politique s’y est subordonnée ; ils ont ordinairement dépassé le but, sous l’empire de contradictions irritantes et dans l’entraînement de l’action ; le résultat une fois obtenu, ils ne répondent plus ni aux vœux de l’opinion, quelquefois blessée par eux-mêmes, ni aux besoins d’une situation nouvelle : leur conservation serait un contresens et un embarras.

Ainsi le cabinet formé pour traverser le jugement des ministres de Charles X ne survit point à cette redoutable épreuve ; celui du 11 octobre lui-même, appelé à rétablir l’ordre, est ébranlé le jour où la force publique a dispersé l’émeute, où les lois ont repris leur empire ; le 6 septembre ne s’explique plus dès que la chambre s’est prononcée sur la question d’Espagne, qui lui a donné le jour. Le 15 avril, formé pour rapprocher les partis, fait l’amnistie et se trouve aussitôt gêné dans sa marche.

C’est cette loi qui, depuis un an, a frappé le cabinet de langueur et d’atonie : sa composition, ses principes, ses alliances, ne répondent plus aux conditions du moment ; sa base s’est rétrécie au point de ne pouvoir plus le soutenir. Jusqu’ici, son ambition s’était bornée à faire adopter les projets de ses prédécesseurs ; on ne citera pas une seule mesure importante qui lui ait donné une valeur propre, indépendante du but originaire de sa formation. Les élections, qui pouvaient prolonger sa durée, si la vie n’eût déjà été tarie en lui, ont fourni une dernière et éclatante preuve de sa faiblesse. Depuis un mois, la tribune lui est ouverte, il a pu exposer un système, produire ses projets ; qu’a-t-il fait ? Toutes ses propositions de loi reposaient depuis longtemps dans les cartons de ses prédécesseurs ; aucun acte, aucune parole n’a révélé en lui une volonté ferme, un plan déterminé de gouvernement. Jamais ministère, à vrai dire, n’a été moins libre : il veut supprimer la ligne des douanes entre la France et la Belgique, et quelques-uns de ses amis réunis dans un salon suffisent pour l’arrêter. Il repousse la révision des traités de 1831 et de 1833, et il accepte l’injonction de négocier pour l’obtenir. Ses appuis politiques l’attaquent dans leurs conversations particulières, et désavouent toute solidarité avec lui. M. Guizot n’est pour eux qu’un homme d’un talent puissant qu’ils emploient au service de leurs idées, sur lequel ils comptent médiocrement, une sorte d’avocat-général politique dont ils paient la parole avec les honneurs du ministère. On le ménage si peu que, dans la réponse au discours du trône, on n’a pas fait difficulté de remercier la couronne de la non-ratification du traité de 1841, qu’il avait signé, et qu’on dénonce ainsi comme un acte mauvais pour le pays. À ces contrariétés M. Guizot répond qu’elles viennent de son parti et se tient pour satisfait, comme si la majorité qui soutient un cabinet avait le droit de l’amoindrir, et que le blâme se convertît en éloge en passant par des mains amies.

Le cabinet du 29 octobre, pour me servir d’une locution familière, me paraît avoir fait son temps et ne plus posséder l’élément vital ; peut-être néanmoins parviendra-t-il à prolonger son existence. Sa succession sera onéreuse pour les héritiers qui la recueilleront, et j’en sais qui, pouvant y prétendre, ne se mettent point sur les rangs. La lassitude des partis peut lui accorder un répit ; il veut rester, et il ne sera pas difficile sur les conditions, il l’a déjà prouvé ; ses fautes servent les partis extrêmes, et quelques-uns de leurs membres, entraînés par la politique détestable qui cherche le bien dans l’excès du mal, pourront lui donner leur perfide appui : je ne dis donc point qu’il doive tomber sur-le-champ ; mais ce que j’affirme, c’est que le reste de son existence s’accomplira au milieu des embarras et des secousses.

C’est pourquoi je pense que son maintien ne répond point au besoin de stabilité dans le gouvernement et d’autorité dans le pouvoir qu’éprouvent tous les amis dévoués de la révolution de juillet et de l’ordre de choses qu’elle a fondé. Je sais que des députés assez nombreux, tout en convenant des inconvéniens attachés au maintien du cabinet, sont cependant frappés de la puissance exercée par M. Guizot à la tribune, qu’ils le considèrent, quant à présent, comme le défenseur nécessaire du gouvernement, et qu’ils désirent, en consolidant le ministère, retenir au pouvoir un homme dont la parole est éloquente et paraît convaincue. L’influence qu’exerce un orateur éminent dans un pays comme le nôtre, qui admire le talent, même quand il en condamne l’emploi, est immense, et je n’entends point la contester. M. Guizot est, en effet, le soutien du ministère, il le relève, il l’a préservé maintes fois de sa chute, il est sa force, j’en conviens ; mais j’ajoute qu’il est aussi sa faiblesse, et mon opinion très arrêtée est que sa présence dans le cabinet deviendra la principale cause de sa destruction. M. Guizot a un grand tort, un tort irrémédiable dans un gouvernement libre, où le concours de l’opinion est indispensable au pouvoir : il est impopulaire. Ce n’est pas que je sois un courtisan de la popularité : je sais combien elle vend cher ses capricieuses faveurs, et je plains ceux qui consentent à les payer ce qu’elles coûtent ordinairement ; mais aussi je redoute ceux qui affectent pour la popularité un superbe dédain, et qui, désespérant de l’obtenir, se font un titre de l’avoir perdue. Les amis de M. Guizot prétendent qu’il est devenu impopulaire en défendant la cause de l’ordre, en résistant aux factions. Ils le vantent. Je ne veux citer aucun nom propre ; cependant les deux chambres renferment plus d’un personnage politique qui a combattu l’anarchie, non-seulement à la tribune comme M. Guizot, mais de sa personne au milieu des périls de l’émeute : en est-il un seul qui ait vu se déclarer contre lui une opposition aussi générale ?

Ce n’est pas là l’origine de l’impopularité de M. Guizot. Elle tient à une autre cause. M. Guizot appartient à l’école cosmopolite, qui ne s’émeut point au nom de la patrie. Son génie s’élève au-dessus de ces mesquins attachemens, il plane sur tous les hommes à la fois et ne sait pas s’enfermer dans les étroites limites d’une nation. Les grandeurs de la France n’exaltent point son orgueil ; ses revers semblent ne lui causer ni humiliation ni douleur. Nous l’avons vu, en 1840, se charger lui-même d’exécuter l’insolente prophétie de lord Palmerston qu’il avait communiquée à M. Thiers ; l’année suivante, il signe le traité d’extension du droit de visite et ne s’aperçoit qu’aux clameurs de l’opinion combien cette concession est inopportune et malhabile ; il y a peu de jours, il ne trouvait dans nos époques de gloire et de triomphe que des jeux du hasard et de la force ; dans la même discussion, il parlait froidement, et comme de chose parfaitement simple en soi, du mauvais vouloir que la France rencontre en Europe et des sacrifices à faire pour qu’elle y soit acceptée. C’est cette disposition générale et constante de l’esprit, j’ai presque dit du cœur, qui livre la personne et le nom de M. Guizot à de si vives agressions.

Tout ministre serait affaibli par les défiances qu’il soulève ; ces défiances sont surtout redoutables quand elles s’adressent à un ministre des affaires étrangères. Les dernières discussions l’ont prouvé : le pays entier s’inquiète de la direction donnée à ses relations avec les autres peuples ; il néglige presque la politique intérieure, tant les esprits sont attirés ailleurs ; tout est désormais sujet à doute et à contestation ; la parole du ministre est infirmée, ses négociations n’inspirent point confiance. Le traité du 20 novembre 1841, signé comme il l’a dit dans la seule vue de contrarier lord Palmerston, a prouvé aux chambres la nécessité de leur contrôle permanent sur tous ses actes, et en introduisant, peut-être outre mesure, les pouvoirs parlementaires dans les négociations diplomatiques, a créé des précédens qui pourront priver l’action de la France au dehors d’indépendance et de vigueur. M. Guizot lui-même est obligé de s’avouer les soupçons qu’il soulève ; aussi voyez avec quel soin il s’attachait l’autre jour à prouver que l’arrangement de la Syrie était éclos à Vienne et non à Londres. Je vais rassurer la chambre, disait-il deux jours auparavant en affirmant que l’Angleterre n’était pour rien dans je ne sais quelle autre négociation. Tout prend, sous son administration, une couleur suspecte ; dans ces dernières années, le discours de la couronne s’était borné, à plusieurs reprises, à mentionner, selon l’usage, la reine Isabelle seule, en parlant de l’Espagne, même quand la régence était amie de la France. Cette année, la même expression a soulevé des difficultés. M. Barrot a été amené à proposer d’introduire dans l’adresse non-seulement la reine, mais son gouvernement constitutionnel, et M. Guizot s’est vu contraint d’adhérer à cette proposition. Avec lui, toute concession est impossible ; elle sera toujours prise pour complaisance ou timidité, et par les ennemis du gouvernement pour trahison.

M. Guizot est d’ailleurs sujet, depuis le 29 octobre, à de fréquentes absences de mémoire qui le compromettent gravement à la tribune. Ses souvenirs sont confus et inexacts, ses affirmations les plus hautaines souvent contraires à la réalité des faits. J’en citerai quelques exemples. M. Thiers annonce à la chambre les conventions qui depuis ont été signées le 13 juillet 1841 ; M. Guizot nie leur existence. M. Billaut se plaint des aggravations apportées au droit de visite ; M. Guizot affirme que le nouveau traité n’en contient aucune. Le même député demande si l’on peut espérer la modification des traités de 31 et 33 ; M. Guizot annonce une négociation pendante. Enfin, il se félicite devant la chambre des pairs de trois changemens essentiels consentis par lord Aberdeen dans l’exécution des traités. Eh bien ! sur tous ces points, M. Guizot était trahi par les infidélités de sa mémoire. Les conventions alléguées par M. Thiers existaient conformément à son dire ; le droit de visite avait été étendu et aggravé ; lord Aberdeen s’était prononcé à l’avance et péremptoirement contre toute révision ; les anciens traités n’avaient reçu aucune modification, et notamment le nombre des croiseurs anglais n’était pas réduit de moitié, mais d’un sur quarante-neuf. N’est-il pas fâcheux que de telles méprises échappent à un ministre ? Elles infirment la gravité de sa parole, et permettent à ses adversaires de révoquer en doute sa véracité, ce qui est une insinuation évidemment calomnieuse.

À mon avis, si la paix peut être compromise, c’est par M. Guizot. Ses amis eux-mêmes le reconnaissent en gémissant. Ne les a-t-on pas entendus affirmer que la question du droit de visite n’avait acquis de l’importance que par les inimitiés conjurées contre lui, et qu’avec tout autre elle aurait passé inaperçue ?

À l’intérieur, son désaccord avec l’opinion produit des résultats analogues. Écoutez encore les amis du ministère ; ils vous diront que le nom de M. Guizot a fait perdre bien des voix à l’ancienne majorité. Que de candidats n’ont échappé à une défaite qu’en le désavouant ! J’en connais qui, par une honorable loyauté, sont allés lui confier leurs anxiétés et le danger qui les menaçait, et je lui dois la justice d’ajouter qu’il les a autorisés et encouragés à se séparer de lui… pendant la lutte électorale.

Dans une telle situation, c’est au parti conservateur de consulter l’intérêt véritable de la cause qu’il défend : lui aussi est intelligent et sensé ; qu’il prononce. Je serais presque tenté de faire un appel à M. Guizot lui-même. Le nom de Robert Walpole a été prononcé dans la question du droit de visite ; ce n’est pas moi qui l’introduis dans ce débat. Il rappelle un souvenir qui devrait porter avec lui son enseignement. Walpole préféra le pouvoir au succès de ses convictions, et consentit, pour le garder, à des mesures qu’il n’approuvait point. Il ne fit que retarder sa chute. Il est des jours où il faut savoir préférer l’avenir au présent ; la petite ambition s’attache aux portefeuilles et tient au pouvoir pour lui-même ; la grande ambition ne le considère que comme un moyen et lui demande, non des satisfactions d’un jour, mais l’intérêt du pays et la gloire personnelle.

La chambre est inquiète, partagée, mécontente ; elle ne se sent pas dans une situation régulière et normale ; il est temps de mettre un terme à ces embarras. Un nouveau ministère, j’en suis convaincu, pourrait aisément composer une majorité considérable. Je connais bon nombre de députés que rallierait sur-le-champ une administration modérée et conciliante à l’intérieur, prudente, mais ferme au dehors. Le moment est propice, mais plus tard de nouveaux partis se formeraient, des arrangemens pourraient se prendre. À une majorité violente, parce qu’elle serait faible, répondrait une opposition ardente et passionnée, parce qu’elle serait inquiète et aigrie. Les esprits s’enflammeraient, et d’incurables ressentimens sépareraient pour toujours peut-être des hommes qui pourraient s’entendre à l’heure qu’il est.

Puisse l’exemple de la dernière législature n’être point perdu ! Abandonnée à elle-même au début, sans principes, sans guides, tiraillée, divisée, déconcertée par les querelles personnelles, elle n’a pu suivre une marche régulière et forte. Appuyant tour à tour les cabinets du 12 mai, du 1er mars et du 29 octobre ; guerrière à l’origine, pacifique à la fin ; dévouée à l’excès au pacha d’Égypte, puis l’abandonnant aux colères de la coalition ; votant des mesures de réforme et les repoussant plus tard ; soutenant le cabinet du 29 octobre, tandis qu’elle condamnait le traité du droit de visite et les réductions projetées dans l’effectif naval, elle n’a point exercé sur le pays l’ascendant et la puissance qui doivent être l’apanage des pouvoirs parlementaires. Je désire ardemment que la chambre élue en 1842 s’attache à une politique moins intermittente, et se montre digne du rôle considérable qu’elle est peut être appelée à jouer en France et en Europe.

La discussion de l’adresse a laissé la question ministérielle indécise, mais une occasion prochaine permettra de la résoudre : nous verrons l’attitude que prendra la chambre, et si votre impartialité vous permet d’accueillir encore des communications qui peut-être ne sont pas en complète harmonie avec vos opinions personnelles, nous reprendrons l’examen de ces graves questions.


Un Député.