Aller au contenu

Livre des faits du bon messire Jean le Maingre, dit Bouciquaut/Partie I/Chapitre XXVI

La bibliothèque libre.
◄  Chap. XXV.
PARTIE I.

CHAPITRE XXVI.

Comment les nouvelles vindrent en France de la dure desconfiture de nos gens et le deuil qui y fut mené.

Après ceste mortelle desconfiture, fut là grand pitié des chrestiens françois et autres qui estoient là allés pour servir le comte de Nevers et les autres seigneurs, chevaliers et escuyers, si comme chappellains, clercs, varlets, paiges, et aultres gens qui ne s’armoient mie, et mesmement d’aulcuns gentils hommes qui eschappèrent de la bataille. Si n’estoit pas petit l’esbahissement de eulx trouver en tel party sans chef, entre les mains des Sarrasins. Si estoient comme brebis esparses sans pasteur entre les loups. Adonc prist à fuir qui fuir put hastivement au fleuve de la Dunoe à refuge, comme si ce fust lieu de leur sauvement, comme gent esperdue, et que peur de mort chassoit de péril en aultre. Là se fichèrent ès bateaux que ils trouvèrent, qui premier y put venir ; mais tant les chargeoient que à peu n’enfondroient, et que tous ne périssoient ensemble. Les autres, qui advenir n’y pouvoient, despouilloient leurs draps, et à nager se mettoient : mais la plus grand part en périt, pour ce que trop est ceste rivière large et courante. Si ne leur pouvoit durer haleine tant que ils fussent arrivés : et des noyés en y eut sans nombre. De ceulx qui eschappèrent en revint en France aulcuns gentils hommes et autres qui rapportèrent les douloureuses nouvelles ; et aussi les propres messaigers que le comte de Nevers envoya au duc de Bourgongne son père, et les aultres seigneurs aussi à leurs pères et parens, Quand ces nouvelles furent sçues et publiées, nul ne pourroit deviser le grand deuil qui fut mené en France, tant du duc de Bourgongne, qui de son fils se doubtoit que pour argent ne le pust r’avoir et qu’on le fist mourir, comme des autres pères, mères, parens et parentes des autres seigneurs, chevaliers et escuyers qui morts y estoient. Et commença le deuil grand par tout le royaume de France de ceulx à qui il touchoit ; et mesmement généralement chascun plaignoit la noble chevalerie, qui estoit comme la fleur de France, qui périe y estoit. Le duc de Bourgongne, avec le deuil qu’il menoit pour la doubte de son fils, moult plaignoit piteusement et regretoit ses bons nourris gentils-hommes qui morts estoient en la compaignie de son dict fils. Le duc de Bar grand deuil démenoit pour ses enfans ; et faire le debvoit, car oncques puis ne les vit : les mères en estoient comme hors du sens. Mais aux piteux regrets de leurs femmes nul autre ne se compare. La comtesse de Nevers, la bonne preude femme, qui de grand amour aime son seigneur, à peu que le cœur ne luy partoit : mais aulcune espérance pouvoit avoir de retour. N’eut pas moins de deuil la saige et vaillante dame la comtesse d’Eu, fille du duc de Berry ; rien ne la pouvoit réconforter ; car quoy que on luy dist, le cœur lui disoit que plus ne verroit son seigneur ; laquelle chose advint, dont de deuil pensa mourir quand elle sceut son trespas. La bonne et belle baronnesse de Coucy tant plora et plaignit la mort de son bon seigneur, que à peu que cœur et vie ne luy partoit ; ne oncques puis, qui que l’ait requise, marier ne se voult, ne celuy deuil de son cœur ne partit. La fille au seigneur de Coucy, qui perdu y avoit son père et son mari messire Henry de Bar, dont elle avoit deux beaux fils, avoit cause de deuil avoir ; et croy bien que elle n’y faillit mie ; et tant d’autres dames et damoiselles du royaume de France, que grand pitié estoit d’ouïr leurs plaintes et regrets, lesquels ne sont mie à plusieurs d’elles, quoy que il y ait jà grand pièce, encore finis, ne à leur vie croy que ils ne finiront ; car le cœur qui bien aime de léger pas n’oublie. Si firent tous nosseigneurs faire le service solennellement en leurs chappelles pour les bons seigneurs, chevaliers et escuyers, et tous les chrestiens qui là estoient morts. Le roy en fit faire solemnel service à Nostre-Dame de Paris, où il fut, et tous nosseigneurs avec luy. Et estoit grand pitié à ouïr les cloches sonner de par toutes les églises de Paris, où l’on chantoit et faisoit prières pour eulx, et chascun à larmes et plaintes s’en alloit priant. Mais peult bien estre que mieulx eussions besoing que ils priassent pour nous, comme ceulx qui sont, si Dieu plaist, saincts en paradis. Le duc de Bourgongne, au plus tost qu’il pust, envoya ses messaigers devers le Basat à tout moult riches et beaux présens, et aussi fit le roy de France et les aultres seigneurs, en le priant de mettre à rançon tost et briefvement les prisonniers, et que ils n’eussent par luy mal ne grevance : mais comme le chemin soit long, ne furent pas les messaigers si tost arrivés, et moult ennuyé à qui attend. Mais à tant de ce me tairay, et retourneray aux dicts prisonniers.