Lionel Lincoln/Chapitre XXV

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 4p. 306-317).


CHAPITRE XXV.


Fière noblesse ! que tu parais petite à présent !
Blair



Malgré la diligence extraordinaire que le capitaine avait faite pour obéir à l’appel inattendu de la jolie capricieuse à laquelle il faisait depuis si longtemps la cour, sans beaucoup de succès en apparence, il ralentit le pas en approchant de la maison de Tremont-Street, pour regarder les lumières qu’on voyait briller au travers des fenêtres. Arrivé sur le seuil, il s’arrêta et écouta le bruit des portes qu’on ouvrait et qu’on fermait, et tous ces sons distincts et pourtant étouffés qui annoncent que le sombre monarque vient de visiter les demeures des malades. Enfin il se décida à frapper. Personne ne lui répondit, et il fut obligé de dire à Meriton de le conduire dans le petit parloir où il était venu si souvent dans des circonstances plus propices.

Il y trouva Agnès qui attendait son arrivée ; elle avait un air grave et composé qui le déconcerta, et il oublia le compliment fleuri qu’il avait préparé pour ouvrir les voies, afin de profiter en vrai militaire du petit avantage qu’il se flattait d’avoir obtenu dans la bonne opinion de celle qu’il aimait. Changeant aussitôt l’expression de ses traits et composant son maintien sur celui de miss Danforth, Polwarth se contenta d’exprimer la part qu’il prenait au malheur arrivé dans la famille, et demanda s’il serait assez heureux pour pouvoir lui être utile en quelque chose.

— La mort est entrée dans cette maison, capitaine Polwarth, dit Agnès, et sa visite a été soudaine et inattendue. Pour ajouter à notre détresse, le major Lincoln a disparu.

En prononçant ces mots, Agnès tenait ses regards attachés sur la figure du capitaine, comme si elle s’attendait à y lire l’explication de l’absence inexplicable de Lionel.

— Lionel Lincoln n’est pas homme à fuir parce que la mort approche, reprit le capitaine d’un air pensif, et je le crois encore moins capable d’abandonner à sa douleur une aussi charmante personne que celle qu’il a épousée ; peut-être est-il allé chercher des secours, un médecin.

— Non, c’est impossible. D’après les phrases incohérentes échappées à Cécile, j’ai pu comprendre que lui et un tiers que je ne connais pas étaient restés seuls avec ma tante, et ils ont dû être témoins de sa mort, car la figure était recouverte. Lorsque je suis montée, j’ai trouvé la mariée étendue sans connaissance dans la chambre que Lionel occupait ici, toutes les portes ouvertes, et tout annonçant que lui et son compagnon inconnu avaient quitté la maison par l’escalier dérobé qui communique à la porte de l’ouest. Comme ma cousine peut à peine parler, nous n’avons aucun autre indice qui puisse nous mettre sur la trace de son mari, à moins que cet ornement que j’ai vu briller au milieu des cendres ne puisse nous en servir. C’est, je crois, un hausse-col militaire ?

— Oui, c’en est un, et celui qui le portait a dû passer un mauvais quart-d’heure, à en juger par ce trou qu’une balle a fait au milieu. Eh ! de par le ciel ! c’est celui de Mac-Fuse ! Voici bien le numéro du 18e, et je reconnais ces petites marques que le pauvre diable avait coutume d’y faire à chaque bataille ; car il ne manquait jamais de le porter. Ce cher Mac-Fuse, il n’en fera plus à présent.

— Mais par quel hasard ce hausse-col se trouve-t-il dans l’appartement du major Lincoln ? Est-il possible que…

— Par quel hasard en effet ? interrompit Polwarth se levant dans son agitation et commençant à arpenter la chambre avec autant de vivacité que son état de mutilation le lui permettait. Pauvre Denis ! qui eût dit que je retrouverais ici cette triste relique qui me rappelle ton funeste sort ? Vous n’avez pas, je crois, connu Denis, miss Agnès. C’était un homme que la nature avait taillé sous tous les rapports pour être soldat. Il avait les formes d’Hercule, le cœur d’un lion et l’estomac d’une autruche ! mais tout cela ne put empêcher cette balle infernale.. Il est mort, le pauvre garçon ! il est mort !

— Mais enfin ce hausse-col peut-il servir à nous mettre sur la voie ? demanda Agnès d’un ton d’impatience.

— Ah ! s’écria Polwarth en tressaillant, je crois que je commence à entrevoir le mystère. Le misérable qui a eu le cœur de tuer un homme avec lequel il avait bu et mangé a pu aisément le dépouiller après sa mort. Vous avez trouvé ce hausse-col près de la cheminée du major Lincoln, dites-vous, belle Agnès ?

— Dans les cendres, comme si on l’y avait jeté dans quelque moment de détresse.

— J’y suis, j’y suis, reprit Polwarth en frappant dans ses mains et en parlant entre ses dents ; il faut que ce soit cependant cet assassin dont je parlais, et la justice aura son cours à présent. Fou ou non fou, il sera pendu comme du bœuf fumé pour sécher en plein air.

— De qui parlez-vous d’un ton si menaçant, Polwarth ? demanda Agnès d’une voix douce et insinuante dont la jeune malicieuse connaissait bien le pouvoir, et qu’elle savait employer à propos.

— D’un infâme, d’un hypocrite, d’un scélérat qui s’appelle Job Pray ; d’un drôle qui n’a pas plus de conscience que de cervelle, et pas plus de cervelle que d’honneur ; d’un traître qui mangera aujourd’hui à votre table, et qui demain vous mettra sur la gorge le couteau que vous lui avez prêté pour l’aider à assouvir sa faim. C’est ce mécréant qui a moissonné la fleur des braves, la gloire de l’Irlande !

— Il faut alors que ce soit au milieu d’une bataille, dit Agnès ; car quoiqu’il manque de raison, Job a été élevé dans la connaissance du bien et du mal. Il faudrait qu’il eût été frappé cruellement du sceau de la réprobation divine l’enfant qui, né à Boston, n’aurait pas reçu de sa mère des principes d’honneur et de vertu.

— Permettez-moi, belle Agnès, de ne point partager votre admiration pour des principes grâce auxquels on peut se livrer paisiblement à l’œuvre importante de la déglutition, puis l’instant d’après tourner ses griffes contre son camarade.

— Mais qu’est-ce que tout cela a de commun avec l’absence de Lionel ?

— C’est une preuve que Job Pray est venu récemment dans sa chambre, car quel autre que lui y eût apporté le hausse-col ?

— C’est une preuve en effet des relations singulières qui existent entre le major Lincoln et l’idiot, dit Agnès en réfléchissant ; mais cette circonstance ne nous donne aucune lumière sur sa disparition. C’est d’un vieillard que ma cousine parlait dans ses phrases incohérentes.

— Je gagerais ma vie, belle Agnès, que si le major Lincoln est parti mystérieusement cette nuit, c’était ce garnement qui lui servait de guide. Je les ai trouvés plus d’une fois en conférence intime ensemble.

— Eh bien donc, s’il est assez faible pour abandonner une femme telle que ma cousine à l’instigation d’un fou, il ne mérite pas une seule de nos pensées.

Agnès devint rouge en prononçant ces paroles, et la manière dont elle détourna la conversation prouvait qu’elle ressentait vivement l’injure faite à Cécile.

La situation particulière de la ville, l’absence de tous ses parents, engagèrent bientôt miss Danforth à écouter les offres réitérées de service du capitaine, et elle finit par les accepter. Leur conférence fut longue et confidentielle, et Polwarth ne se retira que lorsque les premiers rayons du jour commencèrent à paraître. Au moment où il partit pour retourner chez lui, on n’avait encore reçu aucune nouvelle de Lionel, et il devenait certain que son absence était l’effet d’une volonté marquée. Le capitaine se mit donc en devoir de donner sur-le-champ les ordres nécessaires pour l’enterrement de la défunte. Il avait combiné d’avance avec Agnès tous les arrangements à prendre en pareil cas, et il ne lui restait que les embarras de l’exécution. Ils étaient tombés d’accord ensemble que l’état de siège de la place et certains mouvements qui se faisaient déjà dans la garnison leur commandaient de ne différer les obsèques que le temps strictement nécessaire pour les apprêts de la pompe funèbre.

En conséquence, des ordres furent donnés pour que le caveau des Lechmere, dans le cimetière de la chapelle du roi, fût ouvert sans différer, et cette bière fatale, dernière enveloppe des morts, fut apportée dans la maison de deuil. Le même ministre qui si récemment encore avait prononcé la bénédiction nuptiale sur la tête de la fille se prépara à dire les dernières prières de l’église sur les restes de la mère, et des invitations furent envoyées au peu d’amis de la famille qui restaient encore à Boston.

Le soleil commençait déjà à se cacher derrière l’amphithéâtre de collines sur lesquelles on apercevait de distance en distance les travaux des hommes infatigables qui tenaient la place assiégée, lorsque les préparatifs pour l’enterrement de la défunte furent tous terminés. Les paroles prophétiques de Ralph s’accomplirent alors, et, suivant la coutume de la province, on vit les portes de l’une de ses plus nobles demeures s’ouvrir à la foule avide et curieuse qui pouvait y entrer et en sortir à volonté.

La pompe funèbre, quoique honorable, n’avait pas cette solennité imposante que dans des jours plus tranquilles Boston n’aurait pas manqué de déployer dans une occasion semblable. Un petit nombre des habitants les plus anciens et les plus respectables, qui avaient eu des relations plus ou moins intimes avec la défunte, suivirent le cortège ; mais aucun pauvre ne s’y montra. Le caractère froid et égoïste de Mrs Lechmere les avait repoussée pendant sa vie ; leurs larmes ne l’accompagnèrent point, après sa mort. La marche du convoi depuis la maison jusqu’à l’église fut calme, tranquille et régulière, mais elle n’offrit point de grandes démonstrations de douleur. Cécile s’était renfermée dans sa chambre pour y pleurer librement, et les personnes alliées de loin à la famille, qui s’étaient réunies au cortège, paraissaient n’avoir pas besoin de faire de grands efforts pour retenir leurs sentiments dans les bornes du plus strict decorum.

Le docteur Liturgy reçut le corps suivant l’usage, sur le seuil de l’édifice sacré, et les paroles qu’il prononça étaient aussi touchantes, aussi solennelles que si l’âme de la défunte avait pris son vol vers le ciel, consolée par l’espérance et soutenue par la foi. Les assistants se pressèrent autour du cercueil pour écouter attentivement la voix du ministre, et le silence qui régna dans l’enceinte rendit cette scène lugubre plus imposante encore.

Au milieu du petit groupe d’habitants de la colonie qui se trouvaient rassemblés, étaient mêlés quelques militaires qui, ayant connu la famille de la défunte dans des temps plus tranquilles, n’avaient point oublié de venir payer le dernier tribut à la mémoire d’un de ses membres.

Lorsque le service fut terminé, le corps fut porté en procession jusqu’au lieu où il devait reposer à jamais. Dans ces funérailles d’où la douleur est bannie, auxquelles l’indifférence assiste seule, les dispositions sont bientôt faites, et rien ne retarde la marche de la cérémonie. En moins de quelques minutes les quatre planches entre lesquelles était renfermé tout ce qui restait d’une personne dans le sein de laquelle avaient fermenté tant de passions humaines, furent descendes au fond du caveau, et le corps alla pourrir à côté de ceux qui l’avaient précédé dans la nuit du tombeau. De tous les assistants, Polwarth fut peut-être le seul qui, par suite de ce lien sympathique qui l’enchaînait aux volontés capricieuses d’Agnès, éprouvât une espèce d’émotion qui fut en harmonie avec les circonstances. Toutes les autres figures étaient ce qu’avait toujours été celle de la défunte, froides, contraintes et étudiées.

Le fossoyeur et ses aides avaient à peine commencé à replacer la pierre qui couvrait l’entrée du caveau, qu’une partie des assistants, et c’étaient les plus âgés, commença à s’éloigner et à donner l’exemple du départ. Tout en marchant au milieu des sépultures, ils s’entretenaient vaguement et sans intérêt de l’âge et de la famille de la femme dont ils venaient de prendre congé pour jamais. Ils semblaient insensibles à l’avertissement salutaire qu’une mort si soudaine aurait dû donner à des hommes qui foulaient aux pieds des tombeaux. Ils parlaient de la défunte, mais sans accorder une seule larme à sa mémoire ; quelques-uns faisaient leurs conjectures sur la manière dont elle avait disposé de ses biens ; aucun ne songeait à regretter qu’elle n’en eût pas joui elle-même plus longtemps. De ce sujet ils passèrent bientôt à d’autres qui les intéressaient plus particulièrement, et ils sortirent du cimetière se plaisantant l’un l’autre sur les ravages du temps, chacun s’efforçant d’imiter la marche légère de la jeunesse, non seulement pour cacher les effets de l’âge à ses compagnons, mais dans le vain désir de pousser l’artifice, s’il était possible, jusqu’à se tromper soi-même.

Lorsque la partie la plus respectable de l’assemblée se fut retirée, le reste des spectateurs n’hésita pas à les suivre, et de tous ceux qui avaient suivi le cortège, Polwarth se trouva bientôt seul avec deux autres, debout devant le caveau. Le capitaine, qui n’avait pas en peu de peine pour conserver le maintien grave et posé qui convenait à un ami intime de la famille de la défunte, resta encore une ou deux minutes immobile à sa place pour donner le temps à ses deux compagnons en retard de se retirer aussi, avant que lui-même se permît de songer à partir. Mais s’apercevant que tous deux se maintenaient à leur poste, dans une attention silencieuse, il leva les yeux pour examiner de plus près quels pouvaient être ces deux traîneurs.

La personne qui était le plus près de lui était un homme dont l’air et l’habillement n’annonçaient pas qu’il occupait un rang bien élevé dans le monde, et l’autre était une femme d’une condition encore inférieure, à en juger par les haillons dégoûtants qui la couvraient. Un peu fatigué des exercices pénibles de la journée et de la multiplicité des fonctions dont il avait été chargé, le digne capitaine porta la main à son chapeau, et dit avec une gravité convenable :

— Je vous remercie, bonnes gens, de l’hommage que vous venez de rendre à la mémoire de ma défunte amie ; mais nous avons accompli maintenant tout ce que nous pouvions faire en sa faveur, et nous allons nous retirer.

Encouragé probablement par la physionomie prévenante de Polwarth, l’homme s’approcha de lui, et, après avoir fait un salut respectueux, se permit de lui demander :

— On dit, Monsieur, que ce sont les funérailles de Mrs Lechmere dont je viens d’être témoin ?

— On vous a dit vrai, Monsieur, répondit le capitaine en prenant lentement le chemin de la porte ; de Mrs Priscilla, veuve de M. John Lechmere, dame d’une illustre famille, et je crois que personne ne niera qu’elle n’ait eu un enterrement honorable.

— Si c’est la dame que je crois, continua l’étranger, elle est en effet d’une famille très-ancienne. Son nom de famille était Lincoln, et elle est tante du grand baronnet de cette famille dont les propriétés sont dans le Devonshire.

— Comment ! connaissez-vous les Lincoln ? s’écria Polwarth en s’arrêtant et en regardant son interlocuteur avec attention. Mais voyant qu’il avait des traits durs et presque repoussants, et regardant son accoutrement vulgaire, il reprit : — Vous pouvez avoir entendu parler d’eux, mon ami, mais je doute que vous ayez jamais été assez familier avec aucun des membres de cette maison pour manger à la même table.

— On voit quelquefois la plus grande intimité s’établir entre des personnes d’un rang et d’un destin bien différents, répondit l’étranger en souriant d’un air railleur, plus significatif que ne l’aurait cru un observateur superficiel. Mais tous ceux qui connaissent les Lincoln, Monsieur, savent combien cette famille est distinguée ; et si cette dame en faisait partie, elle avait raison d’être fière de son sang.

— Je vois que vous n’êtes pas partisan du nivellement révolutionnaire, mon ami, répondit Polwarth. Mrs Lechmere était aussi alliée à une famille très-honorable de cette colonie, les Danforth ; vous connaissez les Danforth ?

— Pas du tout, Monsieur, et je…

— Vous ne connaissez pas les Danforth ! s’écria Polwarth s’arrêtant une seconde fois pour fixer sur l’étranger un regard scrutateur.

Cependant, après une courte pause, il remua la tête d’un air d’approbation, comme pour applaudir à ce qu’il venait de dire lui-même, et il ajouta : — Non, non, j’ai tort, je vois que vous ne pouvez pas avoir beaucoup connu les Danforth.

L’étranger paraissait décidé à ne pas s’offenser du traitement cavalier qu’il recevait, car il continuait à suivre la marche inégale de l’officier mutilé, avec autant de déférence qu’auparavant.

— Je ne connais pas les Danforth, il est vrai, répondit-il, mais je puis me flatter d’être sur le pied de l’intimité avec la famille Lincoln.

— Plût à Dieu, alors, s’écria Polwarth dans une espèce de soliloque qui échappa à la plénitude de son cœur, que vous pussiez nous dire ce qu’est devenu son héritier !

L’étranger s’arrêta à son tour et s’écria :

— Ne sert-il pas dans l’armée du roi contre les rebelles ? N’est-il pas ici ?

— Il est ici, où il est là, ou il est je ne sais où ; je vous dis qu’il a disparu.

— Dieu ! répéta l’étranger.

— Disparu ! répéta à son tour une humble voix de femme tout près du capitaine.

L’écho de ses propres paroles fit sortir Polwarth de l’espèce de rêverie dans laquelle il était tombé. En venant du caveau à la porte du cimetière, il s’était rapproché sans le savoir de la femme dont nous avons parlé, et lorsqu’au son de sa voix il se tourna vers elle, ses yeux tombèrent sur une physionomie qui exprimait la plus vive inquiétude. Un seul coup d’œil suffit à l’observateur Polwarth pour lui faire découvrir sous les haillons de la misère les restes flétris d’une grande beauté. Des yeux noirs et brillants, qui animaient encore des traits livides et amaigris, avaient conservé une partie de leur éclat. Le contour de sa figure était encore très-remarquable, quoiqu’on eût pu dire en général de sa personne que le charme s’était depuis longtemps évanoui avec l’innocence. Mais la galanterie du capitaine était à l’épreuve même contre les signes évidents de misère, sinon de crime, qu’on lisait sur tous ses traits, et il respectait trop jusqu’aux plus faibles restes de la beauté dans une femme pour ne pas la regarder avec un air de bienveillance. Peu habituée à tant de bonté, la pauvre femme osa lui adresser la parole :

— Ai-je bien entendu, Monsieur ? n’avez-vous pas dit que le major Lincoln avait disparu ?

— Il me semble, bonne femme, répondit le capitaine en s’appuyant sur le bâton ferré dont il avait coutume de se servir pour assurer sa marche dans les rues glissantes de Boston ; il me semble que vous vous êtes ressentie plus que personne des rigueurs du siège. S’il m’est permis de dire mon avis sur une matière dans laquelle je dois me croire un juge assez compétent, la nature chez vous n’est pas suffisamment soutenue. Vous ne faites pas usage des aliments convenables. Vous n’en avez pas les moyens sans doute, et vous voudriez bien… Tenez, ma bonne, voici de l’argent ; me préserve le ciel de refuser à un de mes semblables un morceau de ce qui est le principe et l’essence même de la vie !

Tous les muscles de cette femme maigre et décharnée se raidirent par un mouvement convulsif ; elle regarda fixement l’argent ; ses traits pales se couvrirent un instant d’un léger coloris, et elle répondit avec un certain degré de fierté :

— Quels que puissent être mes besoins et mes souffrances, je rends grâce à Dieu de ne m’avoir pas abaissée au niveau des mendiants des rues. Avant qu’une pareille humiliation m’arrive, puisse-je trouver une place au milieu de l’enclos ou nous sommes ! Mais, pardon, Monsieur, je croyais vous avoir entendu parler du major Lincoln.

— Et j’en parlais en effet, mais que vous importe ? Je disais qu’il était perdu, et rien n’est plus vrai, si l’on peut appeler perdu ce qu’on ne saurait trouver nulle part.

— Est-il donc parti avant que Mrs Lechmere ait rendu l’âme ? demanda la femme en se rapprochant de Polwarth pour ne pas perdre un seul mot de sa réponse.

— Pensez-vous, bonne femme, qu’un homme qui connaît aussi bien son monde que le major Lincoln eût disparu après la mort d’une de ses parentes, pour laisser remplir par un étranger les fonctions importantes de chef de deuil ?

— Le Seigneur nous pardonne tous nos péchés et tous nos crimes ! s’écria la femme ; et s’entourant de son mieux de ses vêtements en lambeaux, elle s’éloigna à pas précipités. Polwarth la suivit un instant des yeux, étonné de ce brusque départ, et se tournant ensuite vers l’homme qui était resté là, il lui dit :

— Cette femme ne me paraît pas avoir la tête bien saine, et c’est faute d’une nourriture convenable. Il est aussi impossible de conserver intactes les facultés de l’esprit en négligeant la partie essentielle de l’estomac, que de croire qu’un polisson des rues fera jamais un grand homme.

Insensiblement le digne capitaine avait oublié à qui il parlait, et il continua en suivant le cours de ses idées philosophiques :

— On envoie les enfants à l’école pour leur farcir la tête de je ne sais combien de sciences, et on néglige de leur apprendre à manger…, c’est-à-dire à manger avec discernement, ce qui est assurément la science la plus utile, et peut-être la moins connue. Chaque bouchée qu’un homme avale doit subir quatre opérations importantes qui forment chacune ce qu’on pourrait appeler une crise dans la constitution humaine.

— Permettez-moi de vous aider à franchir cette éminence, dit son compagnon en lui offrant officieusement son bras.

— Je vous remercie, Monsieur, je vous remercie. Diable ! je parlais de crise, et vous avez fait un triste commentaire de mes paroles, reprit le capitaine avec un sourire mélancolique. Il y a eu un temps où je servais dans l’infanterie légère ; mais, bah ! je m’en suis dégoûté. Il y a donc quatre opérations, comme je vous le disais d’abord, le choix, ensuite la mastication, puis la déglutition, et enfin la digestion.

— Bien n’est plus vrai, Monsieur, dit l’étranger d’un air distrait ; la diète et de légers repas sont ce qu’il y a de mieux pour le cerveau.

— La diète et de légers repas, Monsieur, ne sont bons qu’à faire des nains et des idiots ! reprit le capitaine avec quelque chaleur. Je vous répète, Monsieur…

Il fut interrompu par l’étranger, qui arrêta tout à coup une dissertation que Polwarth allait faire sur les rapports qui existait entre la partie animale et la partie intellectuelle, en demandant brusquement :

— Si l’héritier de cette illustre famille est perdu, n’y a-t-il personne pour se mettre à sa recherche ?

Polwarth se voyant ainsi couper la parole dans le moment le plus intéressant, regarda finement l’interrupteur entre deux yeux, sans faire de réponse. Mais bientôt son bon naturel l’emporta sur son ressentiment, et cédant à l’intérêt que lui inspirait Lionel, il lui répondit :

— J’irais au bout du monde, je braverais tous les dangers pour lui rendre service.

— En ce cas, Monsieur, le hasard a réuni deux hommes qui sont animés des mêmes sentiments. Moi aussi je ferai tous mes efforts pour le découvrir. J’ai entendu dire qu’il a des amis dans cette province. N’a-t-il pas quelque parent à qui nous puissions nous adresser pour avoir des renseignements ?

— Mais il n’en a pas de plus proche que sa femme.

— Sa femme ! répéta l’autre avec surprise ; il est donc marié ?

L’étranger parut plongé dans ses réflexions, et Polwarth l’examina avec plus d’attention que jamais. Il paraîtrait que le résultat de cet examen ne fut pas satisfaisant, car Polwarth branla la tête d’une manière non équivoque, et doubla le pas pour gagner la porte du cimetière où son tompumg l’attendait. Il venait de s’y placer lorsque l’étranger s’approcha de nouveau :

— Si je savais où trouver son épouse, lui dit-il, j’irais lui offrir mes services.

Polwarth lui montra du doigt le bâtiment dont Cécile était alors la maîtresse, et il répondit d’un ton assez dédaigneux, à l’instant où la voiture partait :

— C’est là qu’elle demeure, mon bon ami ; mais votre démarche sera inutile.

L’étranger ne répondit rien, mais il sourit d’un air de confiance et prit la route opposée à celle par laquelle l’équipage du capitaine avait déjà disparu.