Lettres sur les affaires municipales de la Cité de Québec/Chapitre VII
VII.
Ainsi, sur les principales branches de l’administration, j’ai prouvé que le conseil faisait aussi bien que feraient des commissaires, peut-être mieux. Prenons, maintenant, une vue d’ensemble de cette administration. Voyons si le conseil administre sagement nos finances, si ses employés préposés à la perception des taxes et à leur emploi sont, par les connaissances et l’expérience, à la hauteur de leur position, s’ils font consciencieusement leur devoir.
Qui voyons-nous à la tête du comité des finances ? L’échevin Hossack, un homme qu’aucun commissaire nommé par le gouvernement ne pourrait surpasser pour la connaissance des affaires et l’intégrité. Quel est le principal officier chargé de la gestion des finances de la Corporation ? M. Dorion, l’un des hommes qui connaissent le mieux nos affaires municipales. Sa compétence est si bien reconnue, que si le gouvernement nommait des commissaires, ceux-ci ne pourraient se dispenser de le garder pour trésorier.
À côté de lui, pour surveiller et diriger tous les travaux faits sous le contrôle du conseil, nous trouvons M. Baillargé, l’un des ingénieurs les plus instruits du pays, un homme qui, dans sa profession, n’a peut-être d’égal parmi les Canadiens-français, que M. Trudeau ; un des hommes enfin, les plus laborieux et les plus appliqués que nous ayons.
J’admettrai, si l’on veut, que tous les employés préposés aux mêmes services que les deux que je viens de nommer, n’ont pas leur valeur intellectuelle. Mais on admettra aussi, que leurs emplois ne sont rien, comparés à ceux de trésorier et de surintendant des travaux, de même que l’on admettra, que des commissaires ne nommeraient pas nécessairement des prodiges d’employés.
Mais on dit qu’il y a trop d’employés ! Je ne suis pas assez au courant des détails de notre administration municipale pour me prononcer sur ce point. Tout ce que je puis dire, c’est qu’avec un budget qui se monte au sixième de celui de la Province de Québec, notre municipalité a dix fois moins d’employés.
Que n’a-t-on pas dit du défaut de surveillance sur les employés, lorsque dernièrement, on a appris qu’un employé venait de prendre la clef des champs, après avoir fait des détournements au montant de deux mille louis. Si nous avions eu des commissaires, disaient une foule de gens, cela ne serait pas arrivé. On a paru oublier entièrement, que tous les jours nous voyons des faits pareils arriver chez des particuliers, cités comme des modèles d’ordre et de surveillance, qu’il n’y a aucune administration publique qui n’ait été victime de détournements. Qui ne connaît ce qui est arrivé à la maison Ross ? Qui ne sait que les commissaires du Hâvre, (oui des commissaires), ont été filoutés de $2,000 il y a quelques années ? Qui ne connaît l’affaire Brown, dans laquelle le gouvernement a perdu une trentaine de mille piastres ? Qui n’a lu ces jours derniers, qu’un employé d’une banque, dans le Nouveau-Brunswick, venait de mettre la frontière entre lui et la justice, après avoir fait sauter la caisse et s’être approprié $200,000 ? Qui ne se rappelle l’affaire Lamirande ? Je pourrais multiplier ces exemples. Dans tous ces cas, comme dans l’affaire Doran, il y avait manque de surveillance, sans doute. Mais, qui peut se flatter de ne s’être jamais laissé prendre en défaut sur ce point ? Il est impossible de toujours traiter ses employés comme si on les croyait voleurs, et pourtant, ils peuvent le devenir d’une minute à l’autre.
On se récrie, lorsqu’on apprend qu’un individu a été poursuivi pour ses taxes, ayant son reçu dans sa poche. Mais je demanderai au marchand auquel il n’est jamais arrivé d’oublier l’entrée d’un paiement dans ses livres, de jeter la première pierre à notre administration municipale. Sans doute, cela arrive plus souvent à la Corporation que chez les particuliers. Mais il ne faut pas oublier la différence qu’il y a entre eux et notre conseil municipal. Quel est l’individu qui a des comptes avec un dixième du nombre des débiteurs de la Corporation ? Et, en supposant que les erreurs et les omissions fussent plus nombreuses ici que là, on sait qu’il est impossible de mettre dans une administration publique, le même ordre, la même économie que dans une administration particulière. Il y manquera toujours ce stimulant de l’intérêt individuel, qui rend la vue si perçante, cet œil du maître, que rien ne saurait remplacer, dit le fabuliste. Mais nous n’aurions rien à gagner, à cet égard, à la nomination de commissaires. Si chaque conseiller n’a pas le stimulant de l’intérêt personnel, il a la crainte de ses électeurs, qui peuvent lui demander compte de sa conduite à chaque instant. Le commissaire, ne devant rien aux électeurs, n’en ayant rien à craindre ni à attendre, n’aurait à craindre que le gouvernement. Et, il ne faut pas avoir longtemps vécu dans notre pays, pour savoir combien est émoussé le glaive de la destitution pour un employé du gouvernement, combien de fois on peut avoir mérité ses coups sans qu’ils se fassent sentir, combien est faible la crainte qu’il inspire ! Et si cela est vrai de tous les employés du gouvernement, même de ceux dont l’emploi le touche directement, combien cela est-il plus vrai encore, de ceux chargés d’affaires qui lui sont aussi étrangères que le seraient nos affaires municipales ?
Pour montrer combien sont peu fondés, quelques-uns des reproches les plus graves que l’on fait à notre conseil municipal, je vais citer un exemple tout récent. Il y a quelques jours, les journaux de cette ville, publiaient une annonce du trésorier, demandant des soumissions pour l’achat de $29,200 piastres du fonds d’amortissement de notre dette. On voit aussitôt paraître dans le Chronicle, une correspondance dans laquelle nos édiles sont poliment traités de financial macawbies, parceque, d’après l’auteur de la correspondance, ils auraient emprunté à 10½ pour 100 cette somme, pour laquelle ils ne pourraient trouver plus de 7 pour 100. Et là dessus, notre correspondant de signaler au ridicule la bêtise et l’ignorance du conseil, qui n’est pas capable, suivant lui, de s’apercevoir qu’emprunter à 10½ pour prêter à 7, n’est pas précisément une opération financière propre à enrichir son auteur. Naturellement, il concluait en appelant de ses vœux le jour où nous aurions des commissaires, et probablement que ses lecteurs en faisaient autant.
Or, voulez-vous savoir quelle était la valeur de cette accusation ? — D’abord, il paraît qu’elle avait pour auteur un courtier en quête d’un placement pour un client, et sur le chemin duquel était venu se mettre le trésorier avec ses $29,200. Puis, la donnée principale sur laquelle elle était basée, savoir le fait que le conseil aurait emprunté ces $29,000, était entièrement fausse. Enfin, le correspondant, fût-il l’homme le plus désintéressé du monde, et les faits affirmés par lui fussent-ils réels, l’accusation prouvait, non pas la capacité financière du correspondant et l’incapacité du conseil, mais l’ignorance grossière de l’accusateur à l’égard de notre loi municipale. Voici, en effet, ce que dit cette loi : (29 Vict ch. 57, section. 37.)
19. « Il sera du devoir du trésorier de la cité, avant le premier jour d’octobre de chaque année, de prendre sur les revenus annuels de la cité, après paiement de l’intérêt sur tous ses bons et avant toute autre somme votée, une somme égale à deux pour cent, sur le montant de la dette consolidée à cette époque, laquelle somme de deux pour cent sera ajoutée chaque année au fonds d’amortissement de la dette consolidée, avec l’intérêt de ce fonds, lequel sera employé à l’achat de débentures du gouvernement provincial ou placé en actions de banques incorporées en cette province ou au rachat des débentures existantes de la corporation.
20. « Si le trésorier de la cité manque ou omet de faire aucune des choses dont l’accomplissement est exigé de lui par les 7 paragraphes précédents, il sera passible d’une amende de $600. »
Ainsi, ce qu’avec tant d’outrecuidance, on reproche au conseil d’avoir ordonné au trésorier, celui-ci le devait faire sans attendre l’ordre de personne, malgré le conseil lui-même, à peine d’une amende de $600 !
Voilà à quoi se réduisent un grand nombre des accusations qu’on lance contre notre régime municipal : la loi, ou la force des choses.