Lettres sur les affaires municipales de la Cité de Québec/Chapitre X
X.
Ce n’est donc pas dans la nomination de commissaires, que nous devons chercher un remède aux maux dont nous nous plaignons. Si nous voulons trouver ce remède, commençons par étudier l’origine et la cause de la situation embarrassée où nous sommes.
Bien que notre administration municipale ne soit pas plus mauvaise aujourd’hui qu’autrefois, elle n’a pas toujours soulevé les récriminations auxquelles elle a été en butte depuis quelques années. Pendant longtemps nos dépenses ont été modiques, et la propriété avait un prix élevé. Des taxes légères suffisaient alors pour couvrir toutes nos dépenses. En même temps nous avions de l’argent pour les payer. L’industrie vitale de Québec, la construction des navires, était dans un état florissant, et la Corporation faisait faire les grands travaux de l’aqueduc. Nos ouvriers trouvaient donc un emploi constant et un salaire élevé. Le commerce se ressentait naturellement de cet état de choses, et il arriva à un haut degré de prospérité. On vit certaines rues, à St. Roch surtout, se garnir de magasins nouveaux. On se plaint rarement des taxes, lorsqu’on a de l’argent pour les payer. Comme tout, le monde alors en avait, on n’entendait aucune plainte contre notre administration municipale.
Mais notre prospérité avait un fondement peu solide. Lorsqu’une ville a un grand nombre d’industries, à moins d’une crise financière comme celle de 1857, une de ces industries peut être paralysée, mais il en reste assez d’autres pour fournir du travail à la population ouvrière. Telle est aujourd’hui la position de Montréal ; qu’une des nombreuses industries qui y sont exploitées soit arrêtée pendant un certain temps, le mouvement général des affaires à peine en sera ralenti. Mais bien différente était notre position. Nous n’avions, à proprement parler, et je puis dire nous n’avons encore, qu’une grande industrie capable de donner du travail à notre population ouvrière. Bien que cette industrie eût ressenti le contrecoup de la crise de 1857, nous avions pu, grâce aux épargnes faites auparavant, grâce aussi en partie aux travaux exécutés par la Corporation, attendre la reprise des affaires. Mais, que cette industrie tombât ou même fût suspendue pendant longtemps, et nous étions perdus.
C’est ce qui arriva. La construction des navires, après avoir pris, en 1862 et 1863, un développement qu’elle n’avait pas atteint depuis longtemps, commença bientôt à décliner. La guerre civile des États-Unis était arrivée à son plus haut degré d’acharnement. Les États Confédérés avaient lancé sur l’Océan des corsaires qui harcelaient sans cesse les vaisseaux de commerce des États du Nord. Bientôt les navires furent si exposés sous le pavillon fédéral, que leurs propriétaires les vendirent en Angleterre. Les plus beaux navires du commerce des États-Unis vinrent donc faire concurrence aux nôtres, sur le marché des Îles Britanniques. Qu’on ajoute à cela que, la guerre ayant diminué le commerce entre l’Angleterre et les États-Unis, le fret entre les deux continents dut tomber, que la construction des vaisseaux en fer prit, vers le même temps, un grand développement, et l’on comprendra la baisse énorme qui eut lieu dans le prix des navires en bois. La construction des vaisseaux alla en déclinant. Une grande partie de la population ouvrière qu’elle avait appelée ici, se trouva sans ouvrage. Vers le même temps, le gouvernement s’en allait à Ottawa, nous privant d’une population de 3,000 âmes et de l’argent qu’elle jetait parmi nous.
C’est alors que les faillites devinrent à l’ordre du jour, que l’on vit les magasins se fermer par douzaine, et des milliers de maisons privées de locataires. La valeur de la propriété foncière tomba à un taux ridicule. La principale source de revenu de notre administration municipale, fut diminuée en conséquence. D’un autre côté, nos dépenses avaient augmenté. Il fallait payer les intérêts des sommes dépensées en améliorations publiques au temps de notre prospérité. C’est alors que commencèrent les déficits. Il aurait fallu pour les combler augmenter les taxes, et nous avions déjà peine à payer celles dont nous étions chargés. Des gens intéressés à déprécier notre administration municipale, se mirent à lui attribuer un état de choses dont elle était aussi innocente que l’administration du Céleste Empire. Comme il arrive toujours lorsqu’on ne sait pas à qui s’en prendre du malaise que l’on ressent, le public se jeta sur la première cause qu’on lui signala, et la Corporation fut la victime sur laquelle s’exhala son mécontentement.
Voilà l’origine de toutes les accusations dont notre administration municipale a été l’objet, et la cause véritable de la situation embarrassée de nos affaires.