Lettres sur la situation extérieure/07

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LETTRES SUR LA SITUATION EXTÉRIEURE.
vii.
Monsieur,

Une résolution généreuse du pacha d’Égypte trompe à la fois ses amis et ses ennemis : il accepte le fameux traité de commerce. En même temps, pour démontrer qu’il ajourne ses projets, et qu’il croit n’avoir de quelques mois rien à démêler avec les puissances qui ont exigé cet ajournement, dans l’intérêt de la paix générale, il est parti pour le Sennaar, comme il l’avait annoncé. L’un et l’autre fait sont également certains, quoi qu’on en dise dans les journaux allemands et anglais. Ce qui n’est pas moins certain, c’est qu’une pareille résolution entraîne pour lui la nécessité d’apporter les plus graves modifications dans tout son système administratif, car il n’entend rien changer à l’appareil extérieur de sa puissance ; il fait toutes ses réserves pour l’avenir, et ne veut pas, à la fin d’une si grande carrière, redescendre au rang de simple préfet de la Porte, ce qu’il n’a du reste jamais été. La situation devient donc embarrassante. On espérait le forcer à une révolte ouverte, et le faire écraser par l’Angleterre et la Russie, ou le ruiner, et lui ne veut ni se révolter ni être ruiné. Il lui faut en conséquence un nouvel effort de génie, une nouvelle faveur de la fortune, pour sortir intact et toujours redoutable de cette crise, qu’il ne saura gré ni à l’Angleterre ni au sultan Mahmoud d’avoir provoquée. Je ne doute pas de son succès. Dans sa longue carrière, il n’a pas trouvé beaucoup de choses impossibles. Aujourd’hui, ce qu’il y aurait à craindre, ce serait que les forces et la vie vinssent à lui manquer. Mais rien encore ne trahit chez lui la décrépitude, et quand on connaît les mœurs des Turcs, on peut tout attendre d’un homme qui, l’année dernière, a licencié son harem, en déclarant aux consuls européens qu’il ne voulait pas user dans des plaisirs dangereux à son âge une existence qu’il avait besoin de prolonger encore quelques années.

Me serais-je donc trompé, quand je vous exposais, dans ma dernière lettre, l’impossibilité où se trouvait Méhémet-Ali de reconnaître et de laisser exécuter dans ses gouvernemens le traité de commerce signé à Constantinople par lord Ponsonby ? Aurais-je grossi à plaisir ce nuage, vers lequel je savais que tous les yeux étaient tournés avec inquiétude, et que je n’étais pas seul à croire chargé de tant de dangers pour la tranquillité du monde ? Voilà ce que je me demande depuis quelques jours, maintenant que Méhémet-Ali accepte le traité, et que déjà, dit-on, son puissant génie lui a fourni les moyens de suppléer, par des combinaisons nouvelles, aux ressources qui bientôt lui manqueront. Si cela est vrai, on ne peut que s’en féliciter. Un pareil résultat, une solution aussi simple d’un problème si épineux et si grave, rentrent trop dans les vues de conservation, de progrès pacifique, de conciliation et d’ordre général, que je vous ai développées, pour que je ne m’empresse pas de les adopter avec joie. Mais il me reste des doutes, sinon sur le fait même de l’acceptation du traité par Méhémet-Ali, au moins sur la manière dont cette acceptation doit s’entendre, et de toute façon je crois qu’il y a des explications à donner sur l’état passé et présent des choses en Égypte, afin de bien comprendre ce dont il s’agit, et de mieux préjuger l’avenir, si faire se peut.

On sait généralement, monsieur, que dans tous les pays orientaux, la propriété du sol n’existe pas sous les mêmes conditions, ni aussi parfaite et aussi absolue qu’en Europe. Les lois, ou plutôt les traditions qui la régissent, varient selon les lieux, les peuples, les degrés de civilisation et de richesse, et même selon certains faits antérieurs, comme celui de la conquête. En Syrie, par exemple, par l’effet de la conquête turque (c’est Volney qui l’atteste), le souverain était devenu seul propriétaire du sol ; il possédait seul tous les droits qui se rattachent à notre idée de la propriété. Mais ces droits, il ne les exerçait pas tous, ou ne les exerçait qu’incomplètement. Le fait de la possession et d’une longue exploitation avait insensiblement transformé le droit précaire et révocable du fermier ou tenancier en un titre de jouissance presque inamovible. Sous le gouvernement des mamelouks, la condition de l’Égypte, à cet égard, était absolument la même. La propriété du sol s’y confondait avec la souveraineté du pays. Le paysan arabe, le fellah, n’était pas propriétaire. Mais les cheiks et les beys mameloucks se partageaient la propriété imparfaite des villages et des terres, dont le droit absolu résidait dans la personne du souverain, le sultan de Constantinople. Je vous demande pardon de l’aridité de ces détails qui sont indispensables ici. Laissons maintenant la Syrie de côté, et ne nous occupons que de l’Égypte.

Tel est donc l’état dans lequel Méhémet-Ali trouva le droit de propriété territoriale en Égypte, et le laissa, si je ne me trompe, jusqu’en 1814. Pour le dire en passant, on peut voir dans l’admirable ouvrage de Volney à quelle misère cette condition de la propriété, jointe à plusieurs autres causes non moins actives, avait réduit l’une des contrées du monde les plus fertiles. Au reste, il serait, je crois, fort difficile de constater ce que devinrent légalement les villages et les terres des beys mameloucks pendant l’effroyable guerre civile qui désola l’Égypte, depuis la retraite des Français jusqu’à l’extermination du plus grand nombre des beys et la fuite des autres dans le Dongolah. Méhémet-Ali, qui fondait alors sa grandeur personnelle sur la ruine de ses ennemis du dehors et du dedans, et qui, à force d’habileté, s’élevait péniblement du rang de chef obscur d’une troupe d’Albanais à celui de pacha du Caire, élu par les habitans eux-mêmes, et confirmé, bon gré, mal gré, par la Porte ; Méhémet-Ali, dis-je, avait à s’occuper d’autre chose que de la répartition des terres de l’Égypte. Quand les fellahs n’avaient point déserté leurs villages, ils cultivèrent, sans se soucier du propriétaire, pour leur chétive existence d’abord, et ensuite pour celui de leurs maîtres, albanais, turcs ou mameloucks, qui se trouvait momentanément le plus fort. Mais, en 1814, Méhémet-Ali, vainqueur de tous ses ennemis, reconnu déjà depuis sept ans pacha du Caire par le divan, préoccupé des grands desseins dont l’exécution devait transformer la face de l’Égypte, et préparer l’avénement d’une nouvelle puissance musulmane dans le monde, commença cette révolution par la confiscation et la concentration entre ses mains de toutes les propriétés territoriales dont les particuliers étaient restés ou s’étaient mis en possession à la faveur des derniers troubles. Cet acte est le point de départ d’une situation nouvelle et le principe de tout ce que le pacha d’Égypte a pu accomplir depuis. Sa flotte, son armée, la destruction des Wahabites, la conquête de la Nubie, du Dongolah et du Sennaar, la conquête de la Syrie, en 1832, les merveilles de son administration intérieure, les prodigieux ouvrages qu’il a exécutés à Alexandrie, tout est là, tout est en germe dans cette mesure hardie qui devait lui procurer des ressources immenses, et plus considérables qu’il ne l’espérait lui-même.

Au commencement de 1814, pendant que Méhémet-Ali dirigeait en personne les opérations de la guerre d’Arabie contre les Wahabites, le kiaya-bey, qui gouvernait l’Égypte en son absence, reçut l’ordre de s’emparer de toutes les propriétés foncières appartenant aux particuliers, et s’empressa de l’exécuter. Il est probable que le pacha ne s’attendait point à une grande résistance de la part des propriétaires spoliés, puisqu’il confia l’accomplissement d’une mesure, en apparence aussi violente, à l’autorité subalterne d’un de ses lieutenans, et frappa ce coup à une époque où il n’y avait que peu de troupes en Égypte pour réprimer une révolte possible, et à laquelle son absence aurait encouragé les mécontens. Méhémet-Ali ne s’était pas trompé. En effet, l’exécution de ses ordres ne rencontra point de difficultés sérieuses, et ce fut ainsi qu’il se trouva bientôt maître de tout le sol de l’Égypte. Cependant il ne faudrait pas croire que cette dépossession, moins illégitime en Orient qu’elle ne le serait en Europe, n’ait pas donné lieu à des réclamations et n’ait pas occasionné quelques troubles. Dans le cours des deux ou trois années qui l’ont suivie, on remarque des évènemens intérieurs auxquels elle se rattache comme cause principale ou comme accessoire. C’est, par exemple, une certaine agitation au Caire, puis la destitution d’un cheick accusé de quelques méfaits, mais coupable surtout d’avoir sans cesse réclamé la restitution des propriétés saisies. Plus tard encore, la vie et la puissance de Méhémet-Ali sont menacées par une conspiration, et au nombre des conjurés se trouvent des chefs turcs ou albanais qui ont perdu leurs villages. Une étude plus approfondie de ce qui s’est passé en Égypte, depuis 1814, ferait peut-être découvrir des tentatives de résistance plus nombreuses, et il n’est pas douteux que cette confiscation en masse des propriétés territoriales ne soit un fait essentiel dans l’économie sociale du peuple égyptien. Mais les détails que je viens de donner suffisent au but que je me propose. Il en résulte d’abord que la mesure fut exécutée, malgré les obstacles plus ou moins graves qu’elle put rencontrer ; en second lieu, que la constitution économique de l’Égypte permettait d’envisager une pareille entreprise, sinon comme toute simple, du moins comme très praticable, et lui ôtait ce caractère de monstrueuse violence qu’elle aurait partout ailleurs qu’en Orient.

Ces faits établis, voici les conclusions qu’on en peut tirer : Il n’y a plus, à peu d’exceptions près, d’intermédiaire en Égypte entre la puissance souveraine, représentée par le pacha, et le paysan qui cultive la terre. Tous les cultivateurs sont les fermiers ou les ouvriers du vice-roi. C’est donc au vice-roi que la récolte appartient. Seul, il a le droit de fixer l’espèce de culture à laquelle sera consacrée telle ou telle partie du sol. Ce n’est pas, à proprement parler, un monopole qu’il exerce en se réservant la vente des cotons ou autres produits, car il ne les achète pas au propriétaire. Il est payé en nature par son fermier, qu’il indemnise autrement de son travail. Je crois présenter ici sous leur véritable jour les rapports du pacha d’Égypte avec le fellah. C’est parce que le premier est le seul propriétaire du sol, qu’il est le seul marchand des produits, et que le second est obligé de les verser directement dans ses magasins. Aussi a-t-on justement comparé l’Égypte à une grande ferme, dans laquelle les préfets et gouverneurs de provinces exercent, avec le pouvoir politique, des fonctions analogues à celles des surveillans du travail des nègres dans les plantations des colonies. Telle est donc la source de mes doutes sur l’abolition des monopoles dans les pays gouvernés par Méhémet-Ali. Il est évident que si la propriété territoriale y est constituée comme je l’ai dit, la suppression du monopole de ses produits entraîne un changement dans sa constitution même. Ceci ne s’applique, il est vrai, qu’au monopole des produits à exporter. Si Méhémet-Ali s’est encore attribué le droit d’acheter seul au marchand étranger certains objets de consommation pour les revendre en détail à la population égyptienne, soit directement, soit par des intermédiaires, je reconnais que ce droit lui est enlevé par l’acceptation du traité de commerce qui nous a engagés dans l’examen de cette question. Je sais qu’il existe effectivement des monopoles de ce genre sur les importations. Le pacha perdrait en y renonçant ; mais pour ceux-là, du moins, on ne voit pas sur quel autre principe que le droit du plus fort il se fonderait pour les maintenir, une fois le traité de Constantinople loyalement accepté par lui.

Je crains, monsieur, que ces explications ne vous paraissent un peu longues ; je les ai cependant jugées indispensables, soit pour préparer les esprits à une interprétation restreinte du traité, que Méhémet-Ali pourrait vouloir baser sur l’état de la propriété en Égypte, soit afin que l’on comprenne mieux les combinaisons financières auxquelles il demandera l’équivalent des produits du monopole. Si vous en tirez la même conclusion que moi, vous me permettez de conserver mes incertitudes et mes doutes sur la portée de la résolution prise par le pacha d’Égypte. On peut d’ailleurs donner à cette résolution toute l’extension dont elle est susceptible, sans avoir pour cela tranché la question qui s’agite en Orient, et qui semble chaque jour se compliquer davantage. C’est maintenant l’attitude menaçante prise par l’Angleterre qui en est le trait le plus saillant. Admettons les prétentions de Méhémet-Ali écartées ou ajournées : un regard attentif et profond nous montrera la question posée plus nettement que jamais entre l’Angleterre et la Russie. Nous avons vu ces deux puissances ouvertement aux prises sous les murs d’Hérat, dans les conseils du souverain de la Perse. Tandis que le comte Simonich, ministre de Russie à Téhéran, pressait le shah d’entreprendre une expédition contre l’allié de l’Angleterre, M. Ellis et M. Mac-Neill, ministres anglais près de la même cour, voyaient toutes leurs remontrances et leurs avis contraires échouer devant l’influence prépondérante de la Russie, et l’expédition commencer et se poursuivre en dépit des plus grands obstacles ; tandis que le même ministre russe dirigeait en personne les opérations du siége d’Hérat, et que des officiers russes conduisaient à l’assaut les troupes persanes, les officiers anglais qui étaient au service de la Perse depuis quelques années, quittaient ce pays par ordre de leur gouvernement et de leur ambassadeur. Bientôt après, l’Angleterre s’opposait à l’expédition du shah de Perse contre son allié, par l’occupation d’un point important du golfe Persique, et on annonçait que M. Mac-Neill sortait de la Perse avec tous les négocians anglais établis en ce pays. La cour de Téhéran, que se disputaient l’Angleterre et la Russie, échappe donc décidément à la première pour s’allier avec la seconde, pour subir la domination morale du cabinet de Pétersbourg et servir ses ressentimens ou ses projets. À Constantinople, une lutte du même genre paraît avoir une issue différente. La Porte Ottomane s’était laissée asservir par l’influence russe ; M. de Boutenieff inspirait les résolutions du divan, changeait à son gré les principaux fonctionnaires de l’empire turc, exigeait et obtenait le concours de la Turquie à la guerre sanglante dont la Circassie est le théâtre. Mais aujourd’hui cet ascendant s’affaiblit ; l’influence russe chancelle et semble près de succomber. Un rapprochement, qui revêt tous les caractères d’une étroite alliance, s’est opéré entre l’Angleterre et le sultan Mahmoud. Ce rapprochement est si manifeste, que déjà la voix publique, à tort ou à raison, le dit consacré par un traité d’alliance offensive et défensive dont les évènemens de la Perse seraient le prétexte ; et cette rumeur, peut-être mal fondée, coïncide avec des plaintes toutes nouvelles qui trahissent le mécontentement et l’inquiétude de la Russie. Vous avez sans doute lu, monsieur, cet étrange article de la Gazette d’Augsbourg dans lequel, sous la forme d’une lettre d’Odessa, le cabinet de Pétersbourg essaie tour à tour de la menace, de la séduction, de la forfanterie. D’abord, c’est la Russie méridionale qui se remplit de soldats et prend de toutes parts un aspect belliqueux : la Russie est donc préparée à tout évènement ; elle ne veut pas être prise au dépourvu, et sa formidable puissance se développera au premier signal. Puis on insinue que la Porte Ottomane, séduite par les souvenirs de son ancienne grandeur, apprécie mal sa situation et sa faiblesse présentes. On lui reproche de chercher au loin des amis équivoques, dont le secours incertain se ferait trop attendre et serait insuffisant, si elle était de nouveau menacée par les armes du pacha d’Égypte au cœur de l’Asie mineure. C’est évidemment contre la mission de Reschid-Pacha en Angleterre et en France que réclame l’interprète du gouvernement russe. Cette mission est donc jugée à Pétersbourg une espèce d’infraction au traité d’Unkiar-Skelessi, qui devait identifier à jamais la politique de la Russie et celle de la Porte Ottomane, et faire dépendre de la modération de l’empereur Nicolas l’existence du sultan Mahmoud ! Ainsi le gouvernement russe se fonde sur tout le mal qu’il a fait à la Turquie, c’est-à-dire sur les conquêtes qui l’ont rapproché de sa capitale, pour que celle-ci se repose désormais sur lui seul de son avenir et de son indépendance. S’il faut en croire le correspondant de la Gazette d’Augsbourg, les prétentions de la Russie sont à peu près les mêmes à l’égard de toute l’Europe. C’est grâce à la modération et au désintéressement de cette puissance, que la paix n’est pas troublée, et pour que l’on n’y voie pas un signe de faiblesse, la Russie se hâte de proclamer qu’elle est l’arbitre du continent, que son influence est reconnue en Allemagne, que la Perse est son alliée, que la communauté d’origine, de langage et de religion la met à la tête de toutes les races slaves, qui ont les yeux tournés constamment vers elle, et reçoivent d’elle l’impulsion et le mouvement. Je ne sais comment l’Autriche, qui a des Slaves dans son empire, prendra cette rodomontade. La Russie va plus loin encore. Elle déclare que la France même recherche son amitié, ce qui vous paraîtra certainement, comme à moi, une exagération un peu forte et presque une impertinence. On conviendra en vérité que la Turquie a bien tort de ne pas exclusivement se fier à tant de puissance et de magnanimité.

Malheureusement tout n’est pas forfanterie et mensonge dans ces déclarations que fait la Russie à l’Europe. Il est vrai, il est certain que de grands mouvemens de troupes ont lieu dans les provinces méridionales de l’empire, que des armées s’y rassemblent, que la marine déploie la même activité, et que plusieurs symptômes y accusent des pensées de guerre prochaine. Ces préparatifs, ralentis pendant quelque temps, ont même reçu depuis peu une impulsion nouvelle, et on donne à entendre qu’il ne s’agit plus seulement de la guerre de Circassie. De quoi s’agit-il donc, si ce n’est d’une campagne à Constantinople et dans l’Anatolie, au premier prétexte que donneraient une agression du pacha d’Égypte, un renouvellement de ses projets d’indépendance, ou quelque tentative sérieuse de la part du divan, pour échapper à l’influence russe ? Car la Russie ne ménagera son ancienne ennemie, et son alliée bien équivoque du moment présent, qu’à une condition : c’est que son ambassadeur sera plus puissant à Constantinople que le sultan lui-même, qu’il y tiendra tous les fils du gouvernement et de l’administration, et restera le maître, comme il l’est aujourd’hui, de faire destituer les fonctionnaires qui encourageraient ou toléreraient le commerce de contrebande entre les ports turcs de la mer Noire et les peuplades du Caucase. Il est évident que l’Angleterre cherche maintenant à soustraire le divan à un ascendant qui lui pèse, et qu’elle a réussi, par l’entremise de Reschid-Pacha, à faire accepter des offres éventuelles de secours. La réunion de l’escadre de l’amiral Stopford avec celle du capitan-pacha, la parfaite intelligence établie entre les deux commandans, toutes les mesures prises pour assurer entre les deux flottes une coopération active et donner à leurs mouvemens une direction commune, ce sont là des faits bien remarquables et de nature à éveiller la jalouse susceptibilité du cabinet de Pétersbourg. Jamais, en effet, l’espèce de domination qu’il avait fondée à Constantinople, par le traité d’Unkiar-Skelessi, n’a dû paraître plus sérieusement menacée, et il y a dans une pareille situation les élémens d’évènemens plus décisifs. Je crois que les deux gouvernemens s’y préparent ; mais l’opinion des gouvernés a devancé la résolution des gouvernans. En Angleterre surtout, la nation désire ardemment une guerre contre la Russie ; c’est le vœu de tous les partis. Whigs et tories n’ont là-dessus qu’une voix, et, malgré la force des habitudes de notre civilisation, qui rapprochent les classes élevées de tous les pays de l’Europe, pour n’en faire qu’une seule société dont tous les membres ont les mêmes goûts et parlent la même langue, l’éloignement des Anglais pour les Russes s’est prononcé cette année en Allemagne, aux eaux et dans les cercles, avec une énergie hautement significative. Cependant voilà un nouvel ambassadeur d’Angleterre qui se rend à Pétersbourg. C’est lord Clanricarde, un des plus ardens réformistes de la chambre des lords, et par conséquent dans les mêmes principes politiques que son prédécesseur, lord Durham. Le marquis de Clanricarde a épousé la fille de Canning, et appartient à une ancienne famille irlandaise. Il est plus jeune que lord Durham et que M. Villiers, l’un des plus jeunes représentans de la Grande-Bretagne près des cours étrangères. On lui a donné, comme premier secrétaire d’ambassade, M. Henri Lytton Bulwer, frère du romancier, et qui a dû puiser, dans l’exercice des mêmes fonctions à Constantinople, sous lord Ponsonby, une connaissance approfondie de la question d’Orient.

Depuis un mois que je ne vous ai parlé de l’Espagne, l’état de ce malheureux pays ne s’est nullement amélioré. Le ministère de M. le duc de Frias ne semble exister que dans la Gazette de Madrid. Cependant il est sorti tout récemment du provisoire et de l’intérim. M. de Valgornera, beaucoup plus connu en politique sous le nom de Torremejia, et M. de Montevirgen, ont définitivement consenti à garder les portefeuilles dont ils n’étaient que les dépositaires. On a appelé au ministère de la guerre le général Alaix, qui vient d’être battu en Navarre, et qui ne devait pas se trouver à Madrid au moment de sa nomination, car je crois qu’il est retenu à Pampelune par les suites d’une blessure reçue dans sa dernière affaire avec les carlistes. Enfin on a trouvé un ministre de la marine ; c’est un sous-secrétaire-d’état, appelé M. de Ponzoa. Je ne pense pas que ce nouveau ministre ait jusqu’à présent beaucoup fait parler de lui. Il est possible que définitivement constitué, ce ministère n’offre plus le spectacle des tiraillemens et de l’impuissance qui ont tristement signalé les premiers jours de son existence. M. de Frias a eu néanmoins le mérite de comprendre que, dans une pareille situation, il fallait appeler les cortès autour d’un trône menacé, et rendre ainsi quelque courage à l’opinion modérée qui commence à désespérer d’elle-même. Mais en même temps il a eu de grandes faiblesses. Il a laissé le ministre de la guerre par intérim, le général Aldama, se rendre dans une assemblée d’officiers de la garde nationale et d’officiers de l’armée, pour y donner des explications parfaitement inutiles sur une mission que le gouvernement venait de confier au général Narvaez. Sa conduite n’a pas été plus décidée envers ce même général. Après l’avoir rappelé de la Manche pour l’envoyer dans la Vieille-Castille, il a hésité à lui faire exécuter ses ordres ; il a reculé devant les plus sottes clameurs, et en présence de ces faiblesses, on s’est demandé avec douleur s’il y avait un ministère à Madrid. Pour comble de maux, la levée du siége de Morella et la retraite d’Espartero ont été suivies dans le Bas-Aragon et dans la Navarre de deux nouveaux échecs. En Aragon, la division Pardinas est détruite tout entière par Cabrera ; en Navarre, Alaix essuie une défaite sur les bords de l’Arga, moins grave, il est vrai, mais dont l’effet ne pouvait être que déplorable sur des troupes mécontentes et démoralisées. Pardinas, que l’on dit mort ou prisonnier, était un général de fraîche date, qui avait remporté quelques avantages sur les bandes carlistes de la province de Tolède et dont la brillante valeur inspirait beaucoup de confiance au soldat.

Le ministre d’Espagne à Londres, M. Aguilar, est sur le point de quitter cette résidence, où il sera remplacé par le général Alava, qui se trouvait ces jours derniers et qui est peut-être encore à Paris. M. Aguilar, envoyé à Londres par M. Calatrava après la révolution de la Granja, y avait éprouvé des désagrémens sans nombre, par suite du licenciement de la légion anglaise et des réclamations pécuniaires auxquelles la détresse du gouvernement espagnol n’a pas permis de donner satisfaction. Le général Alava, bien connu d’ailleurs en Angleterre, a déjà occupé une fois, dans ce pays, le poste qu’il va reprendre aujourd’hui. C’est pendant son ambassade que les cours de Paris et de Londres se sont entendues pour cette création de légions auxiliaires, pour cette intervention indirecte dont les suites n’ont pas répondu à l’espoir qu’en avaient conçu les amis de la cause constitutionnelle. M. Villiers retourne de son côté à Madrid. M. Mendizabal et M. de Toreno font aussi leurs préparatifs de départ, pour assister aux premiers débats de la session. À moins d’évènemens extérieurs, que la fatigue universelle et le découragement de tous les partis ne donnent pas lieu de prévoir, l’opinion modérée conservera son ascendant au sein des cortès. Quelques divisions se manifestaient dans ses rangs ; mais pour obvier à leurs funestes conséquences, les principaux personnages de ce parti ont fondé à Madrid une espèce de conférence où le plus généreux désintéressement s’est aussitôt manifesté chez les hommes que la supériorité de leur esprit et leur haute position sembleraient devoir convier à des prétentions ambitieuses. Le ministère trouvera infailliblement un appui dans cette réunion provoquée par la gravité des circonstances, et qui ne mérite pas le reproche de vouloir substituer son action à celle du gouvernement. En dehors, s’agitent les restes d’un parti désorganisé, auquel malheureusement ses successeurs au pouvoir n’opposent pas des victoires assez belles pour qu’il perde toute influence sur la nation. Ce parti, qui a pour lui, à Madrid, l’ayuntamiento constitutionnel et la députation provinciale, corporations élues sous le ministère Calatrava, leur a dicté, peu de jours après la formation du nouveau cabinet, des représentations qu’elles ont été admises à présenter à la reine, représentations vagues et déclamatoires, mais qui étaient au fond des actes d’hostilité contre M. d’Ofalia et l’opinion modérée. Dans l’état présent des choses, il cherchera à exploiter, par quelque démonstration du même genre, le double revers des armes de la reine. Toutefois, je ne crois pas qu’il réussisse à passionner la population, et si Espartero ne se laisse pas gagner par les intrigues, cette agitation, toute à la surface, ne sera suivie d’aucun effet. Vous voyez au reste, monsieur, que je ne m’étais pas trompé, quand je vous disais, il y a un mois, que c’était encore une année de perdue pour l’Espagne. Je vous dirais bien pis, si j’en croyais mes pressentimens et l’opinion que je me suis faite depuis trois ans sur cette terrible guerre. Mais à quoi bon être prophète de malheur, quand on ne peut indiquer le moyen de salut ?

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