Lionel Duvernoy/Une lettre anonyme/Chapitre I

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Une Lettre Anonyme


I
À Monsieur Edgard T…


Ne vous est-il jamais arrivé, mon cher Edgard, de recevoir des lettres anonymes. Tiens, voilà que je commence par une phrase qui ne devait être qu’au milieu de ma missive. Oui, cette question, je ne vous la ferai qu’après avoir raconté ce qui m’arrive. Vous le savez je vous initie aux moindres incidents de ma vie. Vous avez aussi une manière de questionner sans en avoir l’air, qui ne me permet pas de ne vous rien cacher, et quelquefois je suis fort étonné d’avoir mis au courant de toutes mes folies un sage tel que vous. Je vous entends vous écrier : flatteur ! Non, monsieur, je ne le suis pas ; ce métier je ne l’ai jamais appris, et dans tous mes longs voyages, en Europe, en Asie, en Afrique, je ne suis jamais parvenu à me refaire, je suis toujours demeuré l’incorrigible Gaston, disant tout ce qu’il pense, avant, malgré ses défauts, l’horreur du mensonge, l’amour du vrai, du bon, du spirituel ; voilà pourquoi je suis demeuré votre ami le plus dévoué, car vous possédez ces trois qualités. Mais je me tais bien vite, vous me faites les gros yeux, les compliments vous ne les aimez pas. C’est juste, je vous ai déplu ; mille pardons, désormais je serai muet comme la tombe à votre sujet, et tel qu’un véritable égoïste je ne vous entretiendrai que de mon humble personne. Êtes-vous content ? Maintenant tournons la page.

Savez-vous comment je quittai Montréal l’autre jour, lorsque je pris le diner avec vous ? En véritable ours mal léché, sans prendre congé de personne. En voulez-vous savoir la cause ? Ne cherchez pas trop longtemps, vous l’avez deviné, c’est la femme.

Vous savez comme moi, la femme se mêle à tout ce qui nous regarde. Avez-vous du bonheur, c’est la femme, avez-vous du malheur, c’est la femme, avez-vous des misères, des tracas, des ennuis, c’est encore la femme, l’éternelle femme. C’est elle qui bouleverse le monde, mais il paraît qu’il ne faut pas trop lui en vouloir, puisque sans elle il n’existerait pas, j’ai donc pardonné bien vite à celle qui m’a fait quitter si brusquement Montréal, car


Monument Maisonneuve à Montréal.

celle-là a droit à tout l’amour, la tendresse, le respect qu’un cœur peut éprouver, puisque c’est ma mère.

Comment, allez-vous me dire, votre mère, une femme de tant d’esprit, de tact, de finesse, a-t-elle pu vous causer des désagréments assez grands pour vous décider à laisser Montréal, où vous deviez passer six mois ? il faut avoir été trop prompt, ou, mon cher, permettez-moi de le dire, il faut que vous ayez manqué de raison.

Parfait, je vous l’accorde, j’ai manqué de raison ; mais Edgard, avouez que les femmes d’esprit sont celles qui se fourrent les plus singulières idées dans la tête. Figurez-vous que ma mère, savez-vous ce qu’elle voulait ? Je vous le donne en mille, je vous le donne en cent, elle voulait me marier ! Comprenez-vous enfin ce grand mot ? me marier, moi, qu’en dites-vous ? n’était-ce pas assez pour me faire fuir jusqu’au Mont Blanc ? Oui, je me sentais d’ardeur à gravir ces montagnes et à me laisser geler sur leurs sommets à cette proposition. Me marier, moi l’excentrique, moi le misanthrope, ah ! ah ! ah ! du fond de ma retraite je vous assure que je ris de bon cœur.

— « Mon fils, m’a dit ma mère en commençant, savez-vous que vous avez bientôt trente-trois ans.

— « Oui, ma mère, je ne l’ai pas oublié.

— « Eh bien !

— « Eh bien ! qu’en concluez-vous ?

— « Qu’il est temps de vous choisir une compagne.

— « Je n’en vois pas la nécessité.

— « Au contraire je la trouve fort urgente, car si vous ne vous hâtez, vous deviendriez l’être le plus capricieux, le plus fantaisiste, le plus insupportable, que la terre ait porté. Tenez, j’ai une charmante union à vous proposer.

— « Sous quelle forme, ma mère ?

— « Sous la forme gracieuse de Mlle  Alice de C…

— « Mademoiselle de C… ?

— « Oui, est-ce qu’elle ne vous plaît pas ? C’est une aimable enfant qui, outre sa jolie figure, a une éducation parfaite et une fortune à apporter à son mari.

— « Je n’aime pas à courir la bonne fortune, et votre aimable enfant n’est pas ce qu’il me faut ; je suis bien d’opinion qu’elle a de très beaux yeux noirs, un nez quelque peu fripon, une chevelure blonde, une bouche moqueuse, une silhouette élégante une main de duchesse, un pied mignon, mais que voulez-vous ma mère, je n’ai pas de goûts matrimoniaux, et comme vous me revoyez après six ans d’absence, j’ai vu une infinité de femmes, blanches, noire, jaunes, rouges, sans qu’il me soit venue la moindre envie d’en prendre une. Je veux jouir encore de ma liberté.

— « Allons donc, ce que vous dites là, Gaston, n’a pas de sens commun.

— « Au contraire, ma mère, c’est très sensé.

— « Vous déraisonnez toujours, Gaston, au commencement de nos entretiens, mais je finirai bien par changer vos idées biscornues. Vous me revenez du bout de l’Orient avec une infinité de travers dont il faudra vous départir, il faut vous habituer à penser que vous n’êtes plus au milieu des Égyptiens.

— « Comme il vous plaira, ma mère, mais je ne m’habituerai jamais à la pensée d’aimer une autre femme que vous.

Et là-dessus je l’ai embrassée en lui disant :

— « Faites mes saluts les plus respectueux à Mademoiselle Alice, et dites-lui que si elle a jeté ses vues sur moi, il serait bien plus sage de les porter ailleurs, je ne suis pas fait pour un mari. »

Je la quittai à ces mots, une heure après j’étais dans le wagon qui m’entraînait vers Québec.

Je connais ma mère, Edgard, elle n’est pas femme à abandonner ce qu’elle entreprend, chaque jour je l’aurais vue venir à moi avec cette phrase : « Mademoiselle Alice est comme ci, puis elle est comme ça, puis elle a fait ceci, puis elle a fait cela. Que dis-je, elle ne m’aurait pas laissé un moment de repos, sans me parler avec des louanges flatteuses de son Alice. Bref, elle m’aurait écorché les oreilles de telle façon avec sa demoiselle de C…, que pour avoir la paix j’aurais peut-être fini par épouser cette petite, quitte à m’en repentir toute ma vie. J’ai pris le meilleur moyen, tout simplement, comme un lâche, j’ai fui le danger. Grondez-moi, mon cher Edgar, cette fois vous n’y pourrez rien, je suis fort décidé à ne pas retourner à Montréal, jusqu’à ce que ma mère ait entièrement renoncé à ses idées matrimoniales à mon endroit,

Cher Gaston, je vous écris sur le vapeur, après avoir laissé le wagon, et je vous envoie mes impressions de voyage. Nous avons passé la Rivière du Loup, nous filons à pleine vapeur vers le joli village de la Malbaie. Le vent est si violent qu’il ne reste plus sur le pont qu’une famille américaine irlandaise, composée de six personnes, la mère anguleuse grande et sèche, un gros papa obèse, à la face rubiconde, à l’air jovial, satisfait en tout point de lui-même ; deux grandes filles, aux nerfs d’acier, parentes de Gulliver, enroulées dans des manteaux étroits, leur donnant l’apparence d’énormes poteaux télégraphiques ; deux Hercules de force, de santé, sur la nuque desquelles sont posées, sans grâce, sans coquetterie d’humbles casquettes de toile blanche retenues par des gorgettes sous des doubles mentons, bien nourris, gros et gras. Puis deux petites fillettes ; ma foi, pas mal celles-là. Cette famille, qui semble ou comble du bonheur sur le pont, où le vent furieux tourbillonne en tout sens, est demeurée ainsi exposée tout l’avant-midi, aux fureurs des aquilons, en exceptant cependant les deux enfants : ces petites ne font qu’un rond du pont à l’intérieur du bateau, laissant battre les portes avec un bruit assourdissant, au désespoir des autres voyageurs, j’entends le gémissement de ma voisine de gauche, élégante jeune femme d’une pâleur marmoréenne, un peu neurasthénique, pauvre malade, elle cherche en vain à sommeiller quelques instants sur son fauteuil, craignant l’air condensé de sa cabine ; mais impossible, le bing, bang, bang, se renouvelle toutes les minutes. Tiens, voici la vitre de la porte qui se brise à grands fracas, pour ma part je n’en suis pas fâché, nous allons avoir un peu d’air pur dans le salon, toutes les fenêtres sont closes, il fait une chaleur étouffante ; mais ma voisine, ma pauvre voisine, elle frissonne déjà. Son mari, d’apparence virile, garde, cependant, par amour sans doute, sur ses traits la pâleur de sa femme, s’empresse de lui apporter de moelleuses et chaudes couvertures, dont il l’enveloppe avec un soin jaloux. Il est la perle des maris j’en suis sûr, on voit qu’il s’est façonné aux goûts, aux sentiments, aux idées de sa compagne ; même, il semble qu’un courant électrique lui fait ressentir tous ses petits malaises, tous ses petits caprices ; vraiment c’est un plaisir de voyager avec des époux si bien assortis. Il peste lui aussi contre ma famille excentrique, qui veut tout voir et ne rien perdre du voyage. Le vent se calme, il est midi que font-elles, à présent mes grandes filles ? elles écrivent, leur plume court, avec la rapidité de l’éclair, sur le papier. Que griffonnent-elles, j’en suis curieux. Je voudrais bien pouvoir me pencher sur leur manuscrit pour lire leurs pensées. En les voyant, certes je ne leur aurais pas soupçonné des goûts littéraires ; on a de ces surprises dans la vie !

Nous filons, nous filons, toujours, les jolis villages se succèdent de chaque côté de la rive, les montagnes, les collines, les vallons, les plaines immenses disparaissent tour à tour et mes grandes filles écrivent encore. Mon Dieu, mon Dieu, comme elles y vont, quelle ardeur, pas une seconde de repos depuis deux heures, figurez-vous donc avoir pour compagne de sa vie une femme comme celles-là. Je plains d’avance le malheureux destiné à ce supplice. Je vois d’ici votre sourire narquois, comme ma mère vous me traitez de vieux garçon, sans cesse mécontent de la plus belle partie du genre humain, n’avouant jamais que nous aussi, pauvres hommes, nous avons nos travers !!!

D’accord je suis avec vous, certes nous les avons nos travers le premier je le reconnais et pour vous prouver combien je suis sincère vous recevrez en même temps que ma lettre une parodie du traité de La Bruère que votre humble serviteur s’est permis d’écrire lors de son voyage en Orient, où rien de sa part dans le détail n’a été omis sur la bêtise et le ridicule de notre sexe ; vous fermerez peut-être le livre avant de l’avoir tout parcouru, si vous êtes trop chatouilleux à notre endroit. Les auteurs ont le privilège de pouvoir dire bien des choses, en scalpant sur le vif, ils ne peuvent être qu’intéressants, on a beau leur en vouloir quelques fois en se sentant touché trop au vif, il faut reconnaître cependant qu’ils ont souvent raison. Mais je m’aperçois qu’inconsciemment je me vante, sans le vouloir, ce n’était pas mon intention ; pardon cher ami de vous ennuyer ainsi, votre serviteur est tout honteux de vous avoir une fois de plus prouvé combien les romanciers sont pétris de défauts...............

L’on m’a interrompu au beau milieu de ma missive vous me retrouvez à Québec où je suis installé depuis deux jours, figurez-vous mon cher, qu’hier à ma grande surprise, j’ai reçu une lettre. Tenez je vous en envoie le contenu, elle est concise en ces termes.


« À Monsieur Gaston P…, Avocat,

Québec.
« Monsieur,

« Tout le jour m’a pesé, j’essayai vainement de tromper les heures en parcourant un roman de Victor Cherbulliez. Aimez-vous cet auteur ? son style vous plaît-il ? Si vous avez lu son ouvrage, Samuel Brohl et compagnie, vous qui vous intéressez si fort à la littérature, vous avez sourire à cette expression, lorsqu’il parle de Larinski et qu’il dit : Il avait une voix de baryton, étoffée, moelleuse et vibrante. Singulière définition, n’est-ce pas, très spirituelle, nouvelle, imprévue.

« Si vous aimez l’imprévu, monsieur P., vous serez satisfait aujourd’hui, car ma lettre est tout ce qui peut vous arriver de plus imprévu, vu que vous ne vous y attendiez nullement vous ne pouviez vous y attendre ; puis pour continuer la surprise, mon nom doit demeurer pour vous un mystère, je vous écris sous le voile du pseudonyme. Ne cherchez pas à découvrir qui je suis, c’est inutile, vous n’y parviendrez jamais. Contentez-vous de me penser joliment originale, cela doit vous convenir, il me semble les idées originales vous appartiennent assez. Donc, si nous sympathisons de ce côté, je puis espérer que vous me lirez jusqu’au bout, sans que je vous sois trop désagréable. »

Je vous disais en commençant que j’étais triste, parce que le temps ne pouvait s’écouler. Oui, je me sentais envahie d’un malaise indéfinissable, je me plaignais sans raison, je soupirais sans cause. Dites, n’étais-je pas atteinte de cette terrible maladie que les Anglais appellent le spleen ? Avez-vous déjà éprouvé de ces découragements complets, de ces dégoûts de la vie qui vous font envisager le monde sous un si sombre aspect ? Si vous en avez été exempt, vous êtes un heureux mortel. Pour moi je ne connais rien de pis. Que faire en ces moments d’abattement moral, d’ennui indicible ? Je n’ai trouvé rien de mieux que de me pencher sur une feuille de papier pour écrire à M. P. S’entretenir avec un homme d’esprit est le moyen le plus efficace de chasser tous les spleens.

Je ne puis m’adresser mieux, vous avez à titre de touriste une infinité de connaissances, d’autant plus agréables pour moi qu’une partie des pays que vous avez vus je les ai parcourus. En correspondant nous pourrons par la pensée nous transporter de nouveau en France, en Suisse, en Italie, en Afrique même si vous le voulez ; nous enfoncer dans les sables immenses du Sahara, où nous pourrons ensemble, tous deux y puiser une eau, bénie, capable d’apaiser la soif brûlante de nos âmes.

Je dis nos âmes, comme si elles étaient sœurs. Voyez dans la souffrance combien vite nous nous faisons d’illusions ; parce que je suis triste et cherche quelquechose qui me manque, il me semble que vous aussi vous souffrez ; vous vous demandez, ai-je une dyspepsie anticipée d’un bonheur que je n’ai pas goûté ; suis-je microbisé d’une maladie dont je me suis moquée bien souvent, serais-je une utopiste voulant marier toutes les contradictions ?

Dites-moi dans votre prochaine lettre si je me trompe. Je vois d’ici, Monsieur, combien vous me trouvez pétrie de prétentions, en comptant d’avance sur votre réponse ? je ne le pense pas. Vous aimez l’intrigue ; vous avez vu tant de choses dans vos voyages ; ma conduite ne vous surprendra pas. Si vous aimiez, je ne vous parlerais pas comme je le fais ; votre cœur et votre esprit étant occupés d’une autre, vous n’auriez aucun moment à donner à une inconnue ; étant tout pour elle, vous n’auriez pas un mot pour moi. Mais l’amour vous ne le connaissez pas. Vous ignorez ses instants d’ineffable bonheur, de joie réelle, que procure un tel sentiment lorsqu’il est partagé, et vous ne pouvez, comme Lamartine, vous écrier :

« L’amour je l’ai chanté, quand plein de son délire,
Ce seul mot murmuré faisait vibrer ma lyre,
Et que mon cœur cédait au pouvoir d’un coup d’œil,
Comme la voile au vent qui la pousse à l’écueil,
J’aimai, je fus aimé, c’est assez pour ma tombe,
Qu’on y grave ces mots, et qu’une larme y tombe. »

Larmartine est grand poète, nul mieux que lui n’a su définir les impressions du cœur humain. En lisant ses confidences, n’avez-vous pas été ému de la sensibilité de cette âme poétique, lorsqu’il adresse ses regrets aux mânes de Graziella, dont il ignorait avant la séparation toute la puissance sur son cœur ? Le bonheur était là, il le laissa passer. Combien de gens commettent la même faute ! Bien des chagrins pourraient être épargnés si l’homme, comme le chien de Lafontaine, n’abandonnait souvent la proie pour l’ombre. Mais je m’aperçois que je deviens sermoneuse ; c’est à mon insu, je vous assure ; les sermons je les déteste, je me rappelle si bien avec quelle promptitude, lorsque j’étais enfant, je me bouchais les oreilles afin de ne pas entendre les longs chapelets de reproches que m’adressait mon institutrice. Vous voyez je n’ai jamais été parfaite. Je ne sais si l’âge m’a été favorable, si j’ai plus de mérite maintenant qu’alors.

Dites-moi comment vous me jugez ? Je suis fort curieuse de connaître votre opinion, surtout, ne me cachez rien. Adressez votre lettre ainsi :

Mlle  Laure, Poste restante,
Beloeil, P. Q.


Rappelez-vous que j’attends votre réponse au plus tôt. Adieu. Mon spleen est passé, je vous en remercie.

Eh bien ! Edgard, que pensez-vous de tout cela. Avez-vous déjà reçu des lettres anonymes. Conseillez-moi, dois-je répondre ? Je vous dirai que sans la connaître cette femme m’intéresse. Elle doit être une fine mouche à en juger par ses écrits, quel que soit son but, le plaisir de recevoir de semblables lettres vaut bien la peine de lui envoyer de mes nouvelles. Vous savez j’ai toujours eu un faible pour l’extraordinaire, vous m’avez souvent ridiculisé à ce sujet. Enfin je ne ferai rien sans votre avis. Hâtez-vous de me donner votre opinion. Au revoir, cher Edgard, je vous serre la main.

GASTON P…