Lionel Lincoln/Préface de la légendes des treize républiques

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 4p. 5-7).



PRÉFACE DES LÉGENDES DES TREIZE RÉPUBLIQUES[1]




La manière dont les événements particuliers, les caractères et les descriptions qu’on trouvera dans ces légendes sont venus à la connaissance de l’auteur, restera probablement toujours un secret entre lui et son libraire. Il croit inutile d’assurer que les principaux faits qui y sont contenus sont vrais ; car s’ils ne portaient pas en eux-mêmes des preuves certaines de leur vérité, il sent que toutes les assurances qu’il pourrait donner n’y feraient pas ajouter foi.

Mais quoiqu’il n’ait pas dessein de fournir des témoignages positifs à l’appui de son ouvrage, l’auteur n’hésitera pas à donner toutes les preuves négatives qui sont en son pouvoir.

Il déclare donc solennellement, d’abord, qu’aucun inconnu de l’un ou de l’autre sexe n’est jamais mort dans son voisinage laissant des papiers dont il se serait emparé légitimement ou non. Aucun étranger à physionomie sombre, à caractère taciturne, et se faisant une vertu du silence, ne lui a jamais remis une seule page d’un manuscrit illisible. Aucun hôte ne lui a fourni des matériaux pour en faire une histoire, afin que le profit en résultant puisse acquitter les loyers arriérés d’un locataire mort chez lui de consomption, et ayant fait sa sortie du monde avec assez peu de cérémonie pour oublier le dernier item de son compte, c’est-à-dire les frais de ses funérailles.

Il ne doit rien à aucun conteur bavard cherchant à charmer l’ennui des longues soirées d’hiver. Il ne croit pas aux esprits. Il n’a pas eu une vision dans toute sa vie, et il dort trop profondément pour avoir des songes.

Il est forcé d’avouer que dans aucun des journaux publiés chaque jour, chaque semaine, chaque mois ou chaque trimestre, il n’a pu trouver un seul article louangeur ou critique, contenant une idée dont ses faibles moyens pussent profiter. Personne ne regrette cette fatalité plus que lui, car les rédacteurs de tous ces journaux mettent en général dans leurs articles tant d’imagination, qu’en en profitant avec soin on pourrait assurer l’immortalité d’un livre, en le rendant inintelligible.

Il affirme hardiment qu’il n’a reçu de renseignements d’aucune société savante, et il ne craint pas d’être contredit là-dessus, car pourquoi un être aussi obscur serait-il l’objet exclusif de leurs faveurs ?

Quoiqu’on le voie de temps en temps dans cette société savante et frugale connue sous le nom de club du pain et du fromage, où il est coudoyé par des docteurs en droit et en médecine, des poètes, des peintres, des éditeurs, des législateurs et des auteurs en tout genre, depuis la métaphysique et les hautes sciences jusqu’aux ouvrages de pure imagination, il assure qu’il regarde l’érudition qu’on y recueille comme trop sacrée pour en faire usage dans tout ouvrage qui n’est pas relevé par la dignité de l’histoire.

Il doit parler des colléges avec respect, quoique les droits de la vérité soient supérieurs à ceux de la reconnaissance. Il se bornera à dire qu’ils sont parfaitement innocents des erreurs qu’il a pu commettre, ayant oublié depuis longtemps le peu qu’ils lui ont enseigné.

Il n’a dérobé ni image à la poésie profonde et naturelle de Bryant, ni sarcasme à l’esprit d’Halleck, ni expressions heureuses à l’imagination riche de Percival, ni satire à la plume caustique de Paulding[2], ni périodes bien arrondies à Irving[3], ni vernis séduisant aux tableaux de Verplancks[4].

Aux soirées et aux coteries des bas-bleus, il croyait avoir trouvé un trésor dans les Dandys littéraires qui les fréquentent ; mais l’expérience et l’analyse lui ont fait reconnaître qu’ils ne sont bons qu’à suivre l’instinct qui les fait agir.

Il n’a pas à se reprocher la tentative impie de si approprier les bons mots de Joe Miller[5], le pathos des écrivains sentimentalismes, ni les inspirations des Homères qui écrivent dans les journaux.

Il n’a pas eu la présomption d’emprunter la vivacité des États orientaux de l’Amérique ; il n’a pas analysé le caractère homogène de ceux de l’intérieur ; il a laissé ceux du sud en possession tranquille de tout leur esprit morose.

Enfin il n’a rien pillé ni dans les livres imprimés en caractères gothiques, ni dans les brochures à six pence ; sa grand-mère a été assez dénaturée pour refuser de l’aider dans ses travaux ; et, pour parler une fois positivement, il désire vivre en paix avec les hommes et mourir dans la crainte de Dieu.





  1. Dans la première édition Lionel Lincoln était annoncé comme la première des Légendes des treize républiques. L’auteur n’a pas donné suite à ce plan ; néanmoins, et bien que cette préface ainsi que celle qui suit, et qui est particulière à Lionel Lincoln, aient été supprimées par l’auteur dans la dernière édition, nous avons cru devoir les conserver ici. M. Fenimore Cooper, s’étant lié d’amitié avec Walter Scott depuis la publication de Lionel Lincoln, aura cru ne pas devoir reproduire cette préface, qui aurait pu paraître renfermer une critique des préfaces des romans de l’auteur de Waverley. (Note de l’éditeur.)
  2. Poëtes américains dont on ne connaît en Europe que quelques extraits, y compris les épitaphes des romans de M. Cooper.
  3. L’auteur du Sketch-Book et de l’Histoire de Christophe Colomb, surnommé l’Addison américain.
  4. Auteur encore moins connu en Europe que les autres.
  5. Rédacteur d’un recueil de facéties et de chansons grivoises.