Lettres sur la situation extérieure/05

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LETTRES SUR LA SITUATION EXTÉRIEURE.
v.
Monsieur,

Près de cinq ans déjà se sont écoulés depuis la mort de Ferdinand VII. Sept jours après, les provinces du nord-est de l’Espagne étaient en insurrection, pour défendre et leurs fueros qui n’étaient pas attaqués, et les droits de don Carlos à la couronne, que lui avait enlevés le testament de son frère, en rétablissant l’ordre de succession qui avait placé sur le trône de Madrid un petit-fils de Louis XIV. Aujourd’hui, non-seulement cette insurrection dure encore, mais elle embrasse la moitié du royaume ; elle est soutenue par des armées nombreuses, elle a une diplomatie, elle se rattache par quelque chose de plus que des vœux et des espérances à un parti puissant en Europe, elle use les uns après les autres tous les hommes et épuise toutes les ressources de la Péninsule, reprenant toujours des forces nouvelles au moment même où ses amis et ses ennemis la croient le plus près de succomber. Les années se passent au milieu d’angoisses inexprimables ; les ministres changent ; les systèmes du gouvernement se modifient ; tantôt les idées de modération et d’ordre, tantôt l’appel aux passions populaires ; tout s’use en vains efforts, tout se brise contre des obstacles insurmontables jusqu’à présent, et l’on ne pense pas sans frémir que cette guerre de succession, si impitoyable, marquée par tant de catastrophes, aura bientôt duré aussi long-temps que la guerre de l’indépendance, commencée en juin 1808 et terminée de droit en 1813.

Ce tableau vous paraîtra bien sombre, quoique je n’en aie pas chargé les couleurs ; et cependant, je ne sais si vous l’aurez remarqué, la question espagnole a perdu tout son intérêt. Le public ne suit plus que d’un œil inattentif et distrait les vicissitudes de la guerre civile et la marche des affaires à Madrid. Bien des gens accusent, à tort ou à raison, la nation espagnole elle-même d’être devenue presque indifférente à ses propres destinées, et se sont enfin lassés d’y penser et de s’en préoccuper pour elle. Voilà le véritable état de l’opinion à cet égard. De temps à autre, un évènement (et ils sont rares) réveille pour quelques instans des espérances ou des craintes inutiles, auxquelles on se reproche ensuite de s’être livré, car le résultat ne répond jamais à ce qu’on pourrait attendre des faits en apparence les plus graves ; et au milieu de cette universelle indifférence, les passions politiques dont la question d’Espagne avait été l’aliment, à une époque déjà bien éloignée, ont eu le temps de prendre successivement deux ou trois autres devises. Je puis donc vous parler froidement de l’état actuel de l’Espagne, sans courir le risque de ranimer des discussions éteintes sur un terrain abandonné de tous les partis.

L’Espagne a présenté l’année dernière un singulier spectacle. Le pouvoir y est sorti brusquement des mains révolutionnaires et fort peu habiles auxquelles l’avaient fait tomber les évènemens de la Granja, et la représentation nationale, régulièrement organisée sur les bases de la constitution que venait d’élaborer une assemblée aux opinions très ardentes, a soutenu imperturbablement un ministère modéré. Ce n’est pas assurément le premier ministère modéré que l’Espagne ait eu depuis le mois d’octobre 1833 ; mais d’abord c’est celui dont le succès parlementaire a été le plus complet et le moins contesté ; et puis, il faut le dire, c’est le seul qui n’ait pas eu à sa tête un homme directement compromis avec les idées libérales, par la proscription et l’exil sous Ferdinand VII. Non que M. d’Ofalia ne soit un homme très honorable, très éclairé, libéral même et sincèrement dévoué à la cause d’Isabelle II. Je l’estime tel, et je crois que tout le monde lui rend cette justice ; mais je veux dire qu’en acceptant et soutenant un ministère présidé par M. d’Ofalia, l’Espagne constitutionnelle, ce pays ou plutôt ce parti si exclusif, si intolérant, si fanatique naguère, a dû faire un terrible effort sur elle-même, pour oublier que le nouveau secrétaire-d’état du despacho avait toujours servi Ferdinand VII, roi absolu, et qu’il avait mis le berceau de la jeune reine sous la protection du despotisme illustré. M. Martinez de la Rosa, M. Isturitz, M. de Toreno, premiers ministres de la constitution de 1837, je ne m’en étonnerais pas ; ils ont été proscrits avant 1820 et après 1823, et leur fortune politique a subi toutes les vicissitudes de la cause libérale. Ne croyez pas cependant que le succès de M. d’Ofalia me fasse éprouver d’autre sentiment que celui de la surprise ; je suis loin de considérer son ministère comme un malheur pour l’Espagne, et j’ai vu, au contraire, dans son retour au pouvoir, le symptôme d’une fusion désirable entre des passés divers, estimables à divers titres, qui ne peuvent et ne doivent plus avoir que le même avenir. Si cette fusion s’accomplissait autour d’un trône heureusement étranger aux ignominies et aux horreurs du passé, l’Europe civilisée verrait avec effroi don Carlos réduit, dans l’hypothèse d’un triomphe invraisemblable, aux Labrador, aux Calomarde, aux Eguia, aux hommes et aux mœurs politiques qui, pendant la plus grande partie du règne de son frère, ont causé tant de dégoûts et donné tant d’embarras à M. de Metternich et à M. de Nesselrode.

D’ailleurs, à n’examiner que les actes du ministère présidé par M. d’Ofalia, il est incontestable que cette administration a rendu de notables services à l’Espagne. On avait essayé, sans succès, de l’exaltation révolutionnaire, des dons patriotiques, des armées de volontaires nationaux ; il n’était résulté de tout cela que beaucoup de bruit, de fumée et de désordre. M. d’Ofalia prit les affaires avec l’intention systématiquement arrêtée de rendre à l’action gouvernementale toute la force que les nouvelles institutions permettraient de lui donner ; il se proposa de rétablir l’ordre, troublé de mille manières, et de restaurer le principe d’autorité, méconnu en bien des points sous le régime de laissez-aller qui avait précédé. Il voulut désarmer les passions individuelles qui avaient joué un si grand rôle dans les commotions de 1835 et de 1836 ; il essaya de rassurer les consciences alarmées sur les tendances irréligieuses que le parti carliste reproche à ses adversaires. Ayant remarqué, avec raison, que tous les mouvemens anarchiques avaient, au moins momentanément, favorisé les progrès de la faction carliste et affaibli d’autant la cause de la reine, il appliqua tous ses soins à en prévenir le retour et surveilla les exaltés avec la dernière rigueur, mais sans sortir de la légalité et toujours soutenu par l’assentiment des deux chambres. Cependant, malgré l’intensité et l’énergie de son action à l’intérieur, il n’a pas encouru le reproche qu’on avait pu faire à des ministères précédens de la même opinion, d’avoir négligé la grande affaire de l’Espagne, la guerre civile ; car jamais administration n’a fait plus d’efforts pour l’entretien et l’accroissement des armées, l’approvisionnement des places, et surtout pour se procurer ces ressources pécuniaires qui peut-être donneraient en peu de temps une prépondérance décidée aux armes constitutionnelles, si, par une combinaison quelconque d’emprunt ou de subsides étrangers, un ministère probe et raisonnable voyait enfin le service militaire assuré pendant un an. Que le ministère d’Ofalia n’ait pas bien mérité de l’Espagne sous tous ces rapports, c’est ce que ne saurait nier aucun homme de bonne foi, pour peu qu’il connaisse les faits. Mais, que vous dirai-je ? le succès n’a pas été complet, et le ministère d’Ofalia vient de succomber devant Morella, comme aussi peut-être sous un redoublement d’intrigues secrètes qu’il est assez difficile de démêler. En un mot, il n’a pas été heureux, ou ne l’a pas été assez, crime que les ministres expient par leur chute ; car on n’ignore pas que le général en chef de l’armée du centre avait réuni, grâce aux efforts inouis du ministère, un matériel de siége formidable, que ses troupes étaient parfaitement pourvues, que des approvisionnemens considérables de vivres avaient été amassés et calculés sur la durée probable des opérations. Peu importe ; la question n’est pas là pour les masses : il fallait réussir. Au reste, je veux ajouter tout de suite que la défense de Morella par les carlistes a été admirable, et que ce siége a été signalé de part et d’autre par des prodiges de résolution et de valeur. Mais, dans la place, c’était le courage du désespoir ; les assiégés étaient résolus à s’ensevelir jusqu’au dernier sous ses ruines et à faire de Morella une seconde Numance ; ils l’avaient inscrit sur un grand drapeau rouge où les soldats d’Oraa pouvaient le lire, et j’ai entendu parler d’un fleuve de poix brûlante employé comme moyen de défense, qui m’a rappelé les guerres de l’antiquité et du moyen-âge.

La levée du siége de Morella est donc un grand malheur, et en elle-même, et parce qu’elle a déterminé la retraite d’un ministère honnête, éclairé, qui suffisait à sa mission et qui en comprenait toute l’importance. La retraite de ce ministère est d’autant plus fâcheuse, que, si le hasard ne s’en mêle, si Espartero n’est pas plus heureux que jusqu’à présent dans les provinces du nord, la formation d’un nouveau cabinet ne peut amener de changemens avantageux dans la situation des affaires. Vous savez quels noms on met en avant, et à qui la Gazette de Madrid donne la présidence du conseil. Mais, en vérité, il m’est impossible d’y attacher le moindre intérêt. Outre que M. d’Ofalia est certainement un homme politique supérieur à M. le duc de Frias, je me demande si l’ex-ambassadeur de la reine à Paris trouvera l’argent que son prédécesseur n’a pas trouvé, obtiendra les subsides qu’il n’a pu obtenir, créera plus de ressources qu’il n’en a créé. Soyez persuadé que les choses n’en iront ni mieux ni moins bien, et malheureusement il y a quelques chances pour qu’elles aillent plus mal. Ce qu’il faudrait connaître avant tout, c’est l’opinion du général Espartero sur ce changement de ministère, auquel il a poussé un des premiers, venant en aide à des intrigues de palais qui ne paraissent pas y trouver leur compte, au peu que j’en sais. Je ne vous parle pas des autres ministres, entrans ou sortans ; il y a peut-être parmi eux tel nom qui ne manque pas de valeur à Madrid, et je me rappelle qu’on disait quelque bien des talens et de l’activité de M. Mon, ex-ministre des finances ; mais ils n’ont aucune signification pour nous. Tout ce qu’on en sait le plus souvent, c’est qu’ils sont députés ou sénateurs, et qu’ils ont le courage de se laisser enregistrer pour un jour dans les fastes obscurs de la secrétairerie d’état[1]. Quant à M. de Frias, au moins nous le connaissons. Nous l’avons vu promener ici partout sa joviale figure et l’embonpoint de sa personne, en véritable grand d’Espagne. On l’aimait dans la société, où il se montrait beaucoup, et tout le monde lui accorde de l’esprit ; mais l’esprit ne suffit pas. M. de Frias manque d’autorité ; il n’impose pas, et je ne me fais guère à l’idée d’un premier ministre qui n’ait pas plus grande mine, quoique M. Alcala Galiano soit petit et laid, et que M. Isturitz ne soit ni grand ni beau.

Jusqu’à présent, monsieur, il n’y a pas eu de changement de ministère en Espagne où l’on n’ait accusé, tantôt la France, et tantôt l’Angleterre, d’avoir exercé, par leurs ambassadeurs, une influence décisive. Je ne réponds pas pour sir George Villiers. Tout ce que je sais et puis affirmer, c’est que la France s’est fait un devoir de ne pas intervenir dans ces questions de personnes. Sans doute elle a toujours eu ses prédilections et ses antipathies ; mais elle s’est constamment abstenue d’exercer une action que le ministère formé sous ses auspices aurait ensuite interprétée comme un engagement pris de le soutenir par tous les moyens. Cette fois encore, je m’assure qu’elle n’a pas dérogé à ses principes de non-intervention rigoureuse. M. le duc de Fezenzac en est trop pénétré pour avoir compromis son gouvernement par la moindre démarche en faveur de telle combinaison plutôt que de telle autre. Et d’ailleurs, on vivait en fort bonne intelligence avec M. d’Ofalia. Je doute que M. Villiers eut d’aussi douces relations avec un ministère qui comptait M. Mendizabal au nombre de ses ennemis les plus prononcés. Néanmoins l’influence anglaise est probablement étrangère aussi à ces derniers changemens, qui laissent toujours en dehors du pouvoir le parti auquel l’Angleterre s’est malheureusement attachée. De plus, tout cela s’est passé en l’absence de sir George, et s’il fallait tirer une conséquence du nom de M. de Frias, je crois qu’il indiquerait plutôt une continuation de l’influence française qu’une réapparition du parti anglais sur la scène politique.

Influence française ! parti anglais ! que veulent donc dire ces mots appliqués à l’Espagne, et comment s’accordent-ils avec le traité de la quadruple alliance, qui a identifié sur la question espagnole la politique des deux cabinets de Londres et de Paris ? Monsieur, ces mots ne signifient rien ou fort peu de chose, et ce peu qu’ils signifient s’accorde avec le traité de la quadruple alliance, qui est moins encore. En effet, que ce fût Martinez de la Rosa ou Mendizabal, Isturitz ou Calatrava, M. Bardaxi ou M. d’Ofalia, la France et l’Angleterre, malgré leur sympathie pour les uns, leur éloignement pour les autres, n’en ont pas fait davantage pour l’Espagne. La France a gardé fidèlement la frontière des Pyrénées, et a facilité quelques petites opérations pour lesquelles on avait besoin de son territoire. L’Angleterre a maintenu le blocus des côtes de Cantabrie ; elle a contribué par ses forces navales au salut de Bilbao ; elle tient le Passage ; elle transporte des troupes de Santander à Saint-Sébastien ; et quand les carlistes menacent Valence, elle y envoie un vaisseau de ligne qui met ses artilleurs et ses marines à la disposition de la ville. Voilà tout ; c’est le traité de la quadruple alliance. Pour les deux gouvernemens, il n’y a pas non plus grand avantage à faire triompher à Madrid ce qu’on appelle leur influence. Celui dont les partisans y occupent le pouvoir n’en est que plus importuné de vaines demandes de subsides, de garantie d’emprunt, de restrictions commerciales, par une administration qui croit devoir s’adresser plus spécialement à lui. Aussi n’est-ce pas en sa qualité d’ami de la France que l’on doit désirer le triomphe du parti modéré ; mais uniquement parce qu’il fait mieux que son rival les affaires de l’Espagne, et parce qu’il dirigera mieux que lui l’emploi des moyens exclusivement nationaux par lesquels l’Espagne sera sauvée, si elle doit l’être.

Ne prenez cependant pas trop au sérieux l’inquiétude que je vous témoigne sur l’issue définitive de la lutte. L’échec des troupes constitutionnelles devant Morella n’est qu’un succès négatif pour les carlistes, et il y a long-temps qu’ils n’en ont pas eu d’autres. S’ils ne reculent guère, ils n’avancent pas ; les difficultés de leur situation sont immenses, et leur détresse pécuniaire encore plus grande que celle du gouvernement de la reine ; car les alliés secrets de don Carlos, en Europe, le soutiennent moins que jamais, et l’intervention puissante qui a dernièrement essayé de lui faire obtenir quelques subsides en Allemagne, n’a pas réussi. Tous les cabinets de l’Europe, avec des sympathies différentes dans cette cruelle guerre, semblent donc d’accord pour empêcher l’une ou l’autre des parties belligérantes de recevoir des secours étrangers. Le but a été atteint. Jamais don Carlos n’a moins reçu en armes, en munitions de guerre, en argent, soit des puissances italiennes, soit de la Hollande, soit des légitimistes français, et il ne reste rien ou presque rien des deux légions étrangères qui étaient entrées au service de la reine, avec l’autorisation et sous les auspices des gouvernemens de France et d’Angleterre. La division portugaise est retournée en Portugal. Les débris de la légion française sont réduits à moins de 200 hommes (je crois que le chiffre exact est de 183, officiers et soldats), sur 5,000 qu’elle a comptés sous les drapeaux, et pas un n’y demeurerait, si le contrat, passé en 1835, avec l’Espagne, était aujourd’hui légalement annulé. La légion anglaise, qui a été beaucoup plus nombreuse, a peut-être laissé à Saint-Sébastien ou à Santander un millier d’hommes, dont l’organisation m’est inconnue et qui pourraient aujourd’hui disparaître jusqu’au dernier, sans que personne les regrettât. Mais, comme tous ceux qui manquent ne sont pas morts dans les hôpitaux de Vittoria ou sur les champs de bataille, comme il y a eu dissolution légale de la première légion Évans, cette coopération indirecte de l’Angleterre est maintenant une source féconde d’embarras et de tracasseries, tant pour le cabinet de Saint-James que pour celui de Madrid. L’Espagne doit encore des sommes considérables aux officiers, soldats, veuves et orphelins de l’ex-légion britannique, qui ont institué à Londres un comité de réclamations chargé de défendre leurs droits. J’ai eu récemment sous les yeux toutes les pièces d’une correspondance officielle à ce sujet entre les présidens du comité, lord Palmerston, M. Villiers et le ministre d’Espagne à Londres, M. d’Aguilar. Les officiers anglais, qui ont signé les mémoires et les lettres dont se compose en partie cette correspondance, sont le brigadier Mac-Dougal, les colonels Wetherall, Jacks, Fortescue, et le lieutenant-colonel d’artillerie Claudius Shaw, qui a publié une histoire de la légion. Le tout est fort instructif. Les signataires des mémoires représentent fort humblement au secrétaire d’état des affaires étrangères que le gouvernement anglais ayant provoqué et encouragé d’une manière non équivoque la formation d’une légion auxiliaire, destinée à servir en Espagne la cause de la reine, ils ont bien mérité de leur patrie en répondant à son appel, et qu’ils ont compté sur sa protection et sa justice, pour recevoir le prix de leurs fatigues et de leur sang. À quoi M. Strangways ou M. Backhouse, sous-secrétaires d’état des affaires étrangères, répondent fort poliment, au nom de lord Palmerston, que leur mémoire a été reçu et immédiatement transmis à l’ambassadeur de sa majesté à Madrid. Puis interviennent des transactions que le défaut d’argent empêche les autorités espagnoles d’exécuter. Nouvelles réclamations des comités ; l’Espagne ne nie point la dette, mais elle n’a pas d’argent. Comme alors les officiers insistent sur les souffrances, les privations, la détresse auxquelles leurs régimens ont été condamnés dans les inutiles campagnes de 1835, 1836, et du commencement de 1837 ! Quel tableau ils tracent de l’imprévoyance des commissariats espagnols, de la mauvaise volonté des autorités locales, de la misère et de la nudité des hôpitaux, de l’effrayante mortalité qui éclaircissait si vite leurs rangs ! Ce n’est pas tout ; les soldats revenus en Angleterre, valides ou invalides, se trouvent sans ressources ; on ne sait qu’en faire, sur quel point les diriger, comment subvenir à leurs premiers besoins. Enfin, après avoir épuisé toute leur éloquence et avoir acquis la conviction absolue que le gouvernement espagnol ne les paierait pas, ils se sont adressés au ministère anglais lui-même, pour qu’il eût à s’en charger, sauf recours ultérieur de sa part contre le trésor de Madrid, dans le cas d’une négociation d’emprunt ou d’un traité de commerce. Mais lord Palmerston leur a fait déclarer qu’il était impossible d’accéder à leur proposition, et je n’ai pas appris que cette déplorable affaire soit sortie de ces derniers termes. Je vous laisse apprécier la moralité d’une combinaison politique qui, après tant d’autres ignominies, est arrivée à un pareil résultat.

Vous avez sans doute entendu dire, comme moi, que le général Espartero avait suspendu l’attaque d’Estella, par suite de ses dissentimens avec le ministère. Depuis on n’avait rien négligé pour le satisfaire ; on lui avait sacrifié des fonctionnaires éminens, on avait mis à sa disposition de nouvelles ressources, et on croyait avoir conjuré une hostilité redoutable. Avait-on pleinement réussi ? J’ai peine à me le persuader. Quoi qu’il en soit, Espartero n’en a pas moins commis la même faute que plusieurs de ses prédécesseurs ; il a fait de la politique au lieu de borner son ambition et de mettre toute sa gloire à bien faire la guerre. Il y aurait bien, si l’on voulait, quelque politique à faire au quartier-général de l’armée du nord ; mais ce n’est pas de celle qu’on y a faite jusqu’à présent. On a cherché à gouverner de là Madrid et la cour ; je crois qu’il vaudrait mieux chercher à agir sur Onate, sur la petite cour et l’état-major de l’armée du prétendant, et principalement sur ceux des chefs carlistes qui ne combattent le gouvernement de la reine que pour maintenir les antiques institutions des provinces basques et de la Navarre. Je crois, en un mot, qu’il serait temps de proposer une transaction basée sur le maintien des fueros aux quatre provinces dans le sein desquelles a éclaté la guerre civile, et qui en sont encore le plus ardent foyer. En repoussant toute autre transaction avec la révolte, le ministère d’Ofalia semblait admettre la nécessité de celle que j’invoque. Il l’a présentée comme désirable et possible dans la Gazette de Madrid, peu de jours avant sa chute. Mais j’ignore s’il la préparait, et je me demande s’il aurait compté pour l’accomplir sur la tentative de Munagorri, dont je n’espère pas grand’chose. Je crains bien que ce ne soit encore une année perdue pour la cause constitutionnelle. Elle ne l’a pas été pour le rétablissement de l’ordre et de quelque régularité dans l’administration ; mais pour le crédit, pour les finances, pour la guerre, on n’aura pas fait un seul pas vers le mieux, qui serait encore si loin du bien !

Le discours de lord Strangford sur nos différends avec le Mexique, dont je vous parlais dans ma dernière lettre, a été, pour certains journaux anglais, le signal d’un redoublement d’attaques au sujet du blocus. L’irritation a même gagné ceux qui rendent ordinairement plus de justice à la France et qui ne se sont pas fait un système de l’aigreur et de la méfiance, à propos de ses moindres mouvemens. Le ministère, provoqué par une adresse de l’association commerciale du sud, s’en est ému aussi, pour la forme, j’aime à le croire, et a demandé des explications tout-à-fait inutiles sur l’expédition de l’amiral Baudin. Je ne comprends rien aux déclamations des journaux anglais. La France exerce à l’égard du Mexique un droit absolu, qui n’est soumis au contrôle de personne. Elle n’a pas d’autorisation à demander aux négocians de Liverpool et de Bristol ; elle n’a pas à consulter les convenances de la cité de Londres, et les représentations qu’on pourrait lui adresser au nom du commerce britannique ont un grave inconvénient : c’est d’encourager les Mexicains dans une résistance qui nous imposera sans doute de nouveaux sacrifices, mais dont il faudra bien que la France vienne à bout, puisque son honneur y est décidément engagé. On n’a pas l’air de s’en douter à Londres, quoique ce soit une conséquence toute simple de l’intérêt que l’Angleterre semblerait prendre à la querelle, et de la partialité qu’elle témoignerait en faveur du Mexique. À Londres, on raisonne autrement ; on invoque les droits des neutres, qui, dit-on, souffrent davantage d’un blocus que l’ennemi lui-même. Mais, de bonne foi, qui a moins respecté les droits des neutres que l’Angleterre, et qui, au contraire, les a plus constamment défendus que la France ? Aujourd’hui, ces droits sont-ils lésés par le blocus des ports mexicains ? Non, monsieur, il n’y a que des intérêts de blessés. Je reconnais que la chose est fâcheuse. Malheureusement, elle est inévitable. Un blocus rigoureux est le seul moyen d’atteindre et de frapper au cœur une puissance éloignée, que les circonstances mettent presque à l’abri d’une guerre d’invasion, et qui tire ses principales ressources du commerce étranger. Il faut bien employer ce moyen-là. Le Mexique a refusé de satisfaire à de justes réclamations, poursuivies pendant longues années par les voies amiables avec une rare patience ; il a donné à la France le droit de lui déclarer la guerre. Au lieu d’exercer ce droit, la France déclare ses ports en état de blocus, et maintient le blocus par des forces réelles. La réalité du blocus n’est-elle pas tout ce que les neutres peuvent exiger ? n’est-ce pas le blocus fictif, le blocus sur le papier, en vertu d’un simple décret, que réprouvent les principes actuels du droit des gens ? Le seul intérêt du commerce anglais, lésé par nos mesures de blocus, ne suffit donc pas pour donner force et valeur à ses réclamations ; car si l’intérêt suffisait en pareil cas, il aurait aussi le droit de se plaindre le jour où la France déclarerait la guerre au Mexique, puisque l’état de guerre nuirait considérablement à ses opérations : et qui ne voit que cette conséquence absurde condamne toute l’argumentation des publicistes anglais ?

Ces messieurs sentent si bien, au reste, le faible de leur position quant au droit, qu’ils se jettent très vite à côté de la question dans les conjectures les plus invraisemblables et les récriminations les moins concluantes. Ainsi ils supposent à la France une ambition qu’elle n’a pas, des vues d’agrandissement qui sont démenties par toute la politique d’un gouvernement sage et ami de la paix, des projets d’établissement pour ses princes, qui, s’ils ne se rattachent pas à des idées entièrement chimériques, n’ont cependant jamais eu rien de sérieux. Vous voyez que je veux vous parler du prince de Joinville, dont le départ pour le Mexique, avec l’expédition de l’amiral Baudin, aurait, dit-on, inspiré quelques inquiétudes. Il est vrai, et cela fait grand honneur à la France, que plusieurs des personnages distingués du Mexique ont souvent désiré l’établissement d’une monarchie constitutionnelle dans ce pays, et jeté les yeux sur les enfans du roi, pour une couronne qui aurait pu être si belle. Qu’il y ait eu quelque chose de plus ; que ces vœux soient arrivés jusqu’au gouvernement français ; qu’au milieu des guerres anarchiques et cruelles dont le Mexique a été si fréquemment le théâtre depuis son émancipation, le parti français ait tenté d’ouvrir des négociations éventuelles, de former des intelligences à Paris, c’est ce que je croirais volontiers. Mais je sais que jamais on ne s’est laissé éblouir ici par l’attrait d’une couronne au-delà de l’Océan, et que jamais on n’a donné le moindre encouragement aux flatteuses illusions de ceux qui, sans avoir mission de l’offrir, pensaient que ce ne serait pas une conquête difficile pour un prince français. Le prince de Joinville est allé chercher de la gloire et des dangers, sous les formidables remparts de Saint-Jean d’Ulloa, si la résistance obstinée que semble annoncer le discours du président Bustamente au congrès, nous force à faire jouer le canon : voilà tout. C’est un jeune officier de marine et non un prétendant que l’amiral Baudin a sur son escadre. Si l’Angleterre a feint d’en être inquiète, on a dû la rassurer, et je ne doute pas que ses soupçons ne se soient bientôt dissipés.

Les appréhensions qu’on témoigne de l’autre côté du détroit, les mesquines jalousies que l’on essaie de réveiller, les prétendues raisons qu’on allègue contre notre droit, les apologies que l’on présente du gouvernement mexicain, tout dans cette polémique est donc également injuste, maladroit, dénué de sens et de fondement. Mais cela prouve, monsieur, qu’il faut jouer serré avec nos voisins. C’est chez eux cependant que l’on a très bien résumé, dans les quelques lignes suivantes, la situation respective des parties intéressées. « Les Mexicains se sont habitués à croire qu’ils pouvaient impunément opprimer et voler les sujets des plus puissans états, dans la supposition que si l’Angleterre, ou la France, ou l’union de l’Amérique du Nord, finissaient par leur demander compte de leurs méfaits, il y aurait au moins une de ces trois puissances qui interviendrait en leur faveur. Ce calcul sera déjoué, il faut l’espérer ; et nous n’irons pas nous brouiller avec la France pour défendre, contre elle, la cause du Mexique, ses extorsions et ses perfidies, comme si nous étions jaloux de lui voir énergiquement venger les droits méconnus de ses enfans, tandis que les nôtres sont négligés par lord Palmerston. »

Un dernier mot là-dessus. Je n’adopte pas l’accusation portée ici contre lord Palmerston, et la tiens pour fausse de tous points. Mais, je le répète cette fois encore, l’Europe entière est intéressée à ce que la France obtienne enfin justice du Mexique, et le commerce anglais, auquel le nôtre ne dispute point la prééminence en Amérique, y gagnera une sécurité, une liberté de développement dont nous ne lui envierons pas le bienfait.


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  1. La plupart des nouveaux ministres nommés jusqu’à présent ne le sont que par intérim. Celui des finances, M. de Montevirgen, a figuré dans l’opposition que M. Martinez de La Rosa eut à combattre. Quant au ministère de la guerre, qui est le plus important, il serait à désirer que le général Aldama, homme dans la force de l’âge, voulut l’accepter, ce qui est douteux. On pense à le confier au général Tacon, ex-capitaine-général de Cuba, en ce moment à Paris. Tacon a des qualités assez remarquables, et il se distingue par une grande fermeté de caractère. Mais il est un peu usé, et peut-être trop habitué à l’exercice d’une autorité despotique, dont la rigueur ne serait pas aussi convenable à Madrid qu’elle était nécessaire à la Havane.