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Livre des faits du bon messire Jean le Maingre, dit Bouciquaut/Partie II/Chapitre IV

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PARTIE II.

CHAPITRE IV.

Cy dit comment vertu plus que autre chose doibt estre cause de l’exaucement de l’homme.

Pour plus convenablement entrer en la matière dont nous espérons parler, pouvons traire à propos un petit prologue de vaillance chevaleureuse, tant en baillant exemples, comme en alléguant raisons. Quant au regard de raison, advisons quelle chose doibt estre cause de l’exaucement de l’homme. Ceste chose bien au vif considérée, me semble, selon que je treuve mesmement ès anciens escripts, et par raisonnable jugement, que ce doibt estre vertu et non autre cause. Et à ce s’accorde Aristote, semblablement Sénecque et tous les autres saiges, selon le contenu de leurs dicts. Mais en quelle manière seront apparentes les vertus de l’homme ? Sans faillir, tout ainsi que le fin or ou fin argent ne se peult parfaitement congnoistre s’il n’est mis en la fournaise en laquelle il s’affine, semblablement ne se peult purement appercevoir la vertu de l’homme, si ce n’est en la fournaise de l’exercice de très grands et pesans affaires, èsquels il démonstre sa prudence quand il les sçait bien conduire et ordonner au mieulx, pour traire à bon chef, résister aux fortunes qui surviennent, et advisément pourvoir à celles qui peuvent advenir, constamment porter grand fais et grand charge, diligemment en avoir cure par grand force de couraige, entreprendre saigement grandes choses, ne les délaisser pour peu d’achoison, par grand soing et sçavoir les conduire, et ainsi des autres choses. Lesquelles vertus seroient mussées en l’homme, quoy que elles y fussent, s’il n’estoit à l’espreuve comme dict est. Et quand l’homme esprouvé en telle force et vaillance est eslu ou eslevé en dignité d’honneur, c’est chose due et qui doibt estre. Et par exemple aussi se peut prouver que les vertus soyent et doibvent estre cause des promotions et exaulcemens des hommes vertueux. Ne fut-ce pas doncques grand honneur que jadis à Scipion le vaillant chevalier, qui depuis fut surnommé l’Africain, comme raconte Valère en son livre, fit le très grand ost des Romains, estant en Espaigne ès conquestes des terres estrangères que faisoient adoncques les dicts Romains, quand ils envoyèrent leurs messaigers à Rome requérir au sénat et aux princes qui gouvernoient la cité, que le dict Scipion leur fust envoyé pour les gouverner ? Car tous les chevetains de l’ost luy donnoient leur voix par grand désir. Et toutefois estoit celuy Scipion pour lors moult jeune homme pour telle charge avoir. Mais comme dict iceluy Valère, jeunesse d’âge ne doibt tollir à vertu son loyer où que elle soit trouvée. C’est-à-dire que, si le jeune homme est vertueux, on ne doibt mie regarder, au faict de sa promotion, à l’âge, mais aux vertus. Car iceulx chevaliers et gens d’armes avoient autre fois vu par espreuve le chevaleureux sçavoir et force de couraige, avec la hardiesse de celuy qu’il requéroient ; pour laquelle fiance ils le désiroient pour estre pourvus de très convenable duc et conduiseur. Duquel désir ne furent mie fraudés ; car comme leur demande fut exaussée, furent conduicts, gouvernés et menés par celuy Scipion si vaillamment que ils furent vainqueurs en toutes leurs emprises.