Lettres sur la situation extérieure/10
Quand on examine avec soin, sans prétention et sans parti pris, la situation actuelle des affaires en Europe et les rapports des grandes puissances entre elles, on se demande si le rôle que joue la France dans le monde depuis la révolution de juillet, si l’attitude qu’elle conserve, méritent ces reproches d’abaissement et d’humiliation qui retentissent dans la presse, et que les passions politiques iront peut-être bientôt porter à la tribune. Pour moi, je ne le crois pas, et sans abdiquer la liberté de mon jugement sur chacun des actes en particulier, ce qui me met d’abord en défiance de ces accusations, c’est que, depuis huit ans, les adversaires du gouvernement les répètent sans se donner la peine de les renouveler, à propos de tout et contre tous les ministères, l’un après l’autre. Assurément, je ne voudrais pas prétendre que ce soit là une fin de non-recevoir absolument décisive, et que, pour s’être trompée si long-temps, l’opposition ne puisse pas, à la rigueur, avoir un jour raison sur tel ou tel point de la politique extérieure du gouvernement. Mais on conviendra du moins que c’est contre elle une première présomption assez défavorable, et qu’elle n’a point l’avantage du terrain. On pourrait dire encore, il est vrai, que ses rangs se sont élargis pour recevoir des hommes d’état dont elle a autrefois nié l’intelligence, dénaturé les intentions, méconnu le dévouement aux intérêts de la France et de la liberté ; on pourrait dire que ces mêmes hommes d’état, devenus les chefs et l’espoir de l’opposition, ne reconnaissent plus ou prétendent ne plus reconnaître leur politique dans ce qui se fait aujourd’hui ; qu’ils blâment hautement certains actes, certaines résolutions, certains sacrifices auxquels probablement ils n’auraient pas consenti, s’ils étaient restés au pouvoir. Je ne l’ignore pas ; et sans doute c’est là une circonstance qui ne manque pas de gravité, c’est un fait qui tient et doit tenir une grande place dans la situation actuelle des esprits et des choses. Mais n’est-il pas à craindre que le point de vue ayant changé, bien que l’instrument soit resté le même, l’erreur se soit glissée par là dans des jugemens qui reposent désormais sur une base différente. En admettant la même bonne foi de part et d’autre, il est évident que le point de vue du pouvoir et le point de vue de l’opposition ne donneront jamais les mêmes résultats. Ceux qui auraient intérêt à le contester maintenant l’ont établi autrefois bien plus éloquemment que je ne saurais le faire. Aussi est-il permis de discuter des accusations qui, pour être adoptées en ce moment par quelques-uns des hommes dont la politique a été l’objet d’accusations semblables, n’en ont peut-être pas un meilleur fondement, et se ressentent peut-être trop de la liberté de critique que laisse l’absence de responsabilité.
J’ai besoin, monsieur, pour entrer avec fruit dans cette discussion, de remonter un peu loin. Mais rassurez-vous, je serai court et ne rappellerai le passé qu’autant qu’il le faudra pour l’intelligence et la justification du présent. Vous savez qu’à l’origine de notre gouvernement, deux systèmes de politique extérieure se sont offerts à son choix, le système de paix et le système de guerre ; ou pour mieux dire, le système de fidélité aux traités, de respect pour les engagemens pris avec l’Europe dans des circonstances différentes, et le système de réaction violente contre ces mêmes traités, d’expansion armée au dehors, de conquête matérielle par la force et au profit de la France, ou de conquête morale par la propagation des principes révolutionnaires et à leur profit. Telles sont les deux voies entre lesquelles le nouveau souverain et son gouvernement ont eu à choisir. C’est le premier système qui a été adopté, et celui-là que, pendant plusieurs années, de grands orateurs et de grands ministres ont soutenu et fait prévaloir, par une lutte de tous les jours, contre les passions, les menaces, les emportemens, les prédictions sinistres du parti de la guerre, contre les regrets d’un patriotisme plus ardent qu’éclairé, contre les frémissemens de l’esprit militaire, contre les plus respectables sentimens de l’humanité, contre les inquiétudes les mieux fondées en apparence. Personne n’a oublié ces longues et orageuses séances de la chambre des députés, qui tenaient en suspens les destinées de l’Europe, et dans lesquelles le système du gouvernement, défendu et attaqué par les voix les plus puissantes, a remporté autant de victoires qu’il a livré de combats. Et cependant quelles causes populaires c’était que la cause de la Pologne et la cause de l’Italie ! quel immense intérêt avaient pour nous, pour l’Europe occidentale, pour la civilisation même, le rétablissement de l’antique barrière polonaise contre la formidable ambition de la Russie, et l’indépendance de l’Italie centrale contre l’ambition moins gigantesque, mais bien menaçante aussi, de la cour d’Autriche ! Que d’ardens désirs on excitait en nous, quand on nous parlait de nos frontières naturelles, de la limite du Rhin et de la limite des Alpes, quand on appelait à grands cris une réaction victorieuse de la France contre les désastres de 1814 et de 1815 ! Mais une politique plus sage, plus humaine, plus avare du sang et des trésors de la France, avait prévalu dans les conseils du roi, et c’était au nom de cette politique que la nouvelle dynastie et le nouveau gouvernement commandaient le respect à l’Europe étonnée. Les traités de 1815, on les acceptait, sauf à profiter des évènemens pour élargir le cercle de fer qu’ils avaient tracé autour de nous ; et c’est ce que la France a fait peu de temps après, en protégeant dès le premier jour, contre l’intervention prussienne, l’indépendance naissante de la Belgique, résolution courageuse et habile dont l’honneur revient à M. Molé. La distribution des forces et des territoires en Europe, on la reconnaissait, pourvu que les petits états fussent garantis contre tout empiétement ultérieur des grandes puissances ; et c’est encore ce qu’on a fait en Italie, quand la France y a envoyé ses troupes après la seconde invasion des Autrichiens, pour ne s’en retirer qu’avec eux. Enfin, on renonçait à la propagande libérale, mais dans l’espoir fondé que l’exemple d’un gouvernement qui réaliserait le difficile accord du pouvoir ou de l’ordre avec la liberté, serait tout puissant sur l’Europe et finirait par y acquérir une force irrésistible.
Voilà pourtant, monsieur, ce qu’on a voulu, le système de politique extérieure qu’on a délibérément adopté le lendemain de la révolution de juillet ; voilà le jugement que tous les pouvoirs publics ont sanctionné et confirmé tour à tour après des débats contradictoires, en plusieurs circonstances décisives, qui semblaient provoquer et auraient pu justifier un changement de direction. Je ne sais si je vous ai bien rendu ma pensée et celle des autres, mais je crois que vous aurez retrouvé dans ces quelques mots la substance de ces longs et éloquens discours, de ces improvisations si soudaines et si heureuses qui ont tant de fois raffermi l’opinion chancelante des assemblées législatives, et désarmé les peuples prêts à se ruer de nouveau les uns contre les autres. Était-ce donc lâcheté, crainte d’avoir à livrer un combat inégal ? Était-ce l’effet d’une indigne connivence avec les ennemis de la liberté ? Car on supposait tout alors comme aujourd’hui, avec cette différence que les adversaires ne sont plus les mêmes, et vous trouveriez cette révoltante supposition adoptée de bonne foi par le général Lafayette, dans une lettre confidentielle, écrite, si je ne me trompe, sous le ministère du 11 octobre. Mais non : ce n’était ni lâcheté, ni coupable complaisance pour les puissances étrangères. C’était, de la part des hommes éminens qui avaient la responsabilité de cette politique, une conviction pleine et entière, que le besoin de la paix tenait la première place dans les nécessités générales de l’Europe, que nous ne serions pas attaqués chez nous, si nous n’allions pas attaquer les autres ; que la modération et le désintéressement feraient au roi et à son gouvernement autant d’honneur qu’une politique ambitieuse et conquérante, que personne en Europe ne se méprendrait sur le véritable principe de cette modération, et qu’enfin la France, avec ses trente-trois millions d’ames, son admirable unité, la vigueur des ressorts de son administration, sa constitution territoriale, le caractère de ses enfans et la concentration de ses ressources, pouvait toujours se suffire à elle-même et braver tous ses ennemis, sous un gouvernement qui n’aurait ni épuisé ses forces, ni aliéné son affection.
Ah ! si les circonstances extérieures avaient totalement changé de face ; si nous avions plus d’ennemis qu’en 1830 ; si quelque nouvelle coalition de Pilnitz menaçait la révolution de juillet, sans doute le système politique devrait être modifié. Il serait clair qu’on s’était trompé en l’adoptant, et que la France doit prendre une autre attitude pour maintenir son rang et sa considération en Europe. Mais où sont, je le demande, les dangers qui nous menacent ? où est la coalition qui s’apprête à nous attaquer ? Quelle est la question, quel est l’intérêt européen sur lesquels on n’ait pas compté avec nous. Depuis quand aurions-nous plus d’ennemis et moins d’amis ? Quel est le pays où le nom de la France et du roi auraient perdu de leur grandeur ? Assurément, monsieur, ce pays-là, ce n’est pas l’Angleterre, qui retentit encore des acclamations du plus éclatant triomphe dont un Français ait été honoré par une nation étrangère depuis le dernier voyage du général Lafayette en Amérique. Et le maréchal Soult, remarquez-le bien, c’était à la fois l’homme et le représentant de la France, le glorieux lieutenant de l’empereur, et l’ambassadeur extraordinaire du roi Louis-Philippe, dont le nom a sans cesse été placé le premier, avec la plus vive et plus cordiale admiration, dans ces toasts solennels où s’exprimaient en termes si élevés les meilleurs sentimens de la meilleure partie d’un grand peuple. Le pays où la France et le roi auraient perdu quelque chose de leur considération, ce n’est pas non plus l’Allemagne. Je voudrais pouvoir vous citer les noms, les noms honorables et rien moins que suspects, des hommes politiques qui ont visité l’Allemagne dans l’intervalle des deux sessions, et qui n’en croyaient pas leurs oreilles, chaque fois qu’ils entendaient parler de la France et de son souverain, dans les sociétés, dans les classes intelligentes qui jugent et font l’opinion. Je n’en suis pas étonné, et je n’ai pas besoin de constater par d’autres moyens que notre belle France est visitée tous les ans par une multitude croissante d’étrangers, qui, ne comprenant heureusement rien à nos tristes querelles, ne peuvent trop admirer notre immense prospérité, nos progrès en tout genre, la libéralité de nos mœurs, la tolérance de nos opinions, la douceur et les lumières de notre gouvernement, l’esprit de liberté dont nos institutions politiques et tous les élémens de notre ordre social sont si profondément pénétrés. Serait-ce dans l’autre hémisphère, aux États-Unis, par exemple, que l’on mépriserait la nation française comme une nation courbée sous le plus humiliant despotisme ? Mais, il y a quelques mois à peine, vous le savez, le pavillon de l’amiral La Bretonnière et le prince de Joinville étaient salués avec le plus touchant enthousiasme par la population des États-Unis. Gouvernement fédéral et gouvernemens des états, corporations et individus, tout avait pris un air de fête, tout se précipitait au-devant de ce jeune Français, de ce jeune prince, étonné d’un si cordial accueil chez ces républicains, et qui en reportait modestement tout l’honneur sur la France et sur le roi. À Rio-Janeiro, où le prince était attendu depuis deux ans avec plus d’impatience qu’on ne saurait le dire, à La Havane, chez des peuples divers de mœurs et d’institutions, même empressement, mêmes honneurs prodigués à notre glorieux drapeau, mêmes sentimens pour la dynastie qui n’a pas voulu en faire un signal de guerre universelle, et a su néanmoins lui conserver tout son éclat. Ce sont là, monsieur, assez d’hommages rendus à la supériorité de notre civilisation, au roi qui la comprend si bien, et qui en fait si noblement les honneurs à toute l’Europe.
Vos lecteurs des Deux Mondes me pardonneront, j’en suis sûr, d’avoir rappelé ces souvenirs, encore palpitans, et aucun homme de bonne foi ne me démentira. Venons-en maintenant à des applications plus immédiates ; entrons dans les questions politiques, et prenons, si vous le voulez, cette question hollando-belge, hérissée de tant de difficultés, et qui est devenue, depuis quelque temps, le texte d’accusations si mal fondées.
Quelle a été la conduite de la France envers la Belgique ? Le lendemain de la révolution belge, la France a sauvé ce pays d’une intervention prussienne, qui aurait infailliblement remis la maison d’Orange en possession des provinces méridionales. Une fois ce danger écarté, et nul ne savait si la déclaration de M. Molé n’équivaudrait pas à une déclaration de guerre, la France a établi à Londres une médiation qui, s’interposant aussitôt entre la Belgique insurgée et l’armée hollandaise, a contenu celle-ci dans ses quartiers, et épargné à l’autre les maux de la guerre et les périls d’une lutte inégale. Personne n’osera nier que l’attitude et la ferme détermination de la France aient exercé dans ces premières phases de l’affaire une influence prépondérante et décisive. À l’ombre de cette protection, la Belgique sort du chaos, se constitue, s’organise, obtient des conditions de jour en jour meilleures et se donne un roi. Qu’arrive-t-il alors ? Le roi des Pays-Bas rompt l’armistice ; et quoique je ne cherche pas à rappeler des souvenirs fâcheux pour la Belgique, on me permettra de dire que, sans l’armée française, les Hollandais seraient entrés à Bruxelles en vainqueurs, ce qui aurait bien pu changer le dénouement de la question et amener une solution qui aurait mis tout le monde d’accord, aux dépens de la nationalité belge, à jamais effacée, et cela sans provoquer une conflagration européenne. L’indépendance de la Belgique, une seconde fois sauvée par la France, est ensuite constituée par un traité définitif, à des conditions rigoureuses sous le rapport des arrangemens pécuniaires (ce qui est devenu insignifiant, puisqu’il est de notoriété publique qu’elles sont maintenant adoucies), mais sous le rapport territorial, aux conditions déjà posées, toujours maintenues et jugées inévitables, pour que l’existence du nouvel état obtînt l’assentiment de l’Europe. Voilà donc la Belgique indépendante, organisée, reconnue et garantie par des engagemens solennels. Le traité auquel elle doit tous ces avantages en présente si peu au roi des Pays-Bas, qu’il proteste contre ses dispositions, qu’il refuse obstinément d’y adhérer et qu’il est long-temps soutenu par son peuple dans cette résistance, qui n’a perdu que peu à peu son caractère national. Mais il reste quelque chose à faire pour la Belgique. Elle n’est pas entièrement maîtresse de son propre territoire ; sa première ville de commerce, le plus beau fleuron de la nouvelle couronne, est sous le feu de l’artillerie hollandaise. Anvers peut être bouleversé de fond en comble par les obus de la citadelle ; et quand même cette crainte serait exagérée, la présence des Hollandais dans Anvers est une dernière menace, un dernier vestige de la domination étrangère qu’il faut faire disparaître. C’est encore la France qui se charge de ce soin, et l’on sait comment le maréchal Gérard, et le général Haxo, que l’armée vient de perdre, ont exécuté cette entreprise dans une campagne d’hiver, où l’héritier du trône de France a exposé sa vie. Depuis cette époque, la Belgique a eu tous les avantages du statu quo, dont elle invoque aujourd’hui les conséquences pour ne pas exécuter ses engagemens de 1831. En effet, qui a payé pendant huit ans les arrérages de la dette, et les a payés irrévocablement ? Qui a tenu sur pied des forces bien plus considérables que celles de la Belgique, garantie de tout danger sérieux par la protection française ? Qui enfin est resté privé de la possession d’une partie des territoires auxquels la Belgique avait solennellement renoncé ? N’est-il pas évident que depuis la prise de la citadelle d’Anvers, tout le désavantage de la position a été pour la Hollande ?
Mais, dit-on, les refus prolongés du roi des Pays-Bas ont annulé le traité des 24 articles. Cela n’est pas vrai, car aucune disposition de ce traité ne fixe un délai fatal pour son acceptation. Il y a plus, la Belgique ne voudrait, elle ne pourrait pas vouloir que ce traité fût annulé, puisqu’il est le seul titre officiel de son existence, comme état indépendant et sui juris reconnu par l’Europe. Que l’on revienne au point de départ ; que l’on reprenne tout l’édifice par la base, et l’on retombera forcément dans les mêmes difficultés, dans la même impossibilité de concilier avec les droits acquis, avec la lettre et l’esprit des traités antérieurs, les prétentions territoriales de la Belgique, fondées sur la nationalité belge. La nationalité belge ! voilà effectivement la question. Les engagemens les plus solennels, les principes du droit des gens, tout ce qui sert de base aux relations internationales dans l’Europe moderne, la Belgique a tout cela contre elle, et elle le sait bien ; mais elle se retranche dans son indivisible nationalité. Si le temps et le lieu ne me défendaient d’examiner cette prétention, je crois, monsieur, qu’après une discussion sérieuse il faudrait beaucoup en rabattre ; c’est du moins l’opinion générale, et je ne serais pas embarrassé de soutenir la mienne. Passons cependant sur la théorie de la nationalité belge, et demandons à la Belgique comment il se fait qu’en 1831 elle a conclu, signé et ratifié, un traité définitif qui lui imposait à cet égard quelques sacrifices ? Prévoyait-elle donc alors que le roi des Pays-Bas hésiterait quelques années à consommer le sien, et appliquait-elle à ses nouveaux engagemens le système des restrictions mentales ?
Il y a une autre objection à détruire. La Belgique prétend que, pendant ces huit années d’existence commune, il s’est formé entre elle et les parties cédées du Luxembourg et du Limbourg des liens qui sont maintenant indissolubles. Cette assertion est exagérée. Mais admettons qu’il en résulte une difficulté de plus : ne pourrait-on pas demander à la Belgique pourquoi elle a renouvelé la faute déjà commise par le roi des Pays-Bas à l’égard du Luxembourg ? Car, en 1830, on reprochait justement à la maison d’Orange l’imprudence avec laquelle, sous les rapports administratifs et politiques, elle avait assimilé cette province aux autres provinces méridionales, précipitant ainsi l’oblitération de son droit spécial à la possession du grand-duché. Le gouvernement belge a précisément agi de la même manière, et comme il aurait dû agir, s’il avait été de mauvaise foi en signant le traité des 24 articles, qui ne lui laissait que moitié du Luxembourg et moitié du Limbourg. Il ne fallait pas, j’en conviens, que le gouvernement belge repoussât des populations amies et qui désiraient lui appartenir ; mais il y avait une mesure à garder, des précautions à prendre, des réserves à établir dans ses relations avec elles. Si cette loi des nationalités était si inflexible, pourquoi la France ne revendiquerait-elle pas un territoire bien français, de cent vingt-cinq lieues carrées, qui lui appartenait en 1792 et que le traité de 1815 lui a enlevé pour le réunir à la Belgique, qui le conserve sans scrupule. Ce serait assurément la plus juste de toutes les restitutions.
Je vous ai retracé le tableau de ce que la France a fait pour la Belgique, de 1830 à 1832. J’ai maintenant à vous dire quels services elle lui a rendus depuis que le roi des Pays-Bas s’est déclaré prêt à signer le traité des 24 articles ; et en vérité, monsieur, il faut bien, par le temps d’injustice qui court, que l’honneur des adoucissemens apportés à ce traité revienne à qui de droit. Sachez donc que la Belgique n’a pas eu à Londres d’autre protecteur et d’autre avocat que le ministère français. Sa cause n’a trouvé qu’indifférence et tiédeur chez un gouvernement que l’on aurait dû croire mieux disposé en faveur du roi Léopold ; et quant aux trois autres puissances, elles ne manifestaient que des sentimens hostiles et quelquefois même la plus vive irritation. Cela tient pour la Prusse et l’Autriche à deux causes graves. Le cabinet de Berlin, à tort ou à raison, soupçonne la Belgique de fomenter le soulèvement moral de la population catholique dans la Prusse rhénane. Il croit que le clergé belge et le parti ultramontain y envoient des émissaires, y provoquent des vœux de séparation, y présentent aux esprits l’exemple d’une insurrection heureuse contre un gouvernement accusé d’intolérance, et peut-être même y ébauchent avec les plus ardens de plus sérieux complots. Sans admettre que ces craintes soient entièrement fondées, il est évident que la Prusse, dans l’état actuel des choses, doit désirer que ses sujets des provinces rhénanes n’aient plus avec la Belgique des points de contact aussi nombreux, et que la domination hollandaise revienne au plus tôt s’interposer sur la Meuse entre une propagande possible et un peuple très disposé à l’accueillir. Le cabinet de Vienne est peut-être assez indifférent aux embarras que donnent à la Prusse ses sujets catholiques ; mais à ses yeux la question belge est une question de popularité en Allemagne, et cet intérêt lui est commun avec la Prusse, car en ce moment toute l’Allemagne est soulevée contre les prétentions de la Belgique sur la totalité du Limbourg et du Luxembourg. La confédération germanique n’avait pas consenti sans peine à l’échange d’une partie de l’un contre partie de l’autre. Aujourd’hui, que serait la cession des deux provinces à la Belgique, sinon un premier démembrement de la confédération, un premier coup porté au principe de la garantie des possessions que tous les membres de la confédération se sont promise, et dont les petits états réclament fortement l’inviolabilité ? Comme je vous le disais, la France s’est donc trouvée seule à Londres pour plaider la cause de la Belgique. Elle n’en a pas moins fait réviser, à force de persévérance, toute la partie du traité qui est relative aux arrangemens pécuniaires, fait dispenser la Belgique du paiement des arrérages échus de la dette, et obtenu pour l’avenir une réduction de près de moitié sur la portion qui en avait été mise à sa charge. Je crois même que l’objet de la mission de M. Desages, grossie par les uns, amoindrie par les autres, dénaturée par tous les commentaires de la presse, est de proposer une transaction plus avantageuse encore à nos voisins et alliés. Quel est donc le ministère qui a plus généreusement défendu les intérêts de la Belgique, et qui a regardé comme possible une double dépossession de la confédération germanique et du roi des Pays-Bas sans équivalent territorial ? Ce n’est assurément ni le cabinet du 13 mars, ni M. Sébastiani, son ministre des affaires étrangères, ni M. de Talleyrand, son ambassadeur à Londres et son représentant à la conférence, qui ont conclu, signé, ratifié de bonne foi et comme le seul arrangement raisonnable, le traité du 15 novembre 1831, sans lequel il n’y aurait pas de Belgique. Je ne parle pas des ministères suivans qui, heureusement pour eux, ont pu laisser cette question dans le provisoire et léguer tout entière cette immense difficulté à leurs successeurs. Je ne parle pas surtout du ministère du 11 octobre, qui n’a pris la citadelle d’Anvers, sous les yeux de l’Europe immobile, que parce qu’il avait pour lui le droit rigoureux de le faire, parce que l’Europe désapprouvait l’obstination du roi des Pays-Bas, et parce qu’elle croyait l’honneur de la France engagé à mettre le nouveau souverain en possession de tout son royaume. Mais qui oserait dire que les choses se fussent passées de la même manière, si la France n’avait pas alors agi au nom du traité, du traité seul, et probablement du traité tout entier ; si elle avait établi des distinctions entre le droit des Belges et celui des Hollandais ; en un mot, si elle n’avait pas déclaré que, le jour où le roi Guillaume le voudrait, Venloo lui appartiendrait au même titre que la citadelle d’Anvers à la Belgique ? Les six ans qui se sont écoulés depuis cette époque n’ont pas changé la question, et principalement la question européenne, à tel point que la France doive aujourd’hui tout braver et tout risquer pour empêcher maintenant une solution qu’on ne trouvait alors ni déshonorante ni dangereuse. La forteresse fédérale de Luxembourg, dont on parle tant, se serait-elle rapprochée de nos frontières ? Et si, en 1831, on a pu, sans trahir la France, malgré les clameurs de l’opposition, préférer la certitude de la paix, en y laissant les Prussiens, à la possibilité d’une guerre générale, de quel droit ceux qui ont si énergiquement défendu alors cette politique de transaction et de paix, ceux qui rassuraient les esprits contre les sinistres prédictions du général Lamarque et de M. Mauguin, viendraient-ils faire un crime au ministère actuel de ne pas se montrer plus difficile qu’eux-mêmes sur la dignité, les intérêts et la sécurité du pays ?
Pour rendre à chacun ce qui lui appartient, je ne vous ai pas dissimulé, monsieur, que dans ces dernières négociations, la Belgique n’avait pas trouvé à Londres d’autre appui que celui de la France, et que sans cet appui elle n’aurait pas même obtenu la révision du partage de la dette. Mais quoi, me dira-t-on, vous reconnaissez donc que cette fois l’Angleterre n’a pas fait cause commune avec nous contre les trois autres puissances, comme elle l’avait fait en 1831 et 1832 ! Vous reconnaissez par conséquent que l’alliance anglaise est affaiblie, et vous donnez sur ce point raison à l’opposition, qui accuse précisément le ministère d’avoir compromis cette alliance précieuse, sauvegarde de la liberté européenne. Il n’en est rien. L’alliance anglaise subsiste et produit encore tous les jours les résultats les plus avantageux pour les deux gouvernemens et les deux peuples. Mais l’Angleterre n’a pas, que je sache, pris l’engagement d’être toujours et sur toutes les questions du même avis que la France. Il faudrait pour cela qu’elle eût toujours et sur tout le même intérêt. Un dissentiment sur telle ou telle question entre deux alliés n’est pas une rupture, et chacun d’eux reste libre de ne pas toujours aller aussi loin que l’autre peut vouloir aller. Il n’y a pas une alliance politique dans l’histoire du monde qui n’offre ces nuances de conduite, pour peu que l’alliance ait de durée et principalement si elle est générale, comme notre alliance avec l’Angleterre, c’est-à-dire si elle s’applique à toutes les difficultés qui peuvent surgir entre plusieurs puissances, dans le cours d’un certain nombre d’années. On admettra bien que, dans ce cas, et une fois le but principal atteint, chacun puisse sans trahison et sans déloyauté apprécier différemment ses devoirs, ses intérêts et les exigences de sa position. L’Angleterre a loyalement aidé la France à établir l’indépendance et à constituer le gouvernement de la Belgique. À la fin de 1832, quand il s’est agi de faire exécuter le traité des 24 articles, dans celles de ses dispositions qui étaient favorables au nouvel état, elle a concouru par un blocus maritime à contenir la Hollande, et à faire disparaître du territoire belge la dernière trace de domination étrangère. Si, à la reprise des négociations, elle n’a pas manifesté autant d’empressement que la France pour améliorer la situation de la Belgique, et si cette froideur a peut-être empêché nos efforts d’obtenir encore plus de succès, sans doute, la chose est regrettable ; mais on ne peut raisonnablement y voir une quasi-rupture de l’alliance, une trahison ou une vengeance de l’Angleterre. D’ailleurs, ce n’est pas un fait entièrement nouveau, depuis huit ans, que cette différence d’opinion entre les deux gouvernemens, ce plus ou ce moins, dans l’action ou dans le langage, de la part du ministère britannique. Tout le monde sait qu’en 1831 l’Angleterre n’a pas voulu courir les chances d’une guerre contre la Russie, pour essayer avec nous de sauver la Pologne. C’est que l’Angleterre, quel que soit le parti, whig ou tory, qui la gouverne, fait toujours passer les intérêts avant les affections et les principes. Tel a été, de tout temps, le caractère de la politique anglaise. Sous l’empire, les tories appelaient à la liberté l’Espagne, l’Italie, l’Allemagne, la Hollande, pour détruire en France le pouvoir colossal qui avait juré la perte de l’Angleterre. En 1814, ces beaux sentimens se sont évanouis. Sous la restauration, pendant que M. Canning faisait, à la face de son pays, le serment solennel de repousser à jamais la réforme, ce même ministre reconnaissait les nouvelles républiques de l’Amérique du sud, prenait parti pour la constitution de 1812 en Espagne, et menaçait de déchaîner sur l’Europe la tempête révolutionnaire. Aujourd’hui, le ministère whig est, en thèse générale, favorable à la liberté, et néanmoins, tandis que le ministre anglais à Madrid accordait un appui éclatant au parti exalté, le représentant de l’Angleterre à Lisbonne témoignait ouvertement sa sympathie et celle de son gouvernement au parti aristocratique qui s’était malheureusement soulevé en Portugal contre une constitution plus libérale que la sienne. Il ne faudrait pas en conclure le moins du monde que M. Villiers, héritier présomptif d’une grande fortune et d’une pairie anglaise, fut un démagogue, ni lord Howard de Walden, un suppôt du despotisme. Les principes politiques n’étaient pour rien dans leur conduite ; il ne s’agissait pour eux et leur gouvernement que d’une influence politique, applicable ensuite à certains intérêts de commerce, influence qui dépendait, à Madrid, de M. Mendizabal, et à Lisbonne de M. le duc de Palmella.
Cette politique de l’Angleterre n’est autre que celle du grand cardinal de Richelieu, qui donnait des subsides aux protestans d’Allemagne, en même temps qu’il prenait La Rochelle, et qui écrasait à l’intérieur toutes les résistances, pendant qu’il soutenait contre le roi d’Espagne les Provinces-Unies, le Portugal et la Catalogne insurgée. Maintenant, nous y regardons de plus près ; nous recherchons moins dans nos alliances la conformité des intérêts que la ressemblance des institutions, et nous voudrions former entre tous les états constitutionnels une espèce de société d’assurance contre les monarchies absolues. Je ne prononce pas entre les deux systèmes ; mais il est évident que celui de l’Angleterre en cette matière n’est pas le nôtre, ou plutôt n’est pas celui que l’opinion libérale semble imposer au gouvernement. Ainsi lord Palmerston n’a pas vu, dans l’exécution des clauses territoriales du traité du 15 novembre, ce prétendu abandon de la cause des peuples qu’on dénonce emphatiquement à la France, ou n’en a eu nul souci. Peut-être a-t-il jugé plus utile de ne pas resserrer, par une opposition dangereuse sur ce point, les vieux liens qui tendent à se relâcher entre la Russie, l’Autriche et la Prusse, afin de se préparer pour un avenir possible des alliés (si peu libéraux soient-ils), dans la grande lutte qui s’ouvrira un jour entre l’Angleterre et l’empire des czars. Je recommande cette considération aux puritains du libéralisme en fait d’alliance.
Qu’on se rassure donc, l’amitié de l’Angleterre n’est pas perdue ; elle est fondée sur l’estime réciproque des deux peuples, sur l’ensemble de leur situation, sur les lumières de leurs gouvernemens. Il faut, au contraire, lui savoir gré de ce qu’en prenant d’abord conseil de ses intérêts, elle nous convie à prendre nous-mêmes, en toute autre circonstance, conseil des nôtres avant tout, sans inquiétude sur le maintien de l’alliance, et à ne la suivre quelquefois que de loin.
Pour compléter le tableau de notre politique extérieure, je devrais, monsieur, vous parler des expéditions du Mexique et de Buenos-Ayres, qui ne témoignent ni faiblesse, ni abandon systématique des intérêts de la France au dehors ; je devrais, jetant un coup d’œil sur l’Espagne, examiner avec vous si l’on pourrait aujourd’hui, sans imprudence, engager les armées et l’argent de la France au milieu de l’horrible anarchie qui dévore la Péninsule. Mais l’espace me manque. Cependant je ne terminerai pas cette lettre sans un dernier mot sur l’ensemble de la question qui s’agite.
Le système de politique extérieure suivi sans la moindre déviation depuis la révolution de juillet, attaqué par l’opposition, défendu par M. Casimir Périer, M. Sébastiani, M. Guizot, M. Thiers et M. le duc de Broglie, est fondé sur le respect et la fidèle exécution des traités. Tous ces hommes d’état l’ont jugé compatible avec la tendance libérale, avec le caractère de patriotisme et de nationalité qui devaient signaler la politique du nouveau gouvernement. De grands sacrifices ont été faits pour ce système, sacrifices dénoncés à la France comme autant de trahisons, mais justifiés avec succès pendant six ans comme autant de preuves de sagesse, de force et de véritable libéralisme, par des voix éloquentes qui entraînaient toujours les majorités législatives. C’est ce système qui a maintenu la paix ; c’est à ce système, fidèlement suivi, que le roi et le gouvernement de la révolution de juillet ont dû en Europe une immense considération. Faut-il aujourd’hui s’en départir ? Faut-il se soustraire à des engagemens solennels, que l’acceptation de toutes les grandes puissances et l’adhésion inconditionnelle de la Belgique ont rendus irrévocables ? Faut-il compromettre, pour la Belgique seule, puisqu’en 1831 le traité ne paraissait contraire ni à l’honneur, ni à la sécurité de la France, les résultats péniblement acquis par huit années de modération et de paix ? Voilà toute la question. Que le ministère la pose aux chambres en ces termes ; nous verrons alors qui osera, et à quel prix on osera braver la responsabilité d’un changement de politique !