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DE LA PREMIÈRE ÉDITION
Pour présenter en cinq cents pages environ un tableau d’ensemble de la littérature italienne, on pouvait choisir entre deux partis : dresser un répertoire méthodique, aussi complet que possible, des auteurs et des œuvres, en consacrant à chacun une notice biographique et analytique ; ou bien sacrifier résolument les écrivains secondaires, pour s’étendre davantage sur les poètes et les penseurs les plus connus et les plus représentatifs, de façon à caractériser surtout les grandes époques et les principaux courants d’inspiration, qui constituent la véritable originalité de la littérature italienne.
C’est à ce dernier parti que je me suis arrêté sans hésitation : l’étude de Dante, Pétrarque, Boccace, Machiavel, Guichardin, l’Arioste, le Tasse, Métastase, Goldoni, Parini, Alfieri, Monti, Foscolo, Manzoni, Leopardi, G-. Carducci, occupe à peu près la moitié du présent volume. Les auteurs secondaires sont mentionnés, en grand nombre, mais très brièvement, parmi les précurseurs ou les épigones des personnalités les plus saillantes, dans les chapitres consacrés à expliquer l’enchaînement des périodes, les progrès ou les reculs de l’art et du goût.
Pour rendre encore d’un dessin plus facile à saisir dans son ensemble le développement de la littérature si complexe et si variée de l’Italie, l’exposé en a été divisé en quatre parties, correspondant à quatre étapes de la pensée et de la civilisation. La détermination de ces périodes est naturellement sujette à discussion, d’autant plus que je me suis écarté ici de certaines habitudes prises. Mon unique préoccupation a été de mettre en pleine lumière les caractères qui m’ont toujours le plus frappé dans l’évolution de la littérature italienne, depuis le milieu du xiiie siècle jusqu’au commencement du xxe. Le seul élément personnel que l’on puisse introduire dans un livre très général, comme celui-ci, n’est-il pas justement la façon d’en concevoir le plan ? Sans doute, il faut être Pascal pour oser écrire : « Qu’on ne dise pas que je n’ai rien dit de nouveau : la disposition des matières est nouvelle… » ; cette déclaration orgueilleuse définit pourtant à merveille la seule originalité permise à un ouvrage dont la matière a déjà été traitée, discutée, analysée, retournée en tous sens par d’innombrables critiques.
La littérature moderne et contemporaine a été l’objet de soins particuliers ; non que l’on doive s’attendre à rencontrer dans le chapitre final de longues appréciations sur les œuvres parues en Italie depuis une trentaine d’années ; mais il a semblé utile de donner une nomenclature assez riche des auteurs qui se sont distingués, ou se distinguent actuellement dans les diverses branches de l’activité littéraire, avec quelques renseignements précis sur leur âge, sur la date de leurs publications les plus importantes, sur leurs tendances artistiques, etc.
Quelques lecteurs regretteront peut-être de ne pas trouver à la fin du livre le complément d’une bibliographie, indiquant les ouvrages généraux à consulter, et aussi quelques sources particulières, au moins pour certaines périodes et certaines œuvres. Après y avoir mûrement réfléchi, j’ai cru devoir y renoncer, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, les études relatives à la civilisation italienne ont pris une telle extension au xixe siècle, tant en Italie que dans le reste de l’Europe, et même en Amérique, qu’il devient très difficile de distinguer le bon grain de l’ivraie, c’est-à-dire de faire un choix personnel, de dresser une bibliographie originale. J’aurais dû en conscience mentionner tous les ouvrages que j’ai consultés, depuis plus de quinze ans que la langue et la littérature italiennes ont fait l’objet unique de mon enseignement. Mais cet appendice aurait été aussi incomplet (car on ne peut tout lire) que disproportionné. Il ne pouvait me plaire d’abréger, en les démarquant, les résumés bibliographiques que d’autres ont faits, et bien faits. À quoi bon présenter au public un reflet médiocre de ce qu’il peut trouver dans des ouvrages excellents, accessibles à tous ?
Cette dernière considération m’a définitivement arrêté. Depuis quelques années, les histoires générales et les manuels de littérature italienne se sont singulièrement multipliés, et parmi ces publications, plusieurs sont de remarquables mises au point du travail critique actuellement accompli. C’est pour moi une dette de reconnaissance de citer dès ces premières pages les ouvrages que j’ai eus constamment sous la main :
Storia letteraria d’Italia ; 10 volumes par différents auteurs ; Milan, Vallardi ; 1898-1906. Chaque volume est pourvu d’abondantes notes bibliographiques.
A. d’Ancona et O. Bacci, Manuale della letteratura italiana ; 5 volumes, Florence, Barbèra ; 2e ed., 1900 et suiv. – Ce Manuel contient des notices très soignées sur près de 400 auteurs, avec de longs extraits de leurs œuvres.
D’autre part, les périodiques ne manquent pas, qui permettent au travailleur de se tenir au courant des publications nouvelles. Je ne citerai que quatre des principales revues spéciales d’histoire littéraire :
Bullettino della Società dantesca italiana, Florence (sur Dante et son temps).
Giornale storico della letteratura italiana, Turin (avec le meilleur dépouillement des périodiques italiens et étrangers).
Rassegna bibliografica della letteratura italiana, Pise ;
Rassegna critica della letteratura italiana, Naples.
Parmi les manuels plus courts, je n'ai garde d’oublier deux publications scolaires d’une haute valeur, toutes deux avec des notes bibliographiques très soignées :
Vittorio Rossi, Storia della letteratura ilaliana ; 3 vol., Milan, Vallardi ; 3° éd., 1905-1906.
Francesco Flamini, Compendio di storia della letteratura italiana ; 1 vol., Livourne, Giusti ; 6° éd. 1906.
Le dernier chapitre du présent volume mentionne en outre les ouvrages de critique et d’histoire littéraire les plus remarquables publiés en Italie depuis une trentaine d’années. Ai-je trop présumé des capacités de mes lecteurs, en estimant que l’aide de ces indications, si sommaires qu’elles soient, ils pourraient s’orienter assez vite, et dresser eux-mêmes une bibliographie très suffisante sur un point spécial ? Il ne m’a pas paru que la grande affaire fut d’étaler devant eux une érudition facile, mais bien de leur désigner les guides les plus sûrs.
M. Ferdinando Neri, docteur de l’Université de Turin et lauréat de l’Institut Supérieur de Florence, lecteur de langue ilalienne à l’Université de Grenoble[1] a bien voulu relire sur épreuves la première édition de ce livre. Il sait combien je lui en suis reconnaissant ; mais ce que je tiens à dire publiquement, c’est qu’il a mis au service de cette révision le même souci d’exactitude rigoureuse qui a contribué, avec bien d’autres qualités, à faire si hautement estimer ses premières publications, relatives à la littérature de la Renaissance. Je lui suis redevable, sur beaucoup de points particuliers, de très utiles conseils.
Grenoble, juin 1906.
DE LA HUITIÈME ÉDITION
Vingt-cinq ans se sont écoulés depuis que ce tableau de la littérature italienne a été présenté au public. L’accueil qu’il a reçu a été tel que, de trois ans en trois ans environ, il a fallu en faire de nouveaux tirages, en vue desquels de menues retouches ont été introduites dans le texte. Mais l’insuffisance de ces retouches apparaissait de plus en plus, à mesure que passaient les années. Trop d’événements, politiques et littéraires, se sont produits en ce quart de siècle, et ma « Conclusion » de 1906 (p. 477-506) était devenue parfaitement archaïque ; il fallait la reprendre depuis la base et en faire une Cinquième Partie, sensiblement égale à chacune des quatre premières. L’éditeur, auquel est due, pour une large part, la faveur que n’a cessé d’obtenir ce livre, a bien voulu entrer dans cette vue, et c’est la réalisation de ce plan élargi que je me risque à publier aujourd’hui.
Le risque n’est pas mince. Il s’agit d’exposer l’état d’une littérature qu’on ne peut encore juger avec un recul suffisant, car elle s’enrichit, évolue, se modifie d’un jour à l’autre ; l’abondance même des volumes publiés annuellement est telle que beaucoup ne m’ont pas été accessibles ; enfin toute orientation claire fait défaut dans les courants d’idées, de modes et de goûts, car l’individualisme n’a jamais triomphé plus intrépidement que depuis les années qui ont suivi la grande guerre.
Pour se frayer un chemin dans ce dédale, et pour aboutir un dans délai assez court, – condition nécessaire, – il fallait renoncer à faire œuvre personnelle ; j’ai du me résigner, sauf pour les écrivains les plus en vue, pour les talents qui ont déjà pris leur plein essor, pour les œuvres dont le sens et le caractère ne sauraient plus être modifiés, à faire un classement rapide et provisoire. Travail infiniment ingrat, dont je n’attends qu’un profit : fournir au lecteur, désireux d’être vite renseigné sur tel ou tel écrivain italien moderne, quelques indications précises et, s’il se peut, exactes.
Il est parfaitement sûr que des erreurs m’ont échappé ; je désire qu’elles me soient signalées au plus tôt, afin d’y apporter remède dans les réimpressions prochaines, en attendant qu’un plus jeune réussisse à embrasser dans tout son développement la période dont nous n’apercevons encore que les premiers tâtonnements. Les indications bibliographiques très sommaires, que contenait l'Avant-Propos de 1906, exigent un minimum de complément.
La Storia letteraria d’Italia de l’éditeur Vallardi, de, Milan, est en voie de renouvellement complet, avec quelques anciens collaborateurs et plusieurs nouveaux. Le programme de cette troisième édition est le suivant: Le Origini, par Filippo Ermini; Il Duecento, par Giulio Bertoni (paru) ; Dante, par N. Zingarelli (en deux volumes: paru); Il Trecento, par le même ; Il Quattrocento, par V. Rossi ; Il Cinquecento, par G. Toffanin (paru); Il Seicento, par A. Belloni (paru) ; Il Settecento, par G. Natali (en deux volumes; paru); l'Ottocento, par Guido Mazzoni.
Chez le même éditeur, il faut signaler la tres utile collection intitulée Storia dei generi letterari italiani, dont la série n’est pas achevée, mais qui traite, par les plumes les plus autorisées, de l’Épopée, du Poème chevaleresque, de la Poésie pastorale, de la Tragédie, de la Comédie, de la Satire, de la Critique littéraire, de la Philosophie, du Roman, des Nouvelles, de l’Histoire, des Autobiographies et Correspondances, (tv., etc .....
Le Bollettino della Soeietd dantesca italiana a cessé de paraitre depuis la fin de 1921 ; il est continué par les Studi Dantecschi, dirigés par Michele Barbi, dont quinze volumes ont paru de 1920 à 1931 (Florence, Sansoni). La Rassegna bibliografica de Pise et la Rassegna critica de Naples ont disparu, la première continuée par La Rassegna, que dirige Achille Pellizzari (Florence, Perrella).
Le Giornale Storico della Letteratura ilaliana poursuit héroïquement sa carrière sous la direction de Vittorio Cian. Le quatre-vingt-seizième volume en a paru a la fin de 1930 ; c’est le répertoire indispensable de tout spécialiste de la littérature italienne.
En face de lui, dans le camp de la critique esthétique, la Critica, de B. Croce, affirme inlassablement le labeur ininterrompu du célèbre philosophe-critique ; avec 1930 s’est achevée sa vingt-huitième année d’existence.
En ce qui concerne le mouvement contemporain de la littérature, quelques ouvrages importants ont été publiés, qui seront utiles aux lecteurs désireux d’approfondir un sujet que j'ai du traiter fort superficiellement. Les deux plus récents, les plus nourris de faits et d’idées sont :
Camillo Pellizzi, Le lettere ilaliane del nostro secolo. Milan, 1929 (in-8°, 534 pages), et : Giuseppe Ravegnani, I contemporanei, Turin, 1930 (in-16, 438 pages).
Paris, avril 1931.
Le simple exposé chronologique des faits qui constituent l’histoire littéraire d’un peuple risque fort d’être incomplet, confus, par suite peu instructif, s’il n’est éclairé par quelques idées générales, et divisé en un certain nombre de périodes, destinées à faire mieux saisir la physionomie et l’enchaînement des phénomènes, l’évolution du gout, de la mode et des genres, en un mot la marche de la pensée et de l’art.
Cette vérité, banale en elle-même et applicable à bien d’autres études, s’impose à l’esprit avec une évidence particulière, lorsque l’on entreprend de tracer un tableau, et surtout un tableau sommaire, de la littérature italienne. Des sept siècles qu’embrasse cette histoire on ne saurait dire que se dégage, au premier regard, une grande unité ; ce qui frappe plutôt, c’est la complexité du dessin général, c’est la variété et l’imprévu des manifestations du génie italien, qui, à une même époque, peut se présenter sous les aspects les plus divers, suivant qu’on l’envisage en Sicile ou à Naples, dans l’Italie centrale, — en Ombrie, en Toscane, — ou dans la vallée du Pô, — à Ferrare, à Mantoue, à Venise, à Milan, à Turin. Maintes confusions risquent en outre de se glisser dans les esprits, à la faveur de certaines expressions d’un usage courant, telles que « Moyen Age », « Renaissance », « Romantisme » ; on ne songe plus même à les définir, tant elles semblent claires, et l’on ne prend pas garde que, appliquées à la civilisation italienne, elles ne signifient plus du tout ce que, en France, nous avons l’habitude de leur faire dire.
Il importe donc, dès ces premières pages, de prévenir toute équivoque, de dissiper toute confusion, pour introduire, s’il est possible, plus de clarté dans les idées ; il est nécessaire de jeter un coup d’œil d’ensemble sur les grandes périodes que nous devrons étudier une à une, d’en reconnaitre les limites et les caractères essentiels, c’est-à-dire de tracer le plan qui sera suivi dans cette histoire de la littérature italienne.
Le seul mot de « Moyen Age » évoque un certain nombre d’idées et de faits, de conditions sociales et intellectuelles nettement définies, surtout lorsque l’on a en vue la littérature française, la plus parfaite expression de ces siècles lointains : l’organisation féodale domine alors toute la vie politique ; la philosophie scolastique s’impose comme une discipline nécessaire au travail de la pensée ; enfin une puissante inspiration nationale anime la production poétique de la France : par sa langue, par ses héros, par son ardeur guerrière, aussi bien que par sa malice bourgeoise ou populaire, la littérature française, du xie au xve siècle, est l’image fidèle de la jeune nation née sur le sol gaulois de la civilisation latine et chrétienne, transformée, dans l’ordre social, par une aristocratie guerrière, d’origine germanique. Tout dans cette littérature reflète l’âme, la conscience et l’esprit de ce peuple, dont la foi, l’enthousiasme et la gaieté railleuse s’expriment en des œuvres vraiment originales.
Rien de semblable ne s’est passé en Italie. Là aucune fusion durable et féconde d’éléments divers n’a fait surgir une nationalité sur les ruines du vieux monde romain. Le mouvement littéraire, qui se dessina tardivement, fut d’abord dépourvu de toute originalité : l’Italie n’eut pas de héros national. Les esprits, toujours fascinés par la grandeur de Rome, dont la gloire, pensait-on, ne pouvait subir qu’une éclipse passagère — car sa destinée est divine et sa puissance éternelle, — ne se plièrent pas sans résistance à la discipline scolastique. La féodalité ne plongea pas de profondes racines dans ce sol purement latin : ce peuple, qui était et se sentait si intimement romain, ne voyait dans sa noblesse féodale qu’une horde de barbares venus pour opprimer et dévaster « le jardin de l’empire » ; aucune communauté d’intérêts ni de sentiments ne pouvait exister entre la grande masse des Italiens et les représentants de la race germanique : c’est en dehors de ces maîtres, c’est contre eux que se fonde la commune, si vite prospère, d’où vont jaillir l’art et la poésie de la nouvelle Italie. Les lettrés ne trouvaient pas de héros à chanter parmi ces ennemis du nom romain ; aussi se réfugiaient-ils dans l’étude de l’antiquité, jaloux d’entretenir le culte des seules traditions nationales qu’ils connussent. La science à laquelle ils se vouaient de préférence n’était pas la théologie, gloire de l’Université de Paris, mais le droit, science romaine par excellence, et que de toutes parts on venait étudier à Bologne. Cette science éminemment positive, et d’un caractère pratique, convenait d’ailleurs mieux au génie italien que les discussions abstraites où triomphaient les docteurs de Sorbonne. Car si les grands Italiens du Moyen Age furent des mystiques, ils ne cessèrent pas pour cela d’avoir pleinement conscience des réalités de la vie : saint François ne fut pas un théologien ; sa piété chercha dans les spectacles de la nature un aliment plus substantiel que dans les définitions et les syllogismes de l’école ; son apostolat trouva une justification suffisante dans l’allégement qu’il apportait aux misères humaines, et sa parole ardente puisait son efficacité et sa poésie dans ce contact intime avec la réalité.
La civilisation italienne ne fut pourtant pas entièrement rebelle à la philosophie scolastique : saint François ne doit pas faire oublier saint Thomas, et chacun sait quels secours fournit la « Somme » pour l’exacte interprétation de la pensée d’un Dante. Mais cette influence scolastique fut superficielle ; elle ne modifia pas profondément l’orientation des esprits, et resta presque sans effet sur l’art et la poésie. C’est de leur réalisme inné, c’est aussi des exemples de l’antiquité, étudiés avec une inlassable persévérance, que les Italiens tirèrent leurs premières inspirations vraiment originales. La Divine Comédie, l’œuvre la plus médiévale et la plus scolastique de toute cette littérature, en est une preuve éclatante. Nulle part on ne trouve plus clairement affirmé ce que j’appellerai la conscience romaine du peuple italien : Rome est à la cime de toutes les préoccupations du poète ; c’est la ville élue de Dieu. Dante ne met son espoir dans un empereur germanique, comme Henri VII, que parce qu’il peut saluer en lui le seul héritier légitime des Césars ; s’il maudit les gens d’Église et les papes, c’est que ce sont des usurpateurs, qui veulent empiéter sur l’autorité du chef établi par Dieu même pour gouverner le monde : l’empereur de Rome. Dans les citoyens les plus sages et les plus honnêtes de sa Florence, Dante se plaît à reconnaitre les descendants directs de la race sacrée des Romains. On sait de reste quelle admiration, quelle piété vraiment filiale le poète avait vouées à Virgile ; mais la « longue étude » qu’il avait faite de l’Enéide, avec toutes les réminiscences qui en sont le fruit, est loin de résumer la préparation classique de ce théologien : à Virgile il associe dans son amour Homère, Horace, Ovide, Lucain, Stace, d’autres encore, qu’il a certainement connus et vénérés. Peu importe qu’il ne les ait pas toujours bien compris ; l’essentiel est qu’ils furent pour lui des guides, des maîtres, des modèles incontestés.
L’Italie du Moyen Age n’a donc jamais complètement cessé de rester en contact avec les anciens, et de leur rendre une sorte de culte, fût-ce avec une intelligence imparfaite. C’est à l’abri de l’antiquité que le génie italien, épris de réalité, d’harmonie et de beauté, s’est tenu en garde contre les abstractions, les subtilités et le formalisme de la pensée scolastique, au moment même où la vie municipale émancipait la commune, et appelait ce peuple au libre épanouissement de ses facultés ; c’est à cette école que Dante a développé les dons de sa race, et su produire, en dépit de sa théologie, de sa science encyclopédique et de sa conception symbolique de la poésie, une œuvre personnelle, humaine, si voisine de nous par certains aspects que parfois on a cru y reconnaitre l’aurore de la Renaissance.
La Divine Comédie n’appartient pourtant pas encore à la Renaissance ; elle est au contraire le poème du Moyen Age italien par excellence. Car s’il arrive que la pensée de Dante nous semble très moderne, la forme qu’elle revêt, l’expression que le poète donne à ses idées religieuses, politiques, philosophiques ou même poétiques nous déconcerte souvent, et parfois — pourquoi ne pas l’avouer ? — nous rebute ; nous avons à faire un effort pour nous adapter à un état d’esprit et à un mode de raisonnement qui ne sont plus les nôtres. Dante n’ouvrait pas une voie nouvelle à la poésie italienne, l’histoire le montre avec assez d’évidence : son œuvre marque le terme d’une période dès lors achevée, que nous pouvons appeler le Moyen Age italien, à condition que cette expression, appliquée à ce pays, désigne simplement les origines tardives, hésitantes, d’une littérature qui se dégage difficilement de la tyrannie du latin ou de l’imitation française et provençale, et trouve enfin, tout à coup, l’interprète de génie capable de traduire les pensées et les passions d’un peuple conscient de sa grandeur, qui souffre de sa déchéance, et qui lutte pour reconquérir, avec la paix, sa place à la tête des nations.
L’Italie reprit en effet cette place tant convoitée, mais autrement que Dante ne l’avait prévu, non par une suprématie politique renouvelée de l’empire, mais par l’éclat de ses arts et de ses lettres ; et ce fut l’œuvre de la Renaissance.
La définition généralement admise du mot Renaissance
convient parfaitement aux caractères par lesquels
le phénomène se manifesta en France : un retour brusque
à l’antiquité, substituant aux traditions nationales de
notre Moyen Age l’imitation, parfois indiscrète, des
œuvres classiques. À cet égard, une véritable révolution
s’est accomplie de ce côté des Alpes dans l’art et le goût,
et nous pouvons en indiquer avec précision la date : les
velléités de Renaissance, timidement annoncées dès les
règnes de Charles V et de Charles VI, n’avaient pas
abouti, et ce furent les guerres d’Italie qui, à partir de
1494, mirent les Francais en présence d’une civilisation
beaucoup plus raffinée. François Ier s’entoure de Florentins,
de Génois, de Lombards, de Napolitains ; la
poésie et les arts de l’Italie fleurissent à sa cour. Lorsque
au début de 1549 parait le manifeste de la Pléiade,
la révolution poétique est accomplie : les derniers restes
de traditions médiévales qui subsistaient encore sont
dédaigneusement rejetés ; l’imitation systématique des
Grecs et des Latins est élevée à la hauteur d’un dogme.
La Renaissance italienne ne ressemble en rien à la crise tardive, mais rapide, qui jeta tout d’un coup la poésie française dans des voies aussi nouvelles. Comment parler de révélation de l’art ancien chez un peuple qui n’avait jamais entièrement détaché ses yeux de l’antiquité ? Que l’on regarde les admirables bas-reliefs exécutés par Nicolas de Pise dès la seconde moitié du XVIIIe siècle, et que l’on dise si les sarcophages romains, païens et chrétiens, que l’artiste avait pu voir jonchant le sol de sa ville natale, sont étrangers à la conception que ce précurseur eut de son art. D’autre part, comment parler d’abandon des traditions médiévales, alors que le Roland furieux, l’œuvre la plus brillante et la plus caractéristique de la poésie de la Renaissance, met en scène Charlemagne et ses preux, tous les héros de nos chansons de geste, tous les chevaliers invincibles et charmants qui étaient devenus populaires en Italie dès le XVIIIe siècle ? — alors surtout que l’Arioste, en dépit des règles de l’épopée classique, réussit à tirer un parti imprévu, dans la composition de son poème, de l’ordre fantaisiste et capricieux que les ménestrels et les jongleurs italiens — les « Cantastorie » des carrefours — avaient mis en honneur dans leurs grossiers récits ? L’heure vint aussi, sans doute, où l’imitation directe et servile de l’antiquité effaca toute trace d`inspiration populaire dans l’art italien; mais cela n’arriva que dans la premiere moitié du xv1° siécle, et cependant les oeuvres qui avaient vu le jour avant cette tyrannie des formes classiques, et en dehors d’elles, d’Orcagna a Verrocchio, de Giotto a Léonard, de Pétrarque a l’Arioste, ne sauraient étre rattachées au Moyen Age.
D’ailleurs, contrairement a ce qu’on vit en France, aucune influence extérieure, aucun événement particulier n’a déterminé, en Italie, le mouvement que nous appelons la Renaissance. La prise de Constantinople par les Turcs, a laquelle on a longtemps attaché une grande importance, n’en a réellement aucune : la collaboration des Grecs a cette forme de l’activité intellectuelle et de la civilisation que l’on appelle l’ et humanisme » avait précédé, et de beaucoup, la chute de Byzance : c’est par une lente évolution intérieure que l’ame italienne s’est graduellement haussée a une conception plus large, plus pénétrante de l’homme, de la vie et de l’art. L’étude des modeles antiques a contribué certes a faqonner la pensée et le gout, mais elle n’a pas eu l’influence initiale et prépondérante qu’on est communément tenté de lui reconnaitre. La supériorité de Pétrarque sur Dante, comme humaniste, ne vient pas de ce qu’il a connu un beaucoup plus grand nombre d’<euvres anciennes, mais bien de ce qu’il les a lues avec d’autres yeux : sa pensée s’est rencontrée avec celle des vieux auteurs; sous la lettre il a senti palpiter l’esprit; derriere les pages jaunies du livre froid et mort, il a retrouvé l’homme, toujours vivant et agité par les mémes passions que lui. Ce n’est pas l’antiquité qui lui a ouvert l’intelligcnce; mais c’est parce qu’il a eu l’intelligence plus ouverte qu’il a commencé at mieux comprendre l’antiquité. La cause profonde de la Renaissance italienne doit donc étre recherchée dans les circonstances qui, des le XIII, et le x1v° siecle, ont développé et aH`ranchi la personnalité de l’Italien, et d`abord du Florentin. Au milieu des luttes incessantes auxquelles il est mélé, guerres de commune at commune, querelles intestines, rivalités individuelles, concurrence commerciale, il a appris a observer sans complaisance, a juger sans illusion les hommes et les choses, et a ne compter, le cas échéant, que sur lui- méme. Cette intelligence vraiment libre et consciente de sa valeur est bien vite devenue une force; c’est elle qui permet a- des banquiers et at des marchands — les Bardi, les Rucellai, les Strozzi, les Tornabuoni — de réaliser d’immenses fortunes et de se transformer en Mécenes; c’est elle qui fait d’un bourgeois enrichi, d’un Cosme, d’un Laurent de Médicis, l’arbitre de la politique florentine, ou plutot italienne; c’est d’elle seule enfin que s’inspirent les poetes et les artistes dans la conception toute nouvelle de leur réle social : ils ont comparé les agitations qui déchiraient les moindres cités d’Italie, avec l’existence tranquille, heureuse, embellie par les pures joies de la pensée et par la promesse de la gloire, qui avait été celle d’un Virgile et d’un Horace; ils méconnaissent des lors la grandeur et la beauté que la physionomie d’un Dante et son ceuvre devaient a ses épreuves d’exilé. Véritables épicuriens, ils préferent s’arranger une vie de paisible et fructueux labeur, couronnée par une immortalité dont ils daignent faire rejaillir une partie sur leurs protecteurs. La gloire — cet art de se rendre éternel, selon la définition de Dante -·— devient le réve de tous, et particulierement de ceux qui mtmient le pinceau, l’ébauchoir et la plume. Dans leurs ceuvres, ils traduisent, avec leurs senti- ments personnels, l’idéal du pcuple d’ou ils sont sortis, de la énération u’ils re résentent: oetes ils se plaisent a ra_]eunir les themes favoris du lyrisme populaire ou les récits chevaleresques qu’une longue tradition a naturalisés en Italie; artistes, ils s’en tiennent aux sujets consacrés de l`iconographie chrétienne. A l’antiquité ils ne demandent encore que l’élégance, la mesure, l’harmonie, la forme, en un mot, l’expression et l’ornement, mais non la matiere. Si pourtant ils entreprennent de traiter un sujet antique, comme le fit Ange Politien dans sa Fabula di Orpzo, ils le présentent dans le cadre naif de uel ue com osition em runtée at la oéti ue de leur temps et de leur province. On peut poser ce principe : la littérature italienne de la Renaissance est caractérisée par l’union nécessaire de deux eléments bien distincts, l’un o ulnirc traditionnel national méme s`il n’est as toujours indigcne, et l’autre savant, classique, du a l’influence récentc et directe de l’antiquité. Si l’élément classique niexerce pas une action appréciable sur la conception ou sur la forme d’une ceuvre, celle—ci n’appartient pas encore A la Renaissance; si au contraire l’élément populaire est entierement éliminé, au profit de l’élément classique, la Renaissance proprement dite est passée‘. Car la Renaissance aboutit au classicisme pur,
1. N’ayant à m’occuper ici que d’histoire littéraire, je ne m’aventurerais pas dans le domaine de l’art, si je ne pouvais invoquer une autorité considerable A l’appui de ma maniére do voir : M. le baron H. de Gey~muller a dénoncé avec force cc l’abus du mot de Renaissance comme dénomination de périodes de l’art ou de styles n, et attiré l’attention a sur le danger qu’il y a A qualifier de Renaiuunces des styles qui ne renferment pas les éléments indispensables A la Renaissance : un element cluuiquv et un element de fart golhique. L’abus de ce nom eminemment juste, pour désigner un fait unique dans l’histoire du monde, fausse l’intelligence des phénoménes et rend plus difficile leur étude scientifique et historique ». Et plus loin, le méme critique ajoute : c La Renaissance commence en grand en Toscane avec le Dome de Florence dernier terme d’une évolution irrésistible, point de départ d’une irrémédiable décadence.
Sur ce point encore, ce qui s’est passé en Italie offre un parfait contraste avec ce que llon observe en France. Notre xv1° siecle, époque de trouble et d’agitation, d’initiatives hardies, d’ambitions généreuses et d’ame1·es désillusions, n’a pas laissé d’<nuvres tout a fait égales au mérite des nobles esprits qui les ont produites; peut- étre serait-on niéme tenté de dire que notre Renaissance a échoué, si l’on ne se souvenait qu’elle a préparé la littérature classique du xv11° siécle, ou les qualités d’ordre, , de raison, de clarté, qui constituent une notable part de notre génie national, ont trouvé leur expression la plus complete, sous un régime parfaitement approprié in cette forme particuliere de la littérature. En Italie, au contraire, la Renaissance porte en elle-méme sa signification; elle réalise dans toute sa variété et dans toute son ampleur l’oeuvre du génie italien; elle ’dure assez exactement deux siécles, au bout desquels l’épuisement survient tout a coup. Au méme moment, les institutions qui avaient favorisé cet admirable essor d’art et de poésie se trouvent réduites a néant : partout la liberté politique est étouffée par des gouvernements autocratiques; la Contre-réforme et lllnquisition suppriment toute liberté dc penscr, avec le sentiment religieux lui-ménie; et si l’on se rappelle que l°Espagne dominait sur la majeure partie de la péninsule, on peut se figurer combien ce double joug fut dégradant : l’histoire de Naples sous lc.; vice-
d’Arnolfo di Cambio, une conception d’esprit et de proportions antiques dans une robe semi-gothiquc., n. C’est précisément de la méme époque, ou peu uprés — vers le second tiers du x1v’ siécle — que je fais partir la Renaissance, florentine d’abord, et bientot italienne.
rois espagnols, et les longs démélés de Galilée avec l’Inquisition, ce martyre du septuagénaire aveugle et brisé,
mais toujours suspect, sont la pour nous l°apprendre. Il
n’est pas jusqu’aux oeuvres de l’esprit qui ne subissent la
tyrannie des regles et des Académies : le Tasse en fit
la dure expérieuce. Or l’Italien ne s’était élevé si haut
que par son indépendance et sa franchise dans l’expression de la réalité, par sa libre fantaisie, par le caractére
nettement personnel de son observation, de sa pensée et
de son art. Quoi d’étonnant si le triomphe de la conven-
tion, de l’hypocrisie et de la force brutale lui porta un
coup mortel ?
L’agonie pourtant se prolongea : l’ingénieuse reproduction des formes de la poésie antique put faire illusion sur la valeur réelle des oeuvres; un noble poete donna tardivement au Roland furieux un pendant souvent discuté, mais d’un incontestable intérét; un glorieux interprète des lois de la nature, qui fut aussi un excellent écrivain, montra de quelle hardiesse la pensée italienne était encore capable, malgré toutes les persécutions; l’opéra prolongea en Europe la suprématie artistique de l’Italie. La décadence n’en était pas moins manifeste : elle fut rapide, profonde — avec G.-B. Marino et son école, avec l’Arcadie; — elle dura longtemps. Il faut attendre le milieu du xv111‘ siécle pour assister aux premiers symptomes de réveil.
Deux choses contribuèrent alors à tirer les Italiens de cette torpeur prolongée : leur curiosité scientifique, et leur tendresse pour ce sol natal si indignement gouverné, pour ce peuple honnête et intelligent, si négligé, si méprisé, et qui semblait presque inconscient de sa déchéance. Les recherches historiques et littéraires, l’examen des problèmes sociaux captivent quelques esprits d’élite, en qui s’unisseni l’ardeur scientifique et l’amour de la patrie; Dante est remis en honneur : le culte des gloires passées fraie la voie au patriotisme moderne. De leur coté, les poetes travaillent a éclairer, at faconner la conscience populaire, et a exalter le sen- timent national. La Révolution, l’Empire passent, et au lendemain de cette crise, qui avait suscité tant d’espoirs, l’Italie déque se retrouve plus tourmentée que jamais par ses réves d’uni0n et d’indépendance. Sa littérature devient révolutionnaire; elle prend le nom de a romantique », mais ce romantisme, qui précede le notre, ne lui ressemble guere : en France, ce ne fut guere que la révolte de quelques esprits novateurs contre les préceptes étroits de la poétique classique; en Italie le romantisme puise une force et une signification toutes différentes dans le sentiment patriotique, dans la conscience nationale d’un peuple encore divisé et opprimé. Manzoni serait un fort sage disciple du rigoureux Boileau s’il ne s’obstinait E1 chanter ce des chrétiens les mysteres terribles » — parce que, s’adressant il un peuple chrétien, il reconnait at ces mysteres une valeur éducative tres supérieure E1 celle du paganisme, —— et s’il ne tirait ses sujets de l`hist0ire d’ltalie, non par amour pour une mise en scene pittoresque et pour la couleur locale, ni dans l’intention de renouveler le personnel, un peu Fatigue, des héros classiques, mais parce qu’aucun sujet, pense- t-il, ne peut toucher plus vivement le coeur des Italiens. Le succes des Fiancés et de maint autre roman ou drame historique a prouvé surabondamment qu’il ne se trom- pait pas. Rien, en un mot, n’est plus étranger au roman- tisme italien que la célebre théorie de l’art pour l’art. Tout au contraire, l’art ici a un but, manifeste, avoué, immédiat, et, ce qui est extraordinaire, ce but a été atteint, non sans que les écrivains y aient contribué pour leur large part.
L’unité et l’indépendance de l’Italie une fois réalisées par une série d’événements trop connus pour qu`il soit nécessaire de les rappeler ici, les généreuses aspirations qui s’étaient aflirmées depuis le milieu du xvm° siécle avaient regu une éclatante satisfaction ; l'inspiration qui avait prévalu pendant plus d’un siécle devenait sans objet; elle était épuisée. Les années qui ont immédiatement précédé et suivi l’entrée des Italiens a Rome marquent donc la fin d’une importante période historique et littéraire, et le commencement d’une ere nouvelle.
Le développement de cette ere nouvelle s’est heurté, des ses débuts, a de formidables obstacles. Ce furent d’abord les diflicultés que rencontra le gouvernement du jeune royaume pour s’organiser, et qui firent succéder a l’enthousiasme d’une révolution les tatonnements, les mécomptes, les querelles des partis, l’apparition du socialisme, et la politique des alliances avec les Empires centraux. En aout1914, éclate la guerre mondiale. Dans un bel élan de solidarité latine, l’Italie se jette dans la mélée en avril 1915, malgré certaines résistances. La lutte est dure pour une nation jeune, qui n’y était ni provoquée ni préparée: elle y recueille de glorieux trophées, et parfait son unité territoriale; cependant elle ¤’éprouve qu’amertume en considérant qu’elle n’en retire pas tous les profits qu’elle avait escomptés. Alors c’est la révolution fasciste, l’il1Sl£llll`{`llZl0I1 d’un régime fondé sur la toute-puissance de Ylitat, la déchéance des institutions parlementaires et démocratiques, la volonté, hautement proclamée, de restituer a l’Italie la place de premier rang que Rome avait conquise, que des sieclcs d`anarchie et de servitude lui avaient fait perdre. i Ce sont beaucoup de secousses, au milieu desquelles il n’est pas surprenant qu`un grand désarroi se soit manifesté dans les esprits. L’activité intellectuelle n’a pas cessé dlétre intense, mais, si elle conserve fidelement certaines qualités traditionnelles du peuple italien, elle est travaillée aussi par un besoin immodéré de irenouvellement, det modernisme, de rupture avec le passé, et on ne saurait encorc prévoir ce qui pourra sortir de cette crise de croissance et d’individualisme a outrance.
Cette esquisse sommaire des grandes périodes, qui vont étre analysées dans les chapitres suivants, fait déja prévoir les divisions générales de ce livre.
Une premiere phase de la littérature italienne, correspondant a la dénomination traditionnelle de Moyen Age, embrasse les origines, les premiers essais en langue vulgaire, et, presqueaussitot apres, l’apparition d’un puissant génie : dans l’muvre de Dante se reflete toute une époque, que l’on peut appeler l’aurore de la vie italienne, et qui s’acheve at peu pres en méme temps que la carriere tourmentée du poete, mort en 1321.
Alors vient la période improprement appelée Renaissance ; mais ce nom, consacré par un usage séculaire et universel, il n’appartient a personne de le changer; du moins avons-nous essayé de lc définir avec toute la précision possible en ce qui concerne l’Italie. La Renaissance se manifeste presque au lendemain de la mort de Dante : deux hommcs, dont l’activité poétique commence entre 1330 et 1310, et qui d’ailleurs par plus d’un coté conservent des attaches avec le Moyen Age, Pétrarque et Boccace, sont les initiateurs incontestés du mouvement ; et celui-ci se prolonge jusqu’a l’asservissement de Florence (1530), ia la mort de Machiavel (1527) et de l’Arioste (1533). Mais des ce moment la Renaissance a fait place a une conception nouvelle de l’art et de la poésie : l’imitation directe, exclusive de l'antiquité supprime tout contact entre la littérature et le peuple. L’Arioste lui- méme et quelques écrivains de sa génération — le Trissin, Giovanni Rucellai — sont déja entrés nettement dans cette voie; leurs successeurs y perséverent, et le Classicisme semble triompher avec le Tasse, au moment meme ou la décadence de l’Italie est, a tous égards, un fait accompli. Au milieu du xvm° siecle, Ie traité d’Aix—la—Chapelle (1748}, qui améliora la situation politique de la péninsule, fournit un point de repere utile pour la détermination des périodes. Nous l’adopterons, apres tant d’autres, pour marquer la fin de la décadence et le commencement du relevement, non sans observer qu’il convient de ne pas attacher une importance exagérée a ces dates trop précises.
Aucune période n’est cependant limitée plus exactement que celle qui commence avec le milieu du xvm° siecle, et que nous appellerons la littérature de la nouvelle Italie : la constitution du royaume unifié, avec sa capitale naturelle, Rome, en est la conclusion logique.
Alors commence la période contemporaine, dont nul ne saurait encore indiquer les limites ni apprécier les résultats ; on doit se contenter d’indiquer l’intensité des efforts accomplis, la hardiesse du travail intellectuel qui se poursuit sous toutes les formes, avec la volonté de créer un art nouveau. Au milieu d’une certaine confusion, on discerne des oeuvres de haute valeur, qui garantissent la pérennité du génie italien et rappellent que, à plusieurs reprises déja, celui-ci a su prendre un nouvel essor.
LES ORIGINES DE LA LITTÉRATURE ITALIENNE
JUSQU’À LA MORT DE DANTE
───
CHAPITRE PREMIER
LE LATIN, LE PROVENÇAL ET LE FRANÇAIS
EN ITALIE AU XIIIe SIÈCLE ;
Qui dit « Littérature italienne » emploie une expression en apparence fort claire, en réalité très malaisée à définir, s’il s’agit de répondre à cette question : où et quand commence la littérature italienne ?
Si l’on s’en tient à la définition la plus naturelle et la plus répandue : la littérature d’un pays est l’ensemble des écrits composés dans la langue de ce pays — on se heurte à une grave difficulté : avant le milieu du xiiie siècle, il n’y eut en Italie que des dialectes, mais non pas précisément de langue italienne. D’ailleurs nombreux sont, à cette époque, les auteurs qui écrivirent en provençal et en francais ; plus nombreux encore ceux qui préférèrent exprimer leurs pensées en latin. L’historien de la littérature italienne doit-il ignorer ces essais qui, à proprement parler, ne sont pas de sa compétence ? Il ne le peut pas ; car ces premières manifestations littéraires préparent et expliquent en partie l’apparition des œuvres les plus caractéristiques du génie italien. Les passer sous silence aurait encore le grave inconvénient de dissimuler un des traits essentiels de la littérature italienne à ses origines : par une sorte de répugnance à se servir de leurs idiomes vulgaires en des ouvrages avant certaines ambitions littéraires, les Italiens ont tâtonné longtemps avant d’écrire dans une langue qui leur appartint en propre. Parmi les trois grandes nations néo-latines de l’Europe occidentale, l’Italie fut la dernière à posséder une littérature dans sa langue nationale : dès le xie et le xiie siècle la France, au Nord et au Sud, avait une poésie épique et lyrique extrêmement développée ; en Espagne, le poème du Cid fut rédigé, selon toute probabilité, dans la seconde moitié du xiie siècle. En Italie, il faut attendre le milieu du xiiie siècle, pour rencontrer des œuvres qui attestent, chez les écrivains, l’intention bien déterminée d’élever l’idiome vulgaire à la dignité de langue littéraire.
On ne saurait donc se dispenser de passer rapidement en revue les essais en latin, en provençal et en français qui précédèrent immédiatement l’apparition d’œuvres vraiment italiennes. D’autre part il convient d’accorder quelque attention aux premiers monuments de la langue italienne, alors même qu’ils n’offrent encore aucun intérêt proprement littéraire.
La fidélité prolongée des Italiens au latin s’explique d’elle-même : ce n’était pas seulement pour eux la seule langue littéraire, c’était la seule langue nationale possible. Nulle part le prestige de Rome, en dépit de la ruine de l’empire, n’était aussi vivant, aussi efficace qu’en Italie ; personne d’ailleurs ne voulait croire que cette ruine fut irrémédiable : Arnaud de Brescia, au milieu du xiie siècle, se flattait de rétablir à Rome les institutions républicaines, et deux siècles plus tard Cola di Rienzo partagea la même illusion. D’autre part si Rome n’était plus la ville des Scipions ni celle des Césars, elle était devenue celle des papes ; à ce titre, elle gardait, ou plutôt renouvelait son prestige de ville éternelle, de capitale universelle, et le latin restait nécessairement la langue de l’Église, comme il était aussi celle des lettrés, des juristes et des magistrats de tout ordre.
Le peuple, surtout dans l’Italie centrale, n’était pas incapable de suivre la lecture de prières ou d’actes rédigés en latin, tant était faible l’écart entre les parlers populaires et ce latin communément en usage. Ce n’est pas seulement que ces parlers eussent conservé avec une remarquable fidélité, dans leur ensemble, la forme des mots anciens ; mais ce latin d’usage courant n’avait plus rien de classique : il était tout pénétré d’éléments populaires, en particulier dans le vocabulaire et dans la syntaxe ; pour se familiariser avec sa terminologie et ses formules monotones, il n’était pas besoin d’un grand effort intellectuel. Parmi les causes principales de la tardive apparition de la langue vulgaire dans les documents qui nous sont parvenus, il faut sans doute placer au premier rang cette conformité relative du latin des notaires et de l’Église avec les parlers populaires.
Il convient d’ajouter qu’en Italie, au xiie siècle, l’instruction grammaticale n’était pas, comme en d’autres pays, le privilège exclusif des clercs. La société laïque, 20 LITTIERATURE ITALIENNE I noblcsse, bourgeoisie niéme, en avait sa part, modeste si l'on veut, mais suffisante pour rester en contact avec Ia civilisation romaine, pour couserver le souvenir de tra- ditions littéraires qui n’avaient janiais été interrompues, méme sous la domination gothique ou lombarde. Mais l’Italien se tourna surtout vers la pratique des aH`aires politiques ou commerciales; il ne se consacra guere a la profession de pur lettré. La remarque a souvent été faite : les meilleurs écrivains latins de cette époque sont francais ou anglais; l’Italie n’a pas de nonxs a opposer a ceux d’Alain de Lille, Gautier de Chatillon ou Jean de Salisbury. Les études théologiques, brillamment représentées en Italie, au xx' siecle, par Pierre Damien de Ravenne (1007-1072), avaient été a peu pres délaissées au xu°; et lorsque, au siecle suivant, l’attention des Italiens fut ramenée vers cet ordre d'études, c'est a Paris, foyer par excellence des discussions théologiques, que les plus célebres d’entre eux, saint Bonaventure (1221-1274) et saint Thomas d’Aquin (1225-1274), vinrent s’instruire, puis prirent rang parmi les maitres les plus écoutés. La. grammaire et la rhétorique, au XII. siecle, furent également enseignées avec plus d’éclat en-France qu’en Italic; mais dans la suite, sous l’influence des études juridiques renouvelées a Bologne par Irnerius, les Ita- liens apprecierent grandeme_nt l'art de tourner en beau latin une lettre, u11 instrument diplomatique, une consul- tation sur un point de droit. A cet égard, les écrits de Pier della Vigna, le niinistre de Frédéric II, mort en 1249, jouirent alors d’une grande réputation. D'ailleurs en dehors de Bolognc, ou l’on venait écouter les lecons de grammuiriens comme Buoncompagno da Signa ou Guido Fava, d’autrcs xmiversités s'étaient ouvertcs in Padoue
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(en 1222), à Naples (en 1224), sans parler de l’école de
Salerne, fameuse dans l’histoire de la médecine.
Les livres écrits en latin à cette époque appartiennent pour la plupart au genre historique : à partir des premières années du xiie siècle, il n’est guère de ville, ou même de couvent, en Italie, qui n’ait sa chronique. Quelques-uns de ces ouvrages ont une réelle valeur : le génois Caffaro retrace l’histoire de sa patrie de 1100 à 1163, et fait preuve d’une sûreté de jugement et d’un souci de l’exactitude, auxquels on reconnaît le citoyen qui a été constamment mêlé à la vie de sa ville, plutôt que l’érudit préoccupé de faire admirer sa science ; un siècle plus tard, le franciscain Salimbene de Parme compose une chronique, qui, dans la partie conservée, embrasse les événements de 1167 à 1287, et présente le tableau le plus animé, le plus varié et le plus personnel que nous possédions de la vie italienne au xiiie siècle. Le latin de Salimbene est au-dessous du médiocre, si l’on se place au point de vue de la stricte correction classique ; mais il est bien vivant : l’auteur pense visiblement dans son patois, qu’il déguise à peine sous le voile transparent d’une latinité prête à toutes les concessions ; et ce style hybride est singulièrement expressif.
Parmi ces chroniques, anonymes pour la plupart, quelques-unes sont écrites en vers. Les unes, comme la vie de la comtesse Mathilde par Donizone (1114 environ), témoignent d’une grande maladresse de style et de versification ; les autres contiennent un reflet plus heureux de la poésie antique, tel le poème sur la conquête des Baléares par les Pisans (1115). Les exploits de Frédéric Barberousse ou de Henri VI ont fourni, entre beaucoup d’autres, des sujets à des poètes désireux de se hausser jusqu’au ton de l’épopée. Mais il est surtout intéressant de noter que les sentiments populaires ont trouvé plus d’une fois leur expression dans des chants latins, comme celui qui exalte la victoire des habitants de Parme sur Frédéric II (1248), ou comme l’invective d’un anonyme gibelin contre les ennemis de l’empire. Ces pièces, dépourvues d’art, sont pleines d’accent et de vigueur. Elles n’ont d’ailleurs plus grand’chose à voir avec la tradition classique ; la sonorité même et le rythme de ces vers, fondés sur l’accent tonique et sur la rime, en dénoncent assez clairement le caractère populaire. La poésie rythmique — c’est ainsi qu’on appelle ce nouveau système de versification — est alors fort en honneur : les belles hymnes de l’Église, qui remontent précisément à cette époque — Dies iræ, Stabat Mater — en sont des exemples célèbres.
Parmi les poètes latins fidèles aux pures traditions antiques, un seul, au xiiie siècle, jouit d’une grande réputation et exerça une incontestable influence : le Florentin Arrigo da Settimello avait composé, vers 1192, une élégie toute pénétrée de la pensée de Boèce : De diversitate fortunæ et philosophiæ consolatione, qui pendant longtemps servit de texte dans les écoles. Elle était fort capable en effet, malgré le scepticisme désolant qui l’inspire, d’i11itier les jeunes gens à la connaissance de la langue et de l’art des poètes latins.
Entre les mains de lettrés nourris de fortes études classiques, le latin devait encore rester pendant des siècles, en Italie, la langue savante par excellence. Il suffit de rappeler dès maintenant l’usage qu’en ont fait Dante, Pétrarque et tous les humanistes. Mais les essais d`un tour plus libre et plus populaire qui viennent d’être signalés laissaient prévoir que le latin ne pourrait plus longtemps suffire a exprimer toutes les idées d’une société jeune, active, et avide de jouissances intellec- tuelles.
Vers la fin du xiie siécle et au commencement du xiiie, on avait vu se répandre dans les cours princieres de l’Italie du Nord, et jusqu’en Sicile, une poésie vraiment moderne d’inspiration et de forme, qui fut accueillie avec enthousiasme par tout ce qu’il y avait d'aristocratique et de raffiné dans la société du temps : c’était la poésie des troubadours. Ces chanteurs d’amour, habituésa chercher aventure de ville en ville, de chateau en chateau, charmant partout les oreilles des nobles seigneurs et des gentilles dames, avaient franchi les limites du Limousin, du Languedoc et de la Provence, et parcouraient l’Espagne et l’Italie. Au dela des Alpes, ils recherchèrent tout particulièrement la cour de Boniface II, marquis de Montferrat, mort en 1207, celle des marquis d’Este, Azzo VI (m. 1212) et Azzo Vll (m. 1264), celle enfin de l’empereur Frédéric II à Palerme. Parmi les troubadours qui visitèrent alors l’Italie et se fixèrent momentanément auprès de ces princes, on cite Pierre Vidal, Rambaut de Vaqueiras, Gaucelm Faidit, Jean d’Aubusson, Aimeric de Peguilhan, d’autres encore, que les horreurs de la croisade contre les Albigeois avaient chassés de leur patrie. Les mentions élogieuses que Dante et Pétrarque font d’un Arnaud Daniel, d’un Bertrand de Born, d’un Bernard de Ventadour, d’un Giraud de Borneil, d’un Folquet de Marseille ou d’un Jaufré Rudel, montrent assez que les œuvres des meilleurs poétes de Provence étaient bien connues en Italie, ety excitaient une vive admiration. 24 Lirrénnuniz inniimun L’admiration engendre l’imitation. Mais ce n’était pas en latin, ce n’était pas davantage dans des patois enco1·e dépourvus de souplesse et d’élégance, que l’on pouvait songer a traduire l’idéal tout moderne de l’amour cheva- leresque, avec sa psychologie subtile et raffinée, ou at reproduire les formes savantes et artificieuses que les troubadours avaient portées a un si haut degré de per- fection. Les Italiens se mirent donc in composer eux— mémes — a trobar — en provencal; et cela ne leur était pas aussi diflicile que l’on pourrait croire, si l’on songe coinbien les dialectes de la Haute-Italie avaient encore dc ressemblance avec la langue des troubadours. Ou posséde ainsi bon nombre de pieces écrites en provengal par des Italiens; il l`aut citer, entre autres, le Bolonais Rambertino Buvalelli, dont l’activité poétique remonte au premier quart du Xllla siecle, le marquis Alberto Malaspina, seigneur de Lunigiana, plusieurs Génois : Bonifacio Calvo, Lanfranco Cigala, etc., le Vénitien Bar- tolommeo Zorzi, et surtout le Mantouan Sorclel, que Dante a immortalisé par la Here attitude dans laquelle il l’a campé, au sixieme chant de son Purgatoire. A tous ces imitateurs de la poésie provencale il serait vain de demander quelque originalité; c’est déja beau- coup qu’ils aient réussi at s’assimiler, avec la langue et les artilices de versification, le tour d’imagination'et de sentiment qui caractérise l’art gracieux, encore que factice, des troubaclours : ils chantent leur amour en des vers ou leur dame est présentée sous les couleurs les plus séduisantes et les plus conventionnelles, ou ils se déclarent les humbles et tremblants esclaves d’une beauté inaccessible at la pitié. Mais il s’en faut que leurs plaintes sur la rigueur de leur er douce ennemie » soient le reflet sincére de leur vie sentimentale.
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mz 1>uov1zm;Ai. mv ITALIE AU xm' sxizcu: as
Dans la poésie politique, déjk cultivee par maint
troubadour de Provence, les Italiens semblent avoir fait
preuve d’une originalité un peu plus marquée, au moins
duns quelques pieces demeurées célebres : de B. Zorzi
on a conservé un vigoureux plaidoyer en faveur de sa
patrie attaquée par B. Calvo; Sordel, selon toute vrai-
semblance, doit le relief puissant que Dante a donné A
sa physionomie, at une sorte de complainte ou il déplore
la mort d’un de ses protecteurs, intitulée Planh dc Bla-
catz, et qui est une impitoyable satire des principaux
monarques d’Europe : Blacatz est mort; avec lui toute
vertu a disparu de la terre; mais il est un moyen de
reudre un peu d’énergie et d’honneur aux laches qui
gouvernentle monde: que l’on arrache le cmur de Blacatz
de sa poitrine, et que l’on en fasse manger a tous ceux
qui ont besoin de cette péture substantielle! Et Sordel
les convie un at un, en les désignant par leurs noms, et
sans leur ménager les reproches, a ce festin d’un nou-
veau genre. Tel est le motif de cette piece empreinte
d’une rudesse apre et hardie, dont l’eH`et ne manque pas
de grandeur.
La poésie provencale ne pouvait étre cultivée long-
temps par les Italiens: il y avait la quelque chose de trop
artificiel. Son influence n’aurait méme pas eu de len-
demain, si, dans la région la plus éloignée de la Pro-
vence, en Sicile, l’empereur Frédéric II n’avait créé le
foyer de vie scientifique et littéraire le plus actif que
l’on eut vu en ltalie depuis des siecles. C’est la que,
pour la premiere fois, l’art des troubadours allait étre
imité dans une langue que déja l’on peut qualifier d’ita-
lienne.
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26 LITTIIRATURE rrsuimmt
III
La littérature de la France proprement dite eut, elle
aussi, en Italie, une influence considerable. Tandis que
les troubadours initiaient quelques poétes de cour aux
raffinements d’un lyrisme savant, le peuple apprenait a
aimer comme des héros nationaux les persounages de
notre vieille épopée; la bourgeoisie et la noblesse fai-
saient leurs délices des romans bretons; les lettrés enfin
se nourrissaient de notre littéruture didactique et allé-
gorique.
Ce que les Italiens ont appelé la ec matiere de France »
comprend l’ensemble des Iégendes épiques constituant
le cycle de Charlemagne. Les exploits dc cet empereur
avaient, au x1° et au xu° siécle, Iormé le sujet de noxn-
breux poémes; la Chanson dc Roland en est le monument
le plus célebre. Ces chants guerriers furent de bonne
heure colportés hors de France par des a jongleurs »
qui, sur les places publiques et dans les carrefours, con-
taient at un auditoire populaire les merveilleuses prouesses
de Charlemagne, de Roland et des autres preux. Leur
présencc dans les villes d’Italie est attestée des la fin
du x1' siecle, et il faut que leur succes f`1“1t grand pour
que les autorités de Bologne aient du prendre des
rnesures, en 1288, afin d’assurer la circulation entravée
par les rassemblements qu’ils provoquaient. Cette adop-
tion par le peuple italien de héros appartenant a une
autre nation est un phénoméne remarquable; il surprend
moins cependant quand on songe que Charlemagne avait
été le restaurateur de l’empire, que tous ces poémes
étaient empreints d’un profond sentiment religieux, et
que Roland pouvait étre considéré comme le champio!
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1,1; ssmqsrs mv I'!`ALIE· AU xm' srizcuz 27
de la foi contre les infideles. Ainsi un intérét inipérial
et chrétien -- il faut presque dire pontifical —- se déve-
loppait peu a peu au detriment de l’intérét national qui
avait dominé d’abord dans nos légendes épiques.
Tous ces récits allaient étre rédigés en divers patois
italiens; mais pendant quelque temps, surtout dans la
vallée inférieure du P6, le francais resta la langue con-
sacrée pour narrer les hauts faits des preux de Charle-
magne. Non seulement les jongleurs et les copistes ita-
liens se transmettaient ces légendes, telles que les
chanteurs francais les leur avaient apportées, mais de
longs poemes originaux furent aussi écrits eu francais
par des Italiens; tels sont l’Entrée de Spagne, d’un ano-
nyme padouan, et la Prise de Pampelune, d’un certain
Nicolas, probablement de ,Vérone, qui reprit et conti-
nua l’wuvre du Padouan. Le sujet de ces deux poémes
parait original, en ce sens que la guerre victorieuse que
Charles aurait faite en Espagne, avant le désastre de
Roncevaux, n’est racontée dans aucun autre texte venu
a notre connaissance. Mais ce que l’on remarque de plus
particulier dans cette épopée franco-italienne, c’est que,
sous une forme frangaise encore assez pure, commen-
cent a se dessiner quelques-uns des traits qui, par la
suite, deviendront les caractéristiques essentielles de
l’épopée chevaleresque italienne : répartition des per-
sonnages en deux grandes castes, celle des traitres et
des félons, ou ee Maganzesi », auxquels s’0pposent les
fidéles serviteurs de Charlemagne, qui prendront plus
tard le nom collectif de at Chiaramontesi »; aventures
lointnines des paladin: en Orient; introduction d'un élé-
ment cumique dans certains personnages, comme Estout,
le futur Astolfo de Boiardo et de l’Arioste. Roland porte
le titre de sénateur romain et commande 20000 combat-
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28 LITTBRATIJHE rnmnuun
tants pour le compte du pape; enlin l’invention d’un
héros entierement nouveau, Didier, roi des Lombards,
est une intéressante manifestation du patriotisme italien
du poete.
En regard de la a matiere de France », la or matiere
de Bretagne » comprend les légendes d’origine celtique
répandues en France, d’abord sous la forme de courts
poemes, ou as lais bretons », puis des le xn' siecle, réu-
nies en longs romans, les uns en vers, comme ceux de
- Chrétien de Troyes, les autres en prose, et généralement
connus sous le nom de Romans de la Table Ronde. Le caractere de ces légendes est bien diiI`érent de celui de l’épopée carolingienne : l’amour et la magie y jouent un role prépondérant; on y voit racontées les aventures touchantes ou passionnées, toujours merveilleuses, dc Lancelot et de Guenievre, de Tristan et de la blonde Iseut, de la dame du Lac et de Merlin, de Perceval ou de Galaad en quete du Graal, et de vingt autres chevaliers du puissant roi Arthus de Bretagne. Sous la plume cour- toise d’un Chrétien de Troyes ou d’un Robert de Boron, tout ce monde fantastique et charmant était clevenu l’expression parfaite de la vie et des mceurs chevale- resques. Les Italiens se passionnerent at leur tour pour ces merveilleuses histoires; mais celles-ci se répandirent par les livres plutot que par la récitation publique. C’est dire qu’elles pénétrerent moins dans le peuple, et firent les délices cl’une société plus cultivée : Franqoise de Rimini, dans le poeme de Dante, lit avec Paolo comment Lancelot donna un baiser d’amour ia la reine Guenievre Les réclactions de ces romans destinées aux lecteurs ita- liens sont nombreuses des le xm• siecle; beaucoup sont en francais : un certain Richard a dédié a l’empereur Frédéric II (mort en 1250) les Prophecies dc Merlin, et
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LB FRANQAIS mv ITALIE AU xm° siizcnn 29
vers 1270 un Toscan, Hustichello de Pise, résumait et
combinait, en une compilation demeurée célebre, un
grand nombre de légendes empruntées au cycle d'Arthus.
Le meme Rustichello, se trouvant prisonnier a Genes,
en 1298, en méme temps que le Vénitien Marco Polo,
écrivit en francais, sous la dictée du célébre explorateur,
la relation de ses voyages en Extreme-Orient. Peu aupa-
ravant, Martino da Canale rédigeait dans la méme langue
sa Cronique des Véniciens, qui va jusqu’a l’année 1275.
Le francais était encore la langue des ouvrages scienti-
fiques ou didactiques : en 1256, un Toscan, Aldobrando,
composait son traité d’hygiéne, le Régime du Corps, et
le Florentin Brunetto Latini écrivait vers 1264 le Livrc
du Trésor, dont le succés fut considérable.
Cette singuliere prédilection des Italiens pour le
francais s’explique par l’importance qu’avait en France,
au xm' siecle, a coté de la poésie épique et romanesque,
la littérature allégorique et didactique; c’était l’époque
ou Jean de Meung terminait le Roman de la Rose. Mais
cn outre la langue francaise parait avoir exercé par elle-
_ meme une certaine séduction sur les lecteurs du temps :
Brunetto Latini nous dit que cette as parleure est plus
delilable et plus commune at toutes gens »; Martino da
Canale exprime une opinion analogue; Dante enlin dit
en latin exactement la méme chose, et ajoute que le
francais convient a tous les écrits en prose tels que les
légendes historiques sur Troie et sur Rome, les aven-
tures du roi Arthus et beaucoup d’autres sujets rentrant
dans le genre narratif et didactique‘. C’était la, visible-
ment, une opinion toute faite et fort répandue au
xm' siécle, jusqu°e¤ Toscane.
1. De vulg. Elaquentia, liv. I, chap. x, 2.
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80 LITTIEKATURE ruuimmz
VI
Le peuple ccpendant, dans les diverses région d’Ita1lie,
parlait, depuis des siécles, une langue qui lui apparte-
nait en propre.
Bien avant la chute do l’empire romain, un fossé pro-
fond s’était creusé entre la langue écrite et cello dans
laquelle e’exprimaient non seulement les illettrés, mais
encore les personnes cultivécs dans leurs relations quoti-
diennes et familiéres; ce fossé n’avait fait que s’élargir
de jour en jour. Le latin populaire, ou vulgaire, variait
naturellement suivant la condition de oeux qui s`en ser-
vaient, et suivant la région ou on le parlait. A coté de
certaines altérations, qui s’observent uniformément dans
toute l’étendue du domaine roman —- telles sont les prin-
cipales simplilications de la morphologie et cle la syntaxe,
... il en est d’autres qui sont particuliéres a telle ou telle
province : la prononciation latine d’un Gaulois ou d`un
Espagnol diH`érait nécessairement de celle d’un Etrusque,
d’un Osque ou d`un Sicilien. En outre l’intrusion de
mots nouveaux dans le vocabulaire était cn proportion
directe du contact des populations latines, ou latinisécs,
avec des éléments étrangers, peuplades germaniques
pour la plupart — Wisigoths, Lombards, Ostrogotlis,
Francs, —— et, dans certaines régions, Slaves ou Arabes
Ainsi se sont formés peu at peu, de l°emb0uchure du Tage
nux Carpathes, de la Méditerranée a la Manclne, des mil-
liers de patois, i tous issus de la meme langue, mais
d’autant plus éloignés du type primitif qu’ils étaient
parlés plus loin de Rome, leur source commune. Parmi
ces patois, quelqucs-uns seulement ont eu la fortune de
s’élever a la dignité de langues nationnles et littéraires,
�
rnummns nxonuumzrs mz LA Llmcvu ITALIENNE si
moins par leur vertu propre, que par l’eil`et de circons-
tances politiques.
Mais les langues vulgaires n’avaient pas évolué par-
tout avec une égale rapidité : dans le nord de la France,
ou le latin était plus méconnaissable a travers le langage
du peuple, et oh la tradition romaine s’était plus vite
efl`acée, les documents de la nouvelle langue apparais-
sent plus·tot et en plus grand nombre; en Italic, pour
les raisons contraires, ces documents sont plus tardifs et
plus rares. Il faut attendre l’année 960 pour découvrir,
dans une charte de Capoue, deux formules de témoi·
guage qui devaient étre prononcées par des illettrés r
on y recounait déjin quelques—unes des caractéristiques -
essenticlles de l’italien. En Toscane, un fragment de
livre de banquiers, sc rapportant as l’année 1211, est le
premier exemple connu montrant la langue vulgaire
employée dans les écritures commereiales.
Il va sans dire que ces documents n’appartiennent pas
a la littérature; ils intéressent surtout les linguistes. Lc
premier texte poétique que l’on cite est une inscription
en forme de quatrain, qui se lisait, dit·on, dans une
mosaique du dome dc Ferrare et en rappelait la Fonda-
tion en 1135; cette inscription a disparu dcpuis longtemps,
et Pauthenticité de la copie qui en a été publiée n’est
pas in l’abri de tout soupqon. A la lin du xu° siecle parait
appartenir une piece tres obscure en dialecte campanien,
connue sous le titre de Ritmo Cassinese, parce qu’elle a
été trouvée dans un manuscrit du Mont Cassin; autant
qu’on peut l’entendre, c’est un dialogue entre deux
moines venus l’un d`Orient, l`autre d’()ccident, qui par-
lent par allégorie des joies du ciel et des miseres de la
vie présente. La ce Cantilena » en laisses monorimes d’un
jongleur toscan, aussixénigmatique que la poésie pré-
�
83 LITTERATURE 1·rAL11zNNE
cédente, semble pouvoir étre rapportée at l’année 1197,
si l’on s’en tient at l’interprétation la plus récente et la
plus ingénieuse qui en ait été donnée. EnHu il {`aut
rappeler que le troubadour Rambaut de Vaqueiras a
composé, vers 1190, une piece dialoguée dans laquelle
une Génoise, qu’il prie d’amour en provenqal, lui
répond dans son patois avec une rudesse toute plébéienne.
Cette poésie, écrite par un étranger, se trouve donc con-
tenir quelques-unes des strophes les plus anciennes que
posséde la littérature italienne.
Moins d’un siécle plus tard, en 1283, Dante écrivit le
premier sonnet dc la Vita Nuova; c’est dire que si les
ltaliens s’étaie11t d’abord laissé distancer, ils surent
rattraper Ie temps perdu. En eil`et, le xn1° siécle vit
surgir, du nord au sud de la péninsule, un grand
nombre d’essais en langue vulgaire, mais sans aucune
unité, au gré de circonstances locales souvent éphé-
meres. `
Essayons de résumer aussi clairement que possible
cette période confuse de préparation.
�
CHAPITRE Il I/INSPIRATION POPULAIRE DANS LA POESII ITALIENNE DU X}Il‘ SIECLE Le mot <e populaire », appliqué at la poésie, pent donner lieu ia de fécheuscs conf`usions. A proprement parler, l’inspirati0n populaire est celle qui émane direc'- tement du peuple, et qui s’exprime en des chants, lyri- ques ou épiques, généralement anonymes, car ils sont l’muvre de tous. Si cette aime collective du peuple est traduite par une intelligence consciente et réfléchie, par un poete qui se fait, plus ou moins spontanément, l’inter— prete des sentiments de ses contemporains, son muvre ne cesse pas d’étre populaire, tout en renfermant déja un élément personnel et artistique, qu’il ne faut pas mécon· naitre. Enfin on peut encore appeler populaires des com positions destinées 31 divertir ou ia instruire le peuple, mais n’émanant pas de lui. Dans ce cas, le poéte posséde une culture littéraire supérieure in celle de son public, mais il lui emprunte son langage, sa faqon de penser et de sentir; il se met a la portée des intelligences simples, L'I"|"lA'I'UI ITAUIINI. 3
�
35 LITTEIIATURE inuuums
et réussit par lin in lcur faire adopter ses propres concep.
tions.
Pour ne pas multiplier in l’infini les divisions, on a
gioupé dans ce chapitre ces diverses {`ormcs de poésie
populaire, en nyant soin pourtant de ne pas les confoudrc.
I .
Nul ne peut douter que de tout temps le peuple
italieu n’ait aime h chanter, eu ses divers patois, ses
plaisirs. ses joies et ses deuils. C’est lui faire une sorte
d’inj ure que de donner toujours le pas i1 la poésie savante,
importée dc France et de Provence et dépourvue at l’ori-
gine de toute spontanéité, sur la poésie populaire, indi-
gene, pleine de {`raicheur et de siucérité.
La vérité est que cctte poésie populaire nous est fort
mal eonnue, précisément parce que, destinée a étre
elxantée, et non lue, elle se transmettait de bouche en
bouohe et n’était pas écrite. Cependant plusieurs pieces,
recueillics ou composées au xm' siecle par quelque
jongleur ou quelque poete plus Iettré, nous permettent
d’apercevoir quels étaient, depuis longtemps sans doute,
les motifs favoris de ces chansons aimées du peuple.
Dans le genre amoureux, ces themes ne diH`erent pas
sensiblement de ceux que I`on retrouve, a la meme
époque, en d’autres pays, par exemple en France :on
y voit exprimées les plaintes d’une {`emme mal mariée,
cclles d’une fille en{`ermée malgré elle au couvcut, ou qui
tourmente sa mere pour qu`on lui donne un mari; le
désespoir de deux amants obligés de se quitter au matiu,
ou de se séparer parce que l’amant part pour quelque
guerre lointaine. Ces divers sujets sont traités, le plus
�
ifnvsmnsrroxv 1>o1>uLAuua AU xm° srizcma ss
souvent, avec un réalisme et une crudité d’expressions, qui
vontjusqu’a la caricature dans certains dialogues que de
graves notaires bolonais, amis d’une douce gaité, nous
ont conservés au milieu de leurs actes : propos de com-
meres avinées, querelle et réconciliation de deux belles—
smurs, qui, apres s’étre jeté mutuellement a la téte les
plus grossieres accusations, s’entendent pour cacher leurs
fredaines a leurs maris, etc. D’autres poésies laissent
voir plus de délicatesse dans les sentiments; tel est,
surtout dans sa premiere partie, d’un tour vraiment
populaire, le fragment connu sous le titre de Lamento
della Sposa Padcwana, composé avant 1277.
La plus belle et la plus célebre de ces poésies naives
est un << débat » (Contrasto} en t1·ente—deux strophes de
cinq vers, qui met en scene une jeune femme et son
lamoureux. Aux instances de plus en plus pressantes du
jeune homme, la belle résiste avec vivacité : prieres,
menaces, promesses se eroisent, chacun des interlocu-
teurs déployant une verve fort plaisante; mais ce n’est
guere qu’une escrime pour rire, car des le début la
femme est décidée a céder, et dans ses derniers propos
elle ne prend aucune précaution pour atténuer ou colorer
sa defaite. Ce petit poeme, déja cité par Dante, et connu
sous le titre de Ccntrastc de Cielo dal Camo, a donné lieu
at de longues discussions : beaucoup ont voulu y voir un
monument de la poésie vulgaire du xn° siecle, et toute
une légende s’est formée autour de l’auteur, rebaptisé
Ciullo (diminutifde Vincenzo) par un critique, et devenu
l’orgueil de la ville d’Alcamo en Sicile. En réalité ce u Con-
trasto » n’a guere pu étre composé qu’entre 1231 et 1250;
on ne sait rien de son auteur, dont le nom meme est
incertnin, mais qui parait avoir été quelque jongleur;
car, dans le développement du theme, franchement
�
36 LITTERATURE ITALIENNB
populaire, il a glissé certains traits empruntés in un style
un peu plus relevé.
Il existe aussi des traces d’une poésie populaire, d’ins-
piration politique : quatre vers ont été conservés d’un
chant de victoire ou était célébrée la prise de Casteldardo
par les habitants de Belluno en 1193. Des fragments du
méme genre, remontant au xm' siécle, nous sont cornnus
en plus grand nombre; on peut méme citer un assez
long poéme anonyme, le Serventese ‘ dei Geremei e dei
Lambertazzi, ou sont racontées, avec peu d’art, mais
non sans vigueur dans certaines scenes, les luttes intes-
tines qui déchirérent Bologne, de 1274 a 1280.
Si faible, si insufiisante que soit notre connaissance
de la poésie populaire italienne au xn' et au x1u° sibcle,
nous sommes cependant en mesure d’affirmer qu’elle
constituait un capital assez riche de motifs poétiques,
d’idées et de sentiments, que les patois s’étaient eH`orcés
d’exprimer avec une gaucherie qui n’est pas toujours
dépourvue de force, ou méme d’une certaine grace
naive. La poésie savante ne devait pas tarder in s’appro-
prier quelques-uns de ces motifs, et il n’est pas jusqu’a
la forme métrique de ces vieux refrains, par exemple la
ballata et le strambotto, qui n’ait eu par la suite une
brillante fortune dans la littérature italienne.
II
Le 4 octobre 1226 s’éteignait saint Fran90is d’Assise.
Dire ce que {`ut son apostolat, et le révei] religieux qu’il
provoqua, ne rentre pas dans Ie cadre de cette histoire;
I. En Provence déjh le Sirwniu était uno poésie politique ou morale,
�
1.’ms1>1an1oN 1>o1>uLAm1z AU xm° suicuz 87
cependant, dés son origine, le mouvement Yranciscnin
touche a la littérature. La figure méme du a Poverello »
avait quelque chose de poétique et de charmant, qui le
destinait a devenir le héros de légendes naives,
empreintcs de douceur et de piété : sa bonté, sa patience
renouvelaient le miracle de ces poétes fabuleux dont les
chants apprivoisaient les bétes féroces ou faisaient mou-
voir les rochers; son amour pour tout ce qui vit, pour
tout ce qui rend la nature si belle et proclame si haut
la puissance et la gloire du Créateur, lui inspirait un
sentiment de fraternité universelle, qui est bien une des
dispositions d’esprit les plus poétiques que l’on puisse
imaginer. Saint Frangois lui—méme, racontent ses bio-
graphes, avait un jour traduit sa reconnaissance envers
Dieu, pour toutes les splendeurs de l’univers, en un
chant plein d’un enthousiasme ingénu qui rappelle cer-
tains Psaumes :
Laudato aio mi Signore, cum tucta le tue creature,
Spetialmente messor lo frate Sole. ....
Etce n’est pas seulcment << notre frére lc soleil, qui nous
éclaire et nous réjouit, image radieuse et splendide du
Tres-Haut », c’est encore ce nos smurs la lune et les
étoiles », a notre frére le vent », l’air, l’eau, le feu, la
terre et les plantes, et jusqu’a << notre smur la mort
corporelle » que l’ame candide et ardente de saint Fran·
9ois invite h exalter avec lui la bonté du Tout-Puissant,
en un chant qui constitue le plus vénérable monument
de la poésie religieuse en langue italienne — poésie
toute populaire, chacun le reconnait in la fraicheur du
sentiment comme at la simplicité de la forme. C’est a
peine si, dans cette prose rythmée, on peut apercevoir
une versification proprement dite.
�
ss Lirrénnunnz ITALIENNE
Les disciples du u Poverello » ne restérent pas étran-
gers au mouvement des ic Flagellants », qui, a partir
de 1260, allérent de bourg en bourg, exhortant le
peuple a la pénitence; c’est en pleurant et en se donnant
la discipline qu’ils récitaient leurs mystiques chansons,
leurs me laudi », comme on les appela. Ils s’arrétaient sur
les places publiques, tout comme les jongleurs pro{`anes,
et empruntaient a ceux-ci le rythme et la mélodie de
leurs refrains; aussi furent-ils couramment désignés
sous le nom de Giullari di Dio, les cc Jongleurs du bon
Dieu ». Leur nombre augmenta sans cesse pendant la
seconde moitié du xm° siécle, non seulement en Ombrie,
mais en Toscane, dans les Marches, les Abruzzes et
toute ]’Italie du Nord. Les recueils de laudi rcmontant
at cette époque montrent avec quelle faveur furent
accueillies partout ces poésies, généralement anonymes,
ou s’epanchait sans art un mysticisme exalté.
Le plus connu et le plus représentatil` des Giullari di
Dio est un Ombrien, fra Jacopone da Todi(mort en 1306),
une des physionomies poétiques les plus accusées du
xm° siécle. Jusqu’a Page de quarante ans environ, Ser
Jacopo Benedetti avait exercé la profession de juriste; la
mort de sa femme, survenue dans des circonstances
tragiques, le plongea dans un désespoir qui alla jusqu’a
troubler Yéquilibre de ses facultés : tels {`urent son
dédain du monde et sa soil` d’humiliations, qu’il s'ap—
pliqua, par ses singularités et les excentricités de sa
conduite, at méritcr les railleries de ses concitoyens; c’est
alors que, par dérision, on se mit at l’appeler Jacopone.
Une dizaine d’années aprés, il entra dans l`ordre de Saint-
Francois, mais ne voulut jamais s’élevcr au—dessus de la
condition de frére lai; lorsque de graves dissensions se
produisirent parmiles franciscains, entre ee conventuels »
�
i.’ms1>mnioN rorumunz AU xm' siiacus 39
et sc spirituels », Jacopone se rangea résolument parmi
ces derniers, partisans de l’observance stricte de la régle,
contre les conventuels protégés par Boniface VIII; il com-
posa contre ce pape de violentes invectives qui annon-
cent celles de Dante, et fut retenu en prison pendant plus
de six ans.
C’est durant cette derniére partie de sa carriere que
le << Jongleur du bon Dieu » consacra surtout sa verve
poétique a chanter sa << sainte folie » — Ie mot est de lui
et caractérise parfaitement son inspiration. Car ce qui
doinine dans les laudi de Jacopone, c’est une continuelle
exagération, une exaspération, pourrait-on dire, de tous
les sentiments, soif maladive de pénitence, aussi bien
qu’amour sacré, et désir de s’unir a Dieu. Ne demande-t-il
pas, comme une faveur, a étre affligé de tous les maux ima-
ginables? Quand il parle de son amour pour le Christ, il
le fait en des term_es que ne désavouerait pas la passion
la plus profane. Cette sensibilité déréglée lui inspire
souvent des vers plus bizarres que beaux; il lui arrive
d’étre prolixe, prosai'que, trivial; mais il s’éleve aussi
a une réelle grandeur, notamment quand il décrit et
commente Ies mysteres du ch1·istianisme. L’eiI`et que
recherchait Jacopone n’a rien de commun avec celui que
nous demandons aujourd’hui a la poésie : il voulait
frapper l’imagination et toucher Ie cmur de populations
simples et rudes, sans se préoccuper de plaire aux déli-
cats.
Quelques laudi de Jacopone sonten forme de dialogue,
et par suite présentent un certain caractere dramatique.
Telle est la tres belle piece Donna del Paradiso :
d`abord c’est un entretien de Marie avec une sorte de
récitunt qui raconte les préparatifs de la passion, entre-
tien interrompu par les cris du peuple; puis on assiste
�
to LlTTélATURE ¤TALuzNNB
aux adieux déchirants du Christ en croix et de sa mere,
et la se trouvent des accents d’une naiveté touchante :
ee Mere, pourquoi es-tu venue? Mere, pourquoi gémis-tu?
-— Mon Els blanc et rose, mon enfant qui n’as pas ton
pareil, mon Els, pourquoi m’as—tu quittée? »
Ces dialogues, dont la trame est tirée tres directe-
ment.des récits évangéliques, constituent les premiers
essais de drame en langue vulgaire; ils procedent visi-
blement de_s drames liturgiques latins que l’on représen-
tait in l’église, a l’occasion des grandes fetes. L’innovation
des poetes ombriens fut de soustraire ces dialogues aux
cérémonies ol`Ecielles du culte, de les traiter d’une faqon
plus populaire et plus indépendante, surtout dans l’expres·
sion des sentiments, oh leur lyrisme se donne librement
carriere. Une mise en scene rudimentaire nccompagnait
la récitation de ces courtes scenes, et ce fut l’origine
dlun théétre sacré, qui devait donner naissance au
Mystere Horentin du xv' siecle : la Sacra rappreserv
tazione.
Ill
La Lombardie et la région vénitienne virent naitre a
leur tour, nu xm' siecle, une abondante littérature popu-
laire, ou plutot destinée au peuple, mais composée par
des écrivains dont quelques-uns possédaient une instruc-
tion tres supérieure in celle des simples jongleurs.
ll faut en premier lieu rappeler ici les rédactions de
l’épopée franco-italienne dont la langue, encore toute
pénétrée d’éléments francais, fait une part de plus en
plus large nux formes et aux locutions italiennes, ou pour
mieux dire vénitiennes. A cet égard, un célebre manus-
�
L’INSPIRATION popunmn AU xu1° sxncua 41
crit conservé aVenise, et contenant une rédaction cyclique
de plusieurs chansons de geste, avec certaines modifica-
tions importantes, constitue un document du plus haut
intérét : on y voit se préciser les transformations que
subissait, en s’acclimatant en Italie, le contenu de nos
vieux p•mes; en méme temps la langue francaise, pri-
mitivement employée, s’altérait de la facon la plus
curieuse : le compilateur, évidemmeut un jongleur, un
<< cantastorie » dépourvu d’instruction, avait la préten-,
tion d’écrire en francais; mais les désinences et les expres—
sions de son patois se pressaient malgré lui sous sa
plume, et il en est résulté un assemblage barbare, difficile
a définir.
Les poemes d’inspiration morale, didactique et acces··
soirement satirique, ont un caractére tout diiférent.
Beaucoup sont auonymes, comme certain recueil de traits
mordants contre les femmes, ou se reflete avec crudité
la tradition médiévale qui représentait la femme comme
le plus sur auxiliaire de Satan pour damner les hommes;
mais nous connaissons aussi quelques·-uns de ces vieux
poétes, dont la personnalité n’est pas indiiférente. Le
plus ancien parait avoir été Girard Pateg, de Crémone,
qui vivait dans la premiere moitié du xm' siecle; on a
conservé de lui une sorte de paraphrase des Proverbes
de Salomon, qu’il composn en un style rude et dépourvu
de toute prétention artistique, car, dit·-il, il ne la desti-
nait pas aux lettrés, qui n’en ont pas besoin, mais bien
a la foule des ignorauts. Uguccione da Lodi s’adressait
au meme public, vers le milieu du siécle, dans un livre
prolixe ou il fest clforcé de démoutrer au peuple la
nécessite de renoncer aux joies mondaines, pour trouver
la route du ciel. Le Milanais Pietro da Barsegape, dans
unlong poéme, terminé avant 1274, développe, sous une
�
42 LITTRRATURE ITALIENNEI
forme également populaire, l’l1istoire de la chute de
l’homme, le mystére de la rédemption, la menace du
jugement dernier. Il y a un peu plus d’imagination,
sinon plus d’art, dans les deux poemes du franciscain
Giacomino de Vérone, ou sont représentés les tourments
de l°Enfer et les joies du Paradis; les tableaux, sou-
vent grossiers et burlesques, qu’il trace en particulier
des peines infernales, reflétent avec {idélité les croyances
du peuple. Malgré tout ce qui lui manque pour mériter
le titre de poéte, Giacomino de Vérone doit étre compté
parmi les précurseurs de Dante, comme évocateur de
visions de l`autre monde.
Le plus personnel et le plus fécond des auteurs appar-
tenant a ce groupe est le Milanais Bonvesin da Riva,
dont la vie se prolongea assez avant dans le x1v° siecle :
vieux et malade, il {it son testament en 1313. Quelques
écrits latins, qui nous ont été conservés sous son nom,
permettent de le ranger parmi les meilleurs lettrés de
son temps; aussi ses poemes en langue vulgaire ont-ils
un peu plus de tenue et de régularité que les précédents,
bien qu’il les destinat a l’amusement et a l’édi6cation
des gens du peuple. Ce qui nous intéresse dans les oeuvres
de Bonvesin, c’est de trouver, a coté des développements
habituels sur la vie chrétienne et sur les mysteres de la
religion, des légendes pleines de naiveté et de fraicheur,
empruntées a la pure tradition populaire du Moyen Age;
telle est l’histoire du chevalier qui avait le diable pour
serviteur, ou celle du frére Ave Maria, dont l`ignorance
était si grande qu’il ne savait que cette seule priére;
aussi la récitait-il a tout propos : quand il mourut, un
rosier poussa sur sa tombe, et sur chaque feuille on lisait,
en lettres d'or, cc Ave Maria » — le rosier avait sa racine
dans le coeur du pauvre moine.
�
1.’ms1>mA·r1oN 1>o1>uLAnuz AU xm' srizcmz 43
Souvent aussi Bonvesin a recours 5. la forme du dia-
logue, et présente un enseignement moral en de petites
scenes parfois assez piquantes : il imagine un entretien
entre la modeste violette et la rose orgueilleuse, entre
l’industrieuse fourini et la mouche oisive, entre la Vierge
et Satan; ou bien il nous fait assister au complot des
mois conjurés pour détroner leur roi, Janvier, qu`ils accu-
sent de paresse et de divers autres péchés. Enfin on a
de Bonvesin un curieux traité de savoir-vivre, sur les
cinquante regles de politesse a observer a table, qui nous
ouvre un jour fort intéressant sur la vie privée des
Milanais at la {in du xm' siecle.
IV
Tous les essais de poésie vulgaire mentionnés jusqu`ici
sont composés dans une langue que l’on ne peut encore
qualifier d`italienne : cette littérature populaire est
nettement dialcctale. Le sentiment, méme vague, de
l’unité linguistique de tout le pays qui s’étend des Alpes
a la Sicile, n’était pas encore, et ne pouvait pas étre duns
les esprits, par la simple raison que cette unité n’existait
pus._Aussi chacun des écrivains qui viennent d°étre énu-
mérés s’était—il exprimé dans son dialecte particulier,
l’énigmatique Cielo en sicilien, l’auteur du ee Serventcse
dei Geremei e dei Lambertazzi » en bolonais, Jacopone `
en ombrien, Pateg, Giacomino, Bonvesin, en crémonais.
en véronais, en milanais, et ainsi des autres.
Cependant in cette remarque il faut apporter aussitot
une restriction importante. De tout temps, quand un
homme du peuple, possédant le degré d’instruction le
plus élémentaire, prend la plume en main, on peut étre
�
LL Ltvrrénnuius ITALIBNNE
sur qu’il n’écrit pas cxactement comme il parle : il fait
effort pour employer des expressions plus choisies et
qui lui paraissent plus relevées, d’Of1 résulte souvent un
niélange comique de platitudes vulgaires et d’élégances
pseudo-littéraires. Cs n’est qu’aux époques de civilisation
avancéc que l'on voit des lettrés se complaire a repro-
duire avec une exactitude scrupuleuse le parlcr savoureux
des paysans, la naiveté ou la malice du menu peuple des
villes Tel n’est assurément pas le genre ou se sont exercés
un Cielo, un Jacopone, un Pateg; et l’on peut affirmer
a priori que le fond dialectal de leur langue est incon-
scient, tandis que leur art, si mediocre f1?1t·il, tendait a
hausser leur style au-dessus des particularités de leur
patois.
Car il leur importait beuucoup d’étre compris, non
seulement des gens de leur ville ou de leur village, mais
d’un public aussi large que possible; cela leur était
d’autant plus facile qu’a cette époque les dilférences
entre dialectes limitrophes n’étaient pas aussi profon-
dément accusées qu’elles le sont devenues. Il suffisait
donc au poéte de choisir, parmi les locutions et les
formes qu’il avait a sa disposition, celles qui étaient
communes a plusieurs patois voisins, celles que l’on
entendait aisément dans le plus large rayon possible. En
outre, un Jacopone, un Bonvesin, hommes possédant une
instruction tres supérieure a la plupart de leurs contem-
porains, étaient fort oapables de donncr un peu plus de
noblesse at leur langue, en y introduisant quelques lati-
nismes; d’autres, spéciulement dans l’Italie du Nord,
tournaient de préférence les yeux vers les deux idiomes
littéraires alors en vogue et si proches parents de leurs
patois, le provencal et le francais.
Ainsi s’étaient forrnées peu ai peu, d'instinct plutét
�
1.’msr>mn1ou POPULAIRE AU xm' suécuz A5
que par l`el`f`et d’une reilcxion consciente, des langues in
demi littéraires qui, sans étre positivement artificielles,
tendaient a une certaine généralité, régionale tout au
moins, c’est-a-dire qui constituaient un premier essai de
langue poétique. C’est pour cela que le Contrasto de
Cielo dal Camo, écrit en sicilien au témoignage de Dante,
of}`re les plus grandes ressemblances avec les putois
unciens de l’ltalie méridionale; le Servenlese dei
Geremei e dei Lambertazzz', composé par un Bolonuis,
pouvuit étre compris dans toute l’Emilie et la Romagne;
les Zaudi de Jacopone n’étaient pas accessibles aux seuls
habitants de Todi, mais at toute l’Italie moyenne. Le cus
des poétes septentrionuux est plus instructif encore : on
observe si peu de difl`érences entre la langue d’un
Uguccione de Lodi et celle d’un Giacomino de Vérone,
ou d’autres Lombards et Vénitiens du temps, que certains
philologues ont pu penser qu’une véritable langue
littéraire, commune at toute cette région, de Milan iu
Venise, s’était établie, au xu1° siecle, a coté ou pour
mieux dire au-dessus des divers patois. En réalité, les
dialectes de l’Italie supérieure avaient alors plns de
ressemblance entre eux qu’ils n’en ont aujourd’hni, et
- une certaine unification —- si tant est que l’on puisse
employer cette expression trop absolue —- se faisait spontunéinent dans la langue écritc, en vertu des ten- dances inéluctables qui vieunent d’étre indiquées. Pour sortir de ce premier stade, tout regional, de son développement, et s’élever in une plus grande géné- ralité, il fallait que la langue italienne {ut maniée par des écrivains moins préoccupés d’instruire que de réaliser une certaine perfection artistique, 0tS11Pt0UtS’3dTOSS3Ht a un public lettré, aristocratique, composé d’éléments vcnus des régions les plus diverses, et par suite dégagé
�
de tout caractère provincial. Ces conditions se trouvèrent
réunies et commencèrent à faire sentir leurs effets dès
le second tiers du xiiie siècle, à la cour dr l’empereur
Frédéric II. C’est là que se manifesta pour la première
fois, en Italie, une conception purement artistique de la
poésie, point de départ d’une littérature savante qui, en
se fondant un peu plus tard avec le courant d’inspiration
populaire, devait donner naissance aux grands chefs
d’œuvre.
CHAPITRE III
LES ORIGINES DE LA POÉSIE
ET DE LA PROSE SAVANTES
La personnalité de Frédéric II domine de très haut toute l’histoire d’Italie durant la première moitié du xiiie siècle ; ce prince fut l’étonnement de son temps, « stupor mundi », objet d’une admiration enthousiaste pour les uns, de scandale pour les autres. Ce fils de l’empereur Henri VI, ce petit-fils de Barberousse était Italien, ou pour mieux dire Sicilien, par sa mère Constance, la fille du roi Roger ; il fit de Palerme son séjour favori et songea, dit-on, à ramener en Italie le siège de l’empire. Célèbre dans l’histoire par la lutte acharnée qu’il soutint contre la papauté et contre les communes de la Haute-Italie, Frédéric II fut un politique adroit et sans scrupules, mélange déconcertant des qualités les plus hautes de l’esprit, et des violences d’une nature à la fois passionnée et froidement calculatrice ; il inquiéta ses contemporains par ses allures de monarque oriental, par sa tolérance envers les musulmans, par la faveur qu’il as LITTERATURE ITALIENNE témoiénait aux savants arabes, par son indiiférence reli- gieuse qui le {it taxer d’athéisme. Mais il acquit la répu- tation d`un protecteur éclairé des sciences, de la philoso- phie, et de la poésie : le charme deson esprit et de sa personne, sa curiosité toujours en éveil, l`accueil que trouvait pres de lui quiconque se montrait capable de contribuer at l’éclat de sa cour ou aux progress des études qu’il aimait, lui gagnercnt d’a1·deutes sympathies : << Ceux qui avaient quelque talent, dit un vieux conteur, accouraient aupres de lui de toutes parts; car _il était libéral et faisait bonne mine aux gens de mérite, quels qu’ils fussent : musiciens, poetes, beaux diseurs, artistes, jouteurs, escrimeurs, se donnaient rendez—vous a sa cour. » Les u sonatori e trovatori », dont parle ici le rédacteur du N0vellino*, furent d’abord des troubadours venus de Provence, mais ce furent aussi des Italiens qui se mirent in plier leur langue at l’imitation de la poésie courtoise, a l’expression savante de l’an10ur chevaleresque. La part d’h0nneur qui revient ia Frédéric II dans cette entreprise hardie est considérable : il l’encouragea par son exemple, `et cinq de ses e< Canzoni » nous ont été conservées. Son entourage immédiat est largement représenté parmi lcs poetes de ce groupe, auquel on a donné lo nom d’ << école sicilienne »; on y reléve le nom d’un de ses fils, Enzo roi de Sardaigne, celui du célebre Pier della Vigna, confident et conseiller de l’empereur, urrivé aux plus hauts honneurs en 1247, et subitement disgracié en 1249; ceux de Jacopo da Lentiui, qui des 1233 parait avoir été l’un des notaires de la cour, de Guido delle Coloune, qui porte le titre de juge, de Jacopo Mostaoci, fsuconnier i. Voir ci-aprbs, p. 67 at suiv.
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LES onicmns ma LA roésm nr me LA nose ssvnures 49
de Frédéric, de Ruggieri d’Amici, que l’on est tenté
cl’identifier avec un personnage du meme nom, auquel
l’empereur confia divers emplois et ambassades entre 1240
et 1242. Les autres ne sont guere connus que par leurs
noms inscrits en tete des pieces qu’un précieux manuscrit
du Vatican a sauvées de l’oubli.
Au reste, la pliysionomie de ces divers poetes est si
peu accusée q11`il ne nous importe guére d’en savoir
davantage pour coinprendre et juger leurs vers : l’inspi-
ration individuelle en est complétement absente; tout y
est artifice et convention. L’amant est l’humbIe esclzive de
sa dame; il la sert sans qu’aucun dédain puisse jzunais
le rebuter; il se plaint des rigueurs qui _récompensent
ses hommages, ou se réjouit de la bienveillance qu’elle
lui témoigne. Mais cette dame, pale, vague, incolore,
imprécise, irréelle, est la meme chez tous ces poetes;
elle n’a rien de vivant, et l’on ne saurait s’en étonner,
puisque c’est une créature purement imaginaire; l’amour
qu’elle inspire est entierement étranger aux sentiments
qui faisaient vraiment battre le coaur des courtisans de
Frédéric II. La poésie des Siciliens n’est que le reflet
de celle des troubadours, un reflet alangui, qui est fort
loin de rendre la variété et le relief du modele. Le style
meme, les images et les artifices de versificntion, tout y
est emprunté.
Cependant cette école sicilienne, si pauvre qu’elle
puisse paraitre, a exercé une influence profonde sur les
destinées de la poésie italienne z c’est dans Pentourage
de Frédéric II que s’est constituée la u Canzone », que
Dante et Pétrarque devaient porter at sa perfection; c’est
Ia encore qu’une courte poésie, d’origine obscure, mais
dont la fortune allait etre merveilleuse —- le sonnet —— zi
commencé a faire ses preuves, en purticulier sous la
Ilf'l`iIA'!'U|I ITALIIIIL ‘
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so u1··rBaA·rumi irnnxuwx
plume de Jacopo da Lentini; c°cst la cnfin que, pour la
premiere f`ois, la langue italienne s’est vraimcnt élevée
a la dignité d’idiome poétique. Car l’écolc sicilienne n’est
ainsi nommée, Dante a pris soin de nous le dire, que
er parce qu`un grand monarque avait placé son trone
en Sicile »; mais elle n`a pas plus emprunté sa langue
que son inspiration aux populations de l°ile.
Cortes, beaucoup de Siciliens figurent parmi ces vieux
poetes; mais ces magistrats, ces uotaires, ces officiers
impériaux étaient des hommes pourvus d’une haute
culture, qui avaient étudié pour la plupart a Bologne,
qui avaient voyagé, séjourné en divcrses parties de la
péninsule, et leur horizon s’éte11dait bien au delii de
leur province. D’ailleurs l’Italie contiuentals était bril-
lamment représentée parmi aux : la Calabre et la
Pouille par un Folco Rull`0, par un Giacomino ct un
Ruggieri Pugliese, la Campanie par Pier della Vigna
de Capoue, par Rinaldo et Jacopo d`Aquino, la Tos-
cane par Arrigo Testa d’Arezzo et Jaeopo Mostacci de
Pise, Génes par Percivalle Doria, et la vallée du Po
par un Paganino cla Serezano. Du eoncoursxle tous ces
Italiens, d’origine fort diverse, mais uuis dans un méme
amour pour la poésie, uourris de lettres latines et de
er gaie science » provenqale, est sorti le premier essai
de langue poétique. Si timide et si maladroit qu’ait été
cet essai, si mélée d’éléments hétérogenes mal fondus
que s0it cette langue, si conventiounelle et si vide que
scmblc cette poésis, il y faut pourtant reeonnaitre quelque
chose de plus qu’un patois : c’est déjin de l’italien.
ll n`est que juste d’ajoutcr que, it travers la froideur
compassée et la psychologie factice des poétes siciliens,
on découvre ca ct la quelques traces d’inspiration sin-
cere, certains traits pleins de naturel, des expressions
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LES onicinns nn LA roésuz nr nn LA mxosn SAVANTES M
qui peignent au vii` un souvenir ou un sentiment réel, et
qui ne procédent pas de l’imitation. Ces accents de poésie
vécue, qui ne cloivent rien a la tradition chevaleresque,
sont surtout remarquables dans deux chansons de Rinaldo
d’Aquino et d’Odo delle Colonne, ou une jeune femme se
lamente, ici sur le depart d’un chevalier pour la croisade,
la sur Vinlidélité de soin amant. Tout, dans ces pieces gra-
cieuses, le sentiment, l’expression, le rythme, a quelque
chose d’alerte et de dégagé qui procéde directement de
l’inspiration populaire. Ainsi, it coté de leurs autres
mérites, ces vieux rimeurs ont eu celui d’apercevoir at
quelle source il fallait puiser, pour rafraichir et vivifier
la poésie artificielle importée de Provence.
II
Il est ii pen pres impossible de tracer une ligne de
démarcation nette entre les poétes de l’école sicilienne
proprement dite et ceux qui, in leur exemple, s’inspire—
rent des Provencaux dans l’Italie centrale, et particulié-
rement en Toscane. En réalité c’est encore l’école sici-
lienne qui se prolonge sur le continent, avec ses motifs
conventionnels, sa technique, et jusqu’a sa langue, ou les
éléments méridionaux demeurent quelque temps recon-
naissables; et cette poésie s’appauvrit graduellemcnt,
s’épuise, devient plus artificielle et plus vide. L’amour
chevaleresque, selon la formule des troubadours, pouvait
encore étre compris a la cour d’un puissant empereur,
on les lettrés vivaient dans un contact intime avec les
représentants les plus authentiques d’une aristocratie
guerriére; ce n’était plus qu’un jeu d’espr·it, une attitude
apprise, plus éloignée que jamais de la réalité, pour les
�
n LITTERATURE ITALIENNE
bourgeois de communes d’ou avait dés lors disparu toute
trace d’orgauisation féodale. Quelque soin qu’ils missent
at étudier leurs modéles, provengaux ou siciliens, l’imi-
tation ne pouvait produire l’originalité; force leur fut de
demander un peu de nouveauté a une forme de plus en
plus savante, difficile, contournée, aboutissant at une
obscurité qui était souvent recherchée comme un mérite.
Car les poétes appartenant a ce second groupe de l`école
sicilienne aimérent d'une aH`ection particulicre la marziem
oscum, ou certains troubadours — tel Arnaud Daniel —
s’étaient acquis une grande réputation : rimes ¤< équivo-
ques », rimes 21 l’intérieur des vers, répétition perpétuelle
des mémes mots, ou de mots ayant la méme racine, allité-
ration, il n’est guére d’artifices que les 'l`oscans, de 1250
a 1280 environ, n’aient cultivés avec la plus facheuse
insistance. Il importe peu de donner ici la liste assez
longue de ces Florentins, Pisans, Siennois ou Arétins
dont le bagage poétique est aussi léger que l’originalité;
un seul, tenu par eux-mémes pour leur maitre at tous, les
représente d’une facon trés suffisante : c’est Guittoue
d’Arezzo, né vers 1230, mort en 1294.
Il était impossible cependant que la personnalite de
tous ces écrivains ne se tit pas jour de quelque fagon, et
que les préoccupations au milieu desquelles ils vivaient
n’cussent aucun écho dans leurs vers. La vérité est qu’en
dépit de la poétique conventionnelle at laquelle. étaient
attachés ces héritiers toscans des Siciliens, quelques-uns
Erent une part plus large a l’inspiration populaire, d’au-
tres, en grand nombre, traduisirent eu vers leurs senti-
ments politiques, ou exprimérent des pensées d’uu carac-
tére moral et religieux.
La politique n’avait pas été étraugere ia Yiuspiratiou
des Provengaux; les Sicilieus s’eu étaieut absteuus, et il
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mas oiucmss mz 1.A roiisis m on 1,A rnosn SAVANTES at
ne pouvait en étre autrement il la cour d’un autocrate
comme Frédéric II. Mais les passions et les rivalités des
partis occupaient une large place dans la vie agitée des
communes toscanes; aussi voit—on ces notaires, ces bour-
geois de Florence, de Pise ou d’Arezzo entretenir une
espéce de correspondance poétique, en sonnets, ou ils
échangent leurs impressions sur les événements contem-
poraius. La mcilleure poésie de Guittone d’Arezzo, celle
qui, a travers son style raboteux et prosafque, donne
l’idée la plus avantageuse de son inspiration, est une
Canzone sur la bataille de Montaperti (1260), ou les
Guelfes de Florence furent écrasés par les Gibelins. Le
meme Guittone a consacré son talent poétique, dans les
derniéres années de sa vie, ai des pieces d’un caractére
exclusivement moral et religieux. Jusqula 1266 environ,
il avait surtout chanté l’amour, suivant le rite consacré
par les Provencaux et les Siciliens; mais alors, soit par
l`eH`et d’une brusque conversion — il entra dans l’ordre,
d’ailleurs peu sévére, des Chevaliers de Marie, vulgaire-
ment appelé des frati gaudenti, —— soit par une réaction
naturelle contre le cercle d’idées étroit et factice ou il
s’était d’abord enfermé, il ne voulut plus dire que les
louanges du Christ et de la Vierge, il précha les vertus chré-
tiennes et disserta sur l’immortalité de l’ame. Sa technique
du reste ne se modifia guére pendant cette seconde pé-
riode de sa carriere :il resta pesant, obscur, maniéré;
et son style, ot: pénétraient en plus forte proportion les
constructions latines, ne s’éclaira que rarement d’une
image naive ou d’un accent simplement ému. L’inspira—
tion religieuse de Guittone est le contre-pied du mysti-
eisme ardent de Jacopone; ce n’en l`ut pas moins un
mérite réel, et dont il convient de tenir compte au chef
de la_vieille école toscane, que d’avoir ajouté cette cordc
�
64 LlTT}iRATURE 1·rAmnNNE _
nouvelle a la lyre, encore assez pauvre, de la poésie
snvante.
D”ailleurs une innovation plus fécoude s’annongait, vers
la meme époque, dans les vers d’un Florentin, Cbiaro
Davanzati, mort avant 1280. Tout eu adoptant, d°u11e
fagon générale, la maniére de Guittone dans la poésic
amoureuse, pulitique et moralisante, Chiaro Davanzati
réussit a introduire dans ses compositions, avec un style
plus naturel et plus dégagé, une originalité dans lc déve-
loppement des sujets les plus rebattus, qui révéle chez
lui une imagination trés personnelle. Dans un de ses
sonnets, le portrait de sa dame est complété par l’indi-
cation des eH`ets moraux que produit sa beauté sur ceux
qui la contemplent; sa seule vue rend la joie a qui est
plougé dans la douleur :
Cosi Madonna mia face ullegrare,
Miranda lei, chi avesse alcun dolore.
Cette idée, qui parait aujourd’hui froide et banale, a
été le point de départ de toute une psychologie amou-
reuse, dont le_ premier grand représentaut {`ut Guido
Guinizelli de Bologne.
Nous savons fort peu de chose de ce poéte, exilé de
sa patrie en 1274, et qui mourut probablemeut assez
jeunc; nous ne possédons méme pas de lui un grand
nombre de pieces; encore parmi celles-ci plusieurs
appa1·tiennent·elles a la maniére des Sicilieus et de
Gulttone, dont le Bolonais se proclama d’abord le dis-
ciple respectueux. Aussi n’est-ce qu’a une célébre
canzone et in quelques sonnets qu’il l`aut demander
compte de ln grande place qu’il occupe dans l’histoire de
la poésie lyrique au xm' siécle.
L’innovation de Guido a été d’introduire une significa-
�
tion idéale precise dans toutes les vaines abstractions
de ses prédécesseurs Les perfections de « Madonna »
et l’extase de son adorateur formaient le sujet d’interminables descriptions sans réalité, sans autre objet
qu’elles-memes. Donner un contenu, un sens, a cette
rhétorique creuse, voila ce que Guido Guinizelli a su faire: l’amour est l’attribut nécessaire et exclusif des
coeurs bien nés, nobles et délicats ; il habite en eux comme l’oiseau dans le feuillage ; il en est aussi inséparable que le soleil l’est de sa splendeur. Ainsi s’établit une sorte d’identité entre l’amour et la noblesse du coeur, et en fin de compte il n’y a pas d’autre noblesse que celle-la.
La dame qui inspire cet amour idéal esl; quelque chose de plus que l’abrégé de toutes les perfections terrestres : elle est l’expression méme de la vertu, l’image d’une beauté surnaturelle, le reflet du Tout-Puissant. « Dieu, dit le poete, me reprochera sans doute, quand je comparaitrai devant lui, d’avoir osé le reconnaitre dans les traits d’une créature mortelle; mais je lui répondrai :
Tenea d’Angel semblanza
Che fosse del tuo regno ;
Non mi sie fullo s’io le posi amanza 1.
Telles sont les idées essentielles développées par Guido Guinizelli, dans sa belle canzone Al cor gentil ripara sempre Amore, a grand renfort de comparaisons subtiles, souvent gracieuses, parfois obscures, mais expressives et inconnues de la poétique purement chevaleresque. Cette métaphysique amoureuse, difficile et
1. « Elle ressemblait à un Ange de ton royaume : ne m’impute pas crime de m’être épris d'elle. » raffinée, se prétait a des développements philosophiques entiérement nouveaux et d’une portée jusqu’alors insoupconnée. Peu importe a cet égard qu’il s’agisse d’une passion réelle ou imaginaire : c’est par sa conception méme de l`amour que Guinizelli a été le régénérateur de la poésie lyrique : la dame n`est plus décrite en traits conventionnels destinés a glorifier sa beauté périssable; le poéte célébre les effets que produit cette beauté dans l’ame de celui qui la contemple. Or ces el}`ets sont d’ordre purement moral: elle chasse des coeurs toute pensée mauvaise et basse; elle brisv l’orgueil, apaise la colére; elle est la personnification inéme de l`éternelle Beauté et de la supréme Bonté. En lisant les vers de Guinizelli, ou la nouveauté de la pensée s’allie a la douceur harmonieuse du style, on croit déja entendre les accents familiers de la poésie dantesque. Dante en effet ne s’est pas fait faute de citer et d’imiter Guido Guinizelli, le Saggio, comme il l`appelle, c`est-a-dire le poete cc savant », auquel il donne encore ce beau titre : a Pere de tous les poétes qui ont su rimer de douces et charmautes chansons d’amour ».
Ces poértes, au premier rang desquels figure Dante lui—méme, nous les retrouverons at Florence; c`est la que Guido Guinizelli a vraiment fait école, plutot qu’a Bologna. Car il ne suffit pas d’un cz Onesto Bolognesc », cité par Dante ct par Pétrarque, et de trois autres noms, sous lesquels ne nous est parvenu qu’un nombre insignifiant de vers, pour C011Stitll6!' une école bolonaise. Guido Guinizelli est une personnalité considérable, mais qui reste at peu pres isolée a Bologne; sa véritable gloire est d`avoir frayé la voie 21 l°école florentine connue sous le nom de Dolce stil nuovo. ms omcmns on LA roésu; wr px LA PROSB savnrms A7 III Mais avant d’aborder l’étude de la civilisation dont Florence a été le centre, il faut encore jctcr un coup sl’ceil sur les premiers monuments de la prose savante; i ils sont de peu postérieurs aux premiers essais de poésie savante, et présentent plus d’un caractere analogue. Comme les poetes, les prosateurs eurent d’abord quelque peine a se détacher du dialecte de leur pays natal; ils s’y efl`orcerent cependant, et ce furent des écri- vains bolonais et toscans qui réussirent le mieux in donner la la prose une certaine majesté littéraire, tandis que les Vénitiens restaient plus fidéles a leur idiome. Guido Fava de Bologne, qui composa vers 1229 un traité en latin, contenant des modéles de lettres, et inti- tulé Doctrina ad inveniendas, incyziendas et formandas materias, y a également inséré un assez grand nombre de formules épistolaires en italien. Ce sont les plus anciens exercices de rhétorique en langue vulgaire qui nous aient été conservés. Un autre Bolonais, Fra Gui- dotto, passe pour avoir résumé et dédié au fils de Fré- déric II, Manfred (mort eu 1266), la Rhetorica ad Heren- nium, longtemps attribuée a Cicéron. Les traductions d’0euvres classiques deviennent de plus en plus fréquentes Ea mesure que l’on approche du x1v' siecle, et ce sont encore des fragments traduits du latin que l’on groupait, dans un but d’instruction, sous le titre de Fiori. Plu- sieurs de ces recueils — Fiore di virtzk, Fiore e vita di flosof e di molti savi — remontent certainement a la seconde moitié du xm' siécle, au moins dans leurs par- ties essentielles. On en peut dire autant de certaines chroniques, dont les auteurs anonymes paraissent avoir
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58 L1r1·1§nA·runE innirmxs
été contemporains des événements qu’ils racontent; il
taut signaler 21 cet égard une belle description de la
bataille de Montaperti (1260), due a la plume d’un Sien-
nois. Malheureusement ces divers morceaux nous sont
parvenus suit incorporés dans des muvres plus récentes,
soit rajeunis quant e la forme par quelquecopiste posté-
rieur, et cela n°est pas sans leur oter beaucoup de leur
intérét comme monuments de la prose italienne a ses
débuts. Un grand nombre de contes, de récits histori-
ques, légendaires ou romanesques — sur Troie, sur
Rome et sur Fiesole — remontent sans aucun doute qu
xm' siecle‘; mais l’impersonnalité de ces narrations a
permis aux copistes, qui se les sont successivement trans-
mises, d’en altérer peu it peu la forme; aussi ces textes,
tels que nous les possédons, peuvent-ils it peine étre
tenus pour des spécimens authentiques de la prose pri-
mitive.
Le caraotere de l’auteur, ses idées, et surtout sa con-
ception tres particuliere du style, sont au contraire l`ort
reconnaissables dans les lettres de Guittone d`Arezzo.
Quelques-unes paraissent de peu postérieures a 1260;
c’est dire qu’il n’existe guere de monument plus aneien
de la prose italienne. Le contenu de ces lettres — exhor-
tations et consolations chrétiennes — est a peu pres le
méme que celui de ses poésies morales et religieuses;
une seule, la plus importante, est adressée aux Floren-
tins, et roule sur la situation de cette ville apres les revers
du parti guelfe. Le style de ces épitres est fort eurieux,
mais ne surprend pas quand on conuait les vers de Guit-
tone 2 c’est le méme mélange d’éléments italiens, pro-
1. Dante, en nn passage du Paradia (ch. xv), fait dire A son trisntenl
Cacciuguida que le passe-temps favori des femmes, tout en fileut, étail
de raconter ces histoiree du temps passe.
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Lizs oniuiuzs mz LA POIQSII ET mz LA pnosn SAVANTES 59
vcnqaux ct latins, la mémc aH`cctatiou péuibic dans
Yagcuccuueut dc longucs périodcs coutouruécs ct
obscurcs. Evidcmmemt l`autcur a fait un cH`ort cxagéré
pour s’éloiguer dc Vusagc commuu; ses succcsscurs
dcvrout dc toutc néccssité professor uu dédain moius
maguifique pour Ic laugagc populairc ct pour Ia clarté.
Mais cette exagératiou mémc déuotc chez Guittonc unc
préoccupatiou artistiquc, qui a mauqué il Ia plupart des
prosatcurs ses coutcmporaius.
�
CHAPITRE IV
FLORENCE ET LA TOSCANE À LA FIN DU XIIIe SIÈCLE
Ce qui avait fait défaut aux efforts dispersés des poètes et des prosateurs italiens, jusqu’aux dernières années du xiiie siècle, c’était, avec un centre commun, la conscience nette des moyens à mettre en œuvre pour atteindre ce but vaguement aperçu : créer une littérature en langue vulgaire capable de s’imposer à toute la péninsule. Pendant quelque temps, certaines cours princières de la région vénitienne, particulièrement dans la marche de Trévise, semblèrent en état de prendre la direction du mouvement littéraire ; mais seule la poésie chevaleresque y prospérait, et bientôt Florence éclipsa tout autre foyer de civilisation en Italie.
Florence n’avait joué qu’un rôle fort effacé, presque nul, dans les origines de la langue et de la littérature vulgaire ; elle prend tout à coup une éclatante revanche à partir de 1280 environ. La vallée de l’Arno, au point où la montagne de Fiesole fait face aux collines ondulées rnomexce sr LA Toscnme AU xm' nr AU x1v° siiacm 61 du Chianti, devient comme le creuset ou se fondem toutcs les paillettes de métal précieux mises au jour par les chercheurs d’or· espacés, depuis un demi-siecle, entre Palerme et la vallée du P6. L’alliage qui va en sortir, brillant et sonore, est la matiere que des artistes de génie s’appliqueront at polir et at ciseler. Pendant deux siecles et demi, Florence va rester at la téte du inou- vement intellectuel; l’éclat de sa civilisation rayon- nera et se propagera au loin : la Renaissance deviendra italienne, puis européenue. Mais la période de prépara- tion, l'éclosion des premiers et des plus purs chefs- d’u2uvre ont eu pour théétre la ville que Dante appelle avec orgueil << la bellissima e famosissima liglia di Roma ». Sans vouloir sonder le mystere qui entoure la nais- sance du génie, on ne peut se dispenser de rechercher comment les Florentins se sont rendus dignes de jouer un si grand role. Dans la variété de ses manifestations, il faut examiner comment s’est révélée et développée la vitalité de ce peuple, le dernier venu, semble-t-il, a la vie de l’esprit, et qui presque aussitot a produit Ie plus grand poéte des nations néo-latines. I L’histoire du génie florentin est intimement liée ai celle de l’indépendance de cette ville : l’éclipse du premier coi`ncidera tres exactement avec la chute de la république, et l’on peut affirmer que Vapprentissage de la liberté fut une des conditions les plus favorables at Vépanouissement des qualités innées chez ce peuple fin, clairvoyant, épris d’une élégance discrete, dont il pouvait trouver le pre- mier modele dans les lignes souples et lumineuses do
�
son horizon familier. Or la liberté llorentine date du
milieu du xu° siecle environ : la comtesse Mathilde en
mourant (1115) avait légué ses possessions au Saint-Siege; Florence dépendit donc nominalement des papes.
Mais les empereurs revendiqnaient aussi certsins droits
sur le margraviat de ’l`o`scane, et aumilieu des luttes
confuses, sans eesse renouvelées, du sacerdoce et de l’empire, l’ltalie se trouva souvent dans un état d’anarchie à peu pres complete : les Florentins en profiterent pour
organiser chez eux un régime autonome, au service
duquel ils dépenserent une grande adresse politique,
prenant de jour e11 jour plus uettement conscience de
leurs besoins, de leurs droits et de leur force.
Il est vrai que la commune de Florence, ii peine constituée, fut déchirée par des divisions intestines ou semblait devoir s’épuiser sa vitalité. Dans le courant du xiu° siecle, les révolutions se succedent presque sans interruption; la ville est constamment bouleversée par des préparatifs de guerre contre Pistoie, Pise, Sienne ou Arezzo, par des soulevements populaires, ou par des rencontres de gens armés qui vident leurs querelles sur les places et dans les carre{`ours : un jour, tout un quartier est en feu; le lendemain, le sang coule dans les rues. Une moitié des citoyens riches et influents est exilée; ces rr {`uorusciti » n’ont naturellement qu’une pensée, rentrer a Florence pour en chssser l’autre moitié, et ils y réussissent in tour de role.
Il nous semble que cette instabilité, que ces convulsions incessautes et ces discordes eiviles auraient dx) nuire au développement progressif de ln puissanee et de la prospérité de Florence. Mais c’ost la une des nombreuses illusions auxquelles nous sommes exposéh, lorsque nous jugeons avec nos idées modernes les condi- rnonnucn nr LA Toscnun AU xu1° m AU x1v° snfzcuz as tions tres particulieres de ln société niédiévale. 'l`out au contraire, c’est au milieu de ces luttes chaque jour renouvelées que l’individualité du Florentin s°est défini- tivement formée. Car ces libres citoyens ne prenaient les armes que pour la défense de leurs propres intéréts : intéréts de la commune contre les communes voisines; intéréts de leur parti contre le parti opposé; intéréts per- sonnels contre leurs ennemis et leurs rivaux. Non seule- ment le Florentin dut s’accoutumer ainsi de bonne heure a distinguer sansiillusions le but qu’il voulait atteindre, at juger ses adversaires, eta discerner les moyens les plus surs pour les abattre; mais il déploya sans cesse toutes ses énergies, en vue d’assurer at sa personnalité le déve- loppement le plus complet, les satisfactions les plus variées, et la plus absolue liberté. Aussi vit-on les insti- tutions politiques de Florence évoluer dans un sens de plus en plus démocratique : la fin du xu1’ siecle marque le triomphe du parti populaire sur les derniers restes de l’aristocratie féodale; les ¢< fuorusciti » gibelins soutenus par Arezzo sont écrasés at Campaldino (1289), et Giano della Bella fait adopter en 1293 la loi célébre, connue sous le nom de Ordinamenti di giustizia, en vertu de laquelle les nobles étaient at tout jamais exclus des fonc- tions publiques. A ce moment, Florence atteint un degré de prospérité matérielle unique en Italie. Elle en est redevable at son commerce, A ses industries de la laine et de la soie, et particulierement at la banque, dont les Florentins se font une spécialité dans toute l’Europe occidentale. lls y réa- lisent des fortunes considérables, et cette richcsse a pour conséquence l’introduction du luxe dans une société jadis plus rude et plus austere. Dante s’est fait l’écho des craintes qu’inspiraient at des moralistes chagrins les
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sa inrrimnunn inuizxxn
changements survenus dans les mccurs; mais nous nc
pouvons oublier que cette richesse et ce luxe, avec la
soif de jouissances qui en fut la conséquence, sont des
conditions nécessaires aux progrés de l’art et de la poésie.
Or préeisément l’art italien moderne nait en Toscane
dans la seconde moitié du X1ll° siécle. Nicolas de Pise
sculpte la belle chaire du baptistere de Pise en 1260,
cn 1268 celle du dome de Sienne, plus niagnifique
encore; et ses éléves, au premier rang desquels figure
son lils Jean, ornent les églises toscanes de monuments
finement ouvragés. Sienne, vers le méme temps, produit
un grand peintre, Duccio di Buoninsegna; Florence
admire les oeuvres de Cimabue et, peu apres, de son
éléve Giotto, né en 1266. Arnolfo di Cambio dirige la
construction du palais de la Seigneurie et de Santa Maria
del Fiore. Des avant l’année 1300, Florence est un {`oyer
de vie artistique intense, et le peuple entier suit avec un
intérét passionné les embellissements de sa ville, juge et
encourage le travail de ses artistes : l’achevement d`une
madone peinte par Cimabue secoue Florence d’enthou·
siasme, et un cortége de féte accompagne de l’atelier
du maitre ai l’église de Sainte-Marie-Nouvelle cette oeuvre
naive, alors tenue pour un miracle. L’histoire de la lente
et laborieuse construction du dome est ai cet égard fort
instructive : pas un détail, méme secondaire, {`enétre,
colonne ou chapiteau, 11'était exécuté sans qu°un modele
en eut été exposé, discuté, approuvé. Une pareille
méthode présente certes de graves inconvénients; mais
il n`en était pas de plus propre a laire des monuments
Horentins l'expression exacte du génie de la ville.
A d’aussi heurcuses dispositions, i11nées ou acquises,
les Florentins joignaient un autre don, capital au point
de vue qui nous occupe = leur langue. Si le dialeete de
�
rnonsivcn nr LA roscnnz AU xm' nr AU xrv° srécu as
Florence a fini par prévaloir dans la littérature ita·· ‘
lienne, il ne le doit pas a son excellence seule z il con-
vient de remarquer que par sa situation centrale, entre
la vallée du P6, la docte université de Bologne et Rome,
par sa prospérité commerciale, son importance politique
et l`éclat de sa civilisation naissante, Florence était
désignée pour devenir un foyer de vie intellectuelle
capable d'imposer son langage hors de son territoire; il
faut surtout rappeler que les chefs-d’osuvre d’un Dante,
d’un Pétrurque et d’un Boccacc ont consacré l’usage
d`une langue littéraire dont le florentin est l’élément fon-
dainental. Mais il serait injuste de méconnaitre les droits
que le principal dialecte toscan uvait in cet honneur : si
pour répondre at l’inéluctable besoin d’élever la langue
écrite au-dessus des patois locaux, les lettrés travail-
laient d`instinct at se rapprocher du latin, force leur était
d’adopter celui des dialectes vivants ou la langue de
l’ancienne Rome était le plus aisément reconnaissable;
or ces dialectes sont sans aucun doute, ceux de Toscane.
Les sons latins, en particulier les voyelles toniques et les
consonnes, y sont conservés avec une pureté dont aucune
autre province ne fournit d’exemple. Sans doute, dans
la langue populaire, bien des mots étaient et sont encore
parfois grossiérement estropiés; mais un tres léger
effort suffisait pour rapprocher de leur forme latine ces
mots défignrés; il était aisé d°introduire dans le parler
vulgaire plus de régularité, de correction et de gravité,
sans perdre contact avec la langue bien vivace que par-
laient chaque jour les Florentins pourvus d’uue instruc-
tion moycnne.
Lirmnrrunz ITALXSNNI. _ 5
�
66 Lrrrénnunn imnixauux
II
L’emploi de la prose at Florence, dans Ia seconds
moitié du xm° siécle, est caractérisé par la faible pro-
portion d’o=zuvres ayant un caractére savant, s’adressant
at un public érudit : les premiers prosateurs sont sur-
tout des yulgarisateurs, qui s’appliquent at extraire des
livres francais ou Iatins de bcllcs histoires ou d°utiles
leqons, a l`usage de ceux qui n’étaient pas familiers avec
ces litteratures. Mais a travers ces << volgarizzamenti »,
qui ne sont pas tous des traductions impersonnelles, on
ne tarde pas at voir apparaitre le tour d’esprit particulier
du peuple florentin.
Parmi les cuvrages destinés au pur amusement, se
placent en premiere ligne les rédactions en prose de nos
romans chevaleresques -— Tristano, Fioravante, Buovo
d’Ant0na -—, auxquels il faut joindre des récits relevant
du genre historique —— Istorietta Troiamz, Fatti di
Cesare -—, qui avaient regu un coloris chevaleresque
dans les textes franqais d`0i1 ils passerent en italien. Les
traductions plus particuliérement instructives remontent
en général a des originaux latins : Bono Giamboni, qui
exerqa les fonctions de juge, et qui vivait encore en 1296,
traduit l’l1istoire d’Orose, le livre de Végéce sur l’art
militaire, et divers traités moraux du moyen age;
Brunetto Latini fait passer dans sa Retmrica le premier
livre du Dc Invcntione de Cicéron, et <e vulgarise » plu-
sieurs discours du célébre orateur latin. Mais la litté-
rature en langue francaise fournit encore aux traducteurs
quelques ouvrages didactiques Z le Trésor de B. Latini
futaussitot mis in la portée du public italien par les soins
du méme Bono Giamboni, l’un dcs mcillcurs écrivains du
�
nonmzcz ET LA roscsmz AU xu1° nr AU x`iv" siizcuz 67
temps, et des plus féconds. Un recueil de contes édi-
liants —— Dodici conti morali —— dérive également d’une
source francaise.
`C’est dans le conte, ou, comme disent les Italiens, la
it nouvelle » que se révele, ii cette époque, la plus grande
origiualité des écrivains en prose. l`:’intention d’amuse1·
s’y unit a celle d`instruire, et quoique ces vieux narra-
teurs n’aient certes pas inventé toutes les histoires qu’ils
débitent, ils y mettent assez d’eux—mémes pour que, at
travers leurs nai'f`s récits, on puisse apercevoir comme
une esquisse de la société de leur temps. A cet égard, le
recueil de cent nouvelles anonymes, généralement connu
sous le titre de Novellino, est un document du plus haut
intérét, non seulement pour l’histoire de la prose,
mais encore pour celle des idées et des mmurs. Il a une
importance bien supérieure at d'autres recueils fort
anciens aussi, comme les Conti d°antichi cavalieri, ou
sont résumés les exploits de divers héros historiques ou
romanesques, ou le Libra dei sette savi, traduction,
d'aprés une rédaction francaise, d’un livre d’origine
indienne qui obtint en Occident un prodigieux succés.
Si l`on en juge par les nombreuses allusions histo-
riques ‘qu’il renferme, le Novellino, sous sa l`o1·me pri-
mitive, remonte aux quinze ou vingt dcrniéres années du
x1u° siécle. Certains détails des contes, et surtout la
langue, permettent de reconnaitre dans l’auteur un
florentin. L’unité du recueil résulte uniquement de la
nouvelle I, qui n’est, il proprement parler, qu°une pré-
face ou l’auteur —-— par ce mot il {aut entendre le rédac-
teur, ou, si l`on veut, le compilateur — a exposé le but
de son livre : << Nous avons réuni en un bouquet
quelques fleurs de beau langage, de belles courtoisies.
de belles ripostes, dc beanx exploits, de belles libéralités
�
et de belles histoires d’amour.. Qui sauna allier ln
noblesse des sentiments at lu finesse de l’intelligence...
pourra les raconter, quand l’occasion s’en présentera,
pour le plus grand profit de ceux qui n’ont pas d’ins-
truction et qui désirent cn avoir. »
Les moyens mis en oeuvre, pour réaliser ce programme, sont fort disparates. Certaines nouvelles tiennent en quelques lignes, simples canevas destinés sans doute a étre complétés oralement; d’autrcs ont un développement normal. On y voit défiler sans ordre des personnages bibliques, comme David et Salomon, ou classiques, comme les fils de Priam, Alexandre, Thalès, Aristote, Sénéque et vingt autres — mais défigurés par l'ignorance populaire, au point que Pythagore y est donné comme un astrologue espagnol, et Socrate comme un sage Romain! — Voici des princes et des rois fort connus, Frédéric Il, Saladin, Charles d’Anjou, le farouche tyran de Padoue Ezzelino da Romano, le jeune roi d’Angleterre, fils de Henry II, avec d’assez nombreux seigneurs et troubadours de Provence; puis des héros de roman — le bon roi Méliadus, Tristan, Iseut, Lancelot —, enfin des docteurs, des étudiants, des bourgeois et le menu peuple italien, mais plus spécialement florentin. L’auteur a puisé at toutes les sources, et peut—étre a-t-il surtout consulté sa mémoire ou se croisaicnt, dans un désordre pittoresque, des souvenirs classiques, chevale- resques ou populaires, de belles et toucliantes histoires, des contes édifiants, et des boutadcs recueillies dans les cnrrefours, les unes malicieuses et fines, les autres plates et lourdes, parfois obseenes. Et ce singulier mélange est déja fort instructif par lui-méme : c`est l’image fidéle de tout ce qui s’agitait dans le cerveau d’un Flqrentin médiocrement cultivé, aux environs de 1290. rnonmvce ET LA roscsmz AU xm° ET AU x1v° sriacne 69 Mais il y a plus : les nouvelles dérivant de la tradition populaire, celles ou sont conservées des anecdotes f`ami· liéres, empruntées ai la vie de tous les jours, révelent déja chez l’auteur cet esprit d’observation, cette disposition at la raillerie, co sens du ridicule, ce mépris des sots et cctte admiration pour les g€llS avisés, plus malins que scrupuleux, qui seront, uu demi—siécle plus tard, les caractéristiques essentielles des contes de Boccace, quant ai la conception morale de la vie. Pour la forme, il en va autrement : l’auteur du Novellino manque d’art; il ne sait pas peindre; sa narration est souvent incolore et sa phrase a le souffle court. Mais cette concision et cette simplicité maladroite, cette sécheresse, pour l’appeler par son nom, sont parfois fort expressives; si le dessin est peu appuyé, il acependant de la netteté; le rédacteur ignore l’art de préparer et de développer une situation comique, mais il a de l’esprit, et trouve souvent le mot juste, le tour plaisant. En d’autres termes, si l’on ne peut vanter son style, on doit admirer sa langue, qui est alerte, savoureuse, pittoresque; et c’est en eH`et ce mérite qui a longtemps fait la réputation du Novellino, ct lui a valu ce sous·titre : Libra di belparlar gentile. Avec le conte, c’est la chronique qui ouvre at l’activité des prosateurs le champ le plus vaste et le plus nou- veau. Les crises politiques qui se déroulaient ai Flo- rence, les intéréts considérables qui étaient en jeu, les passions qui s’y déchainaient, ne pouvaient manquer de trouver des historiens; mais au lieu de lettrés s’appli- quant ai composer en beau latin de froides narrations iniitées de Tite-Live, ce sont des écrivains improvisés, sortis des rangs du peuple, dont ils parlent la langue et partagent les idées, qui nous racoutent les événements uuxquels ils ont purfois été directemellt mélés. Par
�
70 LI'I"I`éRA'l‘URE ITALIENNE
malheur les plus ancicnnes de ces chrouiques sont des
annales arides et dépourvues d’intérét, eomme celle du
marchand Paolino Pieri, ia moins qu'elles ne soient per-
dues, ou n’aient été absorbécs dans des chroniques plus
récentes. Quelques—unes, jadis célebres, comme celle des
Malespini, sont aujourd’hui considérées comme apo-
cryphes; et il n’est pas jusqu’a l’0%uvre historique la plus
considérable de llépoque, celle de Dino Compagni, qui
u’ait eu at défendre son authenticité contre des attaques
répétées.
Issu d°une famille guelfe, Dino Compagni l`ut appelé at
jouer un role important dans l’administration des ai}`aires
publiques ai Florence, dc 1282 at 1302; at ce moment, la
faction des Blancs, at laquelle il appartenait comme
Dante, ayant été exclue du pouvoir, Dino vécut dans la
retraite; il ne mourut qu’en 1324. Entre 1310 et 1312,
semble-t-il, il rédigea sa Cronica delle cose occorrenti ne’
tenzpi suoi, divisée en trois livres, dont le sujet essentiel
est la rivalité des Guelfes Bluncs et des Noirs, et la crise
que subit de ce fait la vie de la Commune de 1300 a
1302. Le tableau détaillé qu’il en trace est précédé d'un
résumé des principaux événements de l’histoire de Flo-
rence depuis 1288, et complété par un coup d’0eil sur
les années 1302-1312.
L’intérét excité par cette chronique dont le mérite lit-
téraire est incontestable, et qui nous initie at la politique
intérieure de Florence au moment ou Dante en fut chassé,
a d’abord valu aDino des admirateurs enthousiastes. Puis
certaines objections furent soulevées; des soupcons
s’éveillérent : comment une source d’inf`ormation de cette
importance, sur une des périodes les plus célébres de
l’histoire de Florence, avait-elle pu rester si longtemps
inconnue —-la premiere mention en rémonte at 1640, et le
�
uonxucn nr LA aroscama AU xm° ET AU xiv‘ siécma 71
texte ne fut publié qn’au siecle suivant? Comment sur-
t0ut Dino, qui s'attribue un role si considérable dans les
événements qu’il raconte, n’était-il mentionné par aucun
de ses contemporains? Puis on relevait dans son récit des
erreurs et des oublis au moins surprenants de la part
d’un témoin oculaire, qui était at méme de se renseigner;
eniin quelques-uns observaient d°inquiétantes concor-
dances entre cette chronique et celle de Villani, qui ne
connut cependant pas l’ceuvre de Dino. La—dessus s’est
engagée entre partisans et adversaires de la Chronique
une polémique tres vive, qui n’a guére duré moins de
vingt ans (1858-1875), et qui peut étre tenue aujour-
d’hui pour tranchée en faveur de Yauthcnticité. L’hypo-
these d’une falsification tardive est en efl`et la moins
vraisemblable; tout au plus demeure-t-il possible que
l’uauvre de Dino ait subi, au xiv° siecle, des retouches
pour lesquelles la chronique de Villani aurait été utilisée.
Nous pouvons donc recourir sans arricre-pensée at Dino
Compagni, pour apprendre at mieux connaitre l’époque
dont il a laissé un tableau si fouillé, si dramatique, si
personnel. Certains critiques out voulu voir en Dino un
grand bistorien qui, rompant avec le cadre étroit de la
cbronique médiévale, a su considérer les faits de haut,
et les grouper suivant leur liaison logique. Cette opinion
est fort exagérée : comme historien, il préte at de
sérieux reproches. Mais il a eu l’art d’éclaircr et
d’échaufi`er, par sa conscience de citoyen honnéte et
indigné, le récit des querelles compliquées dont il con-
naissait tous les ressorts. Il juge les acteurs du drame
avec une snreté de coup d’0eil, il les observe et les carac-
térise avec une finesse, il sait donner a leurs moindrcs
paroles, at leurs physionomies et jusqu’ix leurs gestes uu
cacbet de vérité, qui font de lui un grand écrivain. Cer-
�
72 LITTIZRATURE ITALIBNNB
taines pages de son livre, scenes dont il a été témoin,
portraits de personnages qu’il, a vus a l’<1:uvre, sont jus-
tement célébres; il n’est pas un lecteur qui, en fermant le
livre, ne conserve une vision plus nette, une intelligence
plus précise de ce que furent les discordes des Floren-
tins, de 1300 at 1302. Peu importe que la chronologic
de cet historien laisse parfois a désirer: nul n’a mieux
rendu que lui la psychologie d’une époque et d’un
peuple. Au reste, Dino Compagni lui-méme peut étre
considéré comme un parfait représentant de cette bour-
geoisie florentine, aisée, active, pieuse, instruite et con-
fiante dans son bon droit, at laquelle appartint aussi
Dante.
III
Tandis que la prose reflétait avec réalisme les divers
aspects, joyeux ou tragiques, de la vie de Florence, la
poésie tendait a s’élever au-dessus des préoccupations et
des contingences d’ici-bas, pour planer dans les régions
sereines de la science et de la sagesse. L’allégorie, alors
f`ort en honneur dans la littérature francaise, et con-
sacrée par le succés du Roman de la Rose, devenait le
langage favori des poétes pour traduire les grandcs
vérités qu’ils voulaient vulgariscr. Car il est bon dlob-
server que cette poésie savante, nllégorique et didacti-
que, ne f`ut pns aussi étrangere qu`on le pourrait croire,
in toute inspiration démocratique; elle ne s°adressait pas,
tant s’en {aut, aux seuls érudits, mais bien, comme le
Novellino, in ceux qui ne possédaient pan la science et qui
désiraient l’acquérir. Cette intention est particuliérement
sensible dans le T esoretto de Brunetto Latini.
�
rnonnxcx xr LA Toscnm AU xm° m· AU x1v' siizcuz 73
Le nom de ce personnage a déja été cité a propos de
ses traductions en prose italienne et de sa grande ency-
clopédie, rédigée en francais, le Livre du Trésor. Ce fut
un des hommes les plus influents du parti guelfe a Flo-
rence : au cours de sa longue vie (1220 environ a 1295),
il s’acquitta de uombreuses fonctions publiques. Etant
ambassadeur de Florence aupres du roi de Castille
Alphonse X, il apprit que le parti gibelin venait de
triompher (1260); ainsi sa mission diplomatique se trou-
_ vait transformée en_exil, et Brunetto passa plusieurs années
en France, ou il composa son Trésor. Neuf ans plus tard
il était rentré en Toscane, d’ou il ne s’éloigna plus. Le
Tesurelto, commencé également en France, devait étre,
dans la pensée de l’auteur, un résumé de son encyclopédie
scientifique, plus aisément accessible 21 des lecteurs peu
cultivés, écrit dans ce but en italien, et rendu plus
attrayant par l’usage de l’allégorie; mais l’ouvrage ne fut
jamais terminé. Ce que nous en possédons répond assez
bien aux deux premieres parties, fort abrégées, du Tré-
sor; il s’y trouve d’ailleurs des développements nouveaux
ou plus abondants, notamment en ce qui concerne les
préceptes de morale et les regles de civilité.
Le Ybsoretto, écrit en vers de sept syllabes rimés deux
21 deux, a l`imitation des vers employés en France et en
Provence dans ce genre de compositions, contient d’abord
le récit d’un voyage fantastique du poete a travers le
royaume d’une puissante déesse qui personnifie la nature,
et celle-ci lui fait un cours de théologie, de zoologie,
d`astronomie et de géographie. Brunetto visite ensuite le
domaine de dame Vertu, et décrit les demeures des quatre
vertus cardinales, ou il entend de longues dissertations
morales. Arrivé dans la région ou régue le plaisir, il est
pres de succomber aux pieges de l’Amour; mais aidé par
�
7b LI'I"TéRATURE ITALIENNE
Ovide il s°en échappe, et se voue at une piété rigoureuse.
Au moment ou, parvenu au sommet du mont Olympe,
Brunetto se prépare ii écouter les lecons du sage Ptolémée,
le poéme est brusquement interrompu. Certes l’illusion
f`ut grande de croire qu’une pareille fiction ajouterait
quelque intérét a des enseignements de ce genre; le
poéte s’y montre fort inférieur au savant. Mais si l’u:uvre
est aujourd’hui peu lisible, elle n’en a pas moins son
importance dans l'histoire de la poésie italienne avant
Dante ••
La meme prolixité, la méme disproportion dans les
épisodes, mais avec plus d’harmonie dans les vers et
d`éclat dans les descriptions, se retrouvent dans un
poéme en 309 strophes de neufvers, intitulé l’[nteZZigenza,
‘ attribué in Dino Compagni. Le poéte s’éprend d’une noble
dame, douée de toutes les perfections et revétue des plus
somptueuses parures; c’est l’lntelligence : elle se tient
devant le trone de Dieu, d’ou elle répand son influence
bienfaisante sur le monde entier. Dino décrit rninutieu-
sement le fastueux palais qu’elle habite, et les peintures,
les sculptures qu’il y voit lui fournissent l’occasion de
raconter l'histoire de Paris et d’Héléne, de Didon et
d’}'£née, puis celle de César, celle d’Alexandre, sans oublier
quelques héros de la Table Ronde. Cette digrcssion,
empruntée at des sources frangaises, remplit prés des deux
tiers du poéme, et n°ajoute rien in sa signilication allégo-
rique. L’auteur a d’ailleurs pris soin d’expliquer celle-ci
avec une complaisance qui, dans certains détails, va
jusqu’i¤ Yenfantillage. De méme il a décrit en quaraute·
trois strophes les vertus magiques des soixante pierres
précieuses qui 0rnent le diadéme de sa dame. On voit
par la que cette poésie savante est encore singuliércment
inuladroite.
�
snoruzucx wr LA ·roscA1v1z AU xm' xr AU x1v' siizcmz 75
L'intention de divertir plutot que d’instruire apparalt
dans une adaptation du Roman de la Hose en 232 sonnets;
mais c’est une muvre qui révéle un art, une délicatesse,
et un sens de la mesure que ne possédaient ni Bru-
netto Latini ni Dino Compagni. Les longues digressions
de Guillaume de Lorris et surtout de Jean de Meung
sont omises, et il ne reste du poéme frangais que le sujet
principal présenté en une série de tableaux adroitement
découpés, et dessinés avec beaucoup de verve et de
malice. L’auteur, qui se noinme in deux reprises at Ser
Durante », était surement Florentin, in en juger par sa
langue, dont on admire la propriété, l°aisance et la saveur,
bien que d’assez nombreux gallicismes y aient pénétré.
Le premier éditeur de ce curieux poeme, publié cn 1881
sous le titre de il Fiore, d’aprés un manuscrit conservé
it Montpellier, émit alors l’hypothese que ce Ser Durante
pourrait bien étre Dante Alighieri lui-méme, et il s’ap-
puyait en particulier sur ce fait incontestable, que Dante
était l’abréviation familiére de Durante, comme Bice celle
de Béatrice. Cette identification hardie fut d’abord rejetée
avec dédain; puis, a la regarder de plus prés, on s’est
apergu qu’elle n’était pas si déraisonnable, et tout récem-
ment quelques-uns des maitres les plus écoutés de la
critique italienne se sont accordés pour reconnaitre que
cette hypothése, loin d’étre inacceptable, a pour elle_
bien des probabilités. Dante aurait composé cette muvre i
légere pendant sa période de mondanité, et, comme
l’appelle, u d’égarement »; c’est-it-dire dans les années _
qui précédereut immédiatement 1300. 0
Les poemes de Francesco da Barberino accusent des
intentions didactiques plus sérieuses, avec moins de
talent. Né un peu avant Dante (1264), Francesco da
Barberino vécut bcaucoup plus tard : sa mort, durant
�
76 Lirrxinsruax inuxzuuiz
la peste de 1348, précéde de peu la composition du
Décaméron. Mais, bien loin d’étre Ie trait d’union entre
Dante et Boccace, cet écrivain est le représentant sévere
des idées ascétiques du xm° siécle; c’est un attardé, que
I’on voudrait faire figurer parnii les précurseurs, en par-
ticulier h cause de l’influence qu’exerga sur Iui la litté—
rature provengale. Nous le trouvons en qualité de notaire
a Bologne en 1294, puis a Florence de 1297 E1 1303; il
séjourna en Provence et en France de 1309 a 1313, et
acheva sa vie a Florence. C’est en Provence qu’il composa
pour la plus grande partie son muvre principale, iD0cu·
menti d’Am0re, c’est-a-dire les enseignements de l’Amour,
— l’Amour étant considéré comme source de vertu, comme
le dispensateur de toute science. Le livre de Francesco de
Barberino est donc un pesant traité de morale, agre-
menté d’alIégories, et complété par un volumineux com-
nientaire en latin, fort important pour l’histoire de la
poésie italienne primitive, surtout dans ses rapports avec
la littérature provengale. L’autre ouvrage du méme poéte,
Del reggimem!0 e costumi di donna, en vers mélés de
prose, est un recueil de préceptes minutieux it l’usage des
f`emmes : tous les devoirs, grands et petits, dont elles ont
E1 s’acquitter dans les diverses circonstances de leur vie,
du haut en bas de l’échelle sociale, y sont méthodique-
n1ent énumérés et, comme témoin des muaurs pclies dans
la Florence du xm° siécle, ce Iivre est un document pré—
cieux. L’intérét en est accru par les nouvelles, en prose,
que l°auteur y a intercalées a titre dlexenxples; quelqucs-
unes sont d’une naiveté fort agréable. L’allégox·ie occupe
encore une place innportaute dans cette oeuvre singuliere;
car le poete ne prend la plume que sur les instances de
44 Madonna n, en qui semble personnifiée Yintelligence
universelle, comme dans la dame cliantée par Dino Com-
�
noxnucn wr LA ·roscA1m AU xm' xr AU xrv° sricuz 77
pagni; ce personnage donne lieu 5 d’assez longs épisodes,
gauchement rattachés au reste du traité.
Cette littérature allégorique n’était pas sans quelquc
ressemblance avec la psychologie amoureuse inaugurée
par Guido Guinizelli. Aussi 11’y a-t-il pas lieu d’étre sur-
pris que la poésie lyrique en ait regu, 5 Florence, une
impulsion toute nouvelle.
IV
En dehors des traditions venues de Sicile 5 travers
l’école de Guittone, en dehors de l'exemple donné par
le poéte de Bologne et par les adeptes du style allégo-
rique, les Florentins pouvaient trouver dans leur tempé-
rament propre, dans leur humeur tour a tour railleuse ct
passionnée, les éléments d’une lyrique originale, vécuc,
entiérement neuve. Dés le xm' siécle, un ami de Brunetto
Latini, Rustico di Filippo, faisait entendre dans quel-
ques-uns de scs sonnets cette note finement caricaturale
et satirique, parfois méme franchement burlesque, qui
retentira plus d’une fois dans la littérature italienne, et
ou il faudra reconnaltre le rire moqueur des fils de
Florence. Folgore da San Gimignano, aux environs de
l’année 1300, exposait avec verve une conception toute
épicurienne de la vie en plusieurs séries de poésies
badines, et le Sieunois Cecco Angiolieri racontait ses
impressions de mauvais sujet, tantot en liesse et tantot
révolté, en des sonnets ou le rire a parfois quelque chose
de douloureux.
Mais ce n’est pas dans le genre populaire que la
poésie lyrique allait d’abord produire, at Florence, ses
oeuvres les plus remarquables. Il appartenait au contrairc
�
78 LITTERATURE rnuxzunn
a quelques lxomnies nourris de fortes études, et tourmentés
par les problémes philosophiques les plus sévcres, de
réaliser dans leurs vers une conception de la poésie diffici-
lement accessible au vulgaire. L’usage a consacré, pour
les désigner, le nom d’éc0le du Dolce szil nuovo, d°apres
l`expression que Dante a employée lui-méme pour
opposer sa maniere a celle des Siciliens et de Guit-
tone. On y range, a coté de Dante, Guido Cavalcanti,
Lapo Gianni, Dino Frescobaldi, Gianni Al{`ani, Cino da
Pistoia.
Malgré la variété de styles que l’on observc dans les
poésies des uns et des autres — car leur personnalité
s’affirme avec une entiére liberté, — ils ont entre eux
certains traits communs : la sincérité de l`i·nspiration,
une conception trés haute, trés a spirituelle » de
l’an1our; un souci constant de l’harmonie du vers et de
la noblesse du langage, joint a une pensée subtile, a une
psychologie savante et raffinéq. Pour la {`orme, ils
n’abusent pas des artitices mécaniques chers at Guittone;
leur art plus souple et plus musical aime a s’enricl1ir
de strophes nouvelles, comme la ee bullade », qu`ils
empruntent a la muse rustique et accueillent an milieu
dc leurs canzoni et de leurs sonnets. Pour le fond, l’idéa-
lisation de la femme aimée, esquissée déja par Guido
Guinizelli, est poussée at Pextréme : u Madonna » est un
ange venu du ciel; elle n’a plus rien de terrestre; ses
traits sc devinent a peine a travers le rayonnement sur-
naturel qui l’enveloppe. Cependant sa beauté souriante
n`a rien d’altier, rien de dominateur : ellc a la douceur
ct l'humilité des étres paradisiaques, et sa vue inspire
toutes les vertus. L’amant tremblc et palit, il sc sent
défaillir en présence de tant de pureté. Tous les niouvc-
ments de son cocur sont curieusemcnt représcntés par lc
�
nonxuciz wr LA ·roscAN1z AU xm' ET AU x1v° sxiscu: 79
jeu compliqué des petits esprits — spiriti, spiritelli ——
qui s’agitent en lui, qui vont et viennent, qui lui parlent et
lui inspirent tel sentiment ou lui dictent telle résolution.
L’analyse psychologique atteint par ce moyen une grande
finesse, mais tombe dans des artifices conventionnels
qui deviendraient vite fatigants, si ces poetes n’avaient
su mettre dans lcurs vers une signification morale
précise, avec une note tres personnelle.
Guido Cavalcanti pourrait étre considéré comme le
chef de ces poétes florentins, si Dante n’avait éclipsé
tous ses rivaux. Né vers 1259, mort en 1300, Guido a
une physionomie fort particuliére, que Boccace a leste-
ment dessinée dans une de ses nouvelles (v1, 9) : ami de
la réverie solitaire, plongé dans des méditations dont le
peuple soupconnait qu’elles visaient a prouver que Dieu
n’existe pas, Guido n’opp0sait aux railleries du vulgaire
que l'ironie et le dédain des ames supérieures. Ce poéte
philosophe, que Dante appelait le premier de ses amis,
a résumé en une canzone célébre (Donna mi prega) la
doctrine de la nouvclle école : il y recherche ou l’amour
a son séjour, quels en sont le mobile, la vertu, la puis-
sance, l’essence et les divers mouvements; il se demancle
pourquoi, étant si_ terrible, l'amour plait cependant, et
s’il peut se manifester aux yeux du corps. ,Enl`ermer dans
les soixante-quinze vers d’une canzone un traité philo-
sophique de cette naturc était un tour de force, ou se
révélaient dcja la nature altiére de Guido et son mépris
des développements faciles. Sa canzone est inséparable
de celle de G. Guinizelli, qu’elle compléte et précise;
niais c’est une oeuvre aride, obscure, qui a besuin de
longs commeutaires. Les qualités plus aimables du poéte
apparaissent duns ses sonnets, et surtout dans ses bal-
ludes, dont quelques-unes aflectcnt la l`orme et le tour
�
80 1.u·1·é.nATun1z ITALIENNB
des pastourelles frangaises; la, il chante les louanges do
as Monna Vanna »,
Fresea rosa novella,
LUCBDR PI‘iIDB.YOI‘B,
ou celles d’une Mandetta, dont il s’éprit in Toulouse; ou
bien encore il exhale ses plaintes lorsque, terrassé par la
maladie, il crut mourir sans revoir sa patrie :
Perch' i' non spero di tornsr giammaj,
Ballatetts, in Toscana,
Va' tu, leggera e piana,
Dritta alla donna mia...
Plus jeune de quelques années, Cino da Pistoia, issu
de la noble famille des Sinibuldi (ou Sigisbuldi), fut un
juriste reuommé, et le poéte le plus fécond, aprés Dante,
du groupe auquel il appartient. Son an Canzoniere », il
est vrai, ne contient pas que des poésies amoureuses,
mais celles-ci y sont en majorité. Parmi les dames qu’il a
chantées, Selvaggia est celle qui lui a inspiré ses vers
les plus célébres; aux descriptions habituclles des e{l`ets
merveilleux que produit cette beauté sur tout cc qui
l’entoure, Cino ajoute l’expression de la douleur ou le
jettent les dédains de sa dame, et l’exil qui l’oblige at
vivre loin d’elle. Ainsi la triste réalité vient dissiper les
réves amoureux du poéte, et de ce contraste résulte une
mélancolie vraie, profondément humaine, qui distingue
de ceux de ses contemporains les vers de Cino. Pour ce
motif, et aussi parce que sa vie se prolongea plus de
quinze ans apres celle de Dante, on a pu voir dans son
muvre une sorte de trait d’union entre la maniere des
poétes qui écrivaient aux environs de 1300 et celle de
Pétrarque. r
Mais le représentant authentique du Dolce stil nuevo
est Dante lui-meme en ses oeuvres de jcunesse, c’est—a—·
�
nouuxce nr LA ·roscAmz AU xiu'= nr AU xivs siizcuz at
dire surtout dans la Vita Nuova, dont le contenu mérite,
a ce titre, d’étre sommairement analysé ici. q
Dante n’est qu’un enfant de neuf ans lorsque pour la
premiere fois il rencontre Béatrice, au moment ou celle-
ci entre elle-meme dans sa neuvieme année; il sent
frémir << l’esprit de vie » au plus profond de son coeur,
et depuis ce jour son ame est soumise at l’amour. Neuf
ans plus tard, Dante la revoit vétue de blanc : << En pas-
sant par la rue, elle tourna les yeux vers l’endroit ou je
me tenais tout tremblant, et par un efI`et de sa bonté,
elle me salua si doucement qu’il me sembla toucher les
bornes de la béatitude. » Dante regagne sa chambre
solitaire, bouleversé, et compose son premier sonnet.
Un autre jour, il retrouve Beatrice at l’église, et, pour
dissimuler quel est l’objet réel de son trouble, il feint de
courtiser une autre dame, puis une autre encore, ce qui
donne lieu at des propos malveillants sur sou compte;
Béatrice s°en offense, et lui marque sa désapprobation en
lui refusant son salut. Un ami, at quelque temps de la,
conduit le poete at une féte ou des dames étaient réunies
a l’occasion d’une noce; Dante y rencontre Béatrice qui,
s’apcrcevant de son trouble, s’en amuse avec ses c0mpa—
gncs. Il se retire, éperdu, et, apres avoir versé beaucoup
de larmes, se décide at ne plus rechercher la vue de sa
dame, puisque aussi bien il ne peut la supporter : la
béatitude qu’il trouvait jusqu’a ce moment dans le salut
de Béatrice, il ue veut plus la demander qu’aux louanges
de celle qu’il aime. Alors commence, avec la célebre
canzone Donne clfavete intellezto d’am0re, et quelques
sonnets qui sont de purs chei`s·d’0euvre, l`analyse de
toutes les perfections de Béatrice et des eH`ets que produit .
sa beauté sur ceux qui la contemplent. Cependant le pére
de Béatrice meurt, et les larmes qu’elle verse excitent
UTTDRATUHI ITALIINII. I 6
�
82 LIT'l`IiRA'l`UlIE n·ALmNNE
chez tous, et en particulier chez Dante, une profondc
compassion; lui·méme tombe malade, et dans son délire
il la croit morte, il voit le ciel s’entr`ouvrir pour la rece-
voir, et les anges chantent ee Hosanna in excelsis ».
Béatrice meurt en effet, et Floreuce est plongée dans le
deuil.
La narration de la Vila Nuova pourrait •°arréter apres
la belle canzone Gli occhi dolenli per pietd del core, ou
le poete exhale ses plaintes; car la divinisation de la
femme aimée ne saurait étre plus complete :
Ita n’e Beatrice in l'alt0 cielo,
Nel reamc ove gli angeli hanno pace,
E sta con l0r0...
Dante cependant ajoute encore le récit de quelques
menus incidents, notamment celui de son infidelité a la
mémoire de Béatrice, lorsqu°il courtise une dame compa-
tissante qu’a touchée son désespoir. Mais il revient
bientot a son seul véritable amour, et le livre se termine
sur la promesse solennelle d’élever a la mémoire de
Béatrice un monument poétique tel qu’aucune femme
n’en a jamais inspiré.
Tel est le curieux roman auquel Dante a donné le titre
énigmatique cle Vita Nuova : est-ce le livre de sa ec jeu-
nesse » ou le récit qui montre comment l’amour, au
sortir de la période végétative de l`enfunce, lui a révéle
ln vic, alors nouvclle pour lui, de l’esprit et du cmur?
Le Moyen Age ne nous a peut-étre pas légué une seule
oeuvre plus attachante et a la fois plus déconcertante :
attachante, car de ces canzoni et de ces sonnets, reliés et
commentés par un récit en prose, se dégage un parfum
de poésie sincere et de fraicheurjuvénile dont il est impos-
sible de ne pas subir le charnie, et parce qu’il y a dans
ces pages un essai harcli de roman psychologique : on ne
�
1>1.omaNc1z nr LA Toscana AU x1u° Br AU x1v• sricuz 88
saurait imaginer une analyse plus minutieuse des états
d’ame de l’auteur, sinon de sa dame; — oeuvre décon·
certante aussi, car Dante n’a surement pas eu l’unique
intention de mettre son cceur at nu pour notre plaisir :
le caractere abstrait du récit, ou les événements extérieurs
ne tiennent qu’une place insignifiante, ou l’on cherche—
rait en vain un tableau pittoresque de la vie florentine;
le ton solennel, presque biblique, remarquable des les
premiers mots et qui ne se dément pas jusqu’au dernier;
les fréquentes digressions philosophiques; l’usage, disons
méme l’abus des visions, dont quelques-unes ont une
couleur nettement apocalyptique; l’importance accordée
dans la vie de Béatrice au nombre neuf, dont la racine
est trois, le symbole de la Trinité, -—- tout concourt a
prouver que Dante s’est plu a cacher un sens profond
sous le voile cl'une allégorie amoureuse. Certains cri-
tiques n`ont-ils pas été jusqu’a soutenir que, dans la
Vila Nuova, tout 11'était que fiction et symbole, et que
Béatrice n’avait jamais existé?Pour répondre utilement a
ce doute, il convient d’esquisser la biographie de Dante.
V
Les événements de la vie de Dante que nous pouvons
rappeler avec certitucle sont fort peu nombreux. Né au
mois de mai 1265, d`une famille guelfe, dont il s’est plu
at vanter la noblesse, Dante Alighieri passa sa jeunesse
E1 Florence, adonné a l’étude, E1 la poésie, et E1 llappren-
tissage de la vie publique. En 1289 il prit part 21 deux
expéditions militaires, contre les Arétins (bataille de Cam-
paldino, 15 juin) et contre les Pisans (siege de Caprona,
juillet); il se maria vers 1296 avec Gemma Donati, et
�
sk LITTIQRATURE ITALIENNE
nous savons qu`il eut d`elle au moins quatre enfants.
Inscrit dans la corporation des médecins et droguistes,
bien qu’il n’exercat réellement aucune profession, il fut
directement inélé a la politique florentine par son acces-
sion ai divers conseils: chargé d’une mission a San
Gimignano en 1300, il siégea du 15 juin au 15 aout de Ia
niéme année parmi les prieurs. Des divisions s’étaient
produites dans le sein du parti guelfe, depuis que celui-
ci était resté seul inaitre des destinées de Florence :
liélément modéré, représcnté par les Blancs, s’opposait
aux vues ambitieuses de Boniface VIII sur Ia ville, tandis
que Ies Noirs, tout dévoués au pape, entendaient seconder
ses projets, et obéissaient ai quclques chefs turbulents;
car les rivalités de pcrsonnes entretenaientet aggravaient
les dissensions politiques. Sous le fallacieux prétexte de
rétablir la concorde entre les citoyens divisés, le pape
chargea Charles de Valois, frere de Philippe le Bel, de
jouer a Florence Ie role de pacificateur; mais I’arrivée de
cc prince fournit aux Noirs l’occasion d`user de repré-
sailles contre leurs adversaires. Aucun des chefs blancs
ne se vit épargné : Dante fut condanmé le 27janvier1302,
sous l’inculpation dc corruption, de malversations et
d`intrigues contre I`Eglise romaine, in un exil de dcux
ans, a une forte atnende et a l’excIusion de toute f0nc—
Lian publique. Il étuit in Rome, en mission auprés de
B¤J11iI'a*c"e VIII, quand Ia s`€nt'em:e fut p1’o‘11U¤c‘éc; comme
il ne répoudit pus ia la premiere summation du juge, sa
peine fut transformée en bannissemeut perpétuel, et, s'il
toinbait entre Ies mains dcs Noirs, le bucher l°attendait.
Avec sa nature ardente, passionnée, noblement ambi—
tieuse, Dante souifrit de cet exil plus cruellement qu’un
autre : il n’était pas seulemeut frappé dans ses affections
les plus cheres, mais encore dans son légitime orgueil
�
1>1.on1zNcn nr LA Toscmvn AU x1u° nr AU x1v• suicuz 85
de citoyen, impatient de mettre son talent et son activité
au service de sa patrie, d’y faire triompher son ideal
de justice, de pa1·cou1·ir brillaniment la carriere des
honneurs, et d`y récolter quelques lauriers. Dante exile
n’est plus qu’une épave tragique, sans cesse repoussee
loin de la rive par de nouveaux orages. En 1302-1303, il
s’associa aux tentatives des << 1`uorusciti » florentins,
Guelfes blancs et Gibelins coalisés, pour rentrer dans leur
patrie; mais le spectacle des rivalités personnelles et de
l’indiscipline, qui vouaient leurs efforts at l’insucces, ne
tarda pas a le rebuter. Il se sépara donc de compagnons
dont il rougissait, pour << constituer un parti a lui seul n,
et il erra pres de vingt ans a travers l’Italie, replié sur
lui-méme, tour a tour 1`rémissant d’espoir, et abattu par
. de nouvelles désillusions.
Nous savons peu de chose de ses pérégrinations : il
trouva un accueil bienveillant a Vérone, d’abord aupres
de Bartolommeo, et plus tard de Can Grande della Scala;
il parait s’étre {ixé a Lucques pour un temps, puis il
séjourna aupres des Malaspina, marquis de Lunigiana,
sur les confins de Toscane et de Ligurie; une tradition
ancienne qui le représente allant a Paris, visiter la
célebre Université, n’est confirmée par aucun témoignage
contemporain. En 1310, un grand enthousiasme accueillit
la venue en Italie de l’empereur Henri VII de Luxem-
bourg, sur qui les Gibelins comptaient pour restaurer
l’autorité impériale et rétablir la paix dans la péninsule;
Dante et les autres bannis ilorentins attendaient beaucoup
de lui, mais ce prince mourait en 1313, sans avoir
rouvert a personne les portes de Florence. L`exil du poéte
1`ut renouvelé par un décret du 6 novembre 1315, et a
deux reprises (en 1311 et en 1316), Dante se vit exclu
des graces octroyées a d`autres << fuorusciti ». ll purtagea
�
86 Lirrénnunn 11.41.11:NNn
des lors son temps, semble-t-il, entre Vérone et Ravenne,
et ce fut dans cette derniére ville, ou le retenait l’afI`ection
d’un prince éclairé, Guido Novello da Polenta, qu’il
mourut le`14 septembre 1321. Ses cendres y reposent
encore, malgré les instances réitérées des Florentins pour
reprendre mort celui qu’ils n’ont pas su garder vivant.
Si les vicissitudes de l’exil ont cruellement éprouvé
l’ame ee dédaigneuse »de Dante‘, il est certain aussi
qu'elles l’out grandi comme poéte; son oeuvre, sans nul
doute, ne serait pas ce qu’elle est, s'il avait pu vivre
paisiblement at Florence et consacrer une part de son
temps a la chose publique. Son exil nous vaut, avec la
Divine Comédie, d’autres ouvrages qu’il faut passer
rapidement en revue.
Ce sont d°ab0rd deux traités en latin, les livres sur
<< l’Eloquence vulgaire » et sur << la Monarchie ». Dans
le second, qui appartient sans doute aux dernieres
années de sa vie, Dante a exposé, sous une forme
scolastique, la théorie médiévale de la monarchie uni-
verselle et des rapports de l”autorité impériale avec l’au·
torité pontilicale. Le traité sur l'Eloquence vulgaire,
en deux livres, mais inachevé, est un curieux essai de
philologie et de métrique, appliqué a la langue italienne,
qui vcnait at peine de naitre at la littérature: Dante y
explique qu’aucun des dialectes parlés en Italie, sans en
excepter celui de Florence, ne peut constituer la langue
de la poésie la plus relevée, la langue qu’il appelle
illusiris, aulica, curialis, et dont il lixe les caractéres;
cn outre, il donne les régles de la canzone, la composi-
I, c Alma sdegnosa », dit Virgile au poéte (Enfer, VIII, M), et cette
exclamation ost un éloga, ear le a sdegno » at la juno culére d'uno Ame
udento at pure.
�
Fnoanwcn m· LA Toscmm AU Xlll° m· AU x1v• siicuz 87
tion la plus noble in laquelle puisse étre appliqué lc
ic vulgaire illustre ».
Si l’on ajoute at ces deux oeuvres de longue haleinc
plusieurs lettres, dont quelques-unes, il est vrai, doivent
étre tenues pour apocryphes, une sorte de correspon-
dance poétique qu'il entretint, vers la lin de sa vie, avec
le grammairien Giovanni del Virgilio, et un curieux
traité de physique (Quwstio de aqua et terra), dont l’au-
thenticité reste suspecte, en dépit des défenses habiles
qui en ont été présentées récemment, on a le tableau
complet de .ce qui nous est parvenu en latin sous le nom
de Dante. Ces écrits sont pour la plupart fort instructifs
par leur contenu; ils nous aident a pénétrer dans la
pensée de l°auteur, mais aussi nous font sentir combien
cette pensée est loin de la notre. Par les habitudes
d’esprit qu'elles nous révelent, aussi bien que par leur
latinité pesante, peu correcte, souvent prétentieuse, ces
oeuvres nous reportent en plein Moyen Age. La n’est
pas la gloire de Dante.
Le Convivio, ce banquet symbolique auquel l’auteur
conviait les affamés de science, est écrit en prose ita-
lienne. Le traité se compose d’un livre d’int1·oduction,
et du commentaire, en trois livres, de trois canzoni
allégoriques; celles-ci devaient s’élever au nombre de
quatorze, mais Youvrage est resté inachevé. Tel qu’il est,
il constitue une source d’information précieuse pour
Yintelligence des idées philosophiques et des théorics
poétiques de Dante, c’est-a—dire pour l’interprétation de
la Divine Comédie. Les patientes études scientifiques
auxquelles le poete s’était livré pendant la période de
sa vie qui précéda l’exil, et dont les canzoni du Convivio
sont le fruit, constituent une des erreurs dont il s’est
accusé plus tard : il s’éloigna anors de la foi et de la
�
88 LITTBRATURE ITALIENNE
révélation divine, pour suivre la sagesse humnine. Privé
du regard angélique de Béatrice, qui l’avait maintenu
<< dans la droite voie », en lui faisant voir un reflet du
ciel,
... Vulse i passi suui per via nun vera,
Immagini di ben seguendu false *.
Mais l’égarement de Dante ne fut peut-étre pas purement
intellectuel; il vécut alors dans les plaisirs du monde, et
connut d’autres amours, moins éthérés que celui de son
enfance, d’autres amitiés, moins sévéres que celle de
Guido Cavalcanti; certaines pages de son oeuvre ne nous
laissent guére de doute a cet égard. Ainsi le symbolisme
dantesque emprunte a la réalité la plus concrete les
images et les couleurs dont le poéte se sert pour
peindre les crises de sa vie intellectuelle et religieuse.
Que pouvons-nous saisir de cet élément réel, en ce qui
concerne l’histoire de ses amours? p
Peu de critiques osent encore nier d’une fagon for-
melle que Dante ait vraiment aimé une Florentine de son
ége, répondant au nom familier de Bice; il n’est méme
pas improbable que cette Bice ait été la lille de Folco
Portinari, mariée a Simone dei Bardi, morte en 1290;
un lils du poéte s’est fait l’écho de cette tradition. La
nature absolument chaste du sentiment que lui inspira
Béatrice, et les habitudes constantes de la poésie médié-
vale expliquent assez que Dante ait pu, sans inconve-
nance, louer les charmes d’une femme mariée; et de fait,
nombreuses sont les pieces dans lesquelles il a célébré
sa dame, aprés comme avant son mariage. 'l`outes ces
poésies cependant n’ont pas trouvé place dans la Vila
1. a Il s'engagcn dans une voie d’em·eui~, séduit par les apparences
d'un bunheur décevnnt... » (Purg., XXX, 131.)
�
uonmcn nr LA Tosmxmz Xu xm¤ m AU xiv• siicuz 89
Nuova, car — trop souvent on perd ceci de vue — Dante
n’a accueilli duns ce petit livre que ce qui se rapportait
au but particulier qu’il y poursuivait. D°ailleurs le com-
mentaire en prose, postérieur de plusieurs années,
complete souvent et parfois altére la siguilication primi-
tive des sonnets et des canzoni qu’il encadre. Il faut
donc bien se garder d’attribuer une valeur biographique
trop précise a tous les détails de ce récit.
Béatrice morte, Dante courtise d’autres dames, soit
cette cc donna gentile » qui entreprend de le consoler,
symbole évident de la philosophie, mais qui correspond
peut-étre a quelque amour réel, soit une certaine
1 Pietra », dont parlent les poésies les plus passionnées
de son Canzoniere, soit enfin les inconnues, les ano-
nymes. C’est pour Dante l’époque des études philoso-
phiques et de la poésie profane. Puis, au bout de peu
d’années, il se sent ramené 21 des préoccupations reli-
gieuses; il éprouve un impérieux besoin de conversion,
et, dans l’inspiration céleste qui le rappelle a Dieu,
Dante reconnait la pensée vigilante de Béatrice, toujours
présente au fond de son cceur et impatiente d’achever
l’oeuvre de salut qu’elle avait commencée jadis,
Mostrando gli occhi gicvinetti a luii.
La Vita Nuova est donc un livre essentiellement allé-
gorique, dans lequel le poete s`est efI`orcé de dégager
une haute signilication morale d’un frais roman de jeu-
nesse. Cette allégorie est de tous points conforme a la
poétique du Dolce stil nuovo : Béatrice y est divinisée;
elle devient le bon auge qui conduit son ami vers lu
félicité éternelle. Mais le mélange imparfait du symbols
i. a Quand elle lui découvruit. ses jeuncs yeux. » (Purg., XXX, 122.)
�
et de la réalité déconcerte le lecteur, et laisse parfois
l’esprit incertain sur les véritables intentions du poète.
Le sens complet de l’allégorie de la Vita Nuova n’apparaît
que dans le splendide développement que Dante lui
a donné en composant la Divine Comédie.
CHAPITRE V
LA « DIVINE COMÉDIE »
Si grande que l’on imagine la puissance créatrice du génie, l’apparition d’une œuvre comme la Divine Comédie à l’aurore d’une littérature, moins d’un demi-siècle après le moment où une langue a pris conscience d’elle-même, serait un pur miracle, si ce phénomène n’était préparé par rien. L’opinion, trop répandue, que Dante a créé d’un coup de baguette la langue et la littérature italiennes dérive d’une connaissance très superficielle des origines de cette langue et de cette littérature. Les chapitres qui précèdent ont pu donner une faible idée de l’activité intellectuelle, encore mal dirigée, mais intense et variée, qui s’était manifestée du nord au sud de l’Italie dans le cours du xiiie siècle : Florence avait recueilli ces efforts dispersés ; elle leur donnait son empreinte ; Dante enfin, résumant en lui la conscience de son siècle et les plus heureux dons de sa race, en fait la synthèse dans une œuvre vivante, frémissante de passion. La Divine Comédie ne doit donc pas être considérée 92 LITTDRATURE ITALIENNB proprement comme le point de départ de la littérature ita- lienne, mais plutét comme le foyer ou viennent converger et se fondre toutes les énergies poétiques éparses dans la vie italienne du Moyen Age. La ferveur avec laquelle sont étudiés tous les pro- blemes relatifs a l’<1zuvre de Dante a permis d’éclaircir [ bien des points obscurs, concernant ce qu’on est con- venu d’appeler la << genese » du poeme. Celle-ci a été envisagée sous deux aspects différents : d’une part on s’est appliqué a mettre en relief les dispositions morales et psychologiques de Dante, qui ont favorisé l’éclosion et le développement d’un germe fécond dans son esprit; de l’autre, on a passé en revue les diverses sources aux- quelles il a puisé, ou du moins les influences extérieures qui ont contribué a donner E1 la Divine Comédie sa forme définitive. Le dernier chapitre de la Vita Nuewa fait allusion en termes mystérieux li une cc admirable vision », apres laquelle Dante prit la résolution de ne plus chanter Béatrice, jusqu’au jour ou il serait en mesure de cr parler dignement d’elle ». Ce qu’était cette vision, le poete ne le dit pas; mais il est assez naturel de penser qu’elle se rapportait a la grande muvre qu’il entreprit en effet plus tard a la gloire de sa dame. On a meme supposé que cette vision devait avoir les plus grandes ressemblances avec l’apparition de Béatrice dans le Paradis Terrestre (Purgat., ch. XXX), lorsque, descendant du ciel au milieu rl`ur>e pluie de fleurs, celle-ci vient au-devant du poete repentant, le fait rougir de ses fautes, et se met en devoir de l’initier aux plus profonds mysteres de la foi. Il va sans dire que, des le premier moment, peu dlannées apres la mort de Beatrice, la scene ne put étre concue dans tous ses détails telle qu'elle fut écrite dix 0u quinze
�
LA << nivnvn cominua » 93
ans plus tard; mais il semble bien que nous ayons dans
cet épisode capital le complément nécessaire de la Vila
Nuova et le premier germe de la Divine Comédie.
En tout cas, il estimpossible que, avant 1302, le plan que
Dante se proposait de suivre comportét une des parties
essentielles de son muvre : l’Enf`er. Ce f`ut l’exil avec ses
désillusions et ses amertumes, avec les haines qui
s’amassérent dans le cmur du poéte, avec le spectacle
désolant de toutes les f`autes, des crimes et des f`olies de
ses compatriotes, qui grava profondément dans l’ame
de Dante la conviction que l’humanité était arrivée au
dernier degré de la corruption, et que le mal régnait en
maitre dans le monde. Avant d’initier les homnies ai la
pénitcnce et de les diriger dans la voie du salut, il f`allait
nécessairement commencer par leur apprendre in détester
le péché, et dans ce but leur en présenter une image
horrible. La Divine Comédie est donc le fruit de l’expé—
rience personnelle du poete et de ses longues méditations
’ surles routes de l’exil : il a mis en muvre toute sa science,
tout son cmur, toute sa f`oi pour traduire sous une f`orme
saisissunte les vérités qu’il avait apprises h la dure école
de la vie.
Quant au contenu du poéme, considéré dans son
ensemble, on ne peut dire que Dante uit grandement
innové. L’a littéra`tu)·e ascétique du Moybn Age, en latin
ou en langue Vulg'air'e, en vcrs et cn prose, avait produit
une multitude dluzuvrcs destinées adétourucr les bonxmes
du péché et a les ramcner it Dieu; Jacopone, Barsegapé,
Bonvesin, Giacomino de Vérone n’avaient pas fait uutre
chose. Souvent ces exhortationsa la repentance, ces intro-
ductions 51 la science divine avaient affecté la forme de
visions, de songes, ou de voyages at travers des regions
im·agina·i#res, pcuplées de figures allégoriqucs; il suffit de
�
94 Lrrriinuunn 1·rAL1nNN1a
rappeler ici le Tesoretto de Brunetto Latini. Les descrip-
tions du monde des morts avaient obtenu en particulier
un grand succés; nous possédons de nombreuses rédac-
tions de la Vision de saint Paul ee ravijusqu’au troisieme
ciel », composée vers le x1° siecle en latin, puis traduite
en francais, en provencal, en italien; et ce sont de
curieux tableaux des peines de l’en{`er ou de la félicité
du paradis que certains moines, dépourvus de tout sens
artistique, ont pesamment tracés au x1n° siecle : Naviga-
tion de saint Brandan, Purgatoire de saint Patrice, Vision
de Tundal, ou encore Vision de frére Albéric. L’imagi-
nation populaire, hantée par ces tableaux qu’elle aimait
in retrouver dans les bas-reliefs et les peintures des édi-
fices sacrés, en faisait méme le sujet de spectacles et de
parades : en 1304, quelques gais compagnons florentins
convoquérent oeux de leurs compatriotes qui désiraient
apprendre cc des nouvelles de l'autre monde », a venir
voir sur l`Arno une sorte de pantomime nautique ou, au
moyen de barques chargées es d'ames nues » et conduites
par des diables, devaient étre représentées au vif des
scenes de l`En{`er, a au milieu des cris et des tempétes ».
Cette singuliére réjouissance s’acheva par une catastrophe:
le pont a alla Carraja », alors construit en bois, s’efI`ondra
sous le poids des spectateurs, et nombre de ceux qui
s’y étaient entassés eurent ce jour-la des nouvelles de
l’autre monde, beaucoup plus exactes qu’ils ne les eussent
souhaitées.
Que Dante ait puisé une part de son inspiration dans
toutes ces traditions, monastiques ou populaires, on ne
peut en douter, encore qu’il n’ait pris en particulier pour
modele aucune des rédactions qui nous en sont parvenues.
Il restait d`ailleurs {`ort in {`aire pour en tirer une mnvre
claire, expressive, con{`orme a la conception idéaliste que
�
LA a mvmz coménm » 95
le poete avait de son sujet et de son art. La description
des supplices infernaux péehait par la monotonie, et
n’évitait pas la trivialité; elle allait parfois jusqu’a la'
boull`onnerie. D°ailleurs ees peines ne se distinguaient
pas assez des ehatiments temporaires du Purgatoire.
Quant aux joies des bienheureux, Yimagination de ees
auteurs ne s’élevait guere au-dessus de la peinture
enfantine d’un séjour paisible et embaumé, au milieu
d’un beau jardin, a l’intérieur d’une inexpugnable
muraille eonstruite en pierres préeieuses. Tout eela man-
quait de spiritualité; aueune signiHeation morale ne s’en
dégageait.
La grande innovation de Dante -— et ee fut une
véritable eréation — {ut d’introduire dans cette matiére
informe un ordre sévere et presque géométrique, de
soumettre toute la série des suppliees, éternels ou tem-
poraires, et les diverses formes de la béatitude a quelques
idées morales tres claires, enfin de donner a la rep1·é—
sentation de ee monde des morts une signifieation
nettement idéale, par l’usage continuel de l’allégorie.
Comment la C0mmedz'a‘ répond-elle A ce programme?
1. Tel est le titre que Dante A donné A sou livre, et par ce mot il n•
voulait pas dire seulement que l'muvre, eommencée dans le tristesse,
s’achéve dans la joie; il entendeit aussi se référer A certains caractéres
extérieurs, en particulier eu style : de meme que l'E'ndide, poéme émi-
uemment grave, d'une forme soutenue, tendnnt au sublime, était pour
Dante une a alta tragedia », de meme son oeuvre, écrite en langue vul-
g8iP€, qui ID€t ED BCDDG de HOIDITPBUX POI'SOD[lU.gGS S’€XPI‘l!DB|'lt ED HI]
style familier, et qui contient plus d’un episode réaliste, méritait le nom
de a Comédie ». L’épitbete de a divine » a été accolée A ce titre, des le
x1v‘ siécle, par les admirateurs de Dante, entre autres par Boccace; peut-
Atre, depuis oe temps, •’est·o¤ hebitué A y voir une allusion A l'action
divine qui se déroule d’uu bout A l'autre du poéme; mais telle n’étail
pas l'intention de l'¤uteur.
�
as LlT'1`l§lA'1`UlE iraniimms
II
La distinction des trois mondes de la damnation, de
la pénitence et de la béatitude ne pourrait étre plus
nette que dans le plan du poéme, tant pour la conforma-
tion matérielle et la physionomie des lieux décrits par
Dante, que pour l’impression quis’en dégage et s’impose
at l’esprit du lecteur.
L’En{`er est constitué par une immense cavité circu-
laire, en forme d’entonnoir, dont la pointe, tournée en
bas, se trouve exactement au centre de la terre — c’est
le séjour de Lucifer, —— tandis que la partie supérieure,
de plus en plus évasée, occupe l’intérieur de l’hémisphére
boréal, sous les continents habités. L’hémisphére aus-
tral, suivant la croyance ancienne, était recouvert par les
eaux; c’est la, sur une ile inaccessible aux mortels, située
au milieu de l’Océan, aux antipodes de Jérusalem, que
Dante a placé le Purgatoire, haute montagne eu forme
de cone plus ou moins régulier, que couronue le Paradis
terrestre. La terre, immobile au centre du monde, est
enfermée dans une série de regions célestes, comparables
at des globes concentriques, exactement emboités les
uns dans les autres, et animés d’un mouvement de plus
en plus rapide, a mesure que leur diamétre est plus
grand. Au dclii de des spheres slétcnd l;Empy1·ée, Pes-
pace infini, immobile, séjour de Dieu. Ainsi, tandis que
le principe du bien brille dans l’éther lumineux et sans
limites, source éternelle de chaleur et de vie, le priu-
cipe du mal, source éternelle d`erreur et de mort, est
enfoui sous des blocs dc glace au point le plus prol`ond et
le plus obscur de la inutiére. Le passage de l’ombre at la
lumiére, du péché at l’i»nnocence parfaite, est savammeut
�
LA cc mvmn coxuénuz » 97
gradué, leymont du Purgatoire formant comme l’échelIe
qui conduit de la terre au ciel.
La symétrie avec laquelle le poete a dessiné les trois
parties de ce monde invisible mérite d’étre remarquée.
L’Enfer est divisé en neuf régions que précede une sorte
de vestibule; le rivage de l’ile oh abordent les ames
soumises a des peines expiatoires forme également le
vestibule du Purgatoire, qui est partagé lui-méme en
neuf étages successifs; et les cercles célestes sont encore
au nombre de neuf, non compris l’Empyrée, -- au total
trente régions distinctes. Si l’on songe en outre que le
poéme se compose de trois parties (Cantic/ze), de trente·
trois chants chacune, plus un chant d'introduction -- au
total cent, — et que la strophe adoptée est de trois vers
(terza rima), il est difEcile de ne pas reconnaitre l’impor-
tance accordée ici, plus encore que dans la Vita Nuova,
au chiffre symbolique trois, et a son multiple neuf‘.
Les neuf régions de l’Enfer sont constituées par des
sortes de paliers, ou terrasses circulaires, plus ou moins
larges, partagées souvent a leur tour en plusieurs zones;
et qui forment une série de gradins_gigantesques, dont
la circonférence se rétrécit de plus en plus a mesure que
l°on descend : les étages supérieurs sont affectés aux
péchés les moins graves ; les étages inférieurs, constituant
le fond de l’entonnoir, servent de séjour aux damnés
coupables des plus grands crimes. A cet égard, Dante
a conqu une division générale de l’Enfer, qui répond
a deux catégories de péchés : le a basso inferno »,
constitué par les quatre derniers cercles, accueille les
pécheurs qui ont recherché le mal (malizia), tandis que
1. Comme curiosité, on peut encore signaler que chacune des trois Cam
tiche se termine par le mot stalk.
UTTERATURI ITALIINNI. 7
�
98 LITTIERATURE rranrmzms
dans les cinq premiers cercles sont réparties les ames de
ceux qui ont cédé a leurs passions par simple faiblesse
et par incapacité a contenir leurs appétits (incontinenza).
La distribution des damnés est, en résumé, la suivante :
aprés le vestibule de l’Enfer, ou sont retenus ceux qui
n’ont pas su se décider entre le bien et le mal, on fran-
chit l’Achéron, pour arriver dans le Limbe (l" cercle);
c’est le séjour des ames que ne souille aucune faute, mais
qui n’ont pas connu le vrai Dieu et sont morts sans bap-
téme; viennent ensuite les péchés de luxure (2°cercle)
et de gourmandise (3° cercle), l’amour immodéré des
richesses, avarice et prodigalité (4° cercle), enfin la colére
(5’ cercle, constitué par le bourbier du Styx). A cet
endroit se dressent les murailles, rougies par le feu, de
la << Citta di Dite », l’enceinte de la basse région infer-
nale. La se trouvent d’abord, comme en un vestibule,
les hérésiarques (6° cercle), puis les cc violents », divisés
en trois séries, violents contre le prochain, contre eux-
mémes, contre Dieu et la nature (7° cercle), ceux qui out
employé la fraude, répartis dans dix fosses concentriques
ou bolge (8° cercle ou Malebolge), enhn les traitres, auxquels
sont all`ectées quatre portions distinctes du 9° cercle, la
Caina (traitres a leurs parents), l’Anten0ra (traitres a
leur patrie), la Tolomea (traitres a leurs hotes) et la Giu-
decca (traitres a Dieu). Au centre de la Giudecca, se dresse
la gigantesque et hideuse silhouette de Lucifer, u l’empe-
reur du régne de la douleur », emprisonné dans. les
glaces que forme le Cocyte et dans les blocs de rochers,
au centre de la terre et du monde. ,
On a pu remarquer que, dans sa classification des
crimes, Dante ne suit qu’en partie la division tradition-
nelle des péchés capitaux; aucune place particuliere n’est
assignée, par exemple, a l’orgueil et a l’envie. Mais il est
�
LA a DIVINE comémz » 99
évident que ces deux défauts entrent pour beaucoup dans
les crimes des violents, des trompeurs et des traitres. Si
le poete s’est étendu si complaisamment sur les variétés
de ces trois catégories de pécheurs — il en aborde la
description at partir du chant XII, —— c’est qu’il s’agissait
moins pour lui de représenter les dispositions morales
abstraites, sources de péché, que les formes concrétes,
réelles, que revét le crime; son but était d'en dessiner
une image Edéle, vivante, haissable. L'artiste a sans
doute conseillé ici le philosophe; et c’est encore l’artiste
qui aura senti l’avantage de cette disposition au point de
vue de la variété.
Car il s’apprétait in ranger les pénitents du Purgatoire
dans l’ordre des sept péchés capitaux. Sur les premiers
contreforts escarpés de Ia montagne (Anxqnurgaiorio)
attendent de commencer leurs expiations ceux qui ne se
sont convertis qu’au dernicr moment, ou qui sont morts
sans s’étre réconciliés avec l’Eglise. Une fois la porte du
Purgatoire franchie, on trouve devant soi une série de sept
terrasses circulaires, dont le diamétre est de plus en plus
étroit at mesure qu’on se rapproche du sommet; la les
ames se puriEent successivement de l’orgueil, de l’envie,
de Ia colére, de la paresse, de l’avarice et de la prodi-
galité, de la gourmandise et enfin de la luxure, dans
l’ordre inverse de celui qui est observé dans l’Enfer;
arrivées au plateau supérieur, les ames retrouvent, dans
Ie Paradis terrestre, l'état d’innocence absoluo ou Dieu
avait créé Adam; elles peuvent des lors prendre leur vol
vers Ie Ciel.
C’est dans la représentation du Paradis que Ie poéte
dut surmonter les plus sérieuses difficultés; car les con-
ceptions de plus en plus spirituelles qu’ilavaita exprimer
jusqu'a la contemplation méme du Dieu triple et un,
r
�
100 LITTERATURE n·ALuzNNz
résistent E1 toute figuration plastique. En outre, il n’existe
pas de degré dans la béatitude, et ainsi tout parallélisme
avec les régions précédemment décrites, semblait impos-
sible. Pour sortir d’embarras, Dante a eu recours at une
tres heureuse invention. Le séjour des élus est dans
l’Empyrée : ile y sont groupés de faqon at former un gigan-
tesque calice, la cc Rose mystique », ou, si l’on préfere,
} un immense amphithéatre immatériel, qui s’ouvre sous
le regard de Dieu, et dont le centre, le cmur, est un
x océan de lumiere »; au-dessus, les neuf hiérarchies
d’anges, ministres du Tres-Haut, tournoient dans l’éther
sans limite — conception grandiose exprimée par Dante
avec un rare éclat. Mais si les ames bienheureuses ont leur
demeure aupres de Dieu, elles peuvent aussi ee montrer
dans chacune des régions célestes que le poete doit
d`abord traverser; elles lui apparaissent donc successi-
vement dans la matiere transparente des divers astres,
Lune, Mercure, Vénus, Soleil, Mars, Jupiter, Saturne,
ou il s’arréte pour les contempler et s’entretenir avec
elles. Deux régions célestes —— le ciel des étoiles et le
cristallin — restent encore at franchir, et les scenes qui
s’y déroulent servent de préparation at Ia vue des splens
deurs de l°Empyrée.
L’impression que Dante a su produire en décrivant
chacun de ces trois mondes du Péché,'de l’expiation, de
la joie céleste, répond excellemment at l’idée morale qu’il
voulait dégager de tous ces tableaux. Dans l’Enf`er, ce ne
sont que cris de haine, de douleur et de révolte; car les
danmés, loin de se repentir, persistent dans leurs péchés:
l’un affiche le plus hautain mépris pour les supplices qui
le tourmentent, l’autre insulte Dieu, tous blasphement,
grincent des dents, pleurent ou s’entre-déchirent. Ccs
vio _ce se déroulent duns une atmos here P
‘¤ Le Conservaté `KN ur at- ·· il Ob ` ·_`—·•%`> _x
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LA a mvmz continue » 101
lourdc, faiblement éclairée par les lueurs rougeoyantes
du feu infernal; c’cst at peine si l’0n distingue un grouil·
lement confus de formes hideuses. Dans le Purgatoire,
beaucoup de larmes sont encore versées; mais ces anies
sou{l`rantes, suivant la belle expression de Dante, sont
joyeuses au milieu des flammes, car elles ne peuvent plus
pécher, et parce qu’ellcs sont stlres d’arriver at la félicité
éternelle; cet espoir, cntretenu par de suaves paroles
que prononcent des anges, communique at toutes les
scenes, sous les rayons d’un soleil clair et chaud, une
douccur voiléc de mélancolie, une paix qui convient bien
au recueillement de la pénitence. Dans le Paradis, tout
est lumiére et éblouissement, tout est symbole, tout est
charité : c’est la féte des yeux, des esprits et des cosurs.
Dans le détail des supplices appliqués at telle ou telle
catégorie de pécheurs, on retrouve la mémc préoccupa-
tion morale et allégorique : les luxurieux, dans l’Enf`er, `
sont emportés comme une nuée de feuilles, par une rafale
incessante, symbole de leurs passions; les violents, jadis
altérés du sang de leur prochain, sont plongés dans un
fleuve de sang, le Phlégéthon; les faux devins, pour
avoir prétendu lire dans l’aveuir, sont condamnés at mar-
cher avec la téte retournée sur les épaules, en sorte que
leurs larmes ruissellent sur leurs dos et leurs reins; les
hypocrites marchent sous le poids écrasant de capes de
plomb doré; le troubadour Bertrand de Born, coupable
d’avoir excité a la rebellion contre son Pere le prince
Henry, fils du roi Henry II d’Angleterre, a la téte séparée
du trouc, et il la porte 21 la main devant lui pour éclairer
sa marche. Dans le Purgatoire, les orgueilleux plient lc
front sous d’énormes fardeaux; les envieux ont les yeux
cousus, et s’appuient fraternellement les uns contre les
autres; les paresseux courent sans relaohe; le suppnlice
�
102 LI'l"l`éRA'1`URE ITALIENNE
des gourmands est a peu pres celui de Tantale. Tous ces
pénitents d’ailleurs sont appelés a méditer les grands
exemples des vertus qu’ils n’ont pas pratiquées, humillté,
charité, tempérance, etc. Les élus eux-mémes se pre-
sentent dans tel ou tel ciel suivant la nature de leurs
mérites, les er esprits aimants » dans le ciel de Vénus,
les théologiens dans celui du Soleil, ceux qui ont porté
les armes au service du Christ dans celui de Mars, et ainsi
des autres.
Une haute pensée morale domine donc toute la Divine
Comédie; et pour réaliser ce vaste programme dans les
moindres détails, Dante a fait appel a toute la science de
son temps, histoire, philosophie, astronomie, théologie.
Mais l’immense effort de pensée que lui couta son poeme
apparaitrait encore insuffisamment, si l’on ne considé-
rait pas avec une attention particuliere le role qu’y joue
l’allégorie.
III
L’action de la Divine Comédie aH`ecte la forme d’un
voyage accompli par le poete, en une semaine environ, a
partir du Vendredi Saint, 8 avril 1300, apres le coucher
du soleil. Egaré dans une vallée profonde, au milieu d’une
forét inextricable, ou il passe une nuit d’angoisse, Dante
en sort au matin, et se propose de gravir une riante
colline, que le soleil levant dore de ses rayons; mais trois
bétes féroces lui barrent le chemin, et déja il se voit
avec terreur replongé dans l’ombre, quand un guide
envoyé par Dieu se présente a lui : c’est Virgile. Celui—ci
le conduira par un chemin plus long, mais plus sur, vers
le but auquel il aspire. Tous deux franchissent la porte
�
LA ce mvmz comrimz » 108
de l’Enf`er, et visitent les neuf régions habitées par les
damnés, brisant toutes les résistances que leur opposent
les démons. Du centre de la terre, ils gagnent. par un
étroit sentier, le rivage du Purgatoire, dont ils gravis-
sent les neuI` étages, puis, dans le Paradis terrestre, la
mission de Virgile étant terminée, Dante trouve un nou-
veau guide en Béatrice : celle-ci l’élcve avec elle de ciel
en ciel, par la seule force de son regard, jusqu’a l`Em-
pyrée. Les yeux du poéte, graduellement accoutumés a
l’éclat de ces splendeurs, peuvent enfin se fixer sur Dieu;
alors son esprit est brusquement illuminé. Dante a
pénétré les incompréhensibles mystéres de la trinité et de la double nature de l’Homme-Dieu. Le sens allégorique de ce voyage est assez clair : la vallée sauvage, la forét obscure, Che non lascid giammai persona viva, représente le péché; Dante, qui s’y est égaré étourdiment, est le symbole de l’humanité impré- voyante qui ne se garde pas des piéges du malin. Ses efforts pour gravir la bclle montagne de la vertu se brisent devant d’insurmontables obstacles, ses passions, s'il n’est secouru par la grace divine. Le guide que celle-ci envoie au pécheur disposé A la repentance, Virgile,` personnilie la raison, la sagesse, la science huniaine, suffisante pour lui inspirer l’horreur du inal (Enfer) et pour lui apprendre E1 s’en affranchir (Purga- toire); la révélation, la science qui vient du ciel (Béatrice) peut seule initier le pécheur converti aux suprémes mystéres dont l’intelligence constitue, avec la vue de Dieu, la béatitude absolue (Paradis). Interprétée en un sens politique, l’allégorie du poéme peut encore représenter l’humanité livrée as l’anarchie et incapable de retrouver la paix, selon l’ordre voulu par Dieu, E1 moins de remettre son sort entre les mains des
�
we LITTDRATURE ITALIENNE
deux guides institués pour assurer son bonheur, l’aut0·
rité impériale (Virgile) et l’aut0rité pontificale (Béatrice).
Mais si, dans son ensemble, la signification du poéme
ne luisse place ai aucun doute, bien des détails restent
fort obscurs, et l’interprétation de toutes les intentions
de Dante demeure la grande et, sur certains points,
l’insurmontable difficulté de la Divine Comédie. Il n’entre
pas dans le plan de cette rapide esquisse de discuter
les problémes sur lesquels s’exerce, depuis des siécles,
la sagacité des commentateurs, mais seulement d’indi;
quer la place occupée par l’allégorie dans l’ensemble du
poeme. A cet égarnl, on peut partager les innombrables
personnages de la Divine Comédie en deux grandes caté-
gories, ceux qui eurent une existence historique, que l’on
doit considérer en eux-mémes — ce sont par exemple
les damnés, les pénitents et les bienheureux, — et ceux
E1 qui le poete a voulu assigner un role essentiellement
allégorique.
Dante a peuplé son Enfer d’étres surnaturels, ministres
de la justice divine, gardiens des diH`érents cercles,
incarnations du mal sous toutes ses formes, qui ne sont
bien souvent que les diables cornus et grimacants,
mélange d’horrible et de grotesque, enfantés par l'ima-
gination populaire. Quelques—uns portent des noms
empruntés at la mythologie pai'enne, Caron, Minos,
Cerbére (gardien du cercle des gourmands), Pluto.
(c’est-aedire Pluton, ou peut-étre Plutus), Phlégias, etc.,
sans rien perdre de leur caractére et de leur aspect
essentiellement diabolique; d’autres enfin, les Furies, le
Minotaure, les Centaures, les géants, conservent les traits
caractéristiques des personnages homonymes de la
fable; Géryon au contraire, le hideux symbole de la
fraude, est une béte d’allure apocalyptique. Mais la
�
création la plus singuliere de Dante, dans cet ordre d’idées, est celle de Lucifer, ou Dite. Ce monstre, d’une
taille démesurée, engagé jusqu’a la poitrine dans la glace qui constitue le sol du neuviéme cercle, a trois faces, une rouge, une jaune et une noire; les larmes de ses six yeux se mélent a la bave sanglante qui coule de ses trois bouches, dans lesquelles il triture avec rage trois traitres, Judas, Brutus et Cassius ; trois paires d’ailes, semblables a celles de gigantesques chauves-souris, s’agitent sans repos au~dessous de ses trois visages, produisant le vent glacé qui géle les eaux du Cocyte. Telle est la laideur repoussante a laquelle est réduit, en punition de sa révolte, celui qui fut le plus éblouissant des anges. Le seul rayon de beauté céleste qui pénetre dans l’Enfer est l’envoyé divin, qui vient forcer la porte de la ville de Dite, lorsque les demons s’obstinent a la fermer devant Dante et Virgile, apparition sublime de noblesse, de fierté, de puissance sereine.
Caton d’Utique est préposé a la garde de la montagne de l’expiation. La fermeté de son earactere, l’amour de la liberté qu’il déploya en préférant la mort a l’esclavage, ont fait de lui le symbole des aspirations de l’ame soumise a la servitude du péché, et qui réussit il s’en affranchir. Ensuite ce sont des anges que Dante rencontre a la porte du Purgatoire proprement dit, puis d’étage en étage : le premier grave sur le front du mystique pelerin les marques des sept péchés capitaux, et chacun des autres, de cercle en cercle, en efface une d’un coup d’aile, en chantant tour a tour les sept béatitudes. A ces anges succede, dans le Paradis terrestre, une jeune femme qui est sans doute la création la plus idyllique de Dante : elle marche solitaire a travers la forêt harmonieuse et embaumée, en cueillant des fleurs ; elle sourit 106 Ll'1"l`éRA'l`URE rrnxisnmz lorsque Dante, séparé d’elle par un ruisseau, lui adresse la parole; elle lui fournit obligeamment les explications qu’il désire, et, tout en chantant : ce Beati quorum tecta sunt peccata », elle accompagne le poéte durant cette derniére étape terrestre de son voyage. Cette suave figure, que Dante désigne sous le nom de Matelda, a donné et donne encore lieu a de graves incertitudes : doit-elle son nom at la comtesse Mathilde, er la fille dévouée de saint Pierre mm, comme l’appelle Villani, celle qui laissa ses domaines au Saint-Siege? Représente-t-elle la vie con- sacrée at la recherche du bien? Tout cela est probable; mais une seule chose est sure, c’est que peu de concep- tions allégoriques ont jamais été revétues d’une poésie plus fraiche et plus attrayante. Matelda sert de guide at Dante dans le Paradis terrestre; at ce titre, elle se place entre Virgile et Béatrice, personnages réels, élevés dans la Divine Comédie at la dignité de symboles. Dante a hautement proclamé l’admiration, l’aH`ection qu’il nourrissait pour l’auteur de l’Enéide. On sait que Virgile a joui au Moyen Age d’une célébrité particuliere, 'qu’il avait méme la réputation dlun devin, ayant écrit quelques vers, dans son Eglogue IV, ou l’on s’est plu at reconnaitre une prophétie de la naissance du Christ. D’ailleurs il avait raconté la descente d’Enée aux Enfers; rien n’était donc plus naturel que de le prendre pour guide, et d’incarner en lui la sagesse humaine. Mais ce qui donne au personnage de Virgile, dans la Divine Comédie, uu charme tout particulier, c’est la tendresse touchante, et réciproque, qui l°unit at Dante. Il ne se contente pas d’instruire et de conseiller le poéte; il le protége, il le défend et le prend dans ses bras comme une mére dont la pensée unique est de soustraire son enfant au danger (Enfer, XXIII, 37); et c’est aussi avec uu
�
geste plein de confiance enfantine que Dante, a chaque
nouvel obstacle, implore de lui aide et secours; puis lorsque
tout a coup il ne trouve plus son guide aimé, son Virgile
auprés de lui, ez Virgilio dolcissimo padre mm, le poete ne
peut s’cmpécher de verser des larmes (Purg., XXX, 50). ·
Virgile disparu, Dante a devant lui Béatrice; et
d’abord le lecteur retrouve en elle la jeune femme
chantée dans la Vita Nuova : c’est elle qui, du séjour des
élus, a vu l`angoisse du poete égaré dans la forét du
péché; elle a eu pitié de lui, et par son intercession Virgile a regu la mission d’amener Dante jusqu’a elle. Mais
aprés la belle scene des reproches et la confession du
poéte, la Bice florentine s’éclipse peu a peu, et les yeux
enfin dévoilés de la Béatrice céleste révélent au poete
une beauté qui n’a plus rien d’humain. Le cortege symbolique qui accompagne le char ou elle vient se placer,
les visions surprenantcs et les prophéties obscures qui
suivent, se rapportent aux destinées passées, présentes
et méme futures de l'Eglise ; dans le Paradis, Béatrice
n’est plus que l’interprete des plus sublimes vérités, elle rend compte de tous les mystéres, elle est la science révélée. Arrivée dans l’Empyrée, elle abandonne a son tour son compagnon, pour reprendre sa place sur un des plus hauts gradins de la Rose céleste, ou elle s’abime dans la contemplation de Dieu. Dante l’y apercoit encore et lui adresse une derniere priere, avec l’expression émue de sa gratitude : cc Conserve—moi ta bienveillance, et que mon ame, guérie par toi, soit encore dans ta gréce quand elle s’échappera de mon corps. »
Cost orai; ed ella si lontanu
Come puree, sorrise e riguardommig
Poi si torno ull’eternu fontanu *.
1. a Telle fut mu priére, ot elle, de lu distance ou elle mhpparuissult, 106 LITTERATUIKE runinuuu IV Les contemporains de Dante out vu, et non sans raison, dans la Divine Comédie, une encyclopédie didac- tique, ou le poete avait entassé patiemment des trésors de science et de profitables enseignements. Le point de vue a bien changé depuis lors, car la science de Dante u'est plus la notre, et ses enseignements s’inspirent d’une conception trés particuliére de la vie; nous n’éprouvons plus qu’un intérét de pure curiosité a lui entendre expliquer l’origine et les causes des taches que l’on observe dans la lune, ou exposer la doctrine thomiste de l’am0ur, source de toutes les actions humaines. C’est sous ce rapport que la Divine Comédie peut étre considérée comme le monument d°nne civilisation at jamais disparue, et disparue presque au lendemain de la mort du poete; si elle n’était pas quelque chose de plus, elle ne vivrait que dans la mnémoire des érudits. Ce poéme n’a pas cessé de briller d’une merveilleuse jeunesse, il est devenu l’objet d’études préféré de milliers de lettrés, meme hors d’Italie, maint épisode et maint vers en sont populaires, parce qu’il est par-dessus tout une admirable oeuvre diqrt. C’est par la que Dante a devancé son temps et préparé la Renaissance; voila seulement pourquoi nous le seutons si pres de nous, malgré le désaccord de sa pensée et de la notre. Or le secret de l’art de Dante est d’abqrd dans la puissante personnalité de l’homme, et c’est en lui-meme qu’il faut chercher la source premiere dc sa poésie. Dante est partout dans son oeuvre; il en est le protago- nourit ot me regarda, puis elle se remit A contempler Yéternelle source do via. » (Parad., XXXI, 91-93.)
�
LA cc DIVINB COMIZDIE » 109
niste, et le voyage mystique qu’il accomplit a travers le
monde des morts est avant tout l’image de sa propre con-
version. On a déja vu que le point culminant de ce drame
spirituel est, dans le Paradis terrestre, l’entretien ou
Béatrice, aprés lui avoir rappelé le pur amour de sa
ieunesse, le fait rougir de ses erreurs et de ses fautes.
Tout, jusqu’a cet endroit, peut étre considéré comme la
préparation de cette rencontre et de ce repentir; la suite
n’en est que le complément nécessaire.
Mais en dehors de ce caractere personnel de l’action
proprement dite, le poéte a trouvé moyen, dans les pro-
pos qu’il échange avec ses divers interlocuteurs, d’évo-
quer maint détail de sa jeunesse, de rappeler ses con-
seillers et ses amis, épris comme lui de poésie et d’a1·t,
Brunetto Latini, Guido Cavalcanti, Giotto, le musicien
Casella, Forese Donati; il aime surtout h revenir sur sa
participation aux affaires publiques et sur son exil. Car
si la date fictive du poeme est l’année 1300, Dante a
imaginé de préter aux morts un pouvoir prophétique
grace auquel il se fait annoncer, h plusieurs reprises, les
dures épreuves qui ne lui furent pas épargnées a partir
de 1302. Nous apprenons ainsi son sentiment sur la poli-
tique de Florence et de diverses villes de Toscane, sur
celle des papes et des autres princes italiens; il nous
parle avec une reconnaissance émue de ceux qui lui
témoignérent de l’af;’fection, les Malaspina, les della
Scala, et annonce avec une joie confiante, trop tot décue,
la descente de l’empereur Henri VII en Italie (1310-1313);
il nous ouvre enfin son coeur quand il fait allusion a la
gloire qu’il attend de son poeme, et qui lui inspire un
supréme espoir : ses compatriotes vaincus, désarmés
par son génie, ne le rappelleront-ils pas dans sa ville
pour lui décerner la récompense qu’il aura méritée?
�
110 L1*1"1‘1§.nA*rUm; ITALIENNE
C’est des hauteurs du ciel des étoiles fixes, au milieu des
esprits triomphants, que Dante pousse ce soupir ému
vers le petit coin de terre, a la belle bergerie ou il avait
dormi agneau » (Parad., XXV); et ce retour de sa pensée
et de son cceur vers Florence, tant de fois maudite
ailleurs, en dit long sur l’obsession de cet espoir, auquel
il ne renonca jamais.
Parmi les nombreux épisodes ou les épreuves de l’exil
sont prédites au poete, le plus explicite et le plus beau
est son entretien, dans le ciel de Mars, avec son trisaieul
Cacciaguida. Celui-ci, apres avoir rappelé at Dante l'ori-
gine de sa famille, trace un tableau plein de saveur des
muzurs simples et rudes de l’ancienne Florence, satire
indirecte, mais sanglante, des générations nouvelles; puis,
sur une question de son petit-fils, il lui dévoile ce qui
jusqu’alors ne lui a été annoncé qu’%1 mots couverts, 2.1
savoir les causes de son exil, et surtout les douleurs qu'il
devra supporter Z
Tu lascerai ogni con diletta
Piu caramente...
Tu proverai si come sa di sale
Lo pane altrui, e com’ é duro calle
Lo scendere e il salir per l’altrui scale i;
puis ce seront ses démélés avec la << compagnie mau-
vaise » des autres exilés, et l’orgueil de sa solitude un
peu farouche :
a te {ia bello
Averti fatta parte per te stesso *.
1. a Tu quitteras tout ce que tu aimes le plus tendrement;... tu éprou·
veras quelle saveur amere a le pain d'autrui, et combien il est dur de
gravir et de descendre 1'escalier de son prochain. » (Parud., XVII, 55 et
suiv.)
2. u Ce sera ton honneur de t’étre fait un parti pour toi seul. » (Ibid.,
68-69.)
�
Enfin Cacciaguida exhorte Dante a révéler aux hommes
tout ce qu’il a vu et entendu au cours de son pélerinage :
il y va de sa gloire, et d’ailleurs nul remede n’est plus
efficace que la vérité;qu’il la dise tres haut, sans se soucier des coleres qu’il soulévera :
Tutta tua vision fa manifesta,
E lascia pur grattar dov’ A la rogna L
Dante est tout entier dans ce bel épisode, avec sa noblesse innée et avec l`amertume qui s’est lentement amassée dans son coeur. Mais on le retrouve dans cent autres passages ou vibrent l’une aprés l’autre les cordes de son ame généreuse et passionnée; car s’il est un trait de caractére qui lui soit étranger, c’est bien l’impassibilité. Toute l’histoire de son siécle revit dans son poéme, mais vécue et sentie, plutot que racontée. Il n’est pas jusqu’aux événements relativement anciens qu’il ne rap- pelle avec des transports d’admiration, a moins qu`ils ne lui arrachent de terribles invectives : c’est qu’il y voit l’origine lointaine des événements actuels, ou bien il les compare a l’idéal de justice qu’il porte dans son esprit. Tel est l’intérét avec lequel il considére tout ce qui l’entoure, qu’il s’identific constamment avec les personnages méme les plus eH`acés, avec ceux qui parais- sent d’abord ne présenter aucune ressemblance avec lui. Parle-t-il, en une douzaine de vers, de la prétendue disgrace de Romieu de Villeneuve, chassé par le comte de Provence dont il était le bienfaiteur ? On sent qu’il ne peut rappeler tant d’ingratituda sans faire uu retour sui sa propre situation; et lorsqu’il dessine en quelques
I. a Fain connaitro ta vision tout cntiérc, at laisso so gratter ceux qui ont Ia gale. » (Parad., XVII, I28429.) H2 LITTIIRATIJRE ITALIENNB traits ce vieillard errant et pauvre, réduit a mendier son pain (Parad., VI, 139), ce n’est plus Ptomieu, c`est Dante lui-méme qui tout a coup se dresse devant nos yeux. Ren- contre-t-il sur une des saillies rocheuses du Purgatoire, le troubadour Sordel, dont la vie n’eut rien de fort édifiant, il lui suffit de penser que Sordel est de Man- toue, comme Virgile, et d’imaginer qu’au seul nom dc leur commune patrie, ils tombent dans les bras l’un de l°autre, pour opposer E1 ce geste touchant le spectacle des haines qui déchiraient alors la péninsule : il interrompt son récit, et lance, en soixante-quinze vers, la plus terrible invective que renferme son poéme contre la poli- tique impie de l’Italie, des papes et de Florence (Purg., VI, v. 76 et suiv.). Peut-étre va-t-on penser qu’une telle passion et une disposition aussi habituelle a tout rapporter a ses senti- ments personnels ont du faire de Dante un juge fort par- tial dans l’appréciation des mérites et des fautes d’au- trui? Aussi a·t-on quelquefois prétendu qu’il avait sauvé ses amis, tandis que ·sou Enfer est peuplé de ses ennemis. Bien que ce reproche n’intéresse pas directe- tement la valeur poétique de la Divine Comédie, il in1porte de le réfuter, car, exprimé sous cette forme, il constitue une grave injustice. _ Dante n’a pas écrit un pamphlet, une aauvre de parti, encore moins une muvre de vengeance; le but haute- ment religieux et profondément humain du poéme ne peut échapper qu’a des observateurs supcrficiels; Dante avait une trop haute idée de la justice divine pour s’en faire ainsi un jeu. D’ailleu1·s il suffit de quelques exem- ples, comme celui de Brunetto Latini, auquel le poete témoigne une affection toute filiale dans une région peu glorieuse du ¢ bas enfer », pour prouver qu°il était
�
capable d’impartialité. Il faut avouer pourtant que ses
Jugements sur plusieurs personnages sont faits pour
nous surprendre; mais qu’est-ce a dire, sinon que ceux—ci
l·¤i apparaissaient sous un jour diH`érent de celui ou nous
les voyons? Dante n’a connu ni les chroniques, ni les
documents d’archives, qui depuis ont été mis au jour;
, en revanche, il avait recueilli, sur les hommes appartenant aux générations qui l’avaient précédé, des traditions
orales ou se reflétait le jugement populaire sur leur
compte, et qui sont perdues pour nous. On peut étre
assuré que, sans faire une enquéte approfondie pour
chaque cas particulier — car il n’entendait pas se substi-
tuer a la justice divine, — Dante a toujours eu ou cru avoir
des raisons sérieuses pour mettre les uns en Enfer, les
autres au Purgatoire ou au Paradis. Des lors il peut sans
remords s’abandonner a sa colére contre un Filippo
Argenti, un Vanni Fucci ou un Bocca degli Abati, contre
les simoniaques et les dilapidateurs des deniers publics,
car c’est une sainte colére qui l’anime 1 le mal, sous quelque forme qu’il se montre, mérite la haine et non la pitié.
La pitié cependant n’est pas tout a fait absente de I’Enfer: on sait avec quelle émotion profonde Dante écoute les confidences de Francoise de Rimini, et quand on lit le récit de la mort d’Ugolin et de ses fils, on en vient a oublier que le poéte a placé Ugolin parmi les traitres, au méme titre que son bourreau l’archevéque Ruggieri. Avec son souci d’une épre justice, Dante ne ferme donc pas son coeur a la compassion; son jugement une fois prononcé, il ne refuse ni sa sympathie a la douleur vruiment humaine, ni son admiration aux sentiments généreux, méme chez ses adversaires; et c'est ce qui donne tant de beauté et de noblesse a son oeuvre.
Le caractère dominant de la poésie dantesque, envisagée au seul point de vue artistique, est l’étonnant relief des figures, la netteté avec laquelle les moindres gestes, les moindres paroles des personnages se gravent dans la mémoire; c’est la précision du cadre ou se déroule cette longue suite d’entretiens, et aussi la variété que le poète a su introduire dans tous ces tableaux. A cet égard, on peut faire une remarque, paradoxale on apparence, mais rigoureusement exacte x alors qu’il brodait les allégories juvéniles de la Vita Nuova sur une trame légère mais solide, historique, vécue, Dante avait dessiné d'un contour si vague et si mou le milieu ou évoluaient ses personnages, et ses personnages eux-mêmes, sans en excepter Béatrice, étaient caractérisés en termes si abstraits, que l’on a pu soupçonner le poète de n’avoir rien mis de réel dans son oeuvre. Lorsqu’il entreprit au contraire de raconter un voyage imaginaire et franchement symbolique a travers un monde de pure fantaisie, il a composé une série de scènes empreintes d’un réalisme expressif et hardi. Un éminent critique a mis en évidence ce trait inattendu de la poésie dantesque dans la Divine Comédie, quand il a écrit que, dans cette description du monde des morts, on sent pour la première fois palpiter la vie du monde moderne.
Le secret de cet art merveilleux réside en partie dans la puissante personnalité du poète, en partie aussi dans la parfaite clarté d’une imagination admirablement disciplinée, aussi apte a tracer avec une précision toute géométrique le plan du domaine infini, à travers lequel LA << mvimz comiénm » its sa fiction nous entraine, qu’a donner a chaque tableau de justes proportions, a chaque scene le coloris qui lui convient, a chaque personnage une attitude, une expres- sion nettement accusée. On a déja vu avec quel bonheur Dante a su diiférencier les supplices, et, pour ainsi dire, les a paysages » de l’Enfer et du Purgatoire, si facheuse- ment confondus, jusqu’alors, dans les visions similaires; mais parmi les régions infernales, dont le nombre s’éleve, toutes subdivisions comprises, au total de vingt-quatre, il n’en est pas deux qui produisent exactement la méme impression. Pour atteindre cette étonnante perfection plastique et réaliser cette variété, Dante a épuisé toutes les ressources de son imagination, utilisé toutes les tra- ditions, savantes ou populaires, tiré parti de tous les menus faits dont sa mémoire était pleine; il a surtout enveloppé d’une atmosphere particuliere chacun des spectacles devant lesquels il arréte notre attention. On est frappé de cette merveilleuse richesse, lorsqu’on par- court una un les neufcercles de l’Enfer, et méme lorsque, dans le seul cercle de la fraude (le 8°), on visite chacuine des dix u bolge » : dans l’une tout est ruse, mensonge, grimaces,Vrixes diaboliques et presque burlesques, c’est celle des damnés qui ont trafiqué des fonctions publiques (la 5*); dans l’autre (la 6°), regnent un silence lugubre et une quasi immobilité z les hypocrites se trainent péni- blement, accablés sous le poids de leurs capes de plomb; ils pleurent, mais sans faire entendre de plaintes, parlent in voix basse, rappellent en peu de mots leur histoire, et la malédiction méme ou l’ironie de Dante expire sur ses levres; plus loin tout est violence, contorsions et blaspliémes, c’est la a fosse » de Vanni Fucci et des voleurs (la 7°), celle des serpents qui transpercent les damnés, les réduisent en cendres d’ou ils renaissent
�
pour subir de nouvelles transformations; et l’on ne sait
laquelle de ces visions est la plus farouche.
Les divers personnages avec lesquels s’entretient le poete ont de même une individualité bien marquée. Loin d°en faire des types généraux, expressions abstraites de telle ou telle disposition morale, Dante les a transportés tout palpitants de vie dans le monde des morts, sans rien atténuer de leurs traits les plus particuliers; et l’humanité de tous les temps se reconnait dans ces profils dessinés d’apres nature. Car ce sont des profils plutot que des portraits curieusement fouillés : l’analyse psychologique, telle que la pratique l’art dramatique moderne, n°est pas le fait de Dante. Celui-ci n’a cherché a saisir qu`un aspect du caractère de ses personnages, et il l’a rendu avec une grande force, on les immobilisant dans une attitude, dans un geste, dans un mot qui dit tout ce que nous avons a savoir d’eux. L’épisode de Françoise de Rimini est a cet égard fort remarquable : ne demandons pas au poéte de nous expliquer longuement qui est Françoise et qui est son amant, dans quelles circonstances ils se sont aimés, a quelles luttes tragiques a donné lieu cet amour, et comment ils ont été punis. Tout cela n’est qu’indiqué par de très vagues mais éloquentes allusions ; la chronique et la légende nous racontent le reste, et c’est presque dommage : il suffit a Dante de nous dire que Françoise a aimé de toute son éme, qu’elle est morte de son amour, et qu’elle a emporté intacte dans l’autre monde cette passion, qui est a la fois sa joie et son tourment ; de son histoire, un seul détail est clairement rappelé, c’est le baiser de Paolo ; ses paroles ne sont qu’un hymne a l’amour : pas un mot de remords, à peine une allusion amère à leur bourreau. Personnification absolue de la passion souveraine, immobilisée dans une étreinte LA cz mvimz coméms » 117 éternelle, la Francoise de Dante est sublime. Tous ceux qui ont essayé de l’expliquer, de la faire agir et parler sur le thézitre, l’ont nécessairement affaiblie. Sordel est, lui aussi, tout entier dans un geste : replié sur lui-méme, Ei l’écart, dans une posture un peu farouche, celle d’un lion au repos, << a guisa di leon, quando si posa », il bondit au seul nom de Mantoue, et tombe dans les bras de Virgile; l’amour du sol natal pourrait diffici- lement étre exprimé d’une facon plus spontanée et plus saisissante. Farinata degli Uberti se dresse hors de sa tombe rougie pa1· le feu, mais son visage ne trahit que le dédain pour tout ce qui l’entoure; et cette attitude, commentée par les paroles du vicux chef gibelin, traduit d’une facon éloquente ce qu’il y avait d’indomptable dans ce caractére altier. Dante, qui a mis, comme in son ordi- naire, beaucoup de lui-méme dans ce personnage, ne peut se défendre d’une vive sympathie pour tant de gran- deur et de force, encore qu’il échange avec Farinata des propos ou vibre l’écho des haines de partis; c’est toute une page d’histoire, ou plutot c’est l’zime de la vieille Florence qui se dresse devant nous, non pas analysée et décrite, mais vivante et comme ramassée dans un regard, dans un pli dédaigneux de la bouche : Ed ei s’ergea col petto e colla fronte Come avenge 10 inferno in gran dispitto *. Le célébre épisode d’Ugolin a une allure dramatique beaucoup plus accusée, et le récit que ce personnage fait de sa mortidans la a tour ide la Faim » est aussi plus circonstancié. Ici aucun mystbre; pcu de sous-enteudus; tout est placé directement sous nos yeux : nous assistons 1. at I1 so dressait do toute la hauteur do sa poitrine at de son front, et paraiuait avoir pour l’enfer un souverain mépris. » (lnfl, X, 35.)
�
its LITTDRATURB ITALIBNNB
in l’angoisse croissaute de ce pére qui voit succomber l’un
aprés l’autre ses quatre fils a{l`amés, et pendant deux jours
les appelle en rampant sur leurs corps : il ne survit ai ce
martyre que pour étre terrassé par la faim. Les moments
les plus déchirants de ce sombre drame sont rendus avec
une évidence et une émotion qui serrent le cmur des le
commencement, et ne font que grandir _]usqu’a la fin. En
aucun autre endroit de son muvre, Dante ne s’est étendu
aussi complaisamment sur les épreuves terrestres de ses
héros. Il lui suffit en général de quelques traits plus
sobres pour les caractériser, et il n’y a guére moins d’art,
a tout prendre, dans les figures nombreuses ou les sim-
ples silhouettes qu’il a dessinées plus sommairement,
Ciacco, Filippo Argenti, le pape Nicolas III, Vanni Fucci,
Bertrand de Born, Manfred, la mystérieuse Pia, Forese
et Piccarda Donati, pour nc citer que les plus fameuscs.
La plupart de ces personnages paraissent dans l’Enfer,
peu dans le Purgatoire, moins encore dans le Paradis.
A mesure que la poésie de Dante s’éléve aux region.
supérieures du monde et de la pensée, elle s’éloigne de
l’humanité moyenne et s’alYranchit des passions terres-
tres. En se rapprochant de Dieu, en traitant des ques-
tions scientifiques et théologiques de plus en plus
nombreuses, le poete se heurtait a des difficultés crois-
santes. Il a victorieusement surmonté tous les obsta-
cles, et l’on ne pourra jamais assez admirer l’art cou-
sommé, les ressources imprévues d’imagination et de
style, l’ingéniosité tout ensemble et la puissance qu’il a
déployées dans le Purgatoire et plus encore dans le
Paradis. Un tel souffle de poésie, souteuu sans dél`ail-
lance a travers tant de dissertations arides, tient du pro-
dige. Mais, avec tout cela, on ne peut uier que les deux
dernieres parties exercent sur le public un sttrait
�
LA a mvmz coménm » H9
moindre que l’Enl`er. Pour gouter l’originalité et la gran-
deur sévére du Paradis, il fhut une préparation longue et
difficile. Aussi a-t-on beau vanter l`idylle exquise de
Matelda et l’apparition de Béatrice au sommet du Purga-
toire, ou la vision sublime de l’Empyrée et de`Dieu, dans
les derniers chants du poéme, la grande majorité des
lecteurs continue a lire de préférence les épisodes plus
humains et plus vivants de l’Enf`er.
Cctte humanité de la poésie dantesque, et aussi l’admi-
rable richesse d`un style concis, savant, tour a tour fami-
lier et sévere, pittoresque et abstrait, qui fut presque de
toutes pieces une création, et non la moins originale, de
ce génie puissant, voila les mérites par lesquels Dante doit
étre considéré comme le grand initiateur de la poésie
moderne; son ombre se projette sur toute l’histoire de la
littératurc italienne, et, a la distance ou nous sommes,
on en saisit mieux que jamais toute la hauteur. Mais Dante
n’a exercé qu’une influence médiocre ou méme nulle sur
les générations qui l’ont immédiatement suivi : malgré le
grand amour qu’il eut pour Virgile et quelques autres
anciens, ce qui frappa d’abord ses contemporains, ce fut
l'élément scientifique et divin de son poéme, ce {ut le
voile allégorique ou s’enveloppait sa pensée. Un demi-
siecle aprés sa mort, ses compatriotes éprouvaient le
besoin de se faire expliquer publiquement la Divine
Comédie; et a ce moment, Pétrarque, Boccace et les
premiers humanistes avaient engagé la poésie dans des
voies entiérement difI`érentes : Dante n’était plus bien
compris, et le gout des lettrés se portait d’uu tout autrc
coté.
�
DEUXIEME PAHTIE
LA RENAISSANCE
CHAPITRE PREMIER
LES GRANDS PRECURSEURS DE LA RENAISSANCE
Si par << Renaissance » on voulait désigner l’imitation
pure et simple des pensées, des sentiments et des formes
en usage dans la poésie et dans l’art antiques, ce mot,
appliqué ii l’Italie, serait sans objet avant le xvi° siécle;
et cependant on ne peut plus rattacher au Moyen Age les
wuvres les plus fameuses du x1v° siecle, apres Dante, et
moins encore la civilisation si originale du xv•. Si d’autre
part on considére l’l1umanisme, triomphant au xv• siecle,
comme l’apprentissage nécessaire qui conduisit a une
reproduction plus fidele des modeles classiques, et par
suite comme la préface de la Renaissance, comment ne
pas remarquer que les initiateurs de l’humanisme, au
premier rang desquels se place Pétrarque, appartiennent
au XlV° siecle? D’ailleur¤ l’uauvre italienne de ce méme
Pétrarque et celle de Boccace révélent un état d'esprit
de tous points couforme a celui que vont généraliser les
progrés de l’humanisme. On en arrive ainsi a considérer
l’avénement définitif des formes classiques, dans le second
�
122 LlTT}§RATURE ITALIENNE
quart du xvi' siecle, comme le dernier terme d°une évolu-
tion qui embrasse pres de deux siécles, période infiniment
féconde et glorieuse, h laquelle convient a merveille-le
nom de Henaissance‘.
Ce qui se réveille alors dans l’ame et dans le cmur des
Italiens, par réaction contre le mysticisme de la pensée
mécliévale, c’est l`amour de tout ce qui est terrestre, c’est
l’iutérét pour tout ce qui est humain. Les promesses ou
les nienaces d’une autre vie ne cessent pas, du jour au
lendemain, de préoccuper les esprits; mais elles ont
moins de prise sur les émes, parce que l’heure présente
parait bonne E1 vivre pour elle-méme : est-il si nécessaire
ou méme si raisonnable, se dit-on, de fermer nos yeux
et de refuser nos cmurs a toutes les joies positives que le
monde nous prodigue? On a parfois soutenu que l’admi-
ration indiscréte de la Renaissance pour l’antiquité avait
ramené les ltaliens E1 une conception toute paienne de la
vie; rien n`est moins juste. C`est leur attachement ins-
tinctif at la réalité qui, prenant un nouvel cssor, leur
apprend ii vivre par les sans plus que par l’esprit; leur
paganisme no sort pas des livres, mais plutét des ames,
et c’est lui qui donne aux générations nouvelles une intel-
ligcnce plus exacte et plus pleine des auteurs anciens :
chacun éprouve une surprise, qui fait aussitét place au
ravissement, en retrouvant chez les classiques des hommes
tres semblables at nous, des hommcs qui ont su tirer le
maximum de joies de cette vie a réelle » at laquelle on
aspire; chacun reconnalt en eux des amis auxquels on
tend la main par-dessus les siécles, et dont on écoute les
leqons avec une sorte de ferveur et d°exaltation.
Cette intimité nouvelle avec les anciens donna nais·
i. Voir ci-dessus, l’lntroduction, p. 6 at suiv.
�
LES ciumns Pnncunsizuns nn LA nnwnssnzciz 123
sauce a ce qu°on peut appeler le sens de l’histoire : on
découvrit tout in coup que, si l’homme est essentielle-
ment le méme en tous temps et en tous lieux, les formes
extérieurcs de la civilisation, les mmurs, les pensées
ellcs-mémes se modifient profondément dlfnge en age; et
l’on apprit ainsi at dégager de toutes les contingences ce
qu’il y a de permanent et d’immuable dans l’an1e
humaine. Ce sens historique et critique, qui a renouvelé
l’nctivité intellectuelle sous toutes ses formes, les
hommes du Moyen Age n’en avaient eu aucune idée :
pour eux le monde était immobile, et les guerriers
grecs, les défenseurs de Troie, comme les héros de
Rome, n’avaient du difYérer en rien des chevaliers aux
pesantes armures qu’ils voyaient combattre autour .
dieux. Les sentiments n’avaient pas du changer plus
que les modes, moins encore peut-étre; aussi avait-on
pu lire force livres anciens sans en tirer grand profit,
l`aute de savoir sortir de soi-meme et de son temps.
D’ailleurs ce culte rajeuni pour l’antiquité mieux com-
prise ne s’adrcssait pas expressément aux idées que les
anciens ont formulées; ce qui frappait peut-étre davan-
tage, c`était la beauté de leurs muvres. Un peuple qui
vit par les sens autant ou plus que par l’esprit doit
nécessnirement accorder at la forme une place prépondé-
rante dans ses préoccupations littéraires; il doit pro-
duire plus d’artistes que de philosophes, et c’est en
eH`et ce que confirme l’Italie de Ia Renaissance. Des le
milieu du x1v‘ siéele, un livre comme le Décaméron ouvre
la voie at ces muvres, dont le Roland fhrieux reste lc
parfuit modéle, ou l’art se justifie sans avoir d`autre but
que lui-méme, ou du moins ne parait pas avoir d’autr¤
objet que d’embellir la vie.
Il va sans dire que cette révolution — car c’¤n est une,
�
IM LlTT}§RATUREhl'l`ALlENNE
et il ne s’en est guére accompli de plus considéiable
dans le domaine de l’esprit -— ne s’est pas faite en une
fois : d’abord on ne vit se manifester que des aspirations,
et pendant longtemps se produisircnt des résistances.
Les aspirations sont fort reconnaissables chez Dante; les
résistances ne manquent pas dans l’entourage de Pétrarque
et de Boccace, dans leur conscience méme et dans quel-
ques-uns de leurs ouvrages; elles s’incarnent ai la fin du
xv° siécle, avec une force inattendue, dans les prédica-
tions du fougueux Savonarole. Tout compte fait cepen-
dant, ce qui domine dans l’muvre de Dante, c’est l’inspi~
ration my§;ique et didactique du Moyen Age; chez
Pétrarque, chez Boccace, chez les contemporains de
Laurent le Magnifique, llintérét purement humain et le
désir de plaire l’emportent sur toute autre préoccupation
Les divisions auxquelles on a recours pour marqher
clairement les grandes étapes de l’art et du gout n°ont
donc qu’une valeur relative; il importe plus que jamais
de ne pas l°oublier en abordant l’étude de ces premiers
ouvriers de la Renaissance, qui ne pouvaient pas, qui
ne voulaient pas briser d’un seul coup tous les liens qui
les unissaient au passé, ou pour mieux dire a un présent
encore tres vivace.
I
Le premier en date et le plus grand de ces précur-
seurs est Pétrarque. Fils d’un exilé florentin, Ser
Petracco, qui avait du quitter sa ville natale en méme
temps que Dante, il naquit at Arezzo le 20 juillet 1304.
Francesco Petrarca -— telle est la forme plus harmo-
nieuse et plus docte qu’il lui plut de donner a son nom
�
mas crumbs muécvnsuuns mz LA 1zEmussANc1: 125
—— suivit ses parents d’Arezzo a Pise, et de Pise en Pro-
vence. Avignon était devenu depuis peu la résidence des
papes, et c’est la que l’enfant commenga son éducation
grammaticale. Son pere, désireux de le voir embrasser
la profession lucrative de jurisconsulte, l’envoya étudier
d°abord a Montpellier, ou il resta quatre ans, puis`a
Bologne, ou il en passa trois; cn 1325, il rentrait en
Provence. Ses parents étaient morts : libre alors de dis-
poser de lui-méme, il se voua tout entier ala poésie, apres
s’étre engagé dans la carriere ecclésiastique qui devait
lui valoir d’importants bénéfices. D’ailleurs, s’abandon-
nant a sa nai-ure ardente, il mena d'abord, avec son frére
Gérard, une existence purement mondaine au milieu de
la société élégantc et peu sévére de la ville des papes.
Nombreuses furent les relations qu`il y noua avec les
hommes d’église et les savants de toutes nations, mais
particulierement francais et italieus, qui se rencontraient
a la cour pontificale zles uns, tels les Colonna, devinrent
pour lui d’actifs protecteurs; les autres restérent ses
amis, ses correspondants, et contribuérent a répandre
au loin sa réputation et son influence.
Sur ces bords du Rhone qu’il maudit tant de fois,
Pétrarque trouva encore l’inspiratrice a laquelle il doit
sa renommée de poéte. Nous tenons de lui qu’il rencontra
le6 avril 1327, en l’église Sainte-Claire d’Avignon, celle
qu’il a immortalisée sous le nom de Laure, mais sur la
famille, sur la condition de laquelle il a gardé un secret
jaloux, demeuré impénétrable. En vain quelques biogra-
phes se sont-ils flattés de reconnaitre en elle certaine
Laure de Noves, qui ne donna pas moins de onze enfants
at son légitime époux Hugues de Sade : les origines de
cette surprenante identification sont plus que suspectes,
et les preuves alléguées n’ont jamais pu étre contrélées.
�
126 LlT'l`E[ATUIE ITALIENNE
Force est donc de nous en tenir a ce que le poetc a bien
voulu nous dire lui-inéme, bien peu de chose en vérité.
Au début, sa passion fut tres vive, et sa cour pressante,
mais découragé par les froideurs de Laure, l’amour
se calma peu a peu, s’idéalisa, sans cesser pourtant de
dominer dans son cmur. De tous les amours de sa jeu-
nesse — ses enfants, Francesca et Giovanni, témoignaient
assez haut qu’il avait aimé d’autres femmes que Laure
— Pétrarque n’a voulu conserver le souvenir que de
celui-la.
Grand voyageur, il parcourut la France méridionale--
en 1330 il s’ava¤qajusq¤’a Lombez, — puis, en 1333, il
visita Paris, Gand, Liege, Aix·la-Chapelle, Cologne; en
1337, pour la premiere fois il se rendit a Rome, oh il fit
un second séjour en 1341, a l°occasion de son couronne-
ment solennel au Capitole, en revenant de Naples; et,
dans les années qui suivirent, il parcourut encore l’Italie
eu tous sens, s’arretant de préférence a Parme. Apres
chaque voyage, il rentrait a Avignon, ou plutot a Vau-
cluse; la, dans la solitude d’un site pittoresque et sau-
vage, il s’était fait, depuis 1337, une retraite propice in
la réverie et ai l°étude, hors du bruit de la u moderne
Babylone », assez pres d’elle cependant pour ne renoncer
in aucune des joies qu’il demandait encore au monde. En
1353, Laure étant morte, il quitta définitivement la Pro.
vence, et se fixa duns l’ltalie du Nord d’oh il ne s’éloigna
plus qu’a deux reprises, pour se rendre comme ambas-
sadeur a Prague (1354) et ei Paris (1360); Milan le posséda
huit ans; puis il habita Venise, Padoue, et enfin le vil-
lage d’Arqua, au milieu des gracieuses ccllines Euga-
néennes ; c’est dans le silence studieux de ce séjour cham-
_pét1·e que la mort vint le surprendre le 19 juillet 1374.
ll laissait le souvenir d’un grand savant, d’un grand
�
poete, d’un ami sur et loyal, en un mot d’une des personnalités les plus hautes et les plus charmantes dont l’histoire des lettres ait conservé la mémoire.
Plus que les événements de sa vie, c’est la physionomie
de l’homme qui nous attache, en Pétrarque. Chacun de
ses traits s’oppose de la faqon la plus nette a ceux de
Dante: en regard de cette ame fiere et inflexible, inébranlable dans ses affections comme dans ses haines, qui
s’est dépeinte sous l’image d’un roc solidement assis sur
sa base : Ben tetragono ai colpi di ventura, Pétrarque
est essentiellement ondoyant et divers, impressionnable,
souvent inconséquent avec lui-meme, partagé entre plusieurs affections contraires : attaché aux joies de la terre par tous les liens d’une nature avide de plaisir, de gloire et d'honneurs, il est tourmenté par le remords, par le désir de s’arracher à taut de séductions trompeuses ; son amour ne lui donne aucune des consolations qu’il en attend, et il se décrit lui-méme avec toutes ses contradictions dans un sonnet fameux :
Pace non trovo e non ho de far guerm;
E temo e spero; ed ardo e sou un ghiaccio;
E volo sopra ’l cielo s ginccio in terra;
E nulla stringo e tutto ’l mondo ubbraccio *[2].
Ces perpétuelles alternatives d’enthousiasme et d’abattement, indices certains d’une nature passionnée et d’une volonté faible, mettent dans l’ame de Pétrarque un sentiment profond de mécontentement et de mélancolie, alors tout nouveau dans la littérature. Dévoré par la soif de s’instruire non moins que par le besoin de se distraire, il voyage, non par devoir ou par métier, mais pour le simple plaisir de voir, comme le jour ou il entreprit de faire l’ascension du mont Ventoux ; il est le premier touriste, le premier alpiniste des temps modernes. Partout il regarde curieusement et observe; mais partout il se retrouve lui-méme, avec ses passions et ses faiblesses.
Ce n’est guére que dans la seconde partie de sa vie, apres la mort de Laure (1348), quand l'age eut refroidi ses ardeurs juvéniles, qu’il réalisa ce bel équilibre, cette tranquillité, cette piété sereine qui ont fait l’admiration de ses familiers. Ame sincérement religieuse, Pétrarque était cependant fort éloigné de l’ascétisme des générations précédentes, et l’idéal de vie chrétienne dont il donna l’exemple fut encore une oeuvre d’art, dans laquelle il associa des éléments réputés jusqu’alors inconciliables : ses pieuses méditations ne faisaient aucun tort at sa passion pour l’antiquité, et son culte pour les auteurs profanes, non plus qu’au soin qu’il prenait de ses écrits et de la gloire qu’il en attendait. Sa retraite d’Arqua, comme jadis celle de Vaucluse, rappelait bien plus les Sapientum templa serena que les déserts de la Thébaide.
De toutes les incertitudes qui caractérisent la pensée de Pétrarque, les moins curieuses ne sont pas celles qui se rapportent at ses sentiments politiques. Exilé volontaire, à l’inverse de Dante — car il ne tenait qu’a lui de rentrer dans sa patrie, et les Florentins essayerent de l’y attirer, — il ne passa qu’une fois par Florence, en 1350, pour n’y plus revenir. Ses voyages, ses longs séjours en Provence peuvent le faire regarder comme un « citoyen du monde », s’élevant de la notion de patrie a celle d`humanité. Il fut pourtant profondément italien, et s’il dédaigna les agitations mesquines de la politique municipale, il cut l’ambition de travailler au relévement de l’Italie. Par malheur, au service de cette noble cause il apportait les conceptions idéales et sentimentales d'un poéte, plutot que le coup d’oeil pénétrant et sur de l’homme rompu aux affaires. Ses principes memes étaient bien flottants : d”une part le souvenir de la grandeur de Rome, h l’époque républicaine, le hantait a tel point qu’il put croire au succés de ln folle‘entreprise de Cola di Rienzo (1347) : il se flatta de voir effectivenient rétablie I’institution du tribunat, et cette illusion prouve asscz qu’i1 jugeait mal la situation réelle de Rome, comme la valeur du tribun. D’autre part, il continuait a demnnder, comme Dante, le salut de l’Italie au relévement de Rome, par le retour des papes et l’intervcntion de l’empereur. Mais Pétrarque ne sait guere qu’adresser à l’un et à l’autre de chaleureuses exhortations au service desquelles il déploie toutes les séductions de son éloquence ; puis lorsque Charles IV, venu en Italie en 1354, eut trompé son attente, l’exhortation se changea en invective. Entre temps, il se laissait toucher par les honueurs que lui prodiguaient certains princes, aussi peu respectueux de la morale que des libertés italiennes, comme les Visconti de Milan ; devenu leur hôte, il s’attirait de son ami Boccace une sévère réprimande. Le spectacle des divisions qui désolaient l’Italie lui causait une profonde tristesse, et il essaya de s’interposer entre ces deux adversaires irréconciliables, Venise et Gênes ; mais c’était encore une singulière illusion de croire que ces républiques de marchands, également décidées l’une et l’autre à anéantir leur rivale, pour s’assurer l’empire de la mer, se laisseraient fléchir par de beaux discours !
En somme, avec beaucoup de générosité, Pétrarque 130 LITTEERATURE rrALmNN1z n'a pas eu un seus exact des réalités de la politlque, et llinfluence, iucontestable pourtant. qu’il a exercée at cet égard, doit étre cherchée tout entiere dans les beaux vers de sa canzone fameuse at l’Italie, dans l’expression touchante qu’il y doune a sa tendresse pour le sol natal ‘, dans son désir ardcnt de concorde et de paix, dans la confiance avec laquelle il annonce le réveil vengeur du sentiment national italieu ’. Les accents que lui ont dictés son amour et sa l`oi patriotiques ont passé par- dessus son siécle; rccueillis par Machiavel, ils n’ont pas cessé de faire vibrer les cmurs dcs Italiens. Aucuu poete n’a été, de son vivant, entouré de plus d’honneurs que Pétrarque; aucun peut-étre n`a pris plus jalousement, plus adroitement soin de sa propre gloire. Lorsque le l" septembre 1340 lui parvlnt, simultanément de Paris et de Rome, une invitation a recevoir la couronne de laurier des poetes, on peut croire que lcs démarches de ses amis n’avalent pas été étrangéres at cet hommagé inusité; lui-méme n’avait rieu négligé pour porter au loin la réputation des ouvrages qu`il avait déja composés, on de ccux auxquels il travaillait encore C’est de ses muvres latiues surtout qu`il s'agit ici, et en particulier de ce poéme épique, l’Africa, on il célébrait son héros l`avori, Scipion, et avec lui la grandeur romaine; puis cc sont les llvres historiques, en prose, De viris illustribus et Rerum memordnddrum, demcurés inachevés, ol: Pétrar- que, aprés avoir marché sur lcs traces de Virgllc, slinspi- rait dc Tite-Live et de Valera Maxime. Dans ses lettres, adressées aux plus grauds personnages dc sun temps, aux hommes célébrcs cle l’antiquité, et méme at la pos- 1. Canzone Italia mia, particuliérement la st. 6° : Non A questo il lerrcn clfio toccai prin? etc. 2. Ibid. · Virlzk contra furare Prendera Parma, e fia ‘l combatter carlo.
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mas cnnms Pnécunsizuns mz LA n1;NAxssANcE 131
térité, il suit plutot l’exemple de Cicéron; au recueil
monumental de sa correspondance il {aut ajouter soixzmte—
sept épitres en vers, dont Horace lui a fourni le modele,
et douze églogues virgiliennes. Certains traités de longue
haleine ont un caractere tout personnel, comme le dia-
logue, en trois livres, De contemptu mundi, intitulé aussi
Secrelum, parce que l°auteui·, ·qui y retrace la grande
crise morale de sa maturité (vers 1342-1343), ne le desti-
nait pas —— du moins l’z1l`firme-t-il — a la publicité; il {aut
encore citer quelques ouvrages purement ascétiques : De
vita solitaria, De ocio religiosorum, De remediis ulriusque
pzrtunae. On congoit que Pétrarque ait passé auprés de
ses contemporains pour l’homme le plus savant de son
siécle, le digne émule des plus fameux écrivains anciens.
Cette opinion était justifiée. Lecteur infatigable, il
posséda de l’antiquité classique une connaissance qui n’a
sans doute plus été dépassée. Ne sachant pas le grec, il
s’était du moins procuré, vers la fin de sa vie, une
mediocre traduction d`Hon1ére qu'il déchiH`rait patiem-
ment dans ses loisirs d’Arquh. Il avait peu a peu réuni
une bibliothéque considérable, unique pour son temps;
au cours dc ses voyages, et grace E1 des amis qu’il avait
·intéressés at ses recherches, il était a l’afl`1‘1t de tous les
livres rares, et c'est ainsi qu’il eut la joie de tirer de
l’0ubli plusieurs oeuvres de Cicéron. S’il ne pouvait
achetcr un manuscrit, il le faisait copier nu le copiait lui~
méme; ses amis savaient qu’auUun genre de ciadeaux ue
lui était plus agréable.
Pétrarque n’eut pas seulement de l’antiquité une con-
naissance plus étendue que ses prédécesseurs; il la
comprenait, il la jugeait tout autrement qu’eux. Sans
doute Dante et plusieurs cle ses contemporains avaient
uimé les ancieus cl’un amour presque égal; le Padouan:
�
132 LITTERATURE 1T.u.11zNNE
Albertino Mussato, mort en 1329, couronné poéte dans
sa ville natale, auteur d`ouvrages historiques 5 la mani`:1·e
de Tite-Live et de Salluste, d’une tragédie daus le gout
de Séneque sur uu sujet moderne, et de poésies élé—
giaques et religieuses, mérite plus que tout autre d’étre
considéré comme un précurseur de Pétrarque. Mais
l’homme du Moyen Age ne réussit pas 5 distinguer les
conditions propres 5 la vie antique de celles de son siecle;
il ne peut reconstituer la perspective qui donne aux
idées, comme aux formes, leur véritable valeur. L5 est
la tres grande supériorité de Pétrarque, et c`est 5 son
heureux génie qu’il en est redevable, a la pénétration
de son esprit, 5 cette l`aculté, alors si nouvelle, de se
dégager de tout ce qui l’entourait; il a pu ainsi se
plonger tout entier dans l’antiquité, l’aimer pour elle-
méme, la revivre pour son propre compte, la ressusciter
dans ses oeuvres et la présenter 5 ses contemporains
comme le modéle supréme.
Ajoutons 5 cela que le latin de Pétrarque est beaucoup
plus clair, plus correct et plus élégant que celui de ses
dcvanciers; ou y sent la main d'un artiste all`rancl1i de
la tradition médiévale. Ses ceuvres latines ne sont méme
pas les lourdes compilations indigestes que l’on pourrait
croire : dans ses lettres, en prose et en vers, daus le
Secreium, dans tel épisode de l’A/`rica 0u des églogucs,
on reconnait sans peine un accent profondément per-
sonnel. Cet érudit a donc été surtout un grand poete, et
cela cxplique l’influence exceptionnelle qu’il a exercée.
Aussi est-ce le poete qu’aujourd’hui encore on admirc en
lui, mais seulement le poéte des Rbne et des Trionfi; car
l’Af}*ica ne trouve plus guére de lecteurs.
�
LES GKANDS Pmicunsuuns DE LA RENAISSANCE 133
II
V Quand on lit les vers de Pétrarque, c’est a Laure que
va d’abord toute I’attention. On ne saurait guere échapper
I1 cette impression; et pourtant, a regarder de pres, ce
n’est la qu’une curieuse illusion d’optique. Il est bien
vrai que tous ces sonnets, ces canzoni, ces sextines, ces
ballades et ces madrigaux, sauf` une trentaine sur plus
de trois cent soixante pieces, parlent constamment de
Laure, de ses yeux brillants cr qui dissipent les ténebres
autour d’elle », de ses Joues qu’anime une douce rou-
geur, de sa a bouche angélique, pleine de perles, de roses
et de suaves paroles »,_de ses mains fines et blanches,
de sa démarche, de son sourire, de son salut et de ses
larmes; nous la voyons passer en bateau, puis en voiture;
_ la voici dans un décor printanier au pied d’un arbre dont
les fleurs pleuvent autour d’elle; ou bien elle se présente
devant un grand personnage, de passage a Avignon —
sans doute l’empereur Charles IV de Luxembourg, peu
avant son élection, — et, distinguée entretoutes par le
noble visiteur, elle regoit de lui un baiser; ici elle so
montre gracieuse et riante; la nous la voyons soucieuse,
affligée, et son doux visage porte les traces de la maladic.
Elle est donc partout; mais le résultat le plus clair de
cette ubiquité est peut-étre qu`elle n’apparait nulle part
sous une f`orme complete et definitive : c’est un profil
vague et fuyant, une ombre obsédante et insaisissable.
Tous les traits charmants qu’accumule le poete pour la
peindre demeurent épars : ils ne se rejoignent pas. Nous
apercevons une série d’attitudes; nous ne réussissons pas
it évoquer une image concrete, un portrait en pied de
Laure. Non seulement nous ignorons qui elle f`ut dans la
�
1314 LITTIEERATURE lTALlENNE
vie, cc qui n’importe guere; mais nous ne lui découvrons
méme pas une physionomie nettement déterminée, c’est-
a-dirc que son caractére propre et ses scntiments demeu-
rent incertains, mystérieux, incohérents.
A-t-elle aimé Pétrarque? ll ne semble pas, et sa vertu
reste au-dessus de tout soupgon. Mais alors pourquoi
ses froideurs ont-elles alterné avec des moments de bien-
veillance, ou elle faisait au poéte un accueil engageant et
joyeux, ou une paleur subite trahissait son émotion parce
qu’il s’éloignait d’clle, lui dont elle dédaignait pourtant
les vers, et a qui elle ne témoignait que Ia plus parfaite
indiffércnce? A cet angoissant probléme Pétrarque ne
trouva guére qu’au bout de vingt ans une solution plau-
sible, mais purement imaginaire. Nous inclinerions a
croire que Laure {ut une vertueuse et froide coquette, si
d’autre part il ne fallait se dire que les divers tableaux
évoqués par le poéte sont des a états d’éme » plutot que
des peintures parfaitement exactes d’une réalité objec-
tive. L’image de Laure ne nous arrive qu`analysée,
décomposée (et qui pourrait dire a quel point déformée ?)
par un prisme puissant : l`ame agitée, inquiéte, merveil-
leusement sensible de Pétrarque. Aussi ces visions suc-
cessives nous éclairent-elles beaucoup mieux sur le ccnur
du poete que sur l’exquise et décevante figure de Laure,
personnage effacé et muet dans le drame que les Rims
nous racontent.
C’est Pétrarque qui joue le réle principal, ou plutot
unique : il remplit la scene a lui seul; Faction se réduit
21 un monologue. Le secret`de cette poésie, si jeune,
malgré ce qu’elle peut contenir de démodé, est lh tout
entier : elle est le reflet vivant, vibrant, d’une personna-
lité attachante, suffisamment rapprochée de l’humanité
moyenne pour que chacun y reconnaisse un peu de soi-
�
mas csnms pnrécunsnuns mz LA mmsrsssxciz 135
méme; c’est le portrait d’une ame en proie a la passion,
au doute, au remords, pleine de contradictions, capable
de généreux élans et de faiblesses, douée d’ailleurs d’une
merveilleuse clairvoyance pour lire en elle—méme, pour
s’observer et s’analyser. Si donc on tenait in voir dans ces
vers un roman d’amour, ce ne saurait étre qu’un roman
tronqué, dont on ne nous présente qu’un seul person-
nage. Par compensation, ce personnage est supérieure-
ment analysé; car, en dehors méme de ses sentiments
amoureux, nous sommes initiés a ses émotions patrio-
tiques, at son culte de la gloire, a ses amitiés, a ses
préoccupations religieuses.
On ne peut douter qu’a l’origine la passion de
Pétrarque pour Laure n’ait eu un caractere sensuel : la
vertu ou la froideur de la dame réussirent a contenir une
a1·deur qui fut peut-étre indiscrete; mais Laure ne
repoussa jamais définitivement des hommages qui, sans
doute, ne lui déplaisaient pas. Ainsi ballotté entre ces
dédains et ce qu’il prenait pour des avances, Pétrarque
souffrit cruellement dans son amour, qui était profond et
sincere : l’expression de ses espérances, de ses joies, de
ses déceptions et de ses plaintes forme la matiére princi-
pale de ses chants. Peu a peu cependant d’autres·
pensées, d’autres amours aussi, se partagérent le cccur
de Pétrarque, et sans doute la passion tres vive des pre-
mieres années fit place a un sentiment plus pur et plus
idéal. Néanmoins le poéte ne fut jamais infidéle a celle
qui lui était apparue comme le type parfait de la beauté,
comme l’image accomplie du bonheur que peut donner
l’amour. En vain voulut-il faire de sa << Laure » le sym-
bole de ce a laurier » poétique dont il ceignit son front,
de cette gloire dont il fut si épris : rien ne pouvait arra-
cher de sa pensée que ce bonheur dont il avait eu la
�
vision ne lui était pas destiné. Partout les traits de cette
femme le poursuivaient, pour le consoler tour à tour et
le désespérer ; car entre le rêve de félicité qu’il ne cessait de caresser, et la réalité trop prompte à dissiper
ces douces chimères, le contraste était douloureux,
déchirant. Ainsi s`expliquent les accès de mélancolie que
les Rime décrivent si poétiquement, ce besoin de fuir la
société des hommes et de se réfugier dans la solitude,
ou au contraire la peur de se trouver face à face avec soi-
même, et parfois les idées de suicide qui l’obsèdent. Et
ce n’est pas tout : à ces causes de mécontentement et
d`inquiétude s’ajoutaient les scrupules religieux de
Pétrarque, le désir d’arracher son cœur aux passions terrestres pour le tourner vers Dieu.
Cependant Laure meurt le 6 avril 1348, vingt et un ans jour pour jour après la première rencontre ; et aussitôt après l’explosion de douleur que provoque cette séparation, tout s’apaise et s’harmonise dans le cœur de Pétrarque. Il se sent libre enfin d’aimer sans péché, sans remords, et d’idéaliser, sans que rien fasse obstacle à ses rêves, celle qui l’a si longtemps troublé. Des lors il vit par l'imagination; il se forge une félicité conforme à ses aspirations, et jamais Laure, dans ses vers, n’a été plus humaine, plus touchante, plus vivante même ; jamais Pétrarque ne lui a plus complètement appartenu. Nouvelle Béatrice, elle veille du haut du ciel sur son poete ; et souvent elle vient le visiter pendant son sommeil, le consoler, essuyer ses larmes, lui montrer le chemin du ciel ; car elle l`aime, et ses froideurs n’ont été que des artifices destinés à sauvegarder la pureté de leur amour. Même ainsi idéalisée, Laure n’est pourtant pas Béatrice : plutôt que la science divine, elle figurerait la beauté et la bonté célestes ; elle s’adresse moins à l'intelligence Lss cnnms Pnécunsnuas mz LA nuxnssaxcn 137 qu’au ccnur, et reste essentiellement femme. La conver- sion ai laquelle elle conduit le poete n’est pas cclle d’un mystique ou d`un illuminé, mais d’un croyant que les passions terrestres n’ont jamais cessé de troubler, et qu’il l`aut calmer A force de sourires et de caresses. La sensibilité et l’imagination de Pétrarque font donc passer sous nos yeux une série de tableaux ou chaque lecteur peut retrouver quelque chose de ses inquiétudes et de ses réves. Il n’en faudrait peut-étre pas davantage pour justilier-le succes persistant de ces sonnets et dc ces canzoni depuis cinq siécles et demi. Mais il y a autre chose encore : Pétrarque a été un merveilleux artiste, et les Rime sont une admirable cnuvre d’art. Peut-étre A cet égard est-on exposé a se laisser tromper par certaines apparences, et par le dédain, peu sincere, avec lequel le poéte a parlé de ces a bagatelles », Nous n’avons pas ici sous les yeux un journal poétique, ou auraient été enregistrées au jour le jour, sous la dictée des événements, les impressions d’un amant malheureux ou d`un chrétien tourmenté par le remords : ce recueil de vers est une cnuvre longuement méditée, patiemment retouchée, ou rien n’est laissé aux hasards de l’improvi- sation. Avant 1350, Pétrarque sans doute n’avait jamais songé at réunir ses cr poésies éparses » ’ pour les publier. Mais a partir de cette date, et jusqu’A sa mort, il reprit ses brouillons, les classa, les corrigea, les Ht recopier ou les recopia lui-méme dans un ordre déterminé, excluant maintes compositions, en ajoutant de nouvelles, sans réussir pourtant a donner A son céuvre une forme qu’il considérét comme définitive. Les poésies sont divisées en 1. u Rime sparse n, tel est le titre qu’il semble avoir voulu donner A son livre, A en juger par le premier sonnet; le titre latin Rerum vulga- rium fragmmta revient aussi A cela.
�
138 Lxrrénsrunu ITALIENNE
deux parties, de longueur fort inégale, dont la seconde
seule est entierement achevée. Elle comprend les pieces
relatives a la conversion du poete, écrites sous l’empire
de Ia pensée de la mort, la plupart, mais non toutes,
apres la mort de Laure‘. Comme cette inspiration était
celle qui, apres 1350 surtout, répondait le mieux aux
préoccupations intimes et constantes de Pétrarque, les
poésies qui en relevent sont celles qui présentent le plus
d’unité; la belle canzone a la Vierge en forme la con-
clusion logique.
La premiere partie n’a pas une signification aussi
nette. Outre que Pétrarque n’a pas achevé d’en classer
les dernieres pieces, on ne saisit pas bien de quels prin-
cipes il s’est inspiré pour disposer ses matériaux. L’ordre
chronologique n`est pas suivi avec rigueur; par endroits,
sont groupées des poésies se rapportant a une méme
inspiration; ailleurs, peut-étre, certains contrastes ont
été recherchés. Mais ce qui ne parait pas douteux, c’est
que Pétrarque a délibérément éliminé de son recueil
toutes les pieces dont il aurait eu a rougir pour des rai-
sons faciles a comprendrc : des amours de sa jeunesse,
il a voulu qu’un seul surnageat, le plus pur et le plus
profond de tous. Laure se dresse sans rivales au milieu
du sanctuaire poétique élevé a sa gloire.
(Euvre de mure réflexion, et non de passion spontanée,
les Rime renferment donc une analyse minutieuse de tous
les sentiments du poete : on sent qu’il se complait dans
l’observation de lui-meme, et qu’il détaille avec amour
les plus fugitifs aspects de son a moi ». Il lui arrive
1. Le piece qui ouvre la seconde partie est la belle canzone I' vo
pemando, contreirement A le division adoptée dans la plupart des édi·
tions modernes, pour lesquelles on e invente une division en quatre
parties, qui n'est pas de Pétrarque.
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mts cnANns Pmicunsnuns nn LA nnN.ussANcE 139
méme, at cet égard, de tomber dans la recherche et la
subtilité, l’envie nous prend alors de retourner contre
lui ce vers, ou il a exprimé une incontestable vérité :
Chi pub dir com' egli arde é ’¤ picciol foco *.
C’est la une critique a laquelle Pétrarque ne peut
échapper. La réalité de son amour n’est pas ici en cause;
mais il faut bien reconnaitre que le poete et parfois le
virtuose étouf}`ent en lui l’amant; or ce virtuose da pas
toujours un gout assez sévere. Il accorde une trop large
place at de purs artifices de m0ts ’, et cultive avec
trop de complaisance certaines combinaisons savantcs
de rythmes et de rimes, qui n’ajoutent rien a la vérité
du sentiment ni at la beauté de l’expression ’. Ces défauts
sont devenus particuliérement choquants chez les imi-
tateurs de Pétrarque, chez les a Pétrarquistes » du
xv1° siécle. Si réels qu’ils soient dans l’cnuvre du maitre,
ils ne doivent pourtant pas faire oublier l’art con-
sommé qui se révele dans ce style musical, concis,
expressil`, ou était notée alors pour la premiere fois toute
la gamme des sentiments les plus délicatement nuancés
de l’ame humaine.
Pétrarque aH`ectait d’ignorerl’cnuvre de Dante; par la
il s’attira, en 1359, avec quelques reproches mérités, un
cadeau de Boccace : un exemplaire de la Divine Comédie.
Il est difficile de croire cependant que, avant cette date,
Pétrarque n'ait rien su ni de la Vita Nueva ni du grand
poéme de Dante Toujours est-il que, dés 1352, il entre-
i. c Celui qui peut dire A quel point il brhlc, n’est pas en proie A un
feu bien redoutable n (Son. Pid volte gid...).
2. On commit les variations qu’il a exécutées sur le nom de Laura :
L’aura ¤h¤’l verde Iauro e Paureo urine, etc.
3. Voir la cannons Mai non ro' pid cantarm
�
prit de composer une série de << Capitoli 1> en tercets,
destinés a former une trame plus serrée que les a Rime »,
et dans laquelle le symbolisme moral et chrétien, slunis-
sant a la glorification de la femme aimée rappelle singuliérement, avec maints détails secondaircs, la conception
mémc de la Divine Comédie. Cette oeuvre, in laquelle il
travaillait encore quelques mois avant sa mort, porte
le titre de Triomphes : voici d’abord l’Amour qui sub-
jugue le monde, et traine derriere son char l’humanité
enchainée; mais la vertu d’une femme, Laure, triomphe de
l’Amour; il est vrai qu’elle ne tarde Pas a étre terrassée
a son tour par la mort. La gloire donne aux hommes
l’illusion qu’ils pourront vaincre méme la mort, simple
illusion que le Temps dissipe en refoulant toutes choses
dans lioubli et le néant, Dieu seul, immuable en son
éternité, ne Peut décevoir ceux qui mettent leur confiance
en lui.
Cette conception peu originale est présentée dans lc cadre d’une vision, ou tout n’est pas d’une netteté parfaite; les chants méme, au nombre de treize, ne s’enchainent pas avec rigueur; bien plus : quelques-uns rentrent avec peine dans le plan général, et contiennent de longs épisodes hors de proportion avec les énumérations rapides et monotones de personnages historiques ou légendaires, qui remplissent les chants voisins. Pétrarque, dans les Triomphes, a montré une aptitude médiocre a concevoir et a suivre un plan d’une certaine étendue; les parties épiques et philosophiques du poeme sont infi- niment au-dessous de la Divine Comédie *. Mais il
i. On peut comparer, par exemple, l'épisode de Sophonisbe (Tr. do l’Amour, ll : Stance gid di mirar...) avec celui de Francoise de Rimini (Enfer, V), que Pétrarque a essayé de refaire. reprend tout son avantage dans les parties lyriques, lorsqu’il décrit la beauté de Laure à son lit de mort :
- Pallida no, ma più che neve bianca… (Tr. Mort, I, fin) ;
ou lorsqu’il raconte le long entretien dans lequel sa dame, qui lui apparait en songe, lui révèle tout son amour et lui explique les motifs des froideurs qui l’ont désespéré (Tr. Mort, II). Ces pages vraiment sublimes ne se rattachent au sujet des Triomphes que par un lien fragile ; elles sont le complément nécessaire des Rime. Pétrarque n’a rien écrit de plus parfaitement plastique, de plus suave et de plus ému.
Après Pétrarque, la personnalité la plus saillante du xiiie siècle est Boccace. Peut-être même le joyeux conteur, artiste moins consommé que le poète des Rime, accuse-t-il d’une façon plus franche, plus brutale si l’on veut, la nouvelle orientation des esprits. Si l’œuvre de Pétrarque était toute différente de celle de Dante, celle de Boccace, grand admirateur pourtant de la Divine Comédie, en est le contre-pied, et comme la négation. Telle est du moins l’impression qui se dégage des ouvrages en langue italienne qu’il composa jusqu’à l’âge de quarante ans environ ; dans la suite, la tournure de ses idées se modifia. Il importe donc de considérer d’abord, en elle-même et séparément, cette première période de sa vie et de son activité littéraire.
Giovanni Boccaccio est né, en 1313, à Paris, où son père, le marchand Boccaccio di Chellino, avait su gagner le coeur d’une Francaise appartenant, semble-t-il, à la classe aisée, sinon noble. ll fut ramené en bas age a Florence, et vécut d’abord assez tristement entre un pére dur et intércssé et une belle—mere qui le trouvait apparemment de trop dans la maison. Son pere l’en fit bientôt sortir : le destinant au commerce, il le mit en apprentissage chez un marchand qui l’emmena at Naples. Giovanni achevait alors sa quinzième année.
Ce premier séjour de Boccace a Naples devait durer douze ans, période décisive pour la formation de son caractère et de son talent. Il y grandit dans une liberté relative : au milieu d’un des sites les plus enehanteurs que les poetes aient célébrés, vivait, autour du roi Robert d’Anjou, une cour brillante et voluptueuse qui dissimulait a peine, sous son élégance et son gout pour les joies de l’esprit, une corruption profonde et une incurable frivolité. Ardent au plaisir, doué d’une imagination et d’une sensibilité tres vives, on devine que le jeune Boccace se Iivra sans résistance a tant de séductious. Les succes qu’il obtint aupres de cette aimable société furent des plus llatteurs, puisque la femme qu’iI a chantée sous le nom de Fiammetta, et qui fut pour lui tout autre chose qu’une Béatrice ou une Laure, était la comtesse Maria d’Aquin0, la propre fille du roi Robert.
C’est douc a Naples que Boccace eut la révélation de la nature, de l'amour avec tous ses transports et ses douleurs — car Fiammetta ne tarda pas à le trahir, — de la gloire littéraire enfin, vers laquelle il se sentait irrésistiblement attiré. Des savants, des lettrés avaient trouvé auprès du roi Robert un accueil empressé, voire meme des honneurs et des charges enviables ; l’exemple de leur fortune enflamma le zèle du jeune Florentin, en méme temps que leurs conseils dirigeaient ses premiers pas mas cmmns mzécunsiwns mz LA nzmxssmcs 1/43 dans la voie des études classiques. Non loin de Naples, au pied du Pausilippe, se voyait le tombeau qui passait pour contenir les restes de Virgile : Boccace y vint souvent réver et consulter cette grande ombre comme un oracle, et il apprit d'elle que seule la poésie produit la vraie gloire, seule elle donue l’immortalité. Il ne résista pas a de si pressantes invitations, auxquelles se joignirent celles d’une femme aimée : renongant au com- merce, renoneaut aux études juridiques, auxquelles son pére avait voulu l’astreindre, il se {it romancier, poete et conteur. On n’exagere donc rien en disant que Naples a exercé sur le génie de Boccace une influence décisive : c’est la qu’il a composé, ou toutau moins conqu les romaus, en prose et en vers, qui marquerent le commencement de sa carriere littéraire, a partir de 1336. Rappelé en Toscane, a la fin de 1340, par son pere qui était devenu veuf`, il trouva, dans la continuation de ses ` ouvrages encore inachevés, les consolations dont son cmur meurtri avait besoin : Florence, cette république de mar chands, partagés entre le souci du gain et les passions politiques, ne ressemblait guére a l’ins0uciante cour de Naples! Boccace ne s’y plaisait pas, et jamais il ne s’y {ixa définitivement. Quand son pere se fut remarié, il -voyagea: on le trouve eu 1346 at Ravenne, in Forli cn 1347, et de nouveau Z1 Naples eu 1348. La mort de sou pere, qui lui laissa la tutelle dlun jeune frere avec la ges- tion d’uu mtrdeste patrimoine, le ramena a Florence, et c’est la, de 1350 h 1353 environ, qu’il composa son chef- d’muvre le Décaméron. ' Lorsque l’on parcourt les oeuvres de jeunesse dc Boccace, on est d’abord fmppé de la place démesurée qu’y occupe l’imitation classique : il fait preuve d’un pédantisme qui va jusqu’a l’cnl`antillage, dans les titres
�
ian LITTIERATURE ITALIENNE
mémes de ses ouvragesz Filocolo, Filostrato, Decamerorf.
Ce Filocolo, dans lequel l’auteura entrepris de refaire a sa
maniere le roman francais de Floire et Blanche/Zeur,_ est
déparé par un extraordinaire abus de mytliologie; la Fiam-
metta, ce récit tout brulant de passion, ceuvre vraiment
admirable par l’intensité du sentiment qui l’inspire, ren-
ferme de longs morceaux qui sont de simples paraphrases
d’Ovide ou de Séneque. Des ce moment- deux siécles
avant le Trissin et Alumanni, — Boccace se préoccupe de
remettre en honneur les genres classiques tombés en
désuétude: en écrivant la Teseide, il a conscience de
dotcr la poésie vulgaire d'une épopée. Plus heureux dans
l’imitation de l`idylle mythologique in métamorphoses,
renouvelée d’Ovide, il donne a la littérature italienne une
de ses ceuvres les plus charmantes, il Ninfale Fiesolano.
Une nymphe de Diane, Mensola, est aimée du berger
Affrico, mais leur amour est travcrsé par le courroux de
la déesse : Mensola meurt, et Affrico se tue de déses-
poir. La mort réunit les deux amznnts, car, métamorpliosés
en deux ruisseaux qui descendent purallélement de
Fiesolc, iis confondent leurs eaux dans celles de l’Arno.
Si l’on fait abstraction de certaines longueurs, et d’inex-
périences ou se reconnait un essaijuvénile, l`idylle amou-
reuse, puis tragique, d`A{frico et de Mensola cst ra-
contée avec une simplicité naive et une sincérité d’émotion
qui en font le témoin le plus authcntique des véritables
aptitudes de Boccace dans la poésic.
Le but auquel visent toutes ses muvres est simplement
de divertir, de divertir les femmes, et en particulier les
1. Pour Boccace la racine philo devait signifier amour. Filocolo a la
prétcntion de vouloir dire : cclui qui travaille ct souifre par amour (on
a pm-fois corrigé arbitruirement. ce non-sem cn Filocopo); Filostrato,
celui qui est abaltu par l'umour; Decameron, lea dix journées.
�
Lzs cnaxns rnécunszuns nn LA iumanssaucn its
femmes amoureuses. ll entreprend le Filocolo pour
répondre at un désir formcl de Maria d’Aquino; la Fiam-
metta porte exactement ce titre : << Libro chiamato Elegia
di Madonna Fiammetta, da lei a tutte le donne innamo—
rate mandato. » Pour se distraire lui-méme pendant une
absence de sa dame, il écrit le Filostrato; et voici com-
ment débute la conclusion du Décaméron : cc Tres nobles
jeunes femmes, c’est pour votre satisfaction que j’ai entre-
pris ce long travail. » Que nous voila loin des luttes apres
et tragiques de la vie communale, et des préoccupations
politiques, morales et religieuses de Dante! Ici toutparle
d’amour, de joics terrcstres, de plaisirs sensucls; on nc
soupire, on ne verse de larmes, on ne rugit de colére ou
de douleur que pour la perte de ces plaisirs et de ces
joies. Pour Boccace, le seul bonheur qui comptc ici—bas
réside dans la satisfaction de tous nos désirs, dans la
plus grande somme possible de jouissances. Le contraste
entre les conceptions morales et poétiques de Dante et
celles de Boccace n’est nullc part plus sensiblc que dans
les oeuvres ou le voluptueux conteur a voulu imiter son
grand devancier, daus l’Ameto, ou Boccace a fait de
l’allégorie un usage assez déconccrtant, et surtout dans
l’Am0r0sa Visione, poizme en tercets ob l’influence dan-
tusque est particulierement remarquable. L’iutcntion
déclarée de l’auteur est d’y cnseigner le chemin qui
conduit a la félicité éternelle; mais avant de nous intro—
duire par la petite porte, étroite et basse, la ie porte dc
vie », dans la Hére citadelle qu’il nous préscntc, il par-
court le royaume des vanités mondaines, gloire, riches-
scs, puissance, plaisirs, et tclle est la séduction qu’exer-
cent sur lui ces salles somptucusement décorées et ces
jardins délicieux ou il retrouve sa chere Fiammctta,
qu’il ne songe plus a en sortir : la vision {init sans que
urrinnunr n1·u.mun. {0 . .
�
nous ayons entendu décrire d`autre félicité que celle de
la terre et des sens. Les joies que lui procurent l’amour,
la nature, l’art et la poésie ne laissent pas au poete le
loisir de concevoir un bonheur distinct de celui-la.
Les meilleures pages des oeuvres juvéniles de Boccace
sont donc celles ou l’auteur a simplement dépeint les passions amoureuses, telles qu’il avait pu les observer en lui-méme et autour de lui ——-dans le Filostrato, le Ninfézle Fie-
solano, la Fiammetza ; ou encore celles ou il a décrit un coin
de cette société uapolitaine au milieu de laquelle il avait
vécu ses plus belles années -— dans un épisode célébre
du Filocolo, qui constitue une intéressante esquisse du
cadre plus vaste et plus riche, dans lequel il enchéssa plus
tard les cent nouvelles du Décaméron. Ce chef-d`oeuvre
lui-meme doit toute sa beauté à ce qu’il contient une
peinture réaliste et plaisante de la vie humaine, avec
les passions, les ridicules, les laideurs qui peuvent y
frapper un observateur pénétrant et malicieux. Les problèmes de l`au-delà ne viennent jamais troubler la sérénité
du conteur, ou, s’ils se présentent a lui, il les aborde
avec un esprit libre de tout préjugé, et sur le ton de la raillerie la plus impertinente.
La frivolité du Décaméron est encore soulignée par l’horreur tragique des premières pages, par le tableau fameux de la peste qui désola Florence en 1348. Il ne faut exagérer ni le mérite de ce contraste saisissant, qui n’est pas sans exemple chez les contemporains mêmes de Boccace 1, ni la valeur de cette description tant admirée,
1. Le Jugement du roi de Navarre, de Guillaume de Machault, débute par une lugubre description des fléaux qui s’abattirent sur l’Europe de 1347 à 1349, et on particulier de la peste ; la suite du poeme est tout aimable et meme badine. G. de Machault parait avolr composé cette <B¤vr• lis ls En de IBN; il no eomwt donc pas l• Décaméron, Liss cimmus imicunssuus mz LA neNAxssANcs 147 mais dont nous sentons trop le caractere artificiel : l’ob· servation personnelle y tient moins de place que la rhé- torique, et Le style du conteur nous plait davantage lors- qu’il est moins ambitieusement oratoire. Pendant que sévit le terrible Héau, sept jeunes Floren- tines tiennent conseil un matin, en l’église Sainte-Marie- Nouvelle, sur les moyeus les plus propres il se soustraire aux lugubres spectacles que la ville leur ofI`re de toutes parts. L’arrivée de trois jeunes gens de leurs amis, qui se montrent disposés a leur servir cle cavaliers, les décide a chercher un refuge a quelque distance dc Florence, dans une splendide villa située au milieu d’un beau parc, sur les pentes de Fiesole : les bruits de la ville n’arrivent pas jusque-la, et d’ailleurs on fera tout pour oublier les miseres de l’heure présente. La vie de la joyeuse bande est clécrite avec charme, en dépit de quelque monotonie: chacun a tour de role remplit les fonctions de roi ou de reine, et préside aux plaisirs des diverses journées; ce ne sont que banquets, promenades sous de frais ombrages, contes, danscs et chants. Grace a cette ingé· nieuse disposition, plusieurs journées empruutent un caractere particulier at la personnalité du roi ou de la reinc, et quelques-uns des intcrlocuteurs ont une physio- nomie propre, qui coustitue un élément d’intérét et de variété. Bien dillérent en cela des Canto Novelle Antiche, le Décaméron est un organisme savant, un tableau aux multiples perspectives, ou circulent l'air et la lumiizre; c’est une véritable muvre d’art. Le caractere le plus généralement counu des nouvelles de Boccuce est leur immoralité, et l’on peut allirmer que, pour cette raison, le livre est trop souvent mal jugé. Sans doute la liberté de certains contes est grande, mais on ne doit pas oublier que Boccace n’est grossier
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148 LITTIZRATURE |TALiaNmz
ni comme tel auteur francais de << fableau », ni comme
son cadet le Lucquois Sercambi. Il excelle a donner un
tour spirituel aux épisodes les plus graveleux; jusque
dans ses paillardises, il conserve une certaine tenue
d’homme qui ne s’oublie que dans la mesure ou il le veut
bien. Mais surtout il ne s’oublie pas perpétuellementl Il
y a, dans le Décaméron, une variété de sujets, de tons
et de styles que fait trop perdre de vue la mauvaise répu·
tation du livre. A coté des histoires d’amours vulgaires,
il y a place pour des récits héroiques ou tragiques; la
quatriéme journée est particulierement riche en contes
de ce genre, les uns farouches — comme ceux de Ghis—
monda, de Lisabetta ou du troubadour Guillaume de
Cabestaing, — ou touchants, comme ceux de Simona et
Pasquino, de Girolamo et Salvestra‘. La dixiéme journée
a son tour rcnferme de nobles exemples de générosité,
de courtoisie et de dévouement : tels sont les contes du
roi Pierre d”Aragon, des deux amis Tito et Gisippo, de
messer Torello et de Saladin, et surtout celui de la
patiente Griselda”, dont la constance, sublime jusqu’51
l`invraisemblance, nous touche peut-étre moins que la
Hdélité dc la Génoise Ginevra’. Ce sont encore d°atta-
ehantes pages que la bclle histoire de Federigo degli
Alberighi‘, ou cclle de Nastagio degli Onesti, dont
l’épisode principal se déroule dans le décor fantastique
de la cz pineta 1: de Ravennc (V, 8). D°autres nouxielles
encore contiennent le récit d`aventures compliquées,
1. A. de Musset a imité ces deux derniers conws duns Simone et Sylvie.
2. Pétrarquc a voulu bouorer ce beau eonte d’une adaptation lutine de
sn fagon, duns lnquelle il a donné A l`heroTne le nom, devenu plus célebre
en France, de Grisélidis.
3. Jouru. II, nouv. 9; c’est le sujet de Cymbeline, de Shakespeare.
4. V, 9; voir le Fuucon de La Fontaine; beaucoup d’auI.res poétes, d•
tous pays, se wut inspirés de ce sirjct.
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Lns cnmns rnécunsnuns na LA nnmusssncn its
romanesques et méme merveilleuses‘; ou bien ce ne
sont que de breves anecdoctes, d’inofI`ensives malices
(journ. VI), attribuées parfois a des personnages connus,
comme Guido Cavalcanti et Giotto; et tout cela forme,
on en conviendra, un ensemble fort riche et varié, oh
s”entre-croisent les éléments les plus divers.
Au milieu de cette variété de tons, les nouvelles popu-
laires ou nous trouvons une pcinture exacte de la vie
italienne et llorentine du x1v° siécle, sont assurément
celles qui retiennent le plus notre attention. Des person-
nages comme Ser Ciappelletto et le bon moine qui regoit
sa confession {I, 1), Frate Cipolla et son serviteur (VII, 10),
Andreuccio de Pérouse et les rencontres qu’il fait dans les
bas-fonds de Naples (II, 5), Monna Belcolore et son curé
(VIII, 12), ou encore Calandrino mystifié par ses amis`,
les rapins Bruno et Bulfalmacco (VIII, 3, 6, et IX, 5),
sont des figures qui se gravent dans notre mémoire eu
traits inefI`a<;ables. Boccace a su communiquer une vie
intense at ces types qu`il emprunte a la réalité la plus
vulgaire, autour desquels il a finement campé quclques
silhouettes secondaires, et qu’il a placés dans le milieu,
dans l’atmosphére qui leur sont propres; ce sont des
peintures achevées. L’art du conteur réside en effet tout
entier dans l’agencement du récit, dans le choix des
détails pittoresques, dans les gestes et les propos de scs
personnages. L°imagination créatricc n’a presque aucune
part dans la composition du Décaméron; Boccace n’a
peut-étre pas inventé une seule de ses nouvelles. Beau-
coup, sans doute, circulaient de bouche en bouche; un
plus grand nombre sa lisuient dans maints recueils uh
1. Par exemple II, 4, 6, 8; V, 2, 3, etc. La mugie entre pour une
part importunte dans la nouvelle X, 5, dont len sentiment: de courtoinie
et do générosité conntitnent d’ailleurn le fond.
�
150 L[TTléRA'1`URE ITALIENNE
nous les retrouvons. Mais qu’il les ait einpruntées in la
tradition orale, ou puisées dans les livres, son origina-
lité n’en souH`re que peu, car elle est tout entiere dans
le parti qu’il asu tirer de themes qui, jusqu’alors, avaient
appartenu in tout le monde, c’est-a·dire h personne.
Bien que l’influence olassique soit moins sensible dans
le Décaméron que dans ses ceuvres précédentes, Boecace
cepeudant y déploie un art raffiné. S’il sait faire parler
les gens du peuple dans le langage qui leur convient, son
style n’en a pas moins un cachet aristocratique caractérisé.
Il n’a qu’un but: plaire, embellir la vie, et ajouter aux
autres joies de l’existence ce plaisir, réservé aux seuls
esprits supérieurs, qui consiste in s’oH`rir le spectacle de
la sottise humaine. Ce terrible railleur qui ne respecte
rien, sauf la passion, nous enseigne que la vertu la plus
nécessaire en ce monde est l’esprit. Ne lui demandons
pas d`autre legon.
S’il excelle in créer des personnages, Boccace est peu
apte a s’analyser lui-méme : sa vie intérieure est E1 peu
pres nulle, et voilh pourquoi son Canzoniere, en dépit
de quelques bonnes pieces, est si inl`érieur a celui de
Pétrarque. Ses meilleures poésies lyriques —— les char-
mantes ballades du Décaméron — ne sont guere que des
variations, d’aillaurs fort agréables, sur des themes
ronnus: la coquette, la jalouse, l’amante heureuse ou
dilaissée.
En résumé, aucun écrivain, avant l’Arioste, n’a plus
hardiment mis en pratique la théorie de l'art pour l’art;
personne,’des le milieu du x1v‘ siecle, ne s°est plus intré-
pideinent posé en adversaire des traditions du Moven
Age.
�
mas cnmns rnécunssuns ms 1..4 nizmussswcs tu
IV
Une révolution aussi rapids et aussi profonde ne pou-
vait triompher en une seule fois; les temps n`étaient pas
mfirs. Quel que 1`tit le sueeés obtenu par les Rime de
Pétmrque et par le Décaméron, ces csuvres ne devaient
pas faire immédiutement école; trop de traditions
demeurées vivaces résistaient ia l’exemple de ces nova-
teurs.
L’un d’eux méme, comme effrsyé de son audace, hésite
et recule. A partir de 1354 environ, Boccace n’est plus
le méme homme. La quarantaine est venue, et l’amitié
si noble, si fidéle, qui l’unit 51 Pétrarque depuis peu
d’années, ne contribue pas seulement a orienter ses
eii`orts vers les études classiques; elle éveille en lui des
pensées de conversion et de pénitence. Boccace se débat
douloureusement entre ses passions, qui ne veulent pas
céder, et les avertissements de sa conscience. Des 1355,
il compose contre les femmes, qu’il avait tant aimées, une
invective, le Corbaccic, dont la violence va jusqu’i1 lh
grossiereté. '
En 1362, il recut l’étrange visite d’un cbartreux, qui le
bouleversa en lui parlant de sa mort prochaine x des lors
sa conversion (`ut complete. Pen sien lallut qu’il ne brulat
ses livres; du moins renia·t-il son chef-d’¤zuvre, puis il
s’adonna aux pratiques d’une piété étroite, qui cepen-
dant ne l’empéch¤ pas de travailler sans relache, soit S1
ses muvres latines, soit in ses traités de biographic ou
d'exégese dantesque. Il mourut in Certaldo, berceau de
BR famille, le 21 décembre 1375.
Le succés du Décaméron suscita beaucoup d’imit¤teurs;
mais aucun d’eux n’approcha de la belle ordonnanee et
�
152 LITTIQRATURE rrnmiwiz
de la perfection du modele. Un Florentin dont on ne con-
nait que le prénom, Ser Giovanni, s’en inspira gauche-
ment dans son Pecorone (vers 1378), sans verve ni
coloris, sans ombre d'originalité. Un Lucquois dépourvu
de toute culture, Giovanni Sercambi (1347-1424), composa
155 nouvellcs d’ou le sentiment de l’art est tout aussi
absent; et s’il a plus de vivacité que Ser Giovanni, Ser-
cambi est aussi beaucoup plus grossier. Le meilleur héritier
de Boccace fut encore celuiqui songea le moins at l’imiter:
Franco Sacchctli (1335-1400 environ), honnéte bourgeois
ilorentin, ami d’une douce gaité, mais a qui la vie fut
dure, écrivit vers l’extréme fin du siecle, et de sa vie,
pour sa distraction personnelle et celle de ses amis,
trois cents nouvelles, dont 223 nous sont parvcnues.
L’autcur n`a pas clierché at resserrer tous ces contes par
un lien qui eut donné quelque unité at son livre : ce
sont des anecdotes, des historiettes de toute espece,
tantot breves, tantot développées, qu’il rapporte sans
prétention, et trop souvent sans choix, mais avec une
bonne humeur charmante. Sacchetti n’ctait pas un lettré
de profession : la nature avait plus fait pour luique l’étude.
Cependant s’il ne connait pas les savants artifices de
Boccace, il n’en faut pas conclure qu’il manque d`art. On
peut regretter que la composition de ses nouvelles n’ait
pas plus d’ampleur, et que ses personnages soient décrits
un peu superficiellement, dans une seule attitude; mais
il posséde at un haut degré le sens de la caricature et le
don du mouvement, surtout dans la peinture des bous-
culades populaires. C’est d’ailleurs un citoyen sincérement
affligé de la décadence politique de sa patrie, et c’est
en outre un chrétien convaincu, dont nous possédons
certaines méditations pieuses, iutitulécs Sm-/noni evan~
gelici. Aussi moralise-t-il voloutiers, surje mode triste,
�
comme il convient 5 un vieillard aux yeux de qui tout
va de mal en pis; et cette sévérité morose se greH`e par-
fois assez bizarrement sur des nouvelles plutot lestes.
En somme, si la chronologie ne nous apprenait le con-
traire, nous serions tentés de regarder Sacchetti comme
un précurseur de Boccace, et comme un continuateur
distingué du Ncwellino et de Francesco da Barberino.
La chronique fut, vers la même époque, représentée à Florence par Giovanni Villani —- la chronique et non l’histoire. Car, malgré son intention de composer une sorte d`histoire universelle, en douze livres, depuis la tour de Babel jusqu’5 son temps, Giovanni Villani a entassé sans critique et sans choix les légendes bibliques, classiques ou populaires les plus hétérogenes; il ne s’éleve 5 aucune considération générale sur la liaison des événements entre eux, et s’en tient 5 l’ordre stricte- ment chronologique. Mais ce marchand, qui fut directe- ment mélé 5 la vie publique de Florence, était un obser- vateur clairvoyant, et quand il en vient 5 parler de ce qu’il a pu voir et entendre par lui-méme, son récit, si gnuche qu’il soit, prend un intérét inattendu. Nul ne nous a mieux renseignés que lui sur maints détails de la vie politique et économique de Florence au x1v° siecle (Euvre d’art médiocre, la chronique de Villani a, pour l`historien, une inappréciable valeur. Giovanni étant mort en 1348, Matteo, son frére, puis Filippo, son neveu, continuerent son récit jusqu’en 1364; et l’on uurait peine 5 compter tous les chroniqueurs qui résumerent, remanierent, s’approprierent, chacun 5 sa façon, meme sous forme de contes, et meme en vers, cette oeuvre devenue aussitot populaire.
Cependant les ouvrages ascétiques et didactiques con- tinuuicnt 5 se multiplier; il faut rappeler ici les noms do tbl; LITTIZRATURE rmniexun trois domlnicains, Domenico Cavalca (morten 1342), Jacopo Passavanti (mort en 1357) et Giovanni Dominici (1356-1419}, et ceux de deux Siennois, dont les lettres sont aussi appréciées pour la suavité du sentiment chré- tien que pour la pureté de la langue: Giovanni Colombini (mort en 1367) et surtout sainte Catherine (Caterina Benincasa, 1347-1380). De cette derniere On possede 333 lettres, at l’aide desquelles cette modeste fille du peuple exerqa sur les hommes de son temps une influence considérable, par la seule force de sa piété. C’est a cette époque aussi qu’appartient un recueil de légendes dont le charme nail` est encore vivement senti de nos jours, i Fioretti di San Francesco, tracluction d’un original latin de peu antérieur. Parl`ois enfin une intention didac- tique se glisse dans un ouvrage hlstorique et meme romanesque, comme l’ennuyeux Avventuroso Ciciliano, attribué sans motif plausible at Bosone da Gubbio, que llon doit considérer comme a peu pres contemporain du Dé améron. Pas plus que Boccace dans la prose — moins que lui peut-étre, — Pétrarque n°a fait lmmédiatement école dans la poésie : le pétrarquisme apparaltra beaucoup plus tard. L°influence de Dante reste encore longtemps doininante. Pétrarque l'a subie lui-meme dans ses Triom- phes, et Boccace, apres avoir si singulierement altéré l’inspiration du modele qu’il voulait imiter, entreprit da glorilicr la personne et l’oeuvre du grand poete, dans sa Vila di Dante, puis dans un commentaire, interrompu au chant XVII de l’Enl`er. Il le composa lorsque, it la fin de 1373, la Seigneurie l’appela it lire et a expliquer publiquement la Divine Comédie. Des cette époque, les commentateurs du poeme deviennent légion. De leur cété quelques rlmeurs essaient en vain de marclier sur
�
Las camps 1-niécunsmms mz LA nmvnssaivcs iss
les traces du grand homme : Cecco d’Ascoli (Francesco
Stabili, mort en 1327 sur le bnlcher, par ordre de l’In-
quisition) avait entrepris de réfuter les opinions de Dante
en une muvrc inf`orme,l’Acerba; Jacopo Alighieri, His
du poéte (mort en 1348), compose un Doltrinale pro-
saique et monotone; Fazio degli Uberti (mort apres1368)
rédige sous forme de voyage at travers le monde une
sorte d’encyclopédie géographique et historique, il Dit-
tamondo; Federigo Frezzi dans son Quadriregio, com-
mencé en 1394, terminé en 1403, parcourt les quatre
royaumes allégoriques de l`Amour, de Satan, des Vices
et des Vertus. Toute cette pauvre littérature, comme la
plupart des commentaires contemporains, trahit une
intelligence médiocre du génie de Dante : la Divine
Comédie n’est pas alors regardée comme un extraordi-
naire monument de poésie individuelle et subjective,
mais bien comme une encyclopédie, dans laquelle le
poete a exprimé, sous le voile de l’allégorie, les plus
proi`onds secrets de la science humaine et divine. On
imitait donc la Comédie dans ce qu’elle avait de moins
vivant, de moins conforme aux aspirations nouvelles de
liart et de la poésie.
Le lyrisme, hésitant encore entre la tradition du dolce
stil nuovo et l’inHuence naissante de Pétrarque, trouve
quelques accents sinceres dans l’inspiration politique.
Mais c’est seulement dans l’expression toute simple et
naive des sentiments populaires que la poésie lyrique fait
entendre une note nouvelle. Cette veine fraiche et
limpide commence ajaillir au x1v° siécle : Sacchetti s’y
désaltére al`occasion ; mais celui qui la représente le mieux
est Antonio Pucci, type accompli du cc popolano » flo-
reutin, nai'vement fier des beautés de sa ville, qu’il
célebre avec complaisance, plein de bon sens et de
�
isc LITTERATURE ITALIENNE
verve, auteur de sonnets facétieux, satiriques ou méme
didactiques, et de poémes plus développés, qu’il com—
posait pour l’instruction et l’amusement de ses compa-_
triotes.
Cette inspiration populaire ne devait rien at l°exemple
des grands ce Trecentistes », et il lui était réservé seule-
ment un siécle plus tard de constituer un courant assez
fort pour rajeunir la poésie italienne. En attendant,
celle-ci se trouvait comme paralvsée dans l’incertitude,
l’hésitation, le désarroi i11teilectuc1 qui ne sont pas rares
dans lcs périodes de transition, quand on ne peut sc
résoudre at reconnaitre que le passé est mort, et quand
l’avenir ne se dessine pas encore clairement. La littéra—
ture de la Renaissance, glorieusement annoncée par
Pétrarque et Boccace, ne devait sortir fortiliée de cette
crisc que gréce at Yoeuvre des humunistes.
�
Renoncer à l'usage de la langue populaire pour recourir à celle des grands écrivains de l’antiquité, travailler à reproduire tous leurs artifices de style et de
composition, mais surtout s'approprier dans la mesure
du possible leur tour habituel de pensée, tels sont les
caractères essentiels du phénomène littéraire connu sous le nom d'humanisme. Pétrarque et Boccace avaient donné l’exemple, lorsque délaissant l’idiome vulgaire, ils avaient consacré tous leurs soins à des œuvres latines qui faisaient leur orgueil, et dont l'influence immédiate fut considérable. Leurs efforts pour écrire dans un latin plus pur et plus souple que celui de Dante, et pour répandre une connaissance plus exacte, une intelligence plus claire de la civilisation et de la pensée antiques provoquèrent un grand enthousiasme ; les esprits les plus distingués d’Italie, dès la fin du xive siècle, rivalisèrent d’ardeur pour restaurer l’usage du latin dans toutes les branches de la littérature.
iss Lnuinnuiuz. irstxezvnn
<< Singuliére aberration! — disent quelques historiens;
les réeents chefs-d’0euvre de Dante, de Pétrarque et de
Boccaee étaient méconnus, le développement normal de
la littérature brusquement interrompu, l’italien lui-meme
compromis comme langue littéraire! Tout un fatras de
compilations latines, que personne ue lit, sont une
maigre compensation, en regard de toutes les oeuvres
vivantes et fortes que l’humanisme a rendues impossi-
bles. » — Et pour expliquer ce curieux phénomene, on
admet volontiers que, au lbudemaiu du superbe essor de
la civilisation florentine et de sa poésie, toute force eréa-
triee était épuisée; a un si grand labeur devait succéder
une période de lassitude et de repos. << L’humanité se
repose chez les humanistes », a-t-on écrit spirituellement.
Mais comment parler d’épuisement et de fatigue, h
propos de la génératiou qui a donné in l`ltalie, dans le
domaine de l’art, un Jacopo della Quercia, un Brunel-
lesehi, un Ghiberti, un Donatello, un Luca della Robbia,
un fra Augelico, un Masaeeio, pour ne rien dire de ceux
qui viennent un peu plus tard, les deux Lippi, Bottieelli,
Ghirlandaio? Quel signs d’impuissance découvre-t-on
dans Yextraordiuaire labeur d’un Marsile Ficin, une des
plus bellcs intelligence; dont se glorifie l`histoire de la
Renaissance? Admettre que les humanistes se soient
livrés in l`étude et a Vimitatipu de l’antiquité`pnr simple
distraction, par paresse, et parce qu'ils n’étaient pas bons
in autre chow, ¤’est mécpuuaitre la signification réelle de
leur muvre : ils ne pensaieut pas pouvoir faire un plus
noble usage de leurs faeultés. Libre at chacun de déplorer
leur erreur; mais c’est un déni de justice que de parler
de décadenee et d’affaiblissement intellectuel. En réalité
l’llllm3l'llSmC marque un moment de recueillement uéces-·
saire et de féconde préparation.
�
L’H¥iMAN!5MlS 159
Que cette préperation ait été féconde, les chapitrcs
suivants le montrcront; que ce recueillement fut néccs-
saire, lcs pages qui précedent l`auront fait pressentir. Ne
parlons pas dc Dante, dont l`0euvre ne pouvait ouvrir de
nouvelles voies it la littérzature; mais Pétrarque et Boc-
cace étaient visiblement trop supérieurs encore at la
moyenne de leurs contemporains, par leur culture, par
leur sens artistique et par la distinction de leur forme.
Pour que leurs oeuvres fissent vraimsnt école — on le
vit bien un siecle plus tard —- il fallait que le gout fut
fegonné par un commerce plus étroit avec les grands
écrivains anciens. C`est par l’étude de l’antiquité seule-
ment que devaien-t se former et se généraliser le sens
critique, l`esprit de libre recherche et de libre discus-
sion; c’est at cette école enfln que, sous les appareuces
variables de l`humanité aux différentes étapes de son
histoire, on devait découvrir l’bomme, dans ce que sa
nature ad’universel et de permanent. Tout cela, Pétrarque
et Boecace l’avaient apergu; mais leur exemple ne suffi-
sait pas a dessiller tous les yeux. Les humanistes ont
dignement continué leur muvre, en reprenant par la base
l’éducation du génie italien.
I
Puur mériter lc nom d`l1umanists, il nc suffit pas
d`écrire sn latin : il faut encore vouloir sortir de son
temps, et savoir se faire une ame antique. Dante, qui
avait composé en latin de savants traités sur les rap-
ports de l’autorité pontifieale avec l`empire, et sur la
langue vulgaire, nlavait pourtant ricn dill!} liumaniste, L5
principal précurseur dc Pétrarque fut Albertino Mussato,
�
160 Lrrrénnunn rrALmNNE
dont le nom a été deja prouoncé (p. 132), et au souvenir
duquel on peut associer un historien, écrivain assez
chétié, Ferreto Ferreti de Vicence (mort en 1337). Mais
personne, au x:v° siecle, n°a réalisé plus completement
que Pétrarque le nouvel idéal de la littérature latine
ressuscitée, surtout dans son A]9·ica, son De viris illus-
tribus et ses lettres; personne n'a plus fait pour propager
le culte de l’antiquité par ses oeuvres, par la passion avec
_laquelle il s’était constitué une bibliothcque, alors unique
en son genre.
De tous ses amis, Boccace {ut celui qui marcha le plus
brillamment sur ses traces. Ses traités biographiques
(De casibus virorum illustrium, De claris mulieribus) et
son dictionnaire géographique (De montibus, silvis, [lumi-
nibus, etc.) sont des compilations utiles, mais dépour-
vnes d’art et d’originalité; au contraire, son grand
ouvrege, en quinze livres, sur les généalogies des dieux
paiens, lui assure une place fort distinguée parmi les
interprétes de la mythologic classique. Latiniste moius
correct que Pétrarque, surtout en vers (son Bucolicum
carmen se compose de seize églogues}, il eut sur son
grand ami Yavantage d’apprendre as déchil}`rer Homere
dans le texte: un Calabrais frotté de grec, Léonce Pilate,
que Pétrarque avait découvert, et que Boccacc hébergea
pendant trois ans, fit sous ses yeux la premiere traduc-
tion intégrale -— mais combien imparfaite! —- de l`Iliade
et de l`Odyssée.
Le véritable héritier et le continuateur de Pétrarque,
dans le domaine de l’humanisme, fut Coluccio Salutati
(1331-1406), chancelier de la Seigneurie de Florence a
partir de 1375, et auteur de divers ouvrages latins, en
prose et en vers. Comme Pétrarque, c’est par sa vaste
ccrresponclance qu’il ugit sur ses contemporeins; ll {ut le
�
vkiuiumsiun 161
chef reconnu d’un groupe d'hommes distingués dont
l’influence rayonna au loin. Pendant que Florence voyait
paraitre Niccolo Niccoli, Ambrogio Traversari, Palla
Strozzi et vingt autres, la Vénétie, la Lombardie, Rome
et Naples rivalisaient avec la Toscane. De toutes parts les
esprits s’élancérent a la conquéte de l’antiquité, et tout ·
d`abord on travailla in reconstituer son patrimoine intel-
lectuel, en arrachant ix l’oubli tous les textes qui pou-
vaient étre sauvés. Salutati avait retrouvé le recueil des
lettres de Cicéron Ad familiares; d’autres chercheurs,
enflammés d’un beau zéle, furent plus heureux encore :
le Pogge (Poggio Bracciolini, 1380-1459) exhume, ou
contribue a rendre au jour Quintilien, Lucréce, les Silves
de Stace, les Puniques de Silius Italicus, les Argpnauti-
ques de Valerius Flaccus, plusieurs discours et traités
littéraires de Cicéron, entre autres le Brutus, douze
coméclies de Plaute. De toutes parts, les manuscrits
anciens sont avidement recherchés, rccopiés, uchetés ix,
prix d’or.
Ces ouvrages qui reparaissaient a la lumiere, et ceux
que l’on connaissait de longue date, on s’apercut alors
qu’on les comprenait parfois mal; il fallait donc corriger
les fautes, imputablesa l’inattention ou a Pignorance des
copistcs, soit en comparant entre eux plusieu1·s manus-
crits, soit par voie de conjectures. Ainsi furent inaugu-
rées les études critiques sur les textes anciens, aussitot
complétécs par d’abondants commentaires grammaticaux,
littéraires et historiques. Nombreux sont les humanistes
qui s’y cpnsacrérent; mais entre tous Lorenzo Valla (1405-
1457) sc distingua par sa hardiesse. Excellent grammai·
rien, il fit surtout preuve d’un sens critique solide dans
l’examcn des traditions historiques si souvent déformées
par lcs légendcs, et dans la discussion des opinions philo-
IJTT*lA'I`URI ITALIIINF
�
162 LITTERATURE ITALIENNE
sophiques, théologiqucs et juridiqucs. Personne plus que
lui n’a battu en bréche la science médiévale, n`a réfuté
d’erreurs invétérées, et n’a contribué a fonder, sur des
bases inattaquables, la méthode de la philologie clas-
sique. D`autres humanistes sc vouérent plus particuliére-
ment a l’instruction de la jeunesse, ouvrirent des écolcs,
et ronouvelérent entiérement le systéme d’éducation
jusqu`alors en usage; parmi les plus célébres pédagogucs
du temps, on cite Guarino de Vérone et Vittorino da
Feltrc, qui enseignérent a Ferrarc ct a Mantoue dans la
prcniiére moitié du xv' siécle.
A coté des textes littéraires et historiques interprétés
avec soin, les monuments de l’antiquité, avidement inter-
rogés par les archéologues, vinrent apporter leur contri-
bution pour reconstituer la vie du monde ancicn. Un
commcrgant, Ciriaco dei Pizzicolli, d’Ancone (1391-1455),
frappé de la beauté et de l`intérét des ruines qu’il avait
visitées au cours de ses voyages, abandonna tout pour sc
consacrer a en donncr des descriptions exactes, et par-
eourut l’Italie, la Grece, l`li`.gypte, en quétc de tous les
monuments figurés, et en particulier des inscriptions,
qu'il pouvait découvrir.
Un autre élément de rénovation intellcctuelle fut
l’hellénisme, importé en Italie non plus par un Léouce
Pilate, mais par des Grecs pourvus d’une solidc culture
littéraire. Dés 1397, sur la dcmande de Coluccio Salutati,
Manuel Chrysoloras était appelé par la Seigneurie de
Florence a onseigner lc grec au u Studio » de cette ville.
Beaucoup d’Italiens se rendirent a Constantinople, y
étudiércnt, comme Guarino deVéro11e, et en rapportérent
tous les manuscrits sur lcsqucls ils, purcnt mettrc lu
main, tel le Sicilien Giovanni Aurispa. Des lors on sc mit
avec ardcur in traduirc cn latin les oeuvres d’Il0mérc, do
�
rhiuuaxxsma 163
Platon, de Démosthéne, de Xénophon. En 1438-1439 se
réunit a Ferrare, puis a Florence, un concile dont le but
était d`opérer un rapprochenient entre les Eglises d’Orient
et d’Occident, et, a cette occasion, les Italiens se trouve-
rent en contact avec quelques-uns des représentants les
plus considérables de la civilisation néo-grecque, entre
autres Georges Gémiste Pléthon, fervent platonicien, qui
fut écouté a Florence comme un oracle, et l’évéque de
Nicée, Bessarion, qui plus tard s’établit a Rome. La prise
de Constantinople par les Turcs, en 1453, ne fit donc que
confirmer le triomphe, des lors certain, de l’hellénisme
en Italie; la plupart des universités s’assuraient le con-
cours de maitres comme Jean Argyropoulos, Démétrius
Chalcondylas et Constantin Lascaris.
De cette familiarité avec les Grecs, les ltaliens ne
retirerent pas seulement le grand avantage de mieux
comprendre taut de chefs-d’0euvre, jusqu’alors méconnus :
un courant philosopliique se dessina, qui devait exercer
une influence considérable sur l’orientation de l’art et de
la poésie de la Renaissance. Le Moyen Age avait eu pour
Aristote un respect superstitieux : c’était l’oracle supreme
de la scolastique. A partir du xv° siecle, le platonisme
ressuscité rel`oule dans l`ombre, avec les autres traditions
médiévales, l’auto1·ité exclusive du Stagyrite. Ce l`ut une
révolution; et bien que les artistes et les poetes de la
Renaissance ne fussent guere philosophes, leu1· concep-
tion du beau, de l’homme, de sa destinée, de ses rap-
ports avec Dieu, s’en trouva profondément modifiée.
Trois noms, a ee propos, doivent étre retenus: ceux
de Gémiste Pléthon, dont le passage a Florence excita
pour le platonisme un ardent intérét; de Cosme de
Médicis, llAl]Ci€ll, le fondateur de la puissance de sa
maison, qui, dans sou enthousiasme, congut le dessein
�
166 LlTTliRA'l‘URE ITALIENNE
de restaurer la philosophie de I’antique Académie; enfin
et surtout de Marsile Ficin (1433-1499), le veritable
artisan de cette révqlution, exemple peut-étrc unique
d’aptitudes absolument conformes a la mission spéciale
qqe lm imposa son protecteur. Ce fut sur l’invitation de
Cosme en efl`et qu’il traduisit er; latin tontes les muvres
ds Plntim, pqls ccllcs dp Plqtin, y ajouta un abondant
commentaire, et exposa méthodiquement leur doctrine
dans sa Theologia plqtonica en dix-huit livres. A dire
vrai, la philosophic de Marsile Ficin n*est pas le plato-
nisme pur; c’est plutét lo péo-platonisme des commcn-
tateurs alexandrins du mnitre; mais cette doctrine conve-
nait beaucoup mieux la tournure g1’esp1‘it du mystique
florentin, constamment préoccupé de concilier la philo-
sophie platonicienne avec le christianisme.
L’influence de Marsile Ficin s’exer<;a par ses écrits,
par son enseignement au mt Studio » de Florence, et
surtout par les longues discussions qui s’engageaient
dans le cercle d’amis toujours préts a se réunir autour de
Ces doctes entretiens sont connus, dans l’histoire de
la Renaissance, sous le nom d’Académie Platonicienne; mais il va sans dire que cette Académie n’avait rien de commun avec les assemblées qui, dans la suite, ont été organisées uu peu partout sous ce titre. Tout ce que Florence a corppté d’esprits cultivés, dans la seconde mqitié du xv° sieple, a fpéquenté ces réunions, ou en a subi l`influence : qn’il suftise de rappeler ici les noms de Leon-Battista Alberti, de Pic de la Mirandole et de Cristoforq Lapdinq qui, dans ses Disputationes Camaldu- lenses, nous a laissé un taluleau aussi élégant qu’instructii dcs conversations tenues par les néo-platoniciens de Florence dans leg cadres les plus poétiques : celles-ci sp déroulent an milieu des foréts qui entourent l’ermi_
�
Uuuiunisnxz 165
tage des Camaldules, dans la haute vallée de l’Arno.
L’Académie florentine eut aussitét des émules dans
d’autres villes. L’Académie romziine, fbndée par Giulio
Pomponio Leto (1428-1498), et dont fit partie, entre
autres, Platina (1421-1481), eut un éaractere plus exclu-
sivelnent classique; l’af}`ectation des sehtirhents et du
langage propres au paganisme y alla méme jusqu’a
inquiéter le pape Paul II, lorsque Ia légitimité du pou-
voir temporel parut mise en doute par ces humahistes,
mais les destinées de l’Académie ne furent pas sérieu-
sement compromises par des rigueurs momentanées.
A Naples, ou un humaniste médiocre, coiinu surtout par
un recueil d’épigrammes obscenes, Antonio Beccadelli,
surnommé cc il Pandrmita » (1394-1471), vint achever
une carriere assez agitée, une Académie fut instituée
par ses soins; mais l`homme qui y a vraimcnt attzlché
son nom fut l’écrivain délieat qui prit la succession de
Beccadelli, Gioviano Pontano, qui Q laissé une belle
réputation comme poéte latin
II
Non contents en e1lI`et de rceonquérir, par un travail
critique incessant, la littérature et la civilisation du
monde ancien, les humanistes entendaient eréer eh latin
une littérature originale. Leurs écrits, considérables par
le nombre et la longueur, ne sont pas aussi clépourvus
de valeur qu’on est disposé E1 lé croire sans les lire.
Assurément l’intérét que l’on y pent trouvcr est des plus
limités : ce sont des oeuvres mort-nées; mais elles cun-
tiennent en germe quelques-uns des caractéres distinc-
tifs de la littérature italienne rcnouvclée, tclle qu’ella
�
166 LITTl§RATUlE xuunwmz
devait réapparaitre au temps du Politien et de Machiavel-
A ce titre une revue rapide des genres cultivés en latin
au xv' siécle est ici néccssaire.
L’histoire surtout eut la faveur des humanistes. Leo-
nardo Bruui, surnommé u l°Aretino » (1370-1444), tra-
ducteur d’Aristote, de Platon, de Démosthéne et de Plu-
tarque, héritier de Coluccio Salutati, son maitre, dans
les fonctions de chancelicr de la république florentine,
retraga en douze livres l’histoire de Florence jusqu’h
l`année 1402. l,e Pogge s’attacha au récit des guerres
soutenues par ses compatriotes de 1350 Ea 1455; Lorenzo
Valla raconta les événemcnts qui marquérent le régne de
Ferdinand d’Aragon, roi de Naples. En Lombardie, Pier
Candido Decembrio (1399-1477) écrivit la vie de Filippo
Maria Visconti et eelle de Francesco Sforza; enfin Flavio
Biondo (1388-1463), secrétaire apostolique et auteur de
travaux archéologiques fort estimés, entreprit de retracer
en trente et uu livres l’histoire d’ltalie, depuis la chute
de l’empire jusqu’Ei son temps. Quelques-unes de ces
oeuvres se distinguent par un esprit critique et un souci
de la composition que ne soupconnaient pas les anciens
chroniqueurs : l`ordre chronologique est abandonné et
fait place Ea une disposition plus rationnelle des matiéres;
on y reconnait un ell`ort, souvent heureux, pour découvrir
les causes des événements et leur enchainement. Les
légendes fabuleuses, qui encombraient tous les débuts de
chroniques, sont rejetées; les sources auxquclles puise
l’historien sont indiquées, controlées, discutées. Peu
importe que le résultat laisse encore A désirer 1 la
méthode est trouvee. En outre, on remarque dans la con-
ception générale de l'histoire d'Italie, un changement
profond: pour les humanistes, la dignité impériale, dont
se parent encore les souverains allemands, nlest plus,
�
L•IIUMANlSME 167
comme pour les liommas du Moyen Age, la continuation
légitime de l’ampire romain. La grandeur de Rome, a
leurs yeux, finit avac la républiqua; l`institution de
Vampire marque le début de la décadence, at ce titre
d’amparaurs, dont se targuent des barbares, n’a été
qu’una arma entrc leurs mains pour asservir llltalle
déchua. Nous voila beaucoup plus pres assuréxnent des
idées da Machiavel que de celles da Dante, et meme de
Pétrarque.
Il est vrai que ces historiens ne sont pas sans
raproches. A force d`imiter Tite—Live, Salluste ou Sué-
tone, et avec leur manie de draper leurs héros a la
romaine, ils alterent la physionomie de l’époque qu’ils
prétendent faire connaitre, et commattent de véritables
anachronismes. Ces défauts seront peu a pau corrigés,
grace au goiit sans cesse croissant pour l'observation
diraeta. Il en restara pourtant tonjours quelque cliosa,
par example dans l’habitude de preter des discours de
pure convention aux principaux personnagas, et dans une
certaine affectation de majesté trop peu exempte de
rhétorique.
La meme tendanca se ret1·ouve dans les exercices ora-
toires et meme dans les lettres des humanistas. Leur
caractere individual se marque en traits plus saillants
dans les mémoires et les pamphlets, comme ceux
d’}Enaas Sylvius — devanu pape sous le nom_de Pie II,
en 1458, — car son raeit du concile de Bale est une
ceuvre de parti, au moins autant qu’une page d’histoire.
Plus aurieuses encore, pur l’exaspération de la personna-
lité, sont les invcctives violentes, et souvent grossieres,
que ces savants irascibles se laneaient pour le prétexte le
plus futile. On y voit se trahir ingénument la suscepti-
bilité, l`intolérancc, llorgucil démesuré qu’ils puisent
�
{68 LITTIQRATURE ITALIENNE
dans la conscience dc leur valeur, et dans la considéra-
tion dont ils sont l’objet de la part des princes les plus
puissants : leurs moindres opinions sont sacrées; la plus
légére critique leur semble un affront intolérable.
Nous touchons ici au point faible de la civilisation du
xv' siécle : si l’humanisme affinait les esprits, il ne forti-
fiait pas les caractéres. C’est a ce moment que la littéra-
ture devient, pour beaucoup, une profession; or l’homme
de lettres n’u cu, pendant de longs siécles, d’autre res-
source que la munificence des grands, au service desquels
il entrait comme conseiller, comme ambassadeur -— on
disait alors << orateur » — ou comme dispensateur infail-
lible d’une gloirc dont les moindres tyranneaux se mon-
traient affamés : chacun pensait étre un Achille, pourvu
qu°il trouvét un Homére. Ce métier de courtisans, tous
ne l’exercérent pas aussi effrontément que Parrogaut
Franccsco_Filelfo (1398-1481), qui, non content de com-
poser la Sfzrziade a la solde de Francesco Sforza, se fai-
sait payer a part les épisodes qu’il promettait d’y insércr
en l’honneur de tel ou tcl personnage, quitte a changer
ses éloges en satires s’il n’obtenait pas le prix demandé;
mais il est certain que la Renaissance a vu trop souvent
se répéter ees scundales. On rcconnait sans peine chez
Filelfo les germes d'un art encore grossier, que le
fanieux Arétin portera in sa perfection.
La Sjiwziade prétendait étre une moderne Iliade; les
réminiscences homériques abondent aussi dans un poeme
en treize chants, que Basinio Busini (1425-1457) composa
en l’honneur de Sigismond Malatesta, seigneur de
Rimini, l’un des plus curieux mécenes de cette époque.
Ces pauvres essais moutrent assez que lcs temps
n’étaient pas propices uu genre épique. Au contraire,
dans la poésie légére, les humanistes ont déployé des
�
JHUMANISME 169
qualités plus persunnelles, en cumpusant suit de cuurtes
pieces d’un tuur familier uu épigrammatique, a la maniere
d'Hurace uu de Martial, suit des élégies amuureuses,
dans le style d’Ovide, de Catulle uu de Pruperce, nun
sans quelques réminiscences de Pétrarque. Deux,d’entre
eux unt méme su faire prcuve, cn latin, d’un véritable
tempérament puétique;_ce sunt Giuvianu Puntanu et le
Pulitien. Ce dern1r uccupera dans lc chapitre suivant
une place trup impurtante puur qu'il suit nécessaire
d’insister beaucuup ici sur sun rule comme humaniste; il
faut cependant rappeler que cet infatigable interprete
des classiques ne se livra pas tuujuurs a des travaux
aussi séveres que la traductiun de l’1liade, entreprise B1
quinze ans : il tuurna en latin d’aimables et fines puésies,
et cumpusa meme des épigrammes en grec. Si le charme
de ces pieces réside surtuut dans un style a la fuis ingé-
nieux et naturel, plus que dans la pensée, certaines
élégies du Pulitien, dunt une tuut au muins, sur la murt
d’Albiera degli Albizzi, est restée célébre, pussédent une
valeur plus haute, grace a l’heureuse adaptatiun de la
furme classique a l’expressiun de sentiments vrais. En
latin, cumme dans ses trup cuurtes wuvres italiennes, le
Pulitien a eu le privilege de savuir faire entendre des
accents persunnels a travers une série presque ininter-
rumpue de réxniniscences.
Ombrien de naissance, luais Napulitain d°aduptiun,
Giuvianu Puntand (1426-1503), n’a jarrlais épruuvé le
besuin de manier en vers d’autre langue que celle de
Catulle et de Pruperce; le latin suffit 51 tuus ses besuins.
Est-ce parce qu’il sait exeellemment le plier aux muindres
caprices de sun imagination, uu parce que sa pensée a
d’elle-meme le tuur paien et vuluptueux, dunt la puésié
latine uffrait des inudeles accumplis? Le fait est que,
�
170 Ll'['Tl§RATUltE ITALKENNE
chez Pontano, l’expression des sentiments ne saurait
étre ni plus aisée ni plus musicale. L’amour tient la
premiere place dans ses vers, l’amour sensuel, tout en
langueurs et en caresses, sans violence passionnée, sans
profondeur d’émotion ni de pensée. Mais Pontano chante
aussi les chagrins et les joies de sa vie familiale, car il
se met volontiers en scéne; et les couleu1·s dont il sait
relever de légers croquis d’un charme tout intime, comme
le babillage du petit enfant et de sa mere, échappent
a toute convention. Pontano réussit meme a faire
entendre, dans ses hexamétres et ses hendécasyllabes,
certains échos de la vie populaire, des refrains de chan-
sons, des légendes et des superstitious napolitaines. Par
cette union harmonieuse et spontanée entre l’élément
réel, vécu, personnel, et l’élément classique, la poésie de
Pontano est une des manifcstations les plus caractéris—
tiques du génie de la Renaissance.
D’autres humanistes, du reste, le Pogge dans ses
Facéties, }Enas Sylvius dans son Histoire de deux
amants, font servir le latin a la peinture des meeurs con-
temporaines et in la transcription des bons mots, des
joyeux propos que l’on colportait sur la place publique;
tous savent peindre un coin de paysage ou une scene
d'apres nature, car tous ont le gout de l°observation.
Ainsi dans cette littérature fondée sur l`imitatio11, la vie
italienne pénétre peu at peu de toutes parts, et une incon-
testable originalité se dégage de ce labeur trop souvent
pédantesque, qui semblait condamné in la stérilité. Tou-
tefois ce n’est pas dans les genres les plus sérieux, cc
n’est pas dans leurs ueuvres les plus longues que les
humanistes font le mieux paraitre ces heureuses qua-
lités : ce qu’il y a de trop ambitieux dans leurs discours
ou dans leurs essais d’épopée donne plus de relief a la
�
1.’uuMAmsM¤ 171
puérilité dc leur imitation et aux vains artifices de leur
style. Au contraire les courtes descriptions, un peu
superficielles peut-étre, de tout ce qui les entoure, se
prétent bien a1*emp10;ae la mythologie; leur imagination
prend sans eH`ort un tour idyllique, auquel il leur est
aisé d’associer quelque écho de la vie réelle; et aux
graces raffinées de l’églogue ou de l’élégie latine, ils
aiment at unir les accents naifs de la muse populaire. Or
ces caracteres seront précisémeut ceux de la poésie ita-
lienne at la fin du xv° siécle : mythologique, descriptive,
idyllique, populaire et au besoin villageoise, d’ailleurs
pauvre en émotions profondes, et a peu prés incapable de
s’iutéresser at des idées abstraites.
Le role initiateur de l’humanisme était alors entiére-
ment terminé. Longtemps encore pourtant la littératurc
latine resta en honneur. La premiére moitié du xv1° siécle
vit paraitre de nombreux poémes, les uns religieux,
le De partu Virginia (1526) de Sannazar, ou la Chrzlslias
(1535) de G. Vida, descriptifs ou didactiques comme ceux
de Sadolet, G. Fracastoro et Manzolli. Le lyrisme latin
fut cultivé méme par les plus célébres écrivains italiens :
Bembo, Castiglione et l’Arioste; — mais Giovanni Cotta,
Andrea Navagero et Marcantonio Flaminio ne durent
qu’a leurs vers latins la grande renommée dont ils ont
joui. Néanmoins cette poésie, de plus en plus factice en
son élégance aristocratique, était condamnée a la répé-
tition indéfinie des mémes artifices. Le cicéronianisme
triomphant, en interdisant l’emploi de locutions et de
tournures étrangéres aux wuvres du grand orateur, pri-
vait le latin de la seule ressource dont il disposat pour
lutter avec les langues vivantes, celle de prendre libre-
ment, partout ou ils se rencontrent, les mots nécessaires
in l'expression des idécs modernes, et d`en forger de
�
17} Lnrrérenunn ITALIENNE
nouizeaux au bcsoin. Depuis lors, la poésie latine est
restée un amusement d`érudits, sans influence sur la
littérature proprement dite; presque sans contact avec
elle. Quant tl la prose latine, elle a longtenups survécu,
et beaucoup plus légitimement; comme langue savante;
on a méme parfois regretté qu’elle ne se soit pas main-
tenue comme langue internationale. Mais ce role; qu’elle
a si utilement joué pendant des siecles, sort entiérement
des limites de ce chapitre.
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CHAPITRE III
LA LITTEBATURE ITALIENNE AU XV' SIECLE
I
Pendant les deux premiers tiers du xv' siéple, lc latin
relégue a l’arriérc-plan l`usage de la langue dite << vul-
gaire ». Les oeuvres écrites en italien, pep pombreuses,
ne révélcnt guére que des tcndanccs individuelles. Aussi
est-il difficilc de grouper et de caractériser des essais
dépourvus, pour la plupart? dliptentions artistiques;
tout au plus peut-on distinguer deux ou trois courants
principaux.
C`est d’abord {influence persistante des traditions du
XlV° siécle. Entre 1450 et le Florentin Matteo
Palmieri (1406-1475) compose un long poéme philoso-
phique en tercets, ou l’iniitation de Dante est fort recon-
naissable, la Cittd di vita, demeuré inédit parce qu’il
renfcrmait une opinion condamnéc par l’Eglise. A coté
de la Divine Comédic, les TI'i0l{l}Ih8S de Pétrarque
exercent une action considerable sur la poésie allégo-
rique, et la premiere maniére de Boccace, celle de
l’An;cto et de l’Amorosa visione, se retrouve dans la
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174 LlTTIlIATUIE rraniixxws
Philamena de Giovanni Gherardi da Prato, quicommenta
publiquement les oeuvres de Dante a Florence dc 1417
a 1425. Le méme G. Ghcrardi imita en prose le style et
la composition du Décaméron en un curieux ouvrage,
intitulé par son éditeur moderne il Paradiso degli
Alberti, ou sont rapportés les cntretiens, tantot snvants,
tantot joyeux, auxquels se complaisait l’élite de la société
florentine. Quant a la poésie amourcuse, elle s’était
mise a l’école de Pétrarque, sans originalité, sans profon-
deur de sentiment, avec Buonaccorso da Montemagno
(mort en 1429) et Giusto de’ Conti {mort en 1449).
C’est d’un autre coté qu`il l`aut portcr ses regards si
l’on veut trouver quelque spontanéité. Sans prétendre
faire wuvre d’artistes, beaucoup de bourgeois florentins
avaient alors coutume dlécrire au jour le jour leurs
impressions et leurs souvenirs, sortes de chroniques
familiales ou ils consignaicnt, au profit de leurs enfants,
les fruits de leur expérience, dans la langue simple et
savoureuse des conversations quotidiennes; ils écrivaient
aussi des lettres ou leurs sentiments intimes s'expri-
maient naivement, sans aucune préoccupation littéraire.
Les recueils dc cc genre abondent au xv' siécle; quel-
ques-uns ont un charme pénétrant, comme certaines
pages des Diari de Giovanni Morclli ou de Buonaccorso
Pitti, et surtout les lettres d’Alessandra Macinghi, femme
de Matteo Strozzi, écrites de 1447 a 1470 a ses fils
exilés, documents d’une inappréciable valeur au point
de vue de l’histoire des sentiments, des mosurs et de la
langue.
Ce style populairc ou bourgeois pénetre méme dans
le domaine plus sévérc de la prédication, et saint Ber-
nardin de Sicnne (1380-1444) ne dédaigue pas d’émailler
ses sermons de contes tournés avec une vivacité char-
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LB xv• srizcuz 175
mante. D’ailleurs, sans se soucier d'imiter Boccace, le
peuple raconte de joyeuses histoires avec une bonne
humeur exempte de toute prétention. Plusieurs de ces
récits nous ont été conservés, et tel d’entre eux -— la
nouvelle du Grasso legnaiolo, par exemple, farce
d’atelier ou l’architecte de la coupole de Florence,
Brunellesehi, joue un role important·— sont des modéles
de malice et de fine observation, que font encore mieux
valoir le naturel du style, l’absence de tout artifice.
Ces essais ne sont pas isolés; les premieres années
du xv° siécle voient se développer une littérature consi-
dérable : la poésie chevaleresque, venue de France, et
solidement implantée dans la vallée du Po‘, se répand
dans l`ltalie centrale, colportée de carrefour en carrefour
par les a Cantastorie ». Des romans en prose, destinés
in la lecture, reprennent la matiére de toutes ces chan-
sons de geste et leur assurent une uouvelle diffusion.
Andrea da Barberino, né vers 1370, rédige ainsi ses
Reali di Francia, ou il s’eH`orce de donner une liaison
logique et une apparence raisonnable a une série d’his-
toires fabuleuses sur les origines de la dynastie de France,
jusqu’aux exploits de jeunesse de Charlemagne et de
Roland. Ecrivain maladroit et monotone, Andrea da
Barberino occupe cependant une place importante dans
l`évolution italienue dc la littérature chevaleresque, et lc
succes de ses oeuvres a été considérable : un de ses
romans, plein des plus surprenantes aventures, Guerrino
il Nesc/Lino, n°a pas cessé de faire les délices du public
populaire d`ltalie.
Nés cn Ombrie du mouvement franciscain’, le cantique
1. Premiere partie, ch. l, § 111.
2. Premiere partie, ch. Il, § xx.
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spirituel, cu laude, et le premier germe du drame liturgique s’étaient répandus dans toute l’ltalie centrale. En
Toscane, la mise en scene des récits évangéliques, des
vies des saints et de pieuses legendes, eut une fortune
particulierement brillante, grace aux progres de la
machinerie et du spectacle. Sous le nom de Sacra rap-
presentazimw, l’ltalie du xv° siecle eut a peu pres l`équivalent de nos Mysteres, mais avec des proportions restreintes, car l’action de la Rappresentnzione est tres
rapide et ne comporte aucun développement psychologique, ni méme vraiment dramatiquc. Les scenes plaisantes, les intermedes bouffons y ont parfois cependant
une ccrtaine étendue, tant il vrai que ces wuvres naives,
d`un tour franchement populaire, représentées aux jours
de féte dans les cnnfréries et les couvents, souvent par
des enfants, visaient moins a Védification qu’au simple
amusement.
L’esprit railleur du peuple florentin s’était déja manifesté a diverses reprises dans la poésie lyrique. Le genre burlesque prqprement dit fait son apparition avec les vers du barbier Domenico di Giovanni, surnommé. ec il Bur- chiello » (mort en 1448). Scs pieces, remplies de bizarres coq—a-l’£me, et tres souvent dépourvues pour nous de sel et de seps, nous iuitieut aux petites miseres de la vie de liaultillr, RDX QUCTBHCS, HUX l’l)édlS8I1CBS et {l�Xil1V€C— tives ou il se complaisait, mais qui l’obligerent finalemeut a s’exiler de Florence.
Pendant que l’imagination et le sentiment populaires s’exprimaient ainsi en italien, avec une aisance croissante, les érudits, les humanistes méme commencaicnt a témoi- gner plus d’intérét pour la langue vulgaire. lfhistorien Leonardo Bruni ne la dédaigne pas toujours;Matteo Pul- mieri écrit un traité Della vita civile, tout rempli des maximes de la sagesse antique, avec l’intention d’accroitre la majeste et la noblesse de l’idiome florentin. Dans le même but, une sorte de concours poétique en langue vulgaire est ouvert a Florence en 1441, le Certame coronario ·— le prix etait une couronne d’argent ·— sur ce sujet: << La vraie amitié ». Un des concurrents, Leonardo Dati, présenta un poeme en hexamétres et en strophes saphiques, adaptation maladroite des metres latins et grecs a la langue italienne, et Leon Battista Alberti (m. 1472) avait compose pour la circonstance un court poeme italien en hexametres. Tentative malheureuse, mais instructive: les plus fervents admirateurs de l’antiquite espéraient ainsi faire benéficier la littérature vulgaire des conquétes de l’humanisme.
Pour ce méme concours, Alberti composa encore le quatrieme livre de son traité en prose intitule Della famiglia. Le choix d’un pareil sujet est deja caractéristique, par ce qu’il a de pratique, d’intime, de vécu. Bien qu’il doive beaucoup de ses idées a Xénophon, l’auteur les transpose assez adroitement, et y ajoute assez de son expérience personnelle pour nous introduire en pleine vie italienne. La forme animée du dialogue, la langue expressive et colorée, sinon souple, car elle est encore encombrée de latinismes, Font de ce traité l’ouvrage le plus distingué qui ait été compose dans la premiere moitié du xv° siecle; l`observation directe n’y tient guere moins de place, surtout dans les trois premiers livres, que l’imitation des anciens. Bien que la fusion entre ces deux eléments soit encore imparfaite ~— trop souvent l’equilibre est rompu au profit de l’imitation pure, -— il suffit qu’il ait entrevu et clairement indiqué la voie a suivre, pour qu’Alberti mérite de figurer parmi les ouvriers les plus actifs de la Renaissance, en qualité de prosateur Us Luriiiurruius ITALIBNNB aussi bien que d’l1umaniste, d’architecte et de tl1éoricien de l’art classique. C’est at juste titre qu’il est considéré comme une des personnalités les plus représentatives de son temps. Ce ne fut pas seulement a Florence qu’une aristocratie intellectuelle entreprit de réconcilier la littérature savante avec la langue et le sentiment populaire Un Vénitien lettré, Leonardo Giustiniani (mort en 1446), c0mposa de courtes pieces (canzonctte, strambotti), amoureuses pour la plupart, oh il reproduisit, en y ajoutant plus de délicatesse et de gréce, les themes, les idées, les sentiments, les images en honneur dans la poésie populaire, non sans faire une part méme assez large a l’élément dialectal; le succes en fut grand, et les giustiniane, comme On les appela, {`urent colportées loin de Venise, et s0uvent imitées. Nulle part cependant le rapprochement souhaité, préparé, commencé, de la littérature érudite et de la muse populaire ne fut plus completement réalise qu’a Florence dans le dernier tiers du xv' siécle. ll Sur les bords de l’Arno, en eH`et, la floraison d’muvres d’art emprei11tes d’une élégance exquise, et la culture littéraire la plus raffinée se combinaient avec une civili- sation purement démocratique. Cette république de mar- chands, qui avait des longtemps éliminé tout élément féodal, ne connaissait d’autre aristocratie que celle de Fiutelligence et de l`a1·gent: ses mécenes les plus éclairés furcnt des tisserands, des teinturiers et des banquiers enrichis, les Strozzi, les Tornabuoni, les Rucellai, les Pitti, lcs Medici. Ces derniers, au xv' siecle, n’étaient pas
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LE xv• SliECLE 179
encore ducs et princes, comme les descendants de la
branche cadette qui régnerent a partir de 1537. Cosme
l’Ancien, le u Pére de la patrie », véritablc fondateur de
la dynastie, dont la toute-puissance remonte a 1434, se
contenta d’étre le citoyen le plus influent de Florence;
jamais il ne cessa de diriger sa banque en personne, et
ce Put seulement par ses créatures, investies des {`onc-
tions publiques, qu’il put dominer toute la politique de
sa ville natale.
i La qualité de u Magnifique », inséparable du nom de
son petit-fils Laurent (1448-1492) donne Faussement it
croire que celui-ci rompit avec les traditions patriarcales
de son aieul : sans doute il aima le luxe; mais il était trop
avisé pour prendre les allures d’un tyran, alors méme
qu’il en avait l’ame, et il mit toujours sa coquetterie a
sauvegarder lcs apparences du régime républicain : il
n’exer<;a lui-méme aucune magistrature; officiellement,
rien n’était changé. La Renaissance est redevable a sa
diplomatie d’un grand bienfait : il eut l’adresse dc main-
tenir la paix entre les diH`érents états italiens, et retarda
ainsi les invasions étrangéres. D’ailleurs il resta en con-
tact intime avec ce peuple florentin d’oh il était sorti,
dont il partageait les gouts, et qui le comprenait si bien.
On répéte qu°il s’appliqua a étourdir ses sujets par des
fétes continuelles, afin de détourner `leur attention et
d’asseoir plus solidement sa tyrannie : il serait plus juste
d’observer qu’il prenait une part personnelle it tous les
plaisirs auxquels il conviait les Florentins. De la vient
qu’il cultiva lui-méme les genres poétiques les plus
populaires, voire méme rustiques, en méme temps que
les plus savants. Doué d’un esprit Fort judicieux, qui lui
a permis d’écrire quelques pages d’excellente critique
sur les vieux rimeurs italiens, auteur de poésies amou-
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180 LITTERATURE ITALIENNB
reuses empreintes de platonisme, ses Selve d’Am0re, et
de poémes mythologiques — Corinto, Ambra —-— oi: est
passé quelque chose de l’imagination et du style brillants
d`Ovide, Laurent ose s’inspirer de sujets beaucoup plus
modernes et franchement réalistes : il décrit une partie
de chasse (Caccia col falcone), ou imite avec tact, sans
tomber dans une caricature outrée, les naffs accents de
la _niuse populaire dans une suite de rispetti (str. de 8 vers)
qu’il met dans la bouche d’un paysan amoureux (Nencia
da Barberino); dans les Beoni il s’abandonne a sa verve
bouH`onne, et ne recule méme pas devant la parodie de
Dante et de Pétrarque. Capable de composer avec talent
des [audi dévotes et un court mystére (S. Giovanni e
Paolo), ilasurtout déployé son originalité dans ses chants
de Carnaval, dans ces strophes, souvent licencieuses,
qui accompagnaient, at travers les rues de Florence, les
chars représentant soit le triomphe de telle ou telle divi-
nité paienne, soit quelque sujet allégorique.
Cette variété d’aptitudes relléte iidélementla vie floren-
rentine vers la fin du xv' siécle : sous un vernis brillant
de culture classique et paienne, les sujets chrétiens
restaient toujours chers 21 Yimagination populaire, et les
artistes qui les reprenaient le plus volontiers n’étaient
étrangers ni au mouvement de l’humanisme, ni aux
goiits, aux sentiments, aux plaisirs de la foule. Ces
peintres, ces sculpteurs, dont nous admirons les délioates
créations, étaient de simples artisans, a qui leur talent
permettait de vivre sur un pied d’égalité avec les citoyens
les plus influents et les lettrés les plus fameux, tous issus
du méme peuple. La distinction des classes n’était pas,
tant s’en faut, ce qu’elle est de nos jours, méme dans les
pays les plus démocratiques. Cette curieuse société de
lettrés, d’artistes, de bourgeois et de mécénes revit dans
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LR xv- srizcmz isi
les biographies que rédigea dans sa vieillesse (entre 1493
et 1498) le libraire Vespasiano da Bisticci, dont la bou-
tique avail: été, a Florence, le rendez—vous favori des
esprits les plus cultivés. Le beau palais de Laurent, dans
la << Via Larga », avec ses sculptures de Donatello et ses
fresques de Benozzo Gozzoli, ofI`rait lui-méme un singu-
lier mélange. Une religiosité superficielle n°en excluait
pas l’admiration enthousiaste pour l`antiquité paienne :
la poésie savante y était représentée par Ange Politien
(1454-1494), et la parodie du style populaire, poussée
jusqu’a la caricature, inspirait a Luigi Pulci (1432-1484)
une curieuse épopée romanesque.
Le poéme de Pulci, Morgante ’, est le produit caractéris—
tique de toutes ces tendances contradictoires. Le poéte
l’entreprit vers 1466, E1 la demande de Lucrezia Torna-
buoni, la pieuse mére de Laurent, et le lut, dit-on, au
fur et a mesure de sa composition pour l'amusement de
ses amis; il s’est appliqué at y parodier la maniére des
colporteurs populaires de récits chevaleresques, non
sans accueillir les conseils de ces fins lettrés : Ange
Politien lui—méme suggéra l’idée d’un important épisode.
Le Morgante estdonc une oeuvre a peu pres inintelligible
si on la détache du milieu tres spécial ou elle a été
concue, et dont elle est la vivante image. Luigi Pulci et
son frére Luca ont pu composer des poémes plus sérieux,
la Giostra di Lorenzo, le Cirz)7b Calvaneo ou le Driadeo
d`Amore —- la part des deux fréres dans ces oeuvres
reste d’ailleurs incertaine —-; Luigi est par-dessus
tout un caricaturiste. Dans sa Beca da Dicomano, il
tourne in la charge le badinage aimable de Laurent dans
1. On Yappelle généralement Morgante Maggiore, peut-étre A cause do
Ia longueur du texte définitif de 1483 (en 28 chants), par opposition svn
len éditions antérieuren (en 23 chants).
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182 LITTERATURE rrAuxNNu
sa Ncncia; et le Morganle n’est a son tour qu’une
parodie des poémes chevaleresques que l’0n débitait sur
les places publiques. Seulement il faut bien s’entendre
sur la portée de cette caricature; elle ¤’implique aucun
dédain, aucuu mépris pour ces récits eux-memes; loin
de 121. Pulci dut se méler souvent il l’auditoire des a can-
tastorie » pour son plaisir personnel : les prouesses
merveilleuses et les aventures surprenantes de Roland
ou de Renaud ne le passiounaient guére moins que le
menu peuple. Mais aucune des naivetés, des invraisem-
blances, des inconscientes bouffonneries de ces grossiers
chanteurs n’échappait il sou observation railleuse; nul
n’en sentit plus que lui le comique. Il s’appropria donc
le ton, le style, les artifices, les formules creuses, et
jusqu’aux tics de ces narrateurs solcnnels et ignorauts;
il les exagéra, et en tira les effets les plus burlesques.
Le sujet lui-meme n’a pas grande importance, et
l`honneu1· de Pinvention n’en revient pas a Pulci; car il
n’a fait que suivre exactement, en Pégayant de saillies
imprévues, un médiocre poéme anonyme. Roland indi-
gné contre_ Charlemagne, qui se laisse niaisemeut duper
par Ganelon, quitte su cour et passe en a Paganie »;
divers paladins, Renaud, Olivier, Doon, se mettent a sa
recherche; Ganelon les poursuit de sa haine et leur tend
des pibges; ce ne sont que batailles, exploits extraordi—
uaires contre des géants ou des monstres, sortiléges,
conversions cle pai'ens et histoires d’amour. Des le debut
du poéme, Roland fait grace ia uu géant qu’il baptise et
qui devient son compagnon; c’est Morgante, le bon
géant, sot et fidéle, qui donne son nom au poeme par un
des caprices familiers in Pulci, car il n’y joue pas un role
essentiel, et disparalt au chant XX. Ce colosse d`une
vigueur aussi irrésistible que son appétit est formidable,
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LE xv= siiacu: ·16s
réduit ses adversaires en bouillie, ia l’aide d’un simple
battant de cloche, déracine des sapins pour mettrg a
la broche des éléphants et autres gros gibiers, qu`il
dévore en entier, sauf` la téte et les pattes; puis il
meurt de la morsure cl’une écrevisse au talon. Au cours
de ses voyages, il rencontre une espéce de demi—géant,
Margutte, gourmand, voleur, blasphémateur et débauché,
incarnation cynique et bouil`onne des sept péchés capi- ’
taux, et dont les tours pendables mettent Morgaute en
joie. Lorsque Margutte vient ia mourir, dans un acces de
gaité incoercible — il créve de rirel — le bon Morgante
pleure son << cher ami », désolé surtout de ne pouvoir
présenter a Roland ce charmant compagnon.
L’épisode de Margutte, répandu d’ab0rd séparémeut
par l`imprimerie, est une création de Pulci; le poete y
a déployé at son aise cette verve trueulente qui fait de lni
le précurseur direct de Rabelais. Une autre invention
de Pulci est plus originale encore. Le poeme qu’il avait
d’abord pris pour base cle son Morgante étant inachevé,
il y adupta tant bien que mal, en guise de dénouement,
le récit du désastre de Roncevaux, dont il existait déja
an italien de nombreuses rédactions; mais il a développé
cette partie de son poeme avec plus d’amplenr et d`indé-
pendance. Il a voulu que Renaud assistat a la bataille;
et comme ce paladin se trouvait en Orient avec Ricciar-
detto, deux diables, Astarotte et Farfarello, entrent dans
le corps des coursiers qui raménent ces chevaliers en
Espagne. C’est nne chevauchée folle, une galopade l`an—
tastique a travers l`Asie, l’Afrique et l’Espagne; Renaud
n’a pas le temps de s’ennuyer, non seulement paree que
le voyage est court, mais aussi parce qu’Astarotte est un
diable obligeant et un causeur fort aimable : théologien
consommé, il cite l’Ecriture, parle de Dieu avec respect
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184 u·rri§nA·runs irannsxwx
et gourmande l`incrédulité des hommes. En franchissant
d’un bond vertigineux le détroit de Gibraltar, il explique,
une dizaine d°années avant le grand voyage de Christophe
Colomb, qu’au dela des mers il y a des continents
habités par des hommes semblables Zi nous, et qui, bien
que paiens, ne peuvent étre damnés : leur ignorance
n`empéche pas que le sang du Christ n`ait été versé
pour tous les hommes.
Pulci n’a rien écrit de plus curieux, de plus spirituel,
de plus hardi, et aussi de plus déconcertant que cet
épisode. Les uns ont cru trouver une preuve de la
solidité de sa foi catholique; les autres n’y ont vu qu’une
continuelle dérision. La vérité parait étre que Pulci n°a
pas plus voulu jeter le discrédit sur le christianisme que
sur la chevalerie ; il n”est pas moins attaché a l’une qu’a
l’autre, et l’on sent qu`il en parle avec plaisir; par
malheur cet incorrigible railleur s’y prend de telle sorte
qu’il est impossible de ne pas remarquer le clignement
ironique de ses yeux et le pli malin de sa levre z il est
toujours sur le point d’éclater de rire, justement quand
il prend son air le plus sérieux. Dans le long et touchant
récit de la mort de Roland, ne faut-il pas que l’ange
Gabriel, descendu du ciel pour assister le paladin mou-
rant, lui donne des nouvelles de Morgante et de Margutte?
La muse de Pulci est éminemment plébéienne, par le
tour de Vimagination, par la gaité un peu grosse, et par
le style, répertoire inépuisable de locutions colorées,
savoureuses, voire méme salées; celle du Politien a une
élégance et une finesse tout aristocratiques. Angelo Am-
brogini — son surnom est extrait du nom de sa ville
natale, Montepulciano - si habile qu°il fut a tourner
des élégies en latin et des épigrammes en grec, ne
dédaigna pas plus que ses amis de rimer en langue vul-
�
LE xv• siizcma iss
gaire. Mais au lieu de 1·eIever d`une pointe d’ir0nie les
naivetés de la poésie populaire, c’en est la fraicheur et
la grace qu’il mit surtout en valeur. Ses rispetzi et ses
ballades, abstraction faite de quelques pieces burlesques,
développent les lieux communs amoureux les plus rebat-
Yus, avec une délicatesse d’images et d’expressions, un
sentiment de la forme et de l’harmonie, un art, pour tout
dire en un mot, qui charme et surprend, tant il est
raffiné sans apprét, subtil sans miévrerie, conscient de
lui-méme avec un air d’ingénuité. Tels sont les fruits que
la poésie italienne, aprés un temps d’abdication appa-
rente, recueillait de sa studieuse intimité avec les grands
écrivains de Rome et d’Athénes. Mais le Politien fit plus:
dans des genres purement populaires il introduisit, avec
un art tout classique, des fables, des idées, des sentiments
antiques. Sa Fabula di Orféo, composée durant un sejour
a Mantoue en 1480 — il avait vingt—six ans,— n°est pas,
in proprement parler, un premier essai de tragédie : on
y retrouve tous les caracteres de la Rapprcsentazione
sacra; l’action, élément primordial du drame, y fait
dél`aut, et ce n’est guere qu’une idylle, une élégie
d’une grande douceur. Toute l’importance de l’ceuvre,
abstraction faite du style, est dans cette intrusion de
- l’antiquité dans un spectacle jusqu’alors réservé aux
sujets chrétiens. V
Le 28 janvier 1475 eut lieu un tournoi dont le héros
fut Julien de Médicis, frére cadet du Magnifique
L’usage voulait que le souvenir de ces fétes {ut perpétué
par la poésie : comme Pulci avait célébré la Giostra de
Laurent en 1469, le Politien fut chargé de chanter celle
de Julien. Ricn de plus ingrat qu’un pareil sujet. Le
poete se rejeta donc sur de brillants épisodes prépara-
toires, et lorsque, le 26 avril 1478, Julien tomba sous le
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186 LITTIQRATURE ITALIENNE
poignard des Pazzi, les Stanze per la Giostm ne se
composaient que d`un Iivre en 125 octaves, suivi des
46 premieres octaves du second livre: il n’y était pas
encore question du tournoi. L`ceuvre ne fut pas achevée;
mais ce fragment constitue un des morceaux les plus
justement fameux et les plus charmants de la poésie
italienne. C’est une série de tableaux qui se rattachent
a deux épisodes bien distincts : la chasse de Julien et sa
rencontre avec la belle Simonetta Cattaneo, qui a raison
de ce cmur jusqu’alors rebclle a l’amour; puis la des-
cription du palais de Vénus, a qui Cupidon vient raconter
sa victoire. Le Politien s’inspire tres directement d`Ovide,
de Stace et surtout de Claudien; mais il s`est si parfai-
tement assimilé leur maniere et leur style, sa sensibilité
artistique trouve dans Ia mythologie une matiere si
conforme a ses gouts, que l’imitation, loin d`etouiI`er la
personnalité du poete, la fait mieux ressortir. La pre-
miere partie cst particulierement originale, non d’inven·
tion mais de sentiment: on y releve des traces d’esprit
chevaleresque, et des réminiscences de la poésie amou-
reuse du x1v• siecle, qui se fondent en un mélange d`une
saveur tres spéciale. Une des plus célebres peintures
de Botticelli, le Printcmps, offre avec l’exquise scene ou
Simonetta se présente aux yeux de Julien des ressem-
blances qui ne peuvent étre fortuites; les deux oeuvres
ne completent pour exprimer le réve d`une époque' éprise
d’art et de joie. La nature y apparait sous 'un aspect
purement idyllique : le printemps en fleurs est le
cadre nécessaire de la beauté. Celle-ci a pour unique
office de charmer; point de passion profonde comme
chez Pétrarque, nulle trace du symbolisme compliqué
cher a Dante, ricn meme de cette ivresse sensuelle a
laquelle Boccace s`abandonne si volontiers; peu d`ame
�
un somme ; mais en échange une harmonie, une sérénité,
un désir de plaire, unc douceur de vivre qui rarement
ont été rendus avec cette délicatesse.
Du Politien, commc au rcstc dc Pulci ct dc Laurcnt, nous possédons quclqucs lcttrcs, spécimens précieux de prose familiérc. Mais au momcnt ou lcs libres chansons dc caruaval rimécs par Laurcnt rctcntissaicnt dans lcs rucs dc Florcncc, l’éloqucncc sacréc tonnait du haut dc la chairc dc S. Maria dcl Fiorc avec unc vigueur inattcnduc : l’austérc dominicain fcrrarais, Jérome Savonarole (1452-1498), brusqucment transporté nu milieu de l’épicurisme élégant de Florence, y renoua les traditions du pur ascétisme médiéval, encore représenté a cette époque, dans la littératurc, par Fco Bclcari (1410- 1484), autcur dc laudi, dc rappresentazioni ct dc traités picux. Savonarole s’éleva de toute la force de sa foi, et avec toute la fougue de son âme passionnée, contre l’influence énervante du régime ou Laurent, puis son fils Piero, tenaient Florence engourdie ; il prêcha la réforme des mœurs ; il prophétisa les humiliations qui allaient être infligées à l’Italie, réveilla dans les cœurs l’amour de la liberté, et annonça que l’Eglise devait sortir renouvelée de son abjection présente. Son rôle appartient à l’histoire ; mais ses sermons, d’une rudesse d'accent toute populaire, rehaussée par un coloris biblique très prononcé, sont un monument considérable de l’éloquence chrétienne au xv° siècle.
La Toscane, foyer puissant de Renaissance, rayonne, à la fin du xv° siècle, sur toute l’Italie : ses artistes vont de ville en ville, laissant des traces de leur passage
188 Lirrénarunz X'I`ALlENNE
depuis Génes, Milan, Rimini, jusqu’a Home et a Naples,
communiquant une activité nouvelle a des foyers secon-
daires, qui bientot rivaliseront d’éclat avec Florence. Le
plus illustre de ces voyageurs est Léonard de Vinci, un
des plus admirables artistes, et le plus grand savanf
de son siécle; il se fixa a Milan de 1483 a 1499, y travailla
comme peintre, comme sculpteur, comme architecte et
comme ingénieur, et groupa autour de lui de nombreux
disciples. Léonard reléve aussi de l’histoire littéraire, car
il a consigné une multitude de remarques fines et pro-
fondes, sur les arts, sur les sujets les plus divers, et én
particulier sur la nature, en des écrits, des notes, des
fragments trés nombreux, encore incomplétement publiés.
La prose italienne n’avait `jamais été maniée, dans le
domaine de la science et de la philosophie, avec autant
de fermeté et de précision. A tous égards, on peut voir
en lui un précurseur de Galilee.
A Milan, comme dans la plupart des villes d’Italie en
dehors de Florence, c’est le prince et non le peuple qui
s’intéresse aux progrés des arts et`des lettres. Sous le
régne de Galéas-Marie Sforza, tyran aussi stupide que
féroce, le mouvement de renaissance avait été a peu prés
nul; son frére Ludovic le More, quelque jugement que
l’on porte sur son caractére et sa politique, joua au con-
traire son role de mécéne avec distinction. Il eut l’honneur
de faire travailler Bramante et Léonard, et sa cour fut fort
recherchée; Léonard y retrouva un Florentin, Bernardo ’
Bellincioni (1452-1492), poete burlesque non sans mérite
qui mit son talent au service de Ludovic et le flatta
sans mesure. Un autre rimeur facétieux, doué de
verve et de vigueur dans l’invective, Antonio Cammelli
(1436-1502), plus connu sous le nom de << il Pistoia » qu’il
devait a sa ville natale, chercha également fortune dans
�
LE xv¤ sxécuz 189
la vallée du P6, a Mantoue, ou il fit jouer en 1499 une
sorte de tragédie tirée d’un conte de Boccace (Décaméron,
xv, 1), et surtout a Ferrare ou il obtint du duc Hercule
quelques maigres emplois.
Les cours de Ferrare et de Mantoue ont joué un role
capital dans I’histoire de la Renaissance. A Ferrare les
princes de la famille d’Este unissaient une cruauté qui
allait parfois jusqu’a Ia barbarie, a un amour sincere des
arts et des lettres. Hcrcule I", qui fut duc de 1474 a
1505, y apportait peut—étre plus de passion et de vanité
que de sureté de gout; mais ses enfants doivent étre
comptés parmi les mécénes les plus éclairés de leur
temps. Les plus rares qualités de l’esprit et du cceur se
trouvaient réunies chez sa fille IsabelIe,‘devenue marquise
de Mantoue en 1490, par son mariage avec Jean-Frangois
de Gonzague : une forte éducation classique, une
impeccable rectitude de jugement aussi bien que de con-
duite — chose rare en ces cours ou régnaient habituel-
lement la violence et la luxure, — une vivaéité toute
féminine, une bonne grace ai}`ectueuse, dont les témoi-
gnages de ses contemporains et ses propres lettres font
foi, justifient I’ascendant que la marquise Isabelle exerga
sur tout ce qu’iI y eut de distingué en Italie, a I’époque
la plus brillante de la Renaissance.
Au point de vue littéraire, les cours de Mantoue et de
Ferrare pouvaient se disputer le premier rang pour I°éclat
des représentations théétrales, d’abord en latin, puis peu
51 peu en langue vulgaire. Mais la palme resta bientét a
Ferrare, qui eut l’insigne honneur de voir éclore les
poemes les plus considérables et les plus beaux qu’aient
produits le xv° et le xv1‘ siécle. Il convient de ne citer ici
que pour mémoire le Ferrarais Antonio Tebaldeo (1463-
1537), poéte Iyrique qui se distingua surtout par up
�
190l LlT’1‘éRA'l`URE xuusmvx
mauvais gout dont il faudra reparler bientét rv), h
propos d’autres rimeurs affligés dc la meme intempérance
de métaphores. Celui qui illustra vraiment la protection
de Hercule I" fut Matteo Maria Boiardo, comtc dc Scan-
diano (1434-1494), geutilhomme lettré, qui déploya de
grandes qualités d`administrateur, actif, loyal et soucieux
du bicn public, dans les emplois importants qui lui furcnt
confiés, en particulier comme capitaine de Modenc et de
Reggio.
Elevé at l’école de l’humanisme, Boiardoa laissé des
essais distingués en vers latins; il traduisit divers ouvrages
d’Hérodote, dc Xénophon, d’Apulée, rima en langue
vulgaire des églogues, une adaptation scénique du
dialogue de Lucien, Timon, et trois livres de canzoni et
de sonnets amoureux, ou s’affirme un temperament
poétique des mieux doués. Mais son véritable titre do
gloire est le poemc intitulé : Orlando irmamorato.
Lorsqu’il entreprit de conter les aventures des preux de
Charlemagne, ce noble seigneur, ce parfait chevalier, ce
dévot des lettres antiques, cette ame délicatc et sensible
apportnit a sa tache des dispositions d’esprit entierement
diII`érentes de celles que l`on a vues chez Pulci. Tout
l’attrait du Morgante résidc dans Pattitude tres particu-
liere, tres délicate meme il définir, de l’auteur eu face dc
son sujct et de ses héros. En dehors de la personnalité
de Pulci, la valeur du Morgante se réduit prcsque a rieu;
c’était donc unc oeuvre condamnée in l’isolement, inca-
pable de faire écolc. Le parti que Boiardo sut tirer de ces
vieilles légendes fut autrement original et fécond. Dans
cette région lombarde et véniticnnc, ou l’épopée caro-
lingienne et les romans bretons avaient été en grand
honncur au xm' et au x1v' siecle, lc souvenir d’Arthus et
des chevaliers errants n’était pas resté moins vivacc que
�
uz xv* siizcuz Ni
celui de Charlemagne et de ses paladins; mais tandis que
la nc matiére de France » plaisait surtout au peuple, sous
la forme désormais consacrée de Pottava rima italienne,
la e< matiere ds Bretagne » charmait la société plus cul-
tivée, qui continuait a lire en francais les romans de la
Table Ronde (I" partie, ch. I, § ur). A la cour de Milan, de
Mantoue, de Ferrare, les nobles chevaliers et les gsntilles
dames faisaient leurs délices des aventures de Lancelot
du Lac et de la reine Guenievre, de Tristan et d`Iseut la
blonde. L°usage des tournois entretenait le gout des
combats singuliers et des beaux coups d’épée, de ceux
surtout que l’on échangeait pour faire honneur aux dames;
is peine affranchie de sa rudesse féodale, cette aristocratie
lettrée ne révait que d’amour et de courtoisie. Boiardo
eut alors un trait de génie : transformer en chevaliers
de la Table Rondo les paladins ds France, trop primitifs
et trop incultss pour faire figure dans le beau monde, et
leur mettre au cmur un amour qui put donner a leurs
actions, comme at leurs pensées, un tour entiérement
nouveau. Chanter ec Roland amoureux »: ce titre seul
annonqait une révolution.
Au cycle de Charlemagne, Boiardo emprunte donc ses
héros, si connus, si aimés du public qu’il n’en était pas de
mieux appropriés at une épopée chevaleresque, et avec
ses héros les grandes lignes de l’action : Charlemagne
attaquc par les infideles, la France envahie, presque sans
défense, ses meilleurs chevaliers se trouvant engagés dans
des entreprises lointaines. Le reste -— amours, jalousies,
rivulités, ruses féminines, magie, toute la psychologie,
tout le merveilleux — releve directemeut du cycle breton.
La fusion iutime des deux éléments, qui jusqu’alors ne
s’étaient mélés qu`accidentellement, ne fut pas seulenient
une ingénieuse conception de Boinrdo : il sut la réaliser
�
192 rrrrénsrunz xnnxxmux
avec un art tel qu’il nous présente, non des personnages
rajeunis et des épisodes remis a neuf, mais tout‘un monde
irréel et charmant, créé par une des imaginations les
plus brillantes, les plus fécondes et les mieux réglées
que cite l’histoire de la poésie : il se meut avec une
aisance et une précision parl`aites au milieu d’aventures
sans nombre qu’il enchevétre at plaisir, et passe sans
peine et sans heurt d’une réminiscence mythologique ou
virgilienne ix une description de mélée héroique ou de
duels, et de lh at la grotte enchantée de la fée Morgane.
Ce monde, d”ailleurs, ne ressemble plus en rien Ia celui
des vieilles chansons de geste; une constatation essentielle
suflit h le prouver. L’idée de la guerre sainte, soutenue
par les paladins, champions du Christ, contre les inlidéles,
a entierement disparu. De l’hostilité traditionnelle entre
chrétiens et Sarrasins il ne subsiste qu’un pale souvenir,
moins que cela, une simple étiquette servant a distinguer
les deux peuples et les deux camps. Les uns et les autres
s’entendent d`ailleurs le mieux du monde; ils font assaut
de courtoisie, unis dans un meme culte désintéressé des
vertus chevaleresques. Agramant déclare la guerre at la
France pour venger une offense personnelle et par amour
de la gloire; Gradasso la l`ait pour bien moins : il s’est
juré de conquérir Durandal, l’épée de Roland, etBayard,
lc coursier de Renaud. Roland lui-meme, pendant quo
chrétieus et Sarrasins sont aux prises, adresse it Dieu
une étrange priére :
Pregava Iddio devotamenh
Che le saute bandiere a gigli d’oro
Siano abbattnte, e Carlo e la sua genie *.
1. Parts ll, c. xxx, st. 61 : e il priait Dieu avec ferveur d`abattwe
les salutes enseignos qu’ornent les fleurs de lys d'or, et. Charles at wu
les siens ».
�
LE xv* siizcmz 193
ll espure qu’aiusi Charlemagne, oblige de faire appel E1
sa vaillance, ne lui refusera plus Angelique, la belle
Sarrasine qu’il aime.
Peut-etre pensera-t-on que, dans ces conditions, les
caracteres sont, non pas renouvelés, mais déformés,
et que Boiardo n’a guere plus de respect que Pulci
pour son sujet? -— En ce qui concerne l’ironie, l’hu-
mour, il y en a certes, et beaucoup, dans le Roland
amoureux; une pointe de l>oufl`ounerie meme n’en
est pas absente; mais a la gaité un peu débraillée
de Pirrévérencieux florentin succéde le sourire de
l'homme du monde, de l’homme sensé qui se rend
compte mieux que personne des exagérations et des
enfantillages de sa fable. Il ne prend pas un instant
au sérieux les fantaisies de son imagination, et se sent
d’autant plus .a l'aise pour en tirer des efl`ets comi-
quos, que persounc ne peut le soupcouner de vouloir
bafouer ses héros; au contraire, il a pour eux une
affection visible, car ce qu’il gloriiie sous leurs noms
-— et cela de tres bonne foi, -— ce sont les vertus du
parfait chevalier, la valeur, la loyauté, la courtoisie,
l’am0ur.
Quant aux caractéres, on nc peut dire que Boiardo ait
trahi eeux qu`il empruntait a la tradition. Son Charle-
magne a plus de tcnue, sinon toujours plus de majosté,
que celui de Pulci; Renaud est aussi moins turbulent,
moins impertinent avec le vieil empereur que chez les
romanciers autérieurs; Roland lui-meme ¤’est pas devenu
un amoureux quelconque. Dans son cmur de guerrier
un peu farouche, plus liabitué in rompre des lances
qu’a courtiser les dames, l’amour produit exactement
les efl`ets que l`on peut attendre : cet intrépide et ce
vaillant devient, aupres d’Angélique, la timidité, lu mala-
un innuns inunnoz. 13
�
194 LITTERATURE rmtiimux
dresss psrsonnifiée, et il s’exposs in plus d’une raillerie
méritée :
Turpin, sho mai non ments di regions,
In sotals atm il ehiama un babions *.
Angelique, véritable protagonists ds tout le poems et
création originals de Boiardo, sst, avec son irrésistible
bsauté, ls type de la femme coqustte, adroims, snjoleuse
et changeants. Tous ccs caractsrss sont profondémsnt
humains, (insment obssrvés par un psychologue désabusé,
a qui son sxpérisncs a snssigné que l’:unour n’sst qu`illu·
sion. Et in combisn d’autrcs psrsonnagss n`a-t-il pas su
prétsr uns physionomis intéressants? C°est Roger, flsur
ds courtoisis st de grass juvénils, c’sst Brunsllo Yagils
et hardi volsur, st sncors ls plaisant Astolfo, Brandia—
niante et Marfisa, les vierges guerriérss, st plus ds
vingt autres, dont Boiardo a peuplé les 69 chants de
son poems.
' Ls succés du Roland amoureu.2: fut considérabls, st
son action sur la poésis narrativs immédiats. On peut
la vérifier déjh dans un poéms in psu prés contsmporain
st bsaucoup moins original, le Mambriana, de Francesco
Bello, surnommé l’Aveugls ds Ferrare; mais surtout
l’muvrs la plus brillants de la Hsnaissancs au xv1• siscls,
l'OrZando furioso do l’Ari0sts, ns sera guérs qu’uns con·
tinuation de Vlnnczmorato. Car Boiardo laissa son poems
inachcvé : ilcn avait terminé deux partiss sn 1482, ct tra-
vailluit in ln troisiéms, lorsqus la descsnts de Charles VIII
en Italic (1494} lui Ht tombcr la plume des mains. La
1. Partelll, c. xix, st. 50. 1 Turpin (Yhistoriou imaginairo snr lo
compte duquel les auteurs de poémes chsvalsresques msttent libéralo-
mont toutos lss nuivetés ou les nialices do lsura récits), qui ns ment
jamais, dit Iqifsn agissunt ainsi (avec imp ds discrétionj il so conduisit
comms un serm. n
�
uz xv• smcu: 195
douleur qu’il ressentit en présence de l’invasion étran-
gere est tout a l’honneur de sa clairvoyance et de son
patriotisme. Il eut la vision nette des malheurs qui allaient
se déchainer sur la péninsule : c’en était l`ait de cette paix
féconde at la l`aveur de laquelle les arts et les lettres
avaient pris, en moins d’un demi-sieele, un si admirable
essor! Le poéte remettait in des jours plus heureux la
suite de son récit, et il mourut presque aussitot. C’est a
l’Arioste qu’il était réservé de reprendre, au point ou
Boiardo l’avait laissée, la trame de son roman : ce nouvel
enchanteur devait rappeler at la vie tout ce monde
enfanté par l`imagination charmante du comte de Scan-
diano, et que les malheurs de l`Italie avaient brusquement
replongé dans le néant.
Deux choses ont nui at la reputation de Boiardo :
d’une part, la gloire d’un continuateur —- l’Arioste —
qui forcément l’éclipsa ; de l’autre, la forme un peu fruste
de son poéme, une langue, un style dont la rudesse, qui
ne nianque pourtant pas de saveur, déplut aux puristes
toscans de la génération suivante. On éprouva le besoin
de récrire son poéme, et ces remaniements (celui de
Francesco Berni parut en 1541, celui de Ludovieo Dome-
nichi en 1545) firent oublier l’original. On peut dire
cepenclant que, en dépit d’un style plus alerte et plus
chzltié, ils le trahissaieut,
IV
Le mouvement de Renaissance se propagcait au sud
comme au nord : a Naples aussi bien qu'en Lombardie,
les arts et la poésie recevaient les eneouragements de
princes avides de gloire et de gentilshommes lettrés.
�
196 LITTISLRATURH rranumxx
Mais la, ce n’est plus l’:ime méme du peuple, ee n’est
plus son imagination et sa langue, comme at Florence,
qui donnent le ton et font l’unité des muvres; on s’eil`orce
d’éerire en toscan, sans y réussir entierement, et le dia-
lecte local, de gre ou de force, reprend ses droits. L’an-
tiquité, la poésie florentine et les traditions populaires
fournissent la matiére et la forme de la littérature, mais
ces divers éléments ont quelque peine ai se fondre dans
llatmosphére factice d`une cour, et surtout d`une cour
étrangére. Car Naples n'cchappait pas a la domination de
princes venus du dehors. Vers le milieu du xv' siécle,
une dynastie aragonaise succédait a la dynastie angevine.
Alphonse et Ferdinand l" d`Aragon, types accomplis, le
second surtout (1423-1494), du tytan de la Renaissance,
surent du moins faire de Naples un grand centre d’acti-
vité artistique et littéraire. Vers la {in de sa vie, Ferdi-
nand, devenu l’ami de Laurent de Médicis, eut pour
préoccupation dominante d'aeclimater a Naples l'art flo-
rentin. On sait déja que l`l1umanisme fleurit sous son
regne uvee A. 'Beccadelli et G. Pontano; il reste a parler
des écrivains napolitains qui, at la meme époque, ont
écrit en italien des uzuvres dignes de mémoire.
Tommaso dei Guurdati, plus souvent désigné sous le
nom familier de Masuccio de Salerne, est, avec le Bolo-
nais Sabbadino degli Arienti, auteur des Porrctane, le
meilleur iniitateur de Boccuce qu’ait produit le xv' sieele.
Ses contes, dédiés chacun E1 quelque grand pcrsonnage
de la cour de Naples, paraissent avoir été composés
entre 1460 et 1470; ils furent divisés en cinq livres. Le
premier est consaeré at la satire du clergé, et des le début
ou voit combien le ton de Masuccio est éloigné de la rail-
lerie indulgente et sceptique de Boccace : il est zipre et
violent; les farces dont ses gens d'liZglise sont victimes
�
uz xv• siizcus 197
ont quelque chose de l`éroce, comnxe cette histoire de
moine galant assassiné, dont le cadavre attaché sur un
étalon, la lance en arret, sert a l’ébaudissement de toute
la ville de Salamanque. Le méme défaut de délicatesse
upparait d’une facon choquante dans les contes d’amour
mais cette rudesse meme est instructive, et permet de
mieux apprécier, par comparaison, la fine bonliomie qui
caractérise les joyeusetés florentines. A l’cxemple de
Boccace, Masuccio introduit d’ailleurs quelque variété
dans son muvre : la quatrieme décade contient des his-
toires passionnées et tragiques, comme la quatrieme
journée du Décaméron, et la cinquieme est réservée aux
exemples de magnanimité (dixiéme journée de Boccace).
A d’autrcs égards encore on reconnaitl`imitation, souvent
maladroite, du célebre conteur florentin; mais les récits
de Masuccio valent surtout par__le naturel et la simpli-
cité, lorsque l’auteur ne cherche pas a forcer son talent.
La meme observation s’applique a son style, constam-
ment alourdi parl’usage prétentieux des longues périodes
cliéres Ia Boccace; dans les dialogues et les descriptions
familiéres, il retrouve sa vivacité, a laquelle ne nuit pas
un certain coloris dialectal.
L’usage du dialecte, dans l’imitation des refrains popu-
laires, est particuliérement remarquable dans la poésie
lyrique napolitaine du xv' siécle. De grands seigneurs
lettrés, Francesco Galeota (m. 1497), Pietro Iacopo de
Jennaro (m. 1508), composent des << strambotti » (stro-
phes de six ou plus souvent de huit vers), ou ils s’appli-
quent, comme Laurent de Médicis et ses aniis, in repro-
duire l’inspiration et le langage des chants aimés du
peuple. Cependant sous la plume dc ces poetes aristocra-
tiques, fervcnts admirateurs de Pétrarque, a l’imitation
duquel ils s’nH`orcent souvent de ec toscaniser », le strain-
�
botto devient bientét un genre savant, qui par le contenu
differe peu du sonnet. Un célebre poéte et improvisateur
de ce temps, Serafino Ciminelli (1466-1500), que le lieu
de sa naissance, Aquila, permet de rattacher au groupe
des écrivains méridionaux, mais qui recueillit des applaudissements d’un bout at l’autre de l’Italie, a fait du scrambotto l’usage le.moins simple et le moins nai`f. Son nom
est resté attaché at un style dont l’artifice principal consiste at raisonner sur les métaphores comme sur des réalités, et at en tirer les conséquences les plus inattendues : il pleure, et ses larmes forment un ruisseau ou les troupeaux viennent se désaltérer; il brule d’amour, et le feu qui le consume le fait briller comme une luciole, ce qui, la nuit, lui permet de guider les pas du pélerin égaré ; ses soupirs sont capables de gonfler la voile du navigateur, a moins que son souffle brulant ne fasse tomber
morts a ses pieds les oiseaux imprudents qui passent
devant lui !
Ces jeux d’esprit, dont l’excentricité ne sera guére dépassée, quelque cent vingt ans plus tard, par le célébre chevalier Marin, étaient alors fort a la mode. Le Ferrarais Tebaldeo (p. 189) les cultivait avec le plus grand succés, et un poete plus délicat, né at Barcelone, mais dont toute la vie se déroula sur les bords du golfe de Naples, Benedetto Cariteo (de sou vrai nom Gareth, 1450-1514), sacrifia lui aussi at ce mauvais gout. Son mérite véritable est d’avoir su, 5 l’occasion, s’inspirerd’un art plus sobre, plus A classique, d’un sentiment plus personnel. Au milieu de toute cette rhétorique creuse, tranchent fortement par leur rudesse tragique les vers qu’un conspirateur napolitain, Giannantonio Petrucci, composait dans sa prison en attendant la mort (1486).
Mais le plus grand poete de Naples, aux environs de l’année 1500, fut Jacopo Sannazzaro (1458-1530), dont l’existence se partage en deux périodes bien distinctes : fidèlement attaché par les liens de la reconnaissance et d’une affection sincère aux princes d’Aragon, aux côtés desquels il guerroya en Toscane et à Otrante, il suivit dans son exil en France le dernier d’entre eux, quand Naples tomba sous la domination directe de l’Espagne ; il ne rentra dans sa patrie qu’après avoir fermé les yeux de son maître (1504). Dès lors il vécut solitaire dans sa villa de Mergellina, profondément affligé de l’irrémédiable décadence qui frappait Naples en plein essor, et se consacra tout entier à la poésie, à l’étude, à la piété, exemple trop rare alors, parmi les lettrés, de dignité et de fidélité à la mémoire de souverains déchus. Membre de l’Académie Pontanienne et poète latin délicat, c’est aux œuvres en langue vulgaire composées dans sa jeunesse que Sannazar doit surtout la place distinguée qu’il occupe dans la littérature italienne de la Renaissance : quelques pièces burlesques, d’un tour purement populaire, pleines d’allusions aux événements du jour et de développements capricieux ; des « farces », c’est-à-dire des représentations scéniques, dont la forme métrique est encore un emprunt à la muse du peuple, mais dont le ton est haussé, par la noblesse des allégories et du style, à la splendeur des fêtes de cour ; des poésies amoureuses dans le goût de Pétrarque ; enfin et surtout l’Arcadia.
Ce titre est celui d’un roman pastoral, que Sannazar écrivit avant 1489, et compléta de 1502 à 1504 ; il y joue lui-même le principal rôle, sous le nom de Sincero : désespéré des dédains dont son amour est l’objet, Sincero cherche un asile en Arcadie ; là, il se mêle à la vie des bergers et décrit leurs mœurs. Plus tard, il revient dans son pays natal, apprend la mort de sa belle, et exhale
LE MOUVEMENT LITTÉRAIRE DE 1915 A 1930 591
intime avec un large public, suffisamment cultivé, dont le dramaturge doit façonner le goût, mais dont il peut recevoir aussi certaines directions. Il est hors de doute que la crise du théâtre, dont on se plaint, non sans raison, un peu partout, est en grande partie une crise du public : celui-ci voit son attention dispersée en trop de directions ; il ne sait plus bien lui-même ce qu’il veut. Cette crise du public a ceci de grave, en Italie, qu’à aucune époque, faute de centralisation, on n’y a vu se constituer un théâtre national, comme ceux qu’ont produits tour à tour en Espagne, en Angleterre, en France, en Allemagne des écrivains interprètes d’une âme collective. Depuis que le royaume d’Italie est une réalité historique, on a souvent fait la remarque que le public de Rome, par exemple, a manifesté des gouts assez différents de ceux qui prévalaient in Turin, Milan, Venise, Bologne ou Naples. Par ailleurs, la tradition des troupes de comédiens itinérants, qui passent de ville en ville, conduits par un acteur ou une actrice en renom — trop souvent entourés de médiocrités — ne favorise pas la formation d’un public capable d’établir une certaine unité dans ses jugements. Durant ces trente dernières années, le public italien allait applaudir la Duse, la Gramatica, Ermete Novelli, Flavio Ando ou Ruggeri, bien plus que pour entendre une bonne pièce ou encourager de jeunes auteurs.
Un progrès sérieux été réalisé quant à la constitution du répertoire de ces troupes, naguère encore composé en majeure partie de pièces françaises, allemandes, anglaises ou scandinaves, souvent choisies d’ailleurs de la façon la plus discutable. Il est superflu d’insister sur le fait que le théâtre de Pirandello et de ses émules a largement contribué à cet assainissement du répertoire
- ↑ Actuellement professeur de littérature française à l’Université de Turin, doyen de la Faculté des Lettres (avril 1931).
- ↑ « Je ne trouve pas la paix, et je n’ai aucune occasion de guerre ; je crains et j’espère, je brûle et js suis de glace ; je m`élance dans le ciel, et je reste attaché au sol ; je veux saisir le monde entier dans mon étreinte, et je n’embrasse rien. »