Lord Erlistoun/Chapitre 3

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Lord Erlistoun — Lord Erlistoun — 1861
Traduction par Pauline de Witt.
Calmann Lévy (p. 179-200).


III


Je retournai à Liverpool le lendemain ; mais ma mère me fit promettre de revenir tous les samedis pour rester jusqu’au lundi. Je n’avais pas bonne mine, disait-elle, et elle était convaincue de l’efficacité de son remède ; pour ma part, je n’en étais pas aussi certain.

Une semaine s’écoula dans le bureau avec les soirées passées à se promener quelquefois en long et en large dans les rues de Liverpool, ou à faire une course en bateau à vapeur sur la rivière pour aller voir le soleil se coucher derrière la tête du Grand-Ormeau, et donner par ses vives couleurs quelque beauté aux longues lignes sablonneuses des côtes de la Mersey. Je savais cependant comment il éclairait au loin les prairies verdoyantes, les haies d’aubépines et les arbres peuples de corbeaux, dans ces charmantes soirées du printemps que je n’ai jamais vues si belles qu’à Lythwaite-Hall.

Un commis de notre maison, parlant un jour de la terre de mon père, dit qu’il se souvenait bien d’y avoir été dans son enfance. Il y avait passé une fois le mois de mai avec sa cousine, qui était morte. Il me racontait comment ils convenaient de se lever de bonne heure et d’aller se promener dans le jardin avant que personne fût levé, pour pêcher des truites ou tirer les corbeaux ; seulement elle n’aimait pas cela ; comment ils allaient à l’église par les champs ; comment il l’aidait à passer les barrières, et comment il avait le souvenir le plus net de son visage, en face de lui, pendant qu’elle écoutait le sermon. Elle était morte et enterrée depuis bien des années. Mais il avait envie de demander un congé et de retourner un dimanche dans cette église de village.

Ô Jeanne ! ma cousine Jeanne ! si nous avions vécu ensemble dans notre enfance ! si nous pouvions encore errer ensemble comme des enfants et traverser, la main dans la main, les jardins et les prairies de notre beau Lythwaite-Hall !

Quand on mène une existence pratique et très occupée, quand nécessairement le petit coin du roman, si vous voulez, qui se trouve dans la nature, est resserré dans un étroit espace de temps et de pensées, qu’on est tous les jours obligé de le renfermer et de le mettre sous clef, pour ainsi dire, son énergie devient quelque chose d’étonnant, et dans les courts instants qu’on lui accorde, il semble qu’il devienne le maître et le moteur de l’être tout entier.

Il me semblait avoir vécu un an dans le court voyage en chemin de fer entre Liverpool et Lythwaite-Hall.

Ma mère était charmée de me revoir. Bien des choses l’avaient fatiguée, dit-elle ; mais ce n’était pas rare. Pauvre femme ! Tout la fatiguait.

— Jeanne ne pouvait-elle pas l’aider ? demandai-je.

Oh ! non ! elle ne voulait rien dire à la pauvre enfant.

— Ma mère, qu’y a-t-il donc ?

Au même instant dans la demi-obscurité du jardin, j’avais entendu le rire de Jeanne, et j’avais vu deux personnes qui suivaient lentement son allée favorite, notre allée favorite.

— N’y allez pas, Marc, je vous en prie ; ce n’est pas Charles, c’est lord Erlistoun.

— Il n’est pas encore parti ?

— Non, et il n’a pas l’air d’en avoir l’intention.

— Je ne puis pas m’empêcher de penser, bien que je n’en voulusse rien dire ni à elle, ni à personne pour tout au monde, que cette visite pourrait avoir de bons résultats pour notre chère Jeanne.

De bons résultats ! Quand les femmes disent cela, elles entendent un mariage, le meilleur résultat possible pour les femmes, suppose-t-on. Ma mère, la meilleure nature qu’il y eût au monde, et qui n’avait point du tout la passion de faire des mariages, elle aussi pensait assurément à un mariage.

Lord Erlistoun vouloir épouser Jeanne Dowglas ! Tout simplement Jeanne Dowglas, la cousine des Browne. Jeanne Dowglas ! Il fallait que les choses fussent allées bien loin pour que ce résultat fût entré comme bon dans l’innocente cervelle de ma mère.

Il faut bien comprendre que ce qui me frappait là dedans, moi qui connaissais peut-être Jeanne mieux que ma mère ou qui que ce fût d’entre nous, c’était uniquement que lord Erlistoun pensât à demander Jeanne ; son consentement à elle était tout autre chose.

— Mais si la chose en vient là, dit ma mère après avoir écouté toutes les bonnes raisons que j’avais à donner contre son idée, pour les réunir ensuite aux siennes, que dira votre père et que dira sa mère ? Elle dira que nous l’avons attiré ici pour le faire tomber dans le piège peut-être ? Et que dira le monde (quelque plaisir se mêlait à ses lamentations), si notre pauvre cousine devient lady Erlistoun ?

— Chut ! ma mère ! (car les rires se rapprochaient).

Les deux interlocuteurs discutaient vivement, ils ne voyaient personne jusqu’au moment où nous arrivâmes près d’eux ; alors Jeanne se retourna avec un mouvement de surprise.

— Oh ! Marc ! comme je suis contente ! dit-elle avec un sincère plaisir.

Lord Erlistoun aussi me tendit la main d’un air de véritable amitié, il était enchanté de me voir.

Nous nous joignîmes à eux et nous continuâmes à nous promener dans le jardin presque jusqu’à l’apparition des étoiles. Jeanne passa son bras sous le mien et, se retournant vers lord Erlistoun, elle reprit la discussion. Je ne me rappelle pas de quoi il était question, je crois que je n’y fis pas grande attention. Je me souviens seulement que je remarquai la franchise et la liberté parfaite de son ton, mêlée à une certaine mesure de décision et d’indépendance qui caractérise les rapports d’une femme avec un homme plus jeune qu’elle, d’âge plus encore peut-être que de caractère.

Vingt-quatre ans et vingt-sept. Par comparaison, une femme et un enfant.

Il arrive souvent à un enfant d’adorer une femme, pour toujours quelquefois, avec dévouement toujours tant que dure la passion ; mais il est rare que l’amour d’une femme retourne en arrière sur le cadran de la vie pour se consacrer, avec toute sa profondeur et sa force, comme le sait faire une véritable femme, à… un enfant.

Lorsque nous échangeâmes la lueur des étoiles pour celle des bougies, et que j’eus l’occasion de les examiner tous deux, je ne vis rien qui pût modifier en aucune façon mon opinion. Non, pas même quand, en revenant dans le salon, après le départ de tout le monde, Jeanne me trouva encore assis auprès du feu, et qu’elle s’arrêta un instant pour causer de notre sujet le plus rapproché et le plus naturel, lord Erlistoun.

— Il est encore ici, Marc, vous voyez. Il paraît que Lythwaite-Hall lui plaît et notre vie tranquille aussi. Sur ma parole, je trouve qu’il y a gagné ; qu’en dites-vous ?

— Il est certainement très changé.

— À son avantage ?

— Peut-être ; oui, à son avantage, je crois.

— J’en suis sûre. Ce n’est plus maintenant de la politesse extérieure seulement ; on voit son bon cœur qui perce à travers. Et il commence à s’apercevoir qu’il a gaspillé sa vie jusqu’à présent ; il parle de se mettre à la politique, dans les affaires publiques ou de s’occuper de littérature. Il cherche quelque chose à faire, quelque chose à quoi il puisse consacrer sa vie. Il dit qu’il vous envie souvent, cousin Marc, car vous avez quelque chose à faire.

— Vraiment !

— Cousin, dit-elle après un moment de silence, j’ai peur que lord Erlistoun ne vous plaise pas tout à fait, et nous étions tous comme vous au premier abord, mais il ne faut pas juger légèrement ; on ne sait jamais tout le bien qui peut être caché chez les gens, ni le bien auquel ils peuvent arriver. J’ai de grandes espérances sur lord Erlistoun.

Je levai tout à coup les yeux, me demandant un instant, rien qu’un instant, si, elle aussi, elle avait recours à l’hypocrisie ordinaire aux femmes, ou si c’était toujours elle-même, ma Jeanne Dowglas, sans tache !

Oui, c’était bien elle.

— Jeanne, dis-je, sentant maintenant qu’il fallait parler à tout risque, prenez garde.

— À quoi ?

Que pouvais-je répondre ? Mais Jeanne n’était pas une enfant. Au bout d’un instant, je vis qu’elle avait elle-même répondu à sa question.

— Je vous comprends, Marc, et quoique ce ne soit pas très bien de votre part de le dire, cependant nous sommes si liés que je serais bien fâchée de vous laisser un moment dans l’erreur. Non, je ne crains pas le moins du monde ce que vous supposez.

— Pourquoi pas ?

— Pourquoi pas ? Parce que je me connais et que j’ai confiance en moi. Quand on est une jeune fille, — et elle soupira, — l’ignorance et l’innocence même peuvent faire commettre des méprises ; plus tard, non. Il faudrait qu’un jeune homme fût aveugle, fort aveugle, et un peu vaniteux par-dessus le marché, pour ne pas distinguer sur-le-champ, d’après les manières d’une femme sincère, s’il lui plaît seulement ou si elle l’aime.

— C’est vrai.

— Eh bien, cousin Marc (et elle souriait), ne soyez plus injuste, ni envers moi, ni envers lord Erlistoun.

Non, je ne voulais pas être injuste. Je faisais tous mes efforts pourvoir les choses équitablement et comme Jeanne elle-même les voyait ; peut-être voyait-elle clair alors. Peut-être, si lord Erlistoun était parti, ce jour-là ou le lendemain, eût-il simplement emporté avec lui le souvenir d’une femme d’un noble caractère, point mondaine, et qui eût pu être pour lui, dans le monde complètement différent où il vivait, un élément de pureté et de vertu qui lui fût apparu par intervalles dans tout le cours de sa vie. Mais, en pareille occurrence, on marche souvent en sûreté jusqu’à un certain point ; puis on le dépasse dans un moment d’oubli, sans s’en apercevoir, et on ne peut plus revenir sur ses pas, c’est fini.

Le dimanche soir, nous allâmes nous promener, Jeanne, lord Erlistoun et moi, dans ces mêmes champs dont parlait notre vieux commis de Liverpool. C’était une soirée comme celle que le pauvre homme avait passée peut-être avec sa petite cousine ; et Jeanne, tout en suçant le miel d’une fleur de trèfle, répétait les vers de Wordsworth :

Oh ! qui voudrait aller à Londres parader,
Faire des mascarades et s’amuser,
Par une si belle soirée de juin,
Avec ce beau clair de lune
Et tous les charmes innocents d’une soirée comme celle-ci ?

— Vraiment, oui, qui le voudrait ? et il faudra pourtant y aller bientôt.

Lord Erlistoun, appuyé contre la barrière, écoutait le coassement sourd des corbeaux, contemplait le croissant argenté de la lune, et puis un autre visage aussi calme, mais un peu triste, comme si, dans le silence de la nuit, Jeanne avait remonté le cours des années et était rentrée dans les sanctuaires de sa pénible vie, où personne ne pouvait la suivre.

— Miss Dowglas, — elle tressaillit légèrement, — je voudrais que vous connussiez ma mère ; elle vous plairait sous bien des rapports, et je crois aussi…

Il s’arrêta.

— J’ai reçu une lettre d’elle ce matin, auriez-vous quelque envie de la lire ?

— Merci ; vous savez la manie que j’ai de lire les lettres des étrangers ; quelquefois elles révèlent des coins de caractère inconnus aux correspondants eux-mêmes.

— Je voudrais bien savoir ce que vous trouveriez ici.

Et il retenait l’enveloppe parfumée aux nuances délicates, avec son écriture élégante et son grand cachet armorié, avant de la mettre entre les mains de Jeanne.

— Lisez tout si vous voulez, excepté la page croisée ; elle n’a qu’un défaut, ma bonne mère, comme elle n’a croisé qu’une page.

Jeanne lut la lettre et la rendit.

— Je dois vous dire, ajouta-t-elle avec un sourire, que j’ai vu un seul mot, le nom d’Émily ou d’Émilia, je crois, sur cette fameuse page.

— Oh ! non, vous vous êtes trompée.

Et il rougit un moment avec une vivacité qui me fit voir quel éclat pouvait briller dans les yeux de lord Erlistoun. Il remit la lettre dans sa poche et nous revînmes au sujet que nous avions discuté languissamment dans les champs, par un complet contraste avec ce qui nous entourait, à savoir la vie de Londres, la vie du monde telle qu’elle est dépeinte dans la plus brillante, la plus détestable et la plus mélancolique de toutes les fictions : la Foire aux vanités de Thackeray.

— La question est de savoir, à ce qu’il me semble, dit Jeanne, si c’est là une véritable peinture de ce genre de vie ? Je n’hésite jamais devant une vérité, parce qu’elle est douloureuse, mais est-ce la vérité ? Je n’ai aucun moyen d’en juger. Est-ce la vérité, lord Erlistoun ?

— En grande partie, j’en ai peur.

— Eh bien, alors, si j’avais une sœur, je lui dirais comme Hamlet : « Va-t’en dans un couvent ; va, va, va, » plutôt que de la voir jetée dans le grand monde, pour devenir une de ces femmes que vous décrivez quelquefois. Je ne pouvais m’empêcher de me dire cela, même dans la cathédrale ce matin, en regardant le joli visage enfantin de cette petite lady Emily Gage.

Lord Erlistoun secoua la crotte de ses bottes ; il ne craignait plus les bottes crottées maintenant, et il dit d’un ton indifférent :

— Que pensez-vous de cette petite pensionnaire, miss Dowglas ?

— De lady Emily ? Je n’ai vraiment pas eu l’occasion de m’en former une opinion. De temps en temps seulement je me suis sentie triste en la regardant et en pensant comme sa vie d’enfant finirait vite. J’ai toujours une grande compassion d’une héritière ; elle n’a pas même les chances ordinaires de nous autres femmes.

— Que voulez-vous dire ? Qu’elle a la chance d’être aimée pour toute autre raison qu’elle-même ?

— Ou que si elle était aimée, elle ne le croirait probablement pas. Pauvre petite lady Emily !

— Ne prodiguez pas votre pitié à lady Emily. Vous pourriez bien en réserver quelque chose pour nous autres hommes du monde, qui ne trouvons jamais une femme en qui on puisse croire ; nous qui sommes flattés, poursuivis, pourchassés pour ainsi dire ; qui n’osons pas regarder un joli visage de peur que ce ne soit un hameçon pour nous attirer ; qui n’osons pas nous fier à un cœur chaud, de peur qu’il ne se trouve aussi creux et vide que cette motte de terre sous mon pied. Que nous reste-t-il, à nous autres hommes, quand nous avons perdu notre respect pour les femmes ?

— Pas pour toutes les femmes, dit Jeanne doucement, car il avait parlé avec passion, comme, dans mes rêveries les plus extravagantes, je n’aurais jamais cru entendre parler lord Erlistoun. — Vous savez ce que vous m’avez dit de votre mère ?

— Et que fait ma mère, ma mère elle-même ? reprit-il en baissant la voix ; mais je ne pouvais m’empêcher de l’entendre ; elle m’écrit qu’il y a une charmante personne toute prête pour moi. Ses terres touchent les miennes, ce serait donc un mariage très convenable ; elle est riche et je suis pauvre ; vous savez ; elle est bien née, elle est jolie, tout est à merveille, par conséquent, tout, excepté l’amour. Irai-je, d’ici à un an ou deux, la demander et l’épouser ?

— Je croyais que vous n’aviez pas l’intention de vous marier avant dix ou quinze ans d’ici.

— C’est vrai, je déteste le mariage. Naturellement, il faudra bien s’établir un jour comme tout le monde ; mais je veux jouir de ma liberté tant que je pourrai. Quand je me vendrai, ce sera cher, fût-ce même à cette jeune personne. Je ne veux pas vous dire son nom ; je finirai peut-être par l’épouser.

Je ne sais pas s’il parlait tout à fait sérieusement, mais Jeanne était sérieuse. Il fallait voir quel mélange de pitié et de mépris il y avait dans son regard.

— Lord Erlistoun, parlons de quelque sujet moins sérieux, s’il vous plaît ; sur celui-ci, nous ne nous entendrons jamais.

— Pourquoi pas ?

Peut-être le comprit-il, en regardant de profil ce noble visage, éclairé par le dernier rayon du soleil couchant. Elle était pâle, elle n’avait pas très bonne mine, elle n’avait pas l’air très jeune ; et quant à lui, avec la vivacité inaccoutumée qu’il venait de déployer, la différence entre une femme et une enfant était encore plus grande que de coutume. Elle était grande aussi entre celui qui vivait dans le monde et pour l’idéal de bonheur qu’offre le monde, tandis que l’autre, vivant aussi dans le monde et en jouissant autant que le permettait sa situation, possédait cependant un idéal, un sens spirituel bien supérieur à ce monde.

— Vous supposez, je vois, que je ne suis bon qu’à devenir un de ces hommes de la Foire aux vanités que vous détestez si fort, un marquis de Steyne, peut-être.

— Je n’ai jamais rien dit ni rien pensé de pareil, lord Erlistoun.

— Que voulez-vous donc que je fasse ? Que voulez-vous que je devienne ?

Pour moi, appuyé sur l’autre poteau de la barrière, à une certaine distance, je fus frappé de cet entretien. C’est une grande affaire quand un homme vient à demander à une femme ce qu’elle veut qu’il devienne ; Jeanne en fut peut-être frappée aussi, car elle répondit assez franchement :

— Vous en êtes le meilleur juge ; chacun est le gardien de sa propre conscience.

— Mais il peut rencontrer un autre lui-même, une conscience plus pure pour lui venir en aide. Miss Dowglas, faut-il suivre l’avis de ma mère et me marier ?

— Non.

La vérité et le devoir qu’elle sentait de la dire semblaient faire oublier à Jeanne tout le reste.

— Vous marier comme vous venez de dire, non, assurément. À ceux qui ne voient pas mieux, qui ne savent pas mieux, on peut le pardonner, mais à vous, non.

Je vis que lord Erlistoun souriait à demi :

— Vous ne me comprenez pas ?

— Oui, je vous comprends, je crois ; mais nous envisageons les choses d’un point de vue si différent ! Vous avez été accoutumé à regarder le mariage comme un marché, un arrangement, une question de bonne et convenable situation ; moi, je le regarde comme une chose sacrée. Il n’y a point de milieu ; il faut que le mariage soit saint ou profané, que ce soit le bonheur complet, ou la souffrance et le péché. À mon sens, un homme ou une femme qui se marie sans amour, commet positivement un péché.

Lord Erlistoun ne répondit pas un mot. En traversant les champs silencieux sous le crépuscule, à peine fit-il une remarque. Ce fut ma main qui aida Jeanne à franchir les barrières ; il ne lui offrit pas la sienne. Mes mains étaient grandes et rudes peut-être, elles ne ressemblaient pas à ses mains ; mais le pouls d’un homme battait dans leurs veines ; elles pouvaient soutenir une femme et la garder aussi.

— Voulez-vous faire encore un tour sur la terrasse, miss Dowglas ?

— Non, il est trop tard. J’aime mieux rentrer.

Elle s’échappa. Fut-ce par le même instinct qu’elle s’échappa toute la soirée, chaque fois que lord Erlistoun s’approcha d’elle ?

Je me souviens bien de cette soirée et de l’expression de Jeanne. Son teint était un peu animé et elle avait un certain air inquiet. Elle resta longtemps au piano, à chanter. Je vis que c’était devenu une habitude pour elle de chanter tous les soirs, et elle ne manquait pas d’auditeurs. En dépit d’une ou deux petites insinuations de lord Erlistoun, qui parut un peu surpris de nos étroites idées sur ce qu’on pouvait chanter le dimanche, Jeanne choisit des cantiques de Hændel et de Mendelsohn, parmi lesquels se trouvaient, je m’en souviens bien, leurs plus beaux chants, leurs cantiques les plus spirituels : Je sais que mon Rédempteur est vivant, et Reposez-vous au Seigneur. Elle termina, à la prière de mon père et de ma mère, par un vieil hymne méthodiste ; nous étions méthodistes dans mon enfance, et cet air me ramena dans la petite chapelle de la rue Rathbone, lorsqu’après un sermon souvent violent, inculte, mais rempli d’émotion, toute la congrégation se levait, et les femmes et les hommes s’adressaient alternativement le refrain du cantique :

Auprès du Seigneur Jésus
On ne se quittera plus !

Oh ! cette vie, cette vie si pleine de séparations, que de fois j’ai calmé son amertume par un souvenir de ce vieux chant méthodiste, et par l’écho de ce refrain : On ne se quittera plus !

Je me levai de bonne heure le lundi comme de coutume ; mais mon père s’empara de moi et m’emmena voir des chevaux qu’il venait d’acheter pour notre nouveau coupé ; en sorte que je ne pus me promener comme de coutume avec Jeanne. Elle s’était promenée cependant, car je la rencontrai dans le vestibule ôtant son chapeau. Elle était en retard et nous l’attendîmes quelques minutes avant qu’elle descendît pour faire le thé. Tout le temps du déjeuner elle resta extrêmement grave et silencieuse.

Lord Erlistoun ne parut que lorsque le repas était presque fini. Quand il entra, je remarquai que Jeanne rougissait péniblement, elle était inondée de rougeur. Il ne lui dit pas même bonjour ; il s’assit au bout de la table et entama avec mon père une discussion longue et animée sur la politique. Dans le courant de la conversation, j’appris qu’il avait quelque idée de se présenter pour un petit bourg du midi de l’Angleterre, et que dans ce but il fallait qu’il partît immédiatement pour Londres.

Je respirai. Oui, il partait enfin. Je me sentais presque de la compassion pour ce jeune homme.

Il n’avait pas l’air très ému lui-même. Il menait les choses d’un air dégagé et restait debout, parlant avec vivacité du plaisir qu’il avait trouvé à Lythwaite-Hall, mais je remarquai qu’il ne nous invita ni les uns ni les autres à lui rendre sa visite.

Oui, encore quelques heures, et il serait parti. Le nouvel élément qu’il avait apporté dans notre intérieur, et il y avait apporté quelque chose de nouveau, puisque les caractères et les classes diverses agissent et réagissent nécessairement les uns sur les autres, tout cela allait disparaître avec lui ; ma mère pourrait renoncer à sa grande toilette de tous les soirs pour elle et pour sa maison ; mon père n’aurait plus besoin de produire tous les jours son vin de Bordeaux comme s’il donnait un grand dîner. Nous reprendrions nos anciennes habitudes et lord Erlistoun les siennes. Le pourrait-il ? Le pourrions-nous ? Y a-t-il dans la vie quelque expérience nouvelle qui puisse être tout à fait temporaire et ne laisser derrière elle aucune trace ? J’en doute.

Cependant, lord Erlistoun allait disparaître entièrement de notre sphère, probablement comme s’il était venu à Lythwaite en ballon, et qu’il fût reparti par la même voie aérienne. Quelqu’un en souffrirait-il ? Quelqu’un s’en apercevrait-il ?

Je n’en étais pas bien sûr.

Jeanne avait dit qu’il lui plaisait ; un peu en opposant plaire à aimer ; cependant elle avait dit qu’il lui plaisait, et tout le monde ne lui plaisait pas.

— Marc, allez-vous à la station à pied ? Je vais avec vous.

Nous sortîmes donc ensemble, Jeanne et moi, en passant sous les marronniers dont les fleurs blanches jonchaient la terre, flétries et sans parfum.

— Cousine, vous ferez bien de songer aux marronniers qui doivent peupler votre parc. Vous voyez, le mois de mai ne dure pas toujours.

— Ah ! non (avec un petit soupir), Marc, ce n’est pas la peine de publier cette absurde petite phrase.

— Sur la possession d’un parc ? Vous ne comptez donc pas en posséder un ?

Je ne sais si j’attachais involontairement quelque sous-entendu à ma question, mais Jeanne répondit sérieusement et nettement :

— Non.

Cependant en la voyant marcher, la tête levée et le pas ferme, en l’écoutant causer gaiement et sans contrainte de nos affaires de famille, il me semblait apercevoir par instants sur sa physionomie la même inquiétude, celle d’une nature sérieuse et droite qui n’est pas parfaitement contente d’elle-même. Elle était mal en train, comme on dit ; elle ne se sentait pas d’accord avec elle-même ni avec cette belle matinée de juin, et elle avait l’air d’en souffrir.

En attendant à la station, car elle voulut attendre, elle prit mon bras pour arpenter la plate-forme en long et en large.

— Oh ! Marc, dit-elle en se serrant un peu contre moi, je voudrais que vous pussiez rester ; vous êtes un appui.

Je lui demandai, après un moment de réflexion, si quelque chose la troublait et si elle voulait me le dire.

— Non, je ne veux pas. Je ne le dois pas. Au fait, ce n’est rien, ce sera bientôt passé. Si je n’étais pas sûre de cela, sûre comme… voilà votre train.

— Le train suivant passe à deux heures quarante minutes. C’est un express, ne l’oubliez pas. Lord Erlistoun m’a prié de m’en enquérir. Il s’en va par ce train-là.

— Ah ! vraiment ?

— Jeanne, un seul mot. Êtes-vous contente ou fâchée de le voir partir ?

— Très contente, profondément contente.

— Mais il peut encore changer d’idée ; cela lui arrive, vous savez. Ah ! Jeanne, prenez garde.

— J’ai pris garde.

— Vous n’êtes pas fâchée de ce que je vous dis là.

— Non. Adieu.

Je la regardai aussi longtemps que me le permit la rapidité du train ; elle restait là ferme et grave, son châle serré autour de sa taille, comme si elle ne voulait rien laisser flotter en elle ou autour d’elle, et ne rien abandonner au vent de la fantaisie, du sentiment ou du hasard.