Lionel Lincoln/Chapitre XXXII

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 4p. 390-404).


CHAPITRE XXXII.


Ah ! la vieillesse a des jours pénibles et des nuits de douleur et d’insomnies ! Ô toi, heureux printemps de la vie, pourquoi ne peux-tu revenir ?
Burns



Le silence qui succéda à cette déclaration imprévue fut semblable à celui dont étaient frappés les êtres jadis animés qui reposaient autour d’eux. Lionel frémissant fit un pas en arrière, et, imitant le vieillard, il se découvrit la tête par respect pour sa mère, dont les traits se présentaient encore à son imagination, comme les souvenirs imparfaite de l’enfance, ou ceux qui restent de quelque rêve. Quand il eut donné le temps à sa première émotion de se calmer, il se tourna vers Ralph, et lui dit :

— Et c’était ici que vous vouliez m’amener pour m’apprendre l’histoire des malheurs de ma famille ?

— Oui, répondit le vieillard avec une expression d’angoisse et de compassion peinte sur tous ses traits, et d’une voix dont l’accent était plus doux que de coutume ; c’est ici, c’est sur le tombeau de ta mère, que tu en entendras le récit.

— Commencez-le donc sur-le-champ, s’écria Lionel dont les yeux étincelants semblaient s’égarer, et en proie à un désordre qui glaça le sang dans les veines de Cécile, tandis qu’elle examinait avec la sollicitude d’une femme le changement subit de sa physionomie ; je vous écouterai sur ce terrain consacré, et si tout ce que vous m’avez donné à entendre se trouve vrai, je jure que ma vengeance…

— Non ! non ! non ! s’écria Cécile d’un ton alarmé ; ne l’écoutez pas ! ne vous arrêtez pas, Lincoln ! vous n’êt es pas en état de soutenir cette scène !

— Il n’est rien que je ne sois en état de soutenir dans une telle cause.

— Vous vous exagérez vos forces, Lionel. Ne songez à présent qu’à votre sûreté ! Dans un autre moment, dans un moment plus heureux, vous saurez tout, oui, tout ! C’est moi, Cécile, votre femme, qui vous promets que tout sera révélé.

— Vous !

— C’est la descendante de John Lechmere qui te parle, dit Ralph avec un sourire qui produisit sur Lionel l’effet d’un sarcasme ; et ton oreille ne peut refuser de l’écouter. Va, tu es plus propre à figurer dans un banquet nuptial que dans un cimetière !

— Je vous ai dit que j’étais en état de tout soutenir, répondit Lionel avec fermeté. Assis sur cette humble pierre, j’écouterai tout ce que vous aurez à me dire, quand même des légions de rebelles n’environneraient pour me donner la mort.

— Quoi ! oseras-tu braver les regards suppliants d’une femme qui t’est si chère ?

— J’oserai tout, quand la piété filiale l’ordonne.

— Bien répondu ; et ta récompense est proche. Ne regarde pas cette sirène, ou tu manqueras de résolution.

— Ma femme ! s’écria Lionel en entourant d’un bras la taille de Cécile toute tremblante.

— Ta mère ! dit Ralph en étendant sa main desséchée vers le monticule de terre gelée qui couvrait la défunte.

Lionel s’assit, ou plutôt tomba sur la pierre sépulcrale dont il venait de parler ; et, appuyant un bras sur son genou, il soutint sa tête avec une main, dans une attitude de profonde attention. Le vieillard sourit avec une expression de satisfaction farouche en voyant cette preuve du succès qu’il avait obtenu ; et il alla s’asseoir aussi sur une pierre de l’autre côté du tombeau qui semblait devenu le foyer de leur intérêt commun. Il appuya son front sur ses mains, et resta quelques instants en silence comme s’il eût cherché à mettre de l’ordre dans ses pensées, et à préparer ce qu’il avait à dire. Pendant ce court intervalle, Cécile s’assit en tremblant près de Lincoln, et, fixant les yeux sur lui, elle suivait avec une attention inquiète tous les changements qui se succédaient sur la physionomie expressive de son mari.

— Tu sais déjà, Lionel Lincoln, dit Ralph en levant lentement la tête pour porter ses regards sur le major, que dans les siècles passés ta famille vint dans les colonies pour y trouver la liberté de conscience et la paix du juste. Tu sais aussi (car nous en avons discouru bien souvent pendant les longues veilles de la nuit, tandis que les vagues toujours inquiètes de l’océan roulaient autour de nous) que la mort abattit la branche aînée de ta famille, qui était restée au milieu du luxe et de la corruption de la cour d’Angleterre, et qu’elle laissa ton père hériter de tous les honneurs et de toutes les richesses de ta maison.

— La dernière des commères de la province de Massachusetts sait tout cela, dit Lincoln avec impatience.

— Sans doute ; mais ce qu’elles ne savent pas, c’est que, par suite de décrets inévitables de la Providence, cette accumulation de fortune sur la tête de ton père était prévue longtemps avant qu’elle arrivât. Elles ne savent pas que cette attente faisait regarder avec des yeux bien différents le fils orphelin d’un soldat sans fortune, même par ses plus proches parents. Elles ne savent pas que cette femme intéressée, cette Priscilla Lechmere, la tante de ton père, aurait remué ciel et terre pour voir ces richesses et ces honneurs, dont la perspective pour son neveu la rendait déjà si fière, appartenir à ses descendants en ligne directe.

— Cela était impossible ; elle était de la branche féminine ; elle n’avait pas de fils.

— Rien ne paraît impossible à ceux dont le levain de l’ambition ronge le cœur avide. Tu sais qu’elle a laissé une petite-fille. Cette petite-fille n’avait-elle pas une mère ?

La liaison de ces deux idées fit entrer une conviction pénible dans le cœur de Lincoln, et celle qui était le sujet de cette remarque appuya la tête sur l’épaule de son mari, de honte et de chagrin, ne sentant que trop la justice et la vérité de ce que disait de son aïeule l’être mystérieux qui s’exprimait ainsi.

— À Dieu ne plaise que moi, chrétien et gentilhomme, continua le vieillard avec quelque fierté, je prononce un seul mot, une seule syllabe, qui puisse tendre à souiller le nom sans tache de celle dont j’ai parlé en dernier lieu, de la fille de cette femme coupable ! L’être aimable qui tremble près de toi, Lionel, ne peut avoir plus d’innocence et de pureté que celle qui lui a donné le jour ; et, longtemps avant que l’ambition se fût rendue maîtresse de la misérable Priscilla Lechmere, le cœur de sa fille appartenait au respectable et vaillant Anglais à qui elle fut unie quelques années après.

En entendant cet éloge de ses parents, Cécile releva la tête ; le poids qui oppressait son cœur s’allégea, et elle écouta avec intérêt ce qui suit.

— Comme les désirs de ma malheureuse tante ne se réalisèrent pas, dit le major Lincoln, quelle influence purent-ils avoir sur le destin de mon père ?

— Tu vas l’apprendre. Sous le même toit demeurait une autre créature, encore plus belle et en apparence aussi pure que la fille de Priscilla. Elle était parente, filleule et pupille de cette misérable femme. Les charmes et les vertus apparentes de cet être, qui semblait un ange revêtu de la forme humaine, attirèrent les jeunes gens et séduisirent le cœur de ton père, et, en dépit de tous les projets de cette femme artificieuse, il l’épousa avant d’avoir reçu les richesses et les honneurs que la fortune lui réservait, et tu naquis, Lionel, pour rendre doublement précieuse à ses yeux cette faveur du destin.

— Et alors ?

— Et alors ton père se rendit dans le pays de ses ancêtres pour réclamer ce qui lui appartenait, et fit tout préparer pour t’y conduire ensuite avec sa chère Priscilla ; car, il y avait alors deux Priscilla, et toutes deux sont ensevelies maintenant dans le sommeil de la mort. Tout ce qui respire dans la nature peut aspirer au repos du tombeau, excepté moi, continua le vieillard en levant les yeux vers le ciel avec un regard de chagrin sans espoir, moi qui ai vu s’écouler tant d’années depuis que le sang de la jeunesse s’est glacé dans mes veines ; moi qui ai vu disparaître des générations, il faut que je continue à habiter parmi les hommes ! mais c’est pour coopérer à la grande œuvre qui commence ici, et qui ne sera terminée que lorsque tout un continent aura été régénéré.

Lionel garda le silence une minute, par respect pour cet élan de sensibilité ; mais ensuite, faisant un mouvement d’impatience qui attira les yeux du vieillard, il allait lui adresser une question, quand Ralph reprit lui-même la parole.

— Ton père passa en Angleterre deux longues années qui lui parurent autant de siècles, constamment occupé des démarches nécessaires pour se mettre en possession des biens de sa famille. Enfin ses affaires se terminèrent, et il revint ici. Hélas ! il n’y trouva plus d’épouse, plus de tendre Priscilla comme l’aimable fleur qui est à ton côté, personne pour l’accueillir à son retour.

— Je le sais, dit Lionel vivement ému ; elle était morte.

— Ce n’est pas tout, ajouta Ralph d’une voix semblable à celle d’un spectre sortant du tombeau, elle était déshonorée !

— C’est un mensonge !

— C’est une vérité ! une vérité aussi sûre que celle du saint Évangile que les hommes ont reçu des ministres inspirés de Dieu.

— C’est un mensonge ! répéta Lionel avec véhémence, un mensonge plus noir que les plus noires pensées de l’esprit immonde du mal.

— Je te dis que c’est une vérité, jeune insensé. Elle mourut en donnant le jour au fruit de son infamie. Quand ton malheureux père ravit Priscilla Lechmere, et qu’il eut appris d’elle cette détestable nouvelle, il lut dans ses yeux qu’elle en triomphait, et comme toi il prit le ciel à témoin que ta mère était calomniée. Mais il existait un être qui lui était bien connu, qui se trouvait dans des circonstances qui ne permettaient pas de douter de sa véracité, et qui fit serment, qui prit à témoin le nom de celui qui lit dans tous les cœurs, que ce qu’on lui disait était vrai.

— Et l’infâme séducteur ! s’écria Lionel, se détournant involontairement de Cécile, vit-il encore ? Nommez-le-moi, vieillard ; livrez-le à ma vengeance ; et je vous bénirai de m’avoir appris cette maudite histoire.

— Lionel, Lionel, pouvez-vous le croire ? s’écria Cécile en pleurant.

— Le croire ! répéta Ralph avec un sourire horrible, comme s’il eût voulu tourner en dérision toute idée d’incrédulité ; oui, il faut qu’il croie tout ce que je lui ai dit, et plus encore. Ton aïeule, jeune fille, employa encore ses anciennes manœuvres pour engager le riche baronnet à épouser sa fille ; et, quand elle vit qu’elle ne pouvait réussir à en faire son gendre, elle se ligua avec les puissances infernales pour assurer sa ruine. La vengeance remplaça l’ambition, et le père de ton mari en fut la victime.

— Continuez ! s’écria Lionel à qui l’intérêt qu’il prenait à ce récit permettait à peine de respirer.

— Le coup qu’il venait de recevoir l’avait frappé au cœur, et la commotion s’en fit sentir à son cerveau. Cet état ne dura qu’une heure, comparé à l’éternité qu’un homme est condamné à passer sur la terre ; mais on profita du dérangement temporaire de sa raison, et, quand ses facultés en désordre eurent repris leur équilibre, il se trouva dans une maison de fous, avec des images dégradées du Créateur, et il y fut retenu vingt ans, grâce aux manœuvres et aux artifices de la misérable veuve de John Lechmere.

— Est-il possible ? cela peut-il être vrai ? s’écria Lionel en levant les mains au ciel, et en se levant avec une violence et une précipitation qui repoussèrent rudement, sans qu’il en eût l’intention, l’innocente créature qui lui tenait le bras et qui avait toujours eu la tête appuyée sur son épaule. Comment êtes-vous instruit de ces faits horribles ? quelle preuve en avez-vous ?

Le sourire calme, mais mélancolique, qui paraissait toujours sur les traits flétris du vieillard, quand il parlait de lui-même, s’y remontra de nouveau, et il répondit :

— Peu de choses sont cachées à celui qui vit longtemps pour les apprendre ! D’ailleurs n’ai-je pas de secrets moyens d’être instruit qui te sont inconnus ? Souviens-toi de tout ce que je t’ai révélé dans nos fréquentes entrevues ; souviens-toi de la scène dont a été témoin le lit de mort de Priscilla Lechmere, et demande-toi si ton vieil ami ne connaît pas la vérité.

— Dites-moi tout, ne me cachez rien de cette maudite histoire ; dites-moi ce qu’il me reste à apprendre, ou rétractez tout ce que vous m’avez dit.

— Tu sauras tout ce que tu veux savoir, et plus encore, Lionel Lincoln, répondit Ralph donnant à sa voix et à ses gestes un air solennel et persuasif, pourvu que tu jures haine éternelle au pays dont les lois permettent qu’un homme innocent et persécuté soit ravalé au rang des animaux des forêts, et soit porté par le désespoir et l’amertume de ses souffrances jusqu’à blasphémer son Créateur.

— Je ferai plus, dix mille fois ; j’embrasserai le parti de cette rébellion, je…

— Lionel ! Lionel ! à quoi pensez-vous ? s’écria Cécile épouvantée.

Elle fut interrompue par de grands cris qui partaient du village, s’élevant au-dessus du bruit produit par les soldats qui se livraient au plaisir ; et au même instant on entendit la marche d’un grand nombre d’hommes qui semblaient courir par centaines de tous côtés sur la terre gelée. L’oreille de Ralph fut aussi alerte que celle de Cécile ; il se leva sur-le-champ, et s’approcha sans bruit du grand chemin, suivi de ses deux compagnons, Lionel indifférent sur tout ce qui pouvait lui arriver, Cécile tremblant de tous ses membres, et ne craignant que pour la sûreté de celui qui songeait si peu au danger qu’il courait.

— C’est lui qu’ils cherchent, dit Ralph à Cécile en faisant un geste de la main pour attirer son attention ; ils croient trouver un ennemi ; mais il vient de jurer de se ranger sous leurs étendards, et ils recevront avec plaisir dans leurs rangs un homme qui porte son nom.

— Non ! non ! s’écria Cécile ; il n’a pas juré de se déshonorer ainsi ! Fuyez, Lincoln, tandis que vous le pouvez encore ! Que ceux qui vous poursuivent ne trouvent que moi ; ils respecteront mon sexe et ma faiblesse.

L’allusion qu’elle faisait à elle-même tira heureusement Lionel de l’état de stupeur dans lequel il était tombé. Entourant d’un bras sa taille svelte, il l’entraîna en avant aussi rapidement qu’il le put, et dit à Ralph, qui était déjà en marche :

— Vieillard, quand j’aurai mis ce dépôt précieux en sûreté, il faudra que tu me prouves si ce que tu m’as dit est vérité ou mensonge.

Mais Ralph, qui n’avait personne à soutenir, et dont les membres de fer semblaient braver les ravages du temps, gagnait du terrain sur ses compagnons, se retournant de temps en temps pour leur faire signe de le suivre ; et ils le perdirent bientôt de vue dans les champs voisins du cimetière qu’ils venaient de quitter.

Le bruit des pas de ceux qui les poursuivaient ne tarda pas à devenir plus distinct, et, dans les intervalles de la canonnade, qui continuait à gronder dans le lointain, on entendait les cris de ceux qui indiquaient aux autres la marche qu’ils devaient suivre. Malgré le bras vigoureux qui la soutenait, Cécile, épuisée par toutes les fatigues de cette nuit, sentit bientôt qu’elle était incapable de continuer les efforts nécessaires pour assurer leur sûreté commune. Ils venaient d’entrer dans une petite route située à peu de distance de la première, quand Lionel s’aperçut que les forces manquaient entièrement à sa compagne.

— Attendons ici ceux qui nous cherchent, dit-il, et que les rebelles prennent garde d’abuser de leur léger avantage.

À peine avait-il prononcé ces mots, qu’un chariot attelé de quatre bœufs tourna un angle que faisait la route en cet endroit, et le conducteur passa à quelques pieds d’eux. C’était un homme très-avancé en âge, mais qui maniait encore l’aiguillon avec une dextérité qu’il devait à la pratique de plus d’un demi-siècle. La vue de cet homme seul et de sa voiture fit naître tout à coup d’autres idées dans l’esprit de Lionel ; et faisant asseoir sa compagne épuisée sur le bord de la route, il s’avança vers ce paysan d’un air capable de donner des alarmes à un homme qui aurait eu la moindre raison pour appréhender quelque danger.

— Où allez-vous avec ce chariot ? lui demanda-t-il d’un ton brusque.

— Où je vais ? Et où voulez-vous que j’aille. Vieux et jeunes, grands et petits, bœufs et chevaux, chariots et charrettes, tout ne va-t-il pas à la presqu’île de Dorchester cette nuit ? Voyez-vous, continua-t-il en posant à terre la pointe de son aiguillon, et en s’appuyant des deux mains sur l’autre bout, j’ai eu quatre-vingt-trois ans, le 14 mars dernier, et j’espère, s’il plaît à Dieu, qu’il n’y aura plus un habit rouge dans Boston à pareil jour de l’année prochaine. À mon avis, il y a assez longtemps qu’ils y sont, et il est temps qu’ils en partent. Mes enfants sont soldats dans le camp, et c’est ma vieille femme qui, depuis le coucher du soleil, m’a aidé à charger ma voiture comme vous le voyez. Je la conduis à Dorchester, et il n’en coûtera pas un farthing au congrès.

— Et vous allez porter ce foin à la presqu’île de Dorchester ? dit Lionel, ne sachant trop ce qu’il devait faire, et ne pouvant se résoudre à user de violence envers un homme de cet âge, et si peu en état de résister.

— Parlez plus haut, parlez comme vous le faisiez d’abord, car j’ai l’oreille un peu dure. Ce n’est pas qu’on m’ait mis en réquisition ; non, non, on a dit que j’en avais déjà fait assez ; mais, comme dit ma femme, un homme n’a jamais assez fait pour son pays, quand il n’a pas fait tout ce qu’il peut faire. On dit qu’on y porte des fachines, comme ils les appellent, et qu’il leur faut du foin bien serré ; comme je ne sais ce que c’est que leurs fachines, et que je ne manque pas de foin, j’en ai chargé cette voiture, et je la leur porte ; et si ce n’est pas assez, quoi ! Washington n’a qu’à venir, et il peut prendre mes meules, ma grange et tout ce qu’elle contient.

— Puisque vous-êtres si libéral pour le congrès, voudriez-vous venir en aide à ma femme qui a besoin d’aller du même côté, et qui se trouve trop fatiguée pour pouvoir marcher davantage ?

— De tout mon cœur, répondit le voiturier en jetant les yeux autour de lui pour la chercher ; j’espère qu’elle n’est pas bien loin, car je ne voudrais pas que les boulets anglais arrivassent sur nos gens, sur les hauteurs de Dorchester, faute de quelques bottes de foin pour les en préserver.

— Elle ne vous retardera pas un instant, dit Lionel en courant à l’endroit où il avait laissé Cécile, qui était cachée par l’ombre d’une barrière[1] ; et l’ayant amenée près du chariot, il ajouta : — Vous serez bien récompense de ce service.

— Récompensé ! c’est peut-être la femme ou la fille de quelque soldat ; et en ce cas elle devrait être assise dans une voiture à quatre chevaux, au lieu d’être juchée sur un chariot de foin traîné par quatre bêtes à cornes.

— Vous ne vous trompez pas ; son père était soldat, et son mari l’est aussi.

— Que le ciel la bénisse ! Je crois que le vieux Put avait plus d’à moitié raison quand il disait que nos femmes suffiraient pour arrêter les deux régiments auxquels un orgueilleux Anglais se vantait de pouvoir faire traverser toutes les colonies, depuis le Hampshire jusqu’à la Géorgie. Eh bien ! êtes-vous bien placés ?

— Parfaitement, répondit Lionel, qui, pendant ce temps, avait arrangé les bottes de foin de manière à creuser au milieu deux places pour sa compagne et lui ; vous pouvez partir quand il vous plaira.

Le charretier, qui n’était rien moins que le propriétaire d’une centaine d’acres de bonnes terres dans les environs, leva en l’air son aiguillon, fit partir ses bœufs, et reprit sa marche lente. À l’instant où le chariot se mettait en mouvement, Lionel aperçut à quelque distance le vieux Ralph, qui, à ce qu’il paraît, n’avait pas voulu les perdre de vue, et qui, après lui avoir fait un signe de la main, traversa la route, et disparut bientôt dans l’éloignement, comme un fantôme qui s’évanouit dans les airs.

Cependant ceux qui poursuivaient les fugitifs n’étaient pas restés dans l’inaction : on entendait leurs voix retentir de tous les côtés, et, à la clarté de la lune, on voyait comme des ombres courir dans les champs. Pour ajouter à l’embarras de leur situation, Lionel s’aperçut, quand il était trop tard, que pour aller à Dorchester il fallait passer par Cambridge, c’est-à-dire par le village qu’ils venaient de quitter. Quand il reconnut qu’ils allaient y entrer, il aurait volontiers abandonné le chariot, si la prudence le lui eût permis au milieu des soldats en désordre qui remplissaient tous les environs. En pareille circonstance, ce que Cécile et lui trouvèrent de mieux à faire fut de garder un profond silence et de se cacher autant qu’ils le purent au milieu du foin sur lequel ils étaient assis. Contre la juste espérance que leur avait fait concevoir le patriotisme impatient du vieux fermier, celui-ci, au lieu de suivre la grand’rue, changea de direction pour en prendre une détournée, et s’arrêta précisément devant l’auberge dans laquelle Cécile avait été conduite en y arrivant.

Le même bruit et le même tumulte régnaient toujours à la porte. L’arrivée du chariot y attira une nouvelle foule d’oisifs, et les deux époux, fort mal à leur aise sur le haut de la voiture, furent forcés d’entendre la conversation qui s’ensuivit :

— Eh bien ! mon vieux, à votre âge vous travaillez encore pour le congrès, s’écria un homme tenant un pot à la main. Tenez, humectez-vous le gosier, vénérable père de la liberté, car vous êtes trop vieux pour qu’on vous appelle son fils.

— Vraiment, on pourrait m’appeler son père et son fils. J’ai dans le camp quatre fils, et sept petits-fils par-dessus le marché, et cela ferait onze bons mousquets dans la famille si nous avions pu nous en procurer plus de cinq ; mais les six autres ont quatre canardières et un fusil à deux coups, et Aaron, le plus jeune, a un pistolet d’arçon aussi bon, je crois, qu’aucun de ceux qu’on puisse avoir dans toute la colonie. Mais quel tapage vous faites aujourd’hui ! vous dépenses plus de poudre qu’on n’en a usé à Bunker-Hill !

— C’est une ruse de guerre, mon brave homme : c’est pour que les troupes du roi ne songent pas à regarder du côté de Dorchester.

— Quand elles y regarderaient, elles ne pourraient pas voir bien loin puisqu’il fait nuit. Mais dites-moi donc, car je suis vieux et j’ai un grain de curiosité, est-il vrai, comme ma femme me l’a dit, que Howe vous jette ses carcasses[2] dans le camp avec ses mortiers ? c’est, selon moi, une histoire irréligieuse.

— Vrai comme l’Évangile.

— Eh bien ! on ne saurait dire jusqu’où la méchanceté de l’homme peut porter l’oubli de Dieu et le mépris de ses semblables. Tout ce qu’on aurait pu me dire sur Howe, je l’aurais cru, excepté cela. Mais, comme il ne reste guère d’habitants dans la ville, je suppose qu’il se sert de ses soldats tués ?

— Certainement, lui répondit le soldat en faisant un clin d’œil à ses camarades ; la bataille de Breeds lui a fourni des munitions pour tout l’hiver.

— C’est terrible, terrible ! Voir le corps d’un de ses semblables fuir dans les airs après que son âme est allée subir son jugement[3] ! La guerre est un cruel métier ! mais qu’est-ce que l’homme sans liberté ?

— À propos de fuir, mon vieux, avez-vous vu deux hommes et une femme fuir sur la route en venant ici ?

— Parlez plus haut, j’ai l’oreille dure. Des femmes, dites-vous ? Quoi ! est-ce qu’ils vous lancent aussi leurs Jézabels dans le camp ? Il n’y a rien que la méchanceté des ministres du roi ne soit en état de faire pour triompher de la faiblesse de notre nature.

— Avez-vous rencontré deux hommes et une femme qui s’enfuyaient du village ? lui demanda le soldat en lui criant à l’oreille.

— Deux… deux hommes, — dites-vous ? demanda le vieillard en tournant la tête un peu de côté dans une attitude de réflexion.

— Oui, deux hommes.

— Non, je n’ai pas rencontré deux hommes s’enfuyant du village, dites-vous ?

— Oui, comme si le diable les poursuivait.

— Non, je n’ai rencontré personne qui s’enfuyait. C’est signe qu’on est coupable quand on s’enfuit. A-t-on offert quelque récompense pour celui qui les arrêterait ?

— Non, ils viennent seulement de s’échapper.

— Le plus sûr moyen d’attraper un voleur, c’est d’offrir une bonne récompense. Non, je n’ai pas rencontré deux hommes. Vous êtes bien sûr qu’il y en avait deux ?

— Avancez donc avec ce chariot qui gêne le passage, avancez donc, s’écria un officier à cheval qui venait du quartier-général, et qui tâchait de rétablir un peu d’ordre dans les rues ; et ce peu de mots rappelant au vieux fermier l’idée du chemin qu’il avait encore à faire, il leva de nouveau son aiguillon, et remit ses bœufs en mouvement. Cependant il les faisait marcher encore plus lentement que de coutume, regardait en arrière, et s’arrêtait de temps en temps, comme s’il eût réfléchi s’il devait retourner sur ses pas. Enfin il monta sur sa voiture, et se plaça sur le foin de manière à pouvoir d’un œil conduire ses bœufs, et de l’autre examiner ses deux compagnons. Il resta ainsi occupé pendant près d’une heure sans qu’un seul mot fût prononcé de part ni d’autre. Alors le voiturier, convaincu sans doute que ses soupçons étaient mal fondés, descendit du haut de son chariot et reprit sa place à côté de ses bœufs ; peut-être aussi s’y décida-t-il parce que la route devenait plus difficile, et que les chariots s’en retournant à vide qu’on rencontrait à chaque pas, exigeaient qu’il donnât toute son attention à son attelage.

Lionel, dont les idées sombres s’étaient dissipées en partie par suite des scènes rapides et successives que nous venons de décrire, se sentit alors soulagé de toute crainte immédiate. Il chercha à faire partager à Cécile les nouvelles espérances qu’il concevait, la couvrit du surtout que Ralph lui avait fait mettre, afin de la préserver du froid de la nuit, et au bout de quelques minutes, il eut le plaisir de voir que, cédant à la fatigue, elle goûtait enfin les douceurs du repos.

La nuit était bien avancée quand ils aperçurent les hauteurs qui s’élèvent au-delà de Dorchester ; Cécile venait de s’éveiller, et Lionel cherchait déjà quelque prétexte plausible pour quitter le chariot sans risquer de faire renaître les soupçons du vieux fermier. Enfin il trouva un endroit qu’il jugea favorable pour exécuter ce projet ; la route était coupée par deux sentiers de traverse ; personne ne se montrait dans les environs, et Lionel allait parler, quand les bœufs s’arrêtant d’eux-mêmes, il vit Ralph devant eux au milieu du chemin.

— Faites place, l’ami ! s’écria le voiturier en avançant vers lui ; ne voyez-vous pas que vous empêchez mes bœufs de passer ?

— Descendez ! dit Ralph à Lionel en faisant un geste du bras.

Lionel obéit sur-le-champ, aida Cécile à descendre, et s’approcha du fermier.

— Vous nous avez rendu un plus grand service que vous ne le pensez, lui dit-il ; prenez ces cinq guinées.

— Et pourquoi ? pour vous avoir fait faire quelques milles sur une voiture de foin ? Ces services-là ne se vendent pas dans cette colonie. Mais dites-moi donc, l’ami, il paraît que l’argent ne manque pas dans votre gousset dans un temps où personne n’en a beaucoup ?

— Eh bien ! mille remerciements ; je ne puis m’arrêter pour vous offrir autre chose.

Au même instant, remarquant les gestes d’impatience de Ralph, il alla le rejoindre, et aidant Cécile à franchir une barrière, ils disparurent tous trois aux yeux du fermier surpris.

— Holà ! holà ! l’ami, s’écria le digne avocat de la liberté en les poursuivant aussi vite que son âge et ses forces le lui permettaient, dites-moi donc, est-ce que vous étiez trois quand je vous ai ramassés sur la route ?

Les fugitifs entendirent les cris du vieux fermier ; mais, comme on peut se l’imaginer, ils ne jugèrent pas à propos de s’arrêter pour lui répondre. Un instant après, un bruit de roues annonça l’approche d’autres voitures qui s’en retournaient. Les cris et les imprécations qui partirent contre le chariot sans conducteur qui embarrassait la route rappelèrent le vieillard à son poste, et Lionel avec ses compagnons n’était pas encore assez loin pour ne pas entendre le commencement de la narration qu’il faisait de toute l’affaire. On ne songea pourtant pas à les poursuivre, les voituriers étant plus pressés de retourner chez eux que tentés de courir après de prétendus voleurs pour l’arrestation desquels nulle récompense n’était promise.

Après une courte explication, Ralph fit faire à ses compagnons un assez long circuit pour les conduire sur les rives de la baie. Là, ils trouvèrent, cachée dans les roseaux, une petite barque que Lionel reconnut pour être celle dont Job Pray se servait quand il voulait pêcher. Ils y entrèrent sur-le-champ, et Lincoln, saisissant les rames et profitant de la marée favorable, se dirigea vers Boston, dont les clochers se montraient dans l’éloignement.

L’ombre de la nuit luttait encore contre la clarté naissante de l’aurore quand l’éclat d’une flamme soudaine illumina tout l’horizon, et le bruit du canon, qui avait cessé depuis quelque temps, se fit entendre de nouveau. Mais pour cette fois le son partait du côté de la mer, et un nuage de fumée, qui s’élevait au-dessus du havre, annonça que les vaisseaux venaient de prendre part à la contestation. Cette canonnade soudaine détermina Lionel à passer entre les îles, car le château et les batteries méridionales de la ville se réunirent bientôt aux navires pour faire tonner leur vengeance contre les Américains, qui occupaient les hauteurs de Dorchester. Tandis que le frêle esquif passait à peu de distance d’une grande frégate, Cécile y reconnut le jeune midshipman qui l’avait escortée la soirée précédente, quand elle avait quitté Boston. Il était debout sur le couronnement de la poupe, et regardait avec un air de surprise ces hauteurs dont il avait prédit que la possession coûterait tant de sang.

En un mot, tandis qu’il faisait jouer vigoureusement les rames, Lionel vit commencer la répétition de la scène des Breeds, les batteries et les vaisseaux faisant les plus grands efforts pour déloger les colons des hauteurs où ils s’étaient établis avec tant de promptitude et de secret. Au milieu du tumulte et de l’agitation du moment, la petite barque passa sans que personne y fît attention, et les vapeurs du matin n’étaient pas encore dissipées, quand, après avoir passé le long des quais de Boston, elle toucha terre près du vieux magasin, dans l’endroit où elle avait été si souvent amarrée par le malheureux idiot qui en était propriétaire.



  1. Des barrières de bois bordent les champs en Amérique, où il y a très-peu de haies vives.
  2. Carcasses : espèce de bombes en cercles. Cette expression a causé la méprise de la femme et du mari, ou plutôt a fourni à l’auteur un de ces jeux de mots qu’il affectionne particulièrement.
  3. Nous venons d’expliquer dans la note précédente la méprise sur le mot carcasse, et le soldat laisse croire à son interlocuteur que ce mot est synonyme de cadavre.