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Livre des faits du bon messire Jean le Maingre, dit Bouciquaut/Partie I/Chapitre XXVII

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PARTIE I.

CHAPITRE XXVII.

Comment le comte de Nevers fut emmené prisonnier à Burse, et plusieurs autres barons. Et de la rançon que on envoya à Bajazet, et du bien faict du mareschal.

Peu de jours après la dicte desconfiture, alla le Basat à la ville de Burse, et mena avec luy le comte de Nevers et les autres prisonniers. Si les fit mettre en bonne forte prison, et bien les fit garder. Quand ils eurent là esté un espace de temps, où ils avoient moult de mésaises, le comte de Nevers se conseilla avec les siens. Si délibéra par leur conseil, que bon seroit que il envoyast devers le Basat sçavoir s’il les voudroit faire mettre à rançon. Pour faire ceste ambassade fut ordonné le mareschal et le seigneur de la Trimouille. Si firent tant que ils furent mis hors de la prison, et allèrent parfournir leur messaige devers le Basat ; mais en ce perdirent leurs pas, car pour chose que ils sceussent dire, ne faire, n’y voult entendre. Et quand ils furent retournés, et eurent rapporté ce qu’ils avoient trouvé, leur ordonna le comte de Nevers que ils retournassent derechef devers le Basat, et de par luy le priassent chèrement que il les voulsist mettre seulement eulx deux à rançon, à celle fin qu’il les peult envoyer pourchasser finance pour luy et pour sa compaignie, car grand besoing en avoient. Si retournèrent les deux dessus dicts devers le Basat, et lui firent la requeste du comte de Nevers, laquelle chose il octroya assez volontiers ; et les mit à rançon, et leur donna congé d’aller là où il leur plairoit par sauf conduict. Quand ils furent retournés, le comte de Nevers et sa compaignie eurent grand joie de leur délivrance ; et tantost leur ordonna où ils iroient pourchasser finance. Si s’apprestèrent le plus tost que ils purent, et partirent pour aller à Rhodes. Quand ils furent là arrivés, maladie tantost print au seigneur de la Trimouille, de laquelle il mourut dans peu de jours, dont il pesa moult au mareschal, qui avoit faict tout son pouvoir de sa guarison, et moult avoit esté de luy soigneux ; si le fit ensepvelir le plus honorablement qu’il put. Et quand ce fut faict, il arma deux galées et s’en vint à Metelin, et là parla au seigneur de Metelin, et le pria de par le comte de Nevers et de par les autres seigneurs que il les voulsist secourir de certaine finance, et que bonne seureté luy en seroit faicte. De ceste chose fit si grande diligence le bon loyal mareschal, et tant y mit peine, et si gracieusement et tant saigement parla au dict seigneur de Metelin, que il eut de luy et d’autres riches marchans du pays jusques à la somme de bien trente mille francs, duquel argent luy mesme se obligea très estroitement. Quand il eut ainsi fait sa finance il s’en retourna hastivement devers le comte de Nevers et sa compaignie, qui furent moult esjouis et réconfortés de sa venue et de la finance que il leur avoit apportée, dont grand besoing avoient. Et puis se partit d’eulx, et alla devers le Basat payer la rançon à quoy il l’avoit mis, et fut quitte de sa prison, et s’en pouvoit aller où il luy plaisoit. Mais ne cuidez mie que pourtant le très loyal chevalier abandonnast ne laissast le bon comte de Nevers, ne sa compaignie : ains se ralla bouter avec eux en prison tout aussi gayement que si prisonnier fust, de laquelle chose moult luy sceurent bon gré. Et luy dit le comte de Nevers telles paroles : « Ha, mareschal ! de quel courage vous venez vous mettre de rechef en ceste dure et maudite prison, quand vous vous en pouvez aller franchement en France ! » Ausquelles paroles il respondit : « Monseigneur, jà à Dieu ne plaise que je vous laisse en ceste contrée ; ce ne sera mie tant que j’auray au corps la vie. À grand honte et à grand mauvaisetié me debvroit tourner de vous laisser emprisonner en lieu si divers, pour m’en aller aisier en France. » De ce le remercia moult le comte de Nevers ; si le renvoya devers le Basat pour pourchasser leur délivrance et les mettre à rançon. À laquelle chose il mit moult grand peine ; car moult le trouvoit dur et revesche, et sembloit qu’il n’y voulsist entendre, ne on ne le pouvoit faire mettre à nulle raison. Si alla et revint le mareschal par plusieurs fois pour celle cause, et longuement dura ce traicté ; car le Basat ne sçavoit que faire, de les faire tous mourir ou de les mettre à rançon : car il doubtoit, s’il les laissoit aller, que après, quand en France seroient retournés, assemblassent grand ost et r’allassent sur luy pour eulx venger, pour laquelle cause pourroit luy et son pays estre destruict. Si trouvoit à son conseil que le mieulx estoit que il les mist à mort. Mais quand le saige mareschal eut senty ceste chose, moult eut grand peur et doubte de la vie de ses bons seigneurs et amis ; si se pensa que grand sens convenoit à traicter accord avec le Basat. Si se parforça encores plus de bel de parler à luy. Si luy disoit, que par les délivrer acquerroit grandes amitiés en France, et que maints beaux dons en recepvroit, et grande finance en auroit ; et par les retenir à force, ou s’il faisoit d’eulx autrement que raison, tous les princes chrestiens du monde, pour l’amitié du roy de France lui iroient courir sus, si le destruiroient.

Telles paroles bien et saigement luy disoit le mareschal. Parquoi tant fit et tant travailla, que au dernier le Basat qui doubta le mal qui ensuivre luy en pouvoit s’il les faisoit mourir, commença à se mettre en voye d’accord. Si entrèrent en traicté de la somme de la finance de la rançon ; et tant fut celle chose pourparlée, que nonobstant que le Basat demandast un million de francs, si sage manière sceut tenir vers luy le mareschal, que petit à petit et de somme en somme le condescendit à cent cinquante mille francs, à la charge que le comte de Nevers jureroit par tous les sermens de sa loy, et aussi tous les autres seigneurs de son lignaige, que jour de leurs vies, eulx ny aucun de par eulx, ne s’armeroient contre luy. De ce serment faire convint que fussent les prisonniers d’accord, ou autrement jour de leurs vies ne eussent esté délivrés. Et aussi pour celuy serment et seureté avoir de eulx se condescendit le Basat à moins de somme d’argent. Mais ne furent mie longuement asservis à celle convenance : car assez tost après mourut le Basat. Quand ceste chose fut accordée, ne musa pas le mareschal, car moult avoit grand peur que le Basat trouvast autre conseil. Si vint tantost devers le comte de Nevers, et luy dit l’appointement du traicté, lequel il agréa, et les autres aussi, nonobstant que eussent eu en volonté et désir de eulx venger du Basat ; mais nécessité n’a loy. Si furent adonc tirés hors de prison, et menés devant le Basat, pour jurer et certifier ceste convenance. Si furent reconfortés les prisonniers, si ne fust la mort du bon vaillant comte d’Eu qui mourut en la prison, dont durement furent dolens, et moult le plaignirent ; et à plaindre faisoit, car de grand vaillance et bonté estoit. Si ensevelirent le corps au plus honnorablement que ils purent, et après fut porté en France. Le serment firent les dicts seigneurs devant le Basat, et fort se obligèrent. Et s’obligea pour le comte de Nevers le mareschal, que le Basat prisoit et honnoroît moult, pour le sens et bonté que avoit veu en luy ; et avec ce leur convenoit laisser bons ostaiges tant qu’il fust agréé. Si envoya le comte de Nevers le mareschal à Constantinople faire finance d’argent, et la fit au mieulx qu’il peut, et luy mesme s’y obligea de rechef. Et en ces entrefaictes arrivèrent les messaigers de France, c’est à sçavoir monseigneur de Chasteaumorant et le seigneur du Vergy, et autres qui finance et nouvelles de leurs amis leur apportoient, et furent receus à grand joye. Et après ce les dicts messaigers allèrent devers le Basat, et luy présentèrent de très riches et beaux dons de par le roy de France et de par les seigneurs, et de moult gracieuses paroles, comme les plus beaux ostours et faucons que on pust voir, et les gants à les porter tous couverts de perles et de pierres précieuses qui valoient moult grand trésor, escarlates, fins draps, riches toiles de Rheims, et toutes telles choses dont ils n’ont mie par delà : et tout ce faisoit le roy et les seigneurs afin que plus favorable fust aux prisonniers, et plus courtois à leur rançon. Si eut les dons bien agréables et la finance aussi que portée avoient. Si fut la rançon payée, et il les délivra et donna congé d’aller où ils voudroient. Si se partirent de luy et vindrent à Metelin, où le seigneur du lieu les receut à grand honneur, et là se aisèrent ; car grand besoing en avoient. Après que le comte de Nevers et les autres prisonniers furent quittes au Basat, ils se partirent du seigneur de Metelin qui maint bien leur avoit faict. Si se mirent en chemin pour venir en France, et tant errèrent que ils approchèrent de la cité de Venise. Là accoucha malade messire Henry de Bar en une ville coste de Venise que on nomme Trévise, de laquelle maladie il trespassa, qui grand deuil fut aux François ; et moult le plaignirent ; car bon et bel estoit, et tout l’honneur que au corps purent faire ils firent. Après ce arrivèrent à Venise, en laquelle ville tindrent ostaige. Et furent, que en la dicte ville, que en une autre que on nomme Trévise, où ils se transportèrent pour l’épidémie qui à Venise couroit, l’espace de quatre mois, tant que on leur envoya de l’argent de France, et que en partie se furent acquittés de ce que on leur avoit presté. Puis se partirent et vindrent en France, où ils furent du roy et de tous receus à moult grand joye. Si se loua moult le comte de Nevers au roy et à son père du bon mareschal ; et dit que par son sens et bonté avoit sauvé la vie à luy et à sa compaignie, et leur dit la peine que il avoit eue pour les tirer hors de prison. Si luy en sceut le roy et nosseigneurs moult bon gré.