Lord Erlistoun/Chapitre 4

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Lord Erlistoun — Lord Erlistoun — 1861
Traduction par Pauline de Witt.
Calmann Lévy (p. 201-222).


IV


Mes affaires me retinrent trois semaines à Liverpool sans interruption. Mon père ne put trouver le temps d’aller à Lythwaite qu’un jour et une nuit. Le fardeau de la responsabilité incessante nécessaire pour gagner de l’argent, pour manier de l’argent, pour dépenser de l’argent, le cruel esclavage des richesses pesaient parfois cruellement même sur son âme énergique.

— Oh ! Marc, me disait-il quelquefois quand nous causions d’affaires dans le petit cabinet, longtemps après les heures de bureau ; il me semble quelquefois que j’aurais mieux fait de te laisser commis comme moi quand tu étais tout petit, et que j’allais et venais entre ce bureau et la petite maison d’Everton. Allons, mon garçon, j’espère que tu profiteras plus que ton père de Lythwaite-Hall.

Il me semblait étrange que lui et moi, travaillant là, dans cette chambre poudreuse, à la lueur pénible du gaz, levant quelquefois les yeux de notre amas de papier et de notre dédale de chiffres, pour échanger un mot ou deux avant de retomber dans le silence, il me semblait étrange que lui et moi nous pussions avoir part aux splendeurs de Lythwaite-Hall.

Les splendeurs pouvaient s’en aller au vent, peu m’importait ; mais il y avait aussi des douceurs. Le dimanche, le seul jour où j’eusse le temps de me permettre ces rêveries, il m’arrivait d’être hanté par les senteurs des haies d’aubépine, par le croassement des corbeaux, ou par le doux gazouillement des petites grives fredonnant dans les arbres.

Le lundi, lorsque mon père revint, je lui demandai si tout allait bien chez nous.

— Très bien ; on est remarquablement calme, et votre mère, ajouta-t-il avec un gai regard de ses petits yeux gris, votre pauvre mère a renoncé à dire à tout le monde combien lord Erlistoun lui manque.

Il était donc parti sain et sauf. Eh bien, qu’il aille, et que la prospérité l’accompagne ! C’était un excellent garçon à sa manière, mais il ne pouvait nous faire aucun bien, et nous ne pouvions lui en faire beaucoup. Je ne savais pas alors et je ne sais pas encore pourquoi il était venu chez nous, soit que ce fût par intérêt (et la simple justice me reprochait de l’en soupçonner, quelque riche et quelqu’influent que mon père fût devenu), ou bien par une de ces fantaisies oiseuses auxquelles les jeunes gens désœuvrés sont sujets.

Parfois au milieu de la routine monotone des affaires, qui nous enchaînaient mon père et moi aussi complètement que si nous eussions été deux chevaux dans un moulin, ou deux forçats travaillant côte à côte, il me venait tout d’un coup une vision de cette vie facile et charmante que lord Erlistoun nous avait dépeinte à Lythwaite ; j’avais vu les yeux de Jeanne étinceler en l’écoutant ; je me souviens des récits de levers du soleil sur les Alpes, de couchers de soleil sur les montagnes de la mer Égée, de clairs de lune ravissants plus beaux que ceux du nord pendant qu’on flottait négligemment sur la bleue Méditerranée, ou qu’on côtoyait les îles de l’Archipel. Le plaisir, rien que le plaisir, point de limites imposées par le devoir, point de fardeau, point de souci.

Et cependant, aurais-je voulu échanger nos vies ? Non.

Un samedi, dans l’après-midi, pendant que je songeais à lui, et que je me demandais s’il serait possible de partir par le dernier train, ce soir-là, pour jouir un peu d’un moment de plaisir, de mon plaisir, notre femme de charge fit entrer dans le petit salon lord Erlistoun.

Je fus étonné, et probablement je le témoignai, car il avait l’air un peu gauche, pour lui du moins.

Encore une fois, je le répète toujours, je veux être juste à son égard ; je veux reconnaître cette courtoisie délicate, cette grâce charmante qui lui permettaient de bien faire tout ce qu’il faisait. Au bout d’un moment, le petit salon et moi, nous avions éprouvé l’influence de sa présence. Il ne donna point de raison de sa visite, s’excusa légèrement de m’interrompre, puis s’assit comme s’il était décidé à être amical et à l’aise.

Nous causâmes de questions indifférentes, puis il me demanda des nouvelles de ma famille et de Lythwaite-Hall.

— Vous allez tous les samedis à Lythwaite, je crois ?

Était-ce là le but de sa venue ? Était-ce moi seul qui pouvais lui donner des nouvelles de Lythwaite-Hall, qu’il semblait si pressé d’apprendre, en dépit de sa tranquille politesse ?

À mon âge, on est rarement dépourvu de quelque pénétration, surtout quand les facultés d’observation sont acquises par certains faits qui nous regardent seuls. Je puis, je crois, distinguer tout ce qui est vrai dans les sentiments où l’expression est vraie ; je sais aussi respecter les sentiments vraiment honnêtes et sincères.

Jeanne avait pris garde, elle me l’avait dit nettement. Peut-être pouvait-on accorder un peu de regret passager à la souffrance passagère du jeune lord Erlistoun.

Je lui dis que je n’allais pas tous les samedis à Lythwaite, mais que je comptais, ce soir-là, aller chez nous.

— Ah ! vraiment ? Il doit être agréable de pouvoir dire comme vous le dites : « Chez nous. » C’est un mot bien anglais.

Là-dessus, nous entamâmes en théorie diverses questions sur le même sujet. Je reconnus dans la conversation de lord Erlistoun des tours de pensées, même des tours de phrase qui venaient de ma cousine Jeanne. J’ai souvent remarqué qu’on imite involontairement, non seulement le tour d’esprit, mais même les petites habitudes de langage ou de gestes de la personne qui a le plus d’influence sur nous.

Je le répète : pour cette raison comme à cause d’une certaine agitation, visible, malgré ses efforts, dans ses manières, dans ses pensées et dans les projets qu’il épanchait ainsi dans le sein d’un confident involontaire et peu sympathique, je ne pouvais m’empêcher d’avoir pitié de lord Erlistoun.

En se levant pour prendre congé, il dit tout à coup.

— Vous retournez chez vous ce soir ; pourrais-je vous charger de ceci ?

Deux lettres, adressées l’une à ma mère, l’autre à miss Dowglas. Il remarqua probablement ma surprise, car il ajouta :

— Vous voyez qu’elles sont de lady Erlistoun. Elle tient à ce qu’elles arrivent ce soir, et, je crois, j’ai des raisons de croire que votre poste à Lythwaite, est un peu irrégulière. Puis-je vous demander cette faveur au nom de ma mère ?

Il prononçait toujours le mot de faveur avec un peu de hauteur, et cependant, ce soir-là, il y avait chez lui une certaine hésitation modeste.

— Je ne savais pas que la poste de Lythwaite fût si mal servie ; mais je remettrai ces lettres sans faute.

— Merci. Et vous revenez lundi ?

— Je ne peux vraiment pas le dire, lord Erlistoun.

Tout le long du chemin, les lettres me faisaient l’effet de brûler ma poche. Les hommes, surtout les jeunes gens, vont où ils veulent, dans un monde plus élevé ou moins élégant que le leur. S’ils sont honorables par eux-mêmes, il n’y a point de raison pour qu’ils ne soient pas acceptés et acceptables. Mais il n’en est pas de même pour les femmes, du moins à ce qu’en pense le monde ; qu’est-ce que lady Erlistoun pouvait vouloir à ma mère et à ma cousine Jeanne ?

J’arrivai tard à la maison. On ne m’attendait pas. Il n’y avait point de lumière dans le salon ; mais je les trouvai toutes deux dans la salle à manger, présidant sur un amas de linge neuf ; ma mère avait l’air heureux et affairé, comme cela lui arrivait toujours dès qu’elle avait une excuse pour cesser d’être une belle dame et pour redevenir ménagère. Jeanne était pâle et avait l’air un peu inquiet ; mais son visage s’illumina quand elle m’aperçut à la porte.

— Ah ! cousin Marc !

— Mon cher enfant !

Lord Erlistoun avait raison, il est doux de revenir chez soi. Je ne remis les lettres qu’au bout d’une heure ou deux. Ma mère ouvrit la sienne avec une grande curiosité.

— Miséricorde ! Dieu nous bénisse ! Mais Jeanne ?

Jeanne avait pris sa lettre et quitté la chambre.

Lorsqu’elle revint, ce fut seulement pour dire :

— Bonsoir, Marc.

Et elle le dit précipitamment. Ses joues étaient brûlantes, mais sa main glacée. Cela me frappa au cœur.

Je ne suis pas un avocat de la dignité romanesque du silence, du moins, entre deux personnes qui se comprennent et ont confiance l’une en l’autre, quelle que puisse être leur affection réciproque ; entre elles le silence n’est pas toujours une vertu ; c’est souvent de la lâcheté, de l’égoïsme ou de l’orgueil.

— Ne vous sauvez pas, dis-je, j’ai à vous parler.

— Je ne peux pas. Je ne dois pas rester.

— Une minute seulement ; asseyez-vous, car elle tremblait. Lady Erlistoun vient ici lundi nous faire une visite. Le saviez-vous ?

— Oui, il me l’avait dit.

Il ! ce petit mot si significatif ! Mais je le laissai passer, ce n’était pas le moment de s’arrêter à des bagatelles.

— Cousine, je voudrais savoir… non que j’aie le moindre droit à vous le demander, ne me répondez pas si vous y avez quelque objection ; mais pour m’expliquer quelque chose qu’il a laissé échapper, j’aimerais à savoir si vous avez eu des nouvelles de lord Erlistoun depuis son départ.

Elle garda un moment le silence, puis elle dit lentement et tristement :

— Il m’a écrit presque tous les jours, mais je n’ai pas répondu à une seule de ses lettres.

Il n’était pas nécessaire de demander de quoi traitaient les lettres ; il n’était pas difficile de deviner quel effet elles devaient produire.

Ces lettres qui arrivaient régulièrement tous les jours (c’était une passion bien vive qui pouvait porter lord Erlistoun à faire régulièrement tous les jours la même chose), ces lettres venant d’un jeune homme dans toute la fraîcheur, toute la poésie, toute l’énergie de la jeunesse !

J’étais debout près de la cheminée, je me taisais ; je regardais dans la glace des traits qui m’étaient familiers, bien connus aussi dans les entrepôts et à la Bourse de Liverpool ; et derrière, dans le fond, le visage enflammé de ma pauvre Jeanne. Enfin elle se détourna et cacha sa tête sur le coussin du canapé.

— Aidez-moi, Marc ! J’ai été très malheureuse.

Je pris une chaise, je m’assis en face du foyer, en lui tournant le dos, et je dis je ne sais quoi ; puis j’attendis en vain. Ma mère me cria de l’escalier :

— Marc, il est temps d’aller se coucher, regardez si la maison est fermée.

J’allai à la porte du salon pour lui répondre et l’empêcher d’entrer.

— Voyons, Jeanne, dites-moi ?

Elle me dit ce que j’avais craint, ce à quoi je m’attendais. Il n’est pas nécessaire de rapporter exactement ses paroles ; d’ailleurs elle n’expliqua guère autre chose que ce simple fait qu’elle aurait pu devenir lady Erlistoun.

— Je croyais que vous y aviez pris garde.

— Précisément, voilà le mal. C’est la faute de mon orgueil, de ma misérable confiance en moi-même. Je croyais lui faire du bien, je voulais lui faire du bien, il me plaisait parce que je lui plaisais. Mais je n’avais pas pensé !… ô Marc ! si j’ai eu tort, je suis bien punie !

Punie ! Ainsi, quoique ses lettres arrivassent tous les jours, quoiqu’il eût persuadé par quelque moyen incompréhensible à la grande dame, sa mère, d’avoir la condescendance de voir et d’examiner celle qu’il avait choisie, il n’y avait rien à craindre. Je l’avais bien jugée. Notre Jeanne n’épouserait jamais lord Erlistoun.

— Je sais que cela ne durera pas, et il est trop jeune. Plus tard, ce sera pour lui comme un rêve. Et peut-être, après tout, lui aurai-je fait du bien. Ai-je eu grand tort, Marc ?

Je ne cherchai pas, par une fausse complaisance, à déguiser la vérité. Je dis qu’elle avait probablement eu tort en quelque chose, puisqu’elle avait elle-même reconnu que, dans une situation semblable, la femme est rarement sans reproche.

— Oui, c’est cela, voilà ce que je me reproche et ce que je crains. Mais, Marc, si vous saviez ce que c’est que de voir fuir sa jeunesse, de sentir que vous n’en avez jamais pleinement joui, que vous n’avez pas eu de bonheur, et qu’elle s’en va, qu’elle n’est plus ; si alors quelqu’un vient vous aimer, ou croire qu’il vous aime, s’il vous dit que vous êtes la seule personne qui puisse le rendre heureux, lui faire du bien, si vous voyez qu’il y a quelque vérité dans ce qu’il dit, que si vous étiez plus jeune ou lui plus âgé, ou bien si d’autres choses étaient plus égales entre vous… vous pourriez…

— Jeanne, dis-je, troublé par l’expression de ses yeux, aimez-vous lord Erlistoun ?

— J’en ai peur.

Ainsi en un instant toute la face des choses changea ; en moins d’une minute, ce « vaisseau » dont Jeanne aimait à rire, et qui, disait-elle, revenait si rarement au port, mon vaisseau sombra, sombra, sombra jusqu’au fond de la mer, sans qu’une seule voile se fût déchirée, sans qu’un mât se fût rompu !

Dans un autre moment, j’aurais vu quelque chose d’étrange dans ces trois mots, quelque chose qui n’était pas naturel dans le fait qu’une autre oreille les entendît avant celle de l’amant. Dans le cas actuel, je les entendis simplement dans, toute leur force et leur signification pour nos deux vies ; je reconnus la vérité, et j’acceptai les devoirs de la mienne.

Ils étaient clairs comme le jour. Personne ne sent d’une manière plus sacrée le droit indisputable de l’amour répondant à l’amour, que ceux à qui le sort en a refusé les biens.

Jeanne vint par derrière et mit sa main sur mon épaule. Elle le pouvait. Désormais je ne pouvais pas toucher cette main qu’en cousin ou en frère, pas plus que je n’aurais pu étendre la mienne pour voler les diamants de la couronne.

— Eh bien, Marc !

— Eh bien, Jeanne !

— Il me semble qu’il est temps d’aller se coucher.

— Bonsoir donc.

Je levai les yeux sur son visage incliné vers le mien ; elle était pâle, sévère, ses traits étaient fatigués :

— Ne vous inquiétez pas, vous serez heureuse.

— Non, ce que je vous ai dit n’a rien à faire avec cela. Ce serait plutôt un empêchement, et cela me rend plus facile ce que j’avais fait par intérêt pour son bien comme pour le mien. Non, Marc, je resterai toujours Jeanne Dowglas.

Et puis, avec un sourire qui lui donnait une expression angélique dans sa tristesse, elle disparut à mes yeux.

Mais on ne reste pas toujours angélique. Certains faits dont quatre murs auraient pu témoigner cette nuit-là, jusqu’au moment où les corbeaux commencèrent enfin à caqueter à l’aube du jour, m’aidèrent à comprendre d’autres faits que la pâleur extrême de Jeanne trahissait seule le lendemain matin.

Heureusement nous étions tous les trois seuls à la maison. Je tins ma mère à l’écart pendant la plus grande partie du dimanche et pendant la matinée du lundi.

Ma bonne mère, elle se comporta admirablement. Seulement quelques signes, quelques clignements d’yeux en confidence avec moi, et un redoublement de tendresse envers Jeanne, rien de plus pour indiquer qu’elle comprenait ce qui se passait, ou qu’elle devinait ce qui devait indubitablement arriver. Après la première explosion de satisfaction, elle ne fit pas même allusion à la visite de lady Erlistoun, et me conseilla d’en faire autant.

— Elle n’aime pas qu’on fasse attention à elle. Voyez-vous, c’est tout naturel ; j’étais de même quand votre père me faisait la cour, mon cher Marc.

Le lundi vint. Ma mère était un peu agitée, elle s’habilla tout de suite après le déjeuner et mit sa robe de soie la plus claire ; elle objecta à celle de Jeanne, à sa robe ordinaire, d’une étoffe soyeuse gris souris.

— Oh ! non, je vous en prie, répondit Jeanne, d’un ton languissant, qu’est-ce que cela fait ?

— Comme vous voudrez, dit ma mère, après avoir arrangé sa jardinière et les vases du salon, devoir qu’elle accomplissait tous les jours.

Elle alla s’asseoir avec son ouvrage près de la fenêtre la plus éloignée.

Après tout, cela ne fait rien. Pauvre Emma Browne ! qu’aurait-elle pensé de sa fille ?

Et en dépit de tout son orgueil et de sa satisfaction, ma mère s’essuya les yeux.

Au bout d’un instant elle rentra dans le salon en toute hâte, la voiture de lady Erlistoun montait l’avenue.

— Qui y a-t-il dedans ? demandai-je. Jeanne ne bougeait pas.

— Elle seule. Comme c’est étrange de la part de lord Erlistoun !

Je n’étais pas du même avis.

Lady Erlistoun était très belle. On voyait sur-le-champ où son fils avait pris son profil délicat, ses yeux doux et expressifs. La ressemblance eût pu être plus marquée si elle eût été plus jeune ; elle le deviendrait davantage quand il avancerait en âge. Dans leur monde, on vieillit vite de vingt-quatre à quarante-quatre ans.

Ses manières ressemblaient à celles de son fils. Elle insinua quelques compliments à ma mère sur l’extrême beauté de Lythwaite-Hall et sur le désir qu’elle avait de le voir. Puis elle expliqua gracieusement qu’elle se trouvait pour un jour chez l’évêque, et qu’elle n’avait pas voulu retourner dans le Nord sans avoir le plaisir de faire la connaissance de miss Browne. Toujours sans faire allusion à l’objet particulier de sa visite, et sans paraître remarquer, sinon par les politesses ordinaires, la jeune personne qui lui avait été présentée sous le nom de miss Dowglas.

Après cette présentation solennelle, miss Dowglas avait lentement repris sa place ; mais il fallait des yeux aussi attentifs que les miens pour apercevoir les regards furtifs que lady Erlistoun jetait de temps en temps sur elle, l’examinant de la tête aux pieds avec cette inquisition fine que les femmes exercent les unes sur les autres.

Jeanne restait là, fièrement calme et d’une beauté incontestable.

— Miss Dowglas, voulez-vous me montrer vos roses ? Erlistoun m’a beaucoup parlé de vos belles roses.

C’était la première fois qu’elle prononçait le nom de son fils.

Jeanne traversa la chambre. Lady Erlistoun la suivit des yeux, examina chaque pas, chaque geste, chaque mouvement des mains, tandis qu’elle lui montrait les fleurs dans les vases. Elle écouta attentivement toutes les paroles qui tombaient de ses lèvres, à voix basse, dans l’anglais le plus pur, qui ne ressemblait guère à l’accent lancastrien de ma bonne mère.

Faisons égale justice à une autre mère. Jugeons-la justement, elle qui avait été accoutumée toute sa vie à ces élégances extérieures, dont elle faisait plus de cas qu’elles ne valent, bien qu’elles ne soient pas sans valeur comme indication de choses plus importantes. Je me demande maintenant si le fils de ma mère et le cousin de Jeanne avait le droit de se sentir si indigné tandis que cette noble dame causait avec cette autre dame (oui, elle avait reconnu ce fait évident, je le vis), pendant qu’elle examinait celle que son fils unique voulait mettre à sa place et faire lady Erlistoun.

Et Jeanne ?

Une fois ou deux, devant ce profil incliné, à cet accent de famille qu’on retrouve parfois dans la plupart des voix, j’aperçus que le calme de Jeanne était troublé ; du reste, elle fut, comme j’en étais certain d’avance, simplement elle-même ; elle pouvait déguiser ou plutôt taire quelquefois ses pensées et ses sentiments, son caractère, jamais ! C’eût été pour elle une ignoble hypocrisie.

Je les suivis, se promenant lentement dans le jardin, parlant de livres, de tableaux, de la vie du continent, comme Jeanne savait le faire quand c’était nécessaire. Je n’aperçus en aucune manière qu’elle hésitât le moins du monde, qu’elle faillît en quoi que ce fût à ce qu’elle devait à elle-même et à nous autres Brownes.

Nous autres Brownes ! Bien que lady Erlistoun fût extrêmement gracieuse, bien qu’elle eût trop de respect pour elle-même pour ne pas remplir jusqu’au bout la tâche de politesse qu’elle s’était évidemment imposée, on sentait cependant la ligne de démarcation imperceptible, mais inévitable, qu’elle tirait entre Jeanne Dowglas et nous, autres Brownes.

En la quittant, elle lui tendit la main :

— J’espère que nous nous reverrons, miss Dowglas ?

— Vous êtes bien bonne, lady Erlistoun.

Elles se séparèrent ainsi. Après l’avoir accompagnée jusqu’à sa voiture, je revins pour dire adieu à ma mère et à ma cousine, car j’allais partir. Jeanne était remontée sur-le-champ dans sa chambre.

Deux jours après, mon père me montra une lettre de lord Erlistoun, en contenant une autre de sa mère, et une demande formelle de la main de miss Dowglas.

— Cela est bien étrange, disait mon père, incompréhensible.

S’il avait su ce qui se passait, il s’y serait opposé ; il n’aimait pas ce genre de manège. Mais, dans ce cas-ci, quand l’autre côté avait témoigné tant de respect et de considération pour cette chère enfant et pour nous tous, puisque c’était évidemment quelque chose de tout à fait désintéressé, car il se souvenait d’avoir dit lui-même à ce jeune homme que Jeanne n’avait que ses cinquante livres… vraiment, il ne savait que dire…

Je suggérai que personne n’avait rien à dire ; Jeanne était sa maîtresse, elle devait décider.

— Vous avez bien raison, mon cher enfant ; naturellement, cela la regarde.

Et enchanté de se débarrasser de cette responsabilité, mon père écrivit à cet effet avec sa franchise accoutumée.

Quelques jours après, j’appris ou du moins je compris par un témoignage irrécusable qu’elle avait décidé : pour la seconde fois lord Erlistoun était l’hôte de mon père.

Ce samedi-là, je n’allai pas à Lythwaite-Hall.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La jeunesse et l’amour, le premier amour ! Que ceux qui les ont laissés en arrière ne se retournent pas pour les nier ; ce sont d’admirables choses !

Avec le temps, je m’accoutumai à la situation nouvelle ; je pus retourner chez nous et les regarder tous deux, se promenant le matin dans le jardin, ou causant le soir sous le crépuscule d’un dimanche d’été, sans avoir le sentiment que leur position réciproque était fausse et dangereuse.

Cela me fut peut-être plus facile parce que je vis que Jeanne était heureuse, non pas au début, mais quand elle vit combien son amant était heureux, comment, sous son influence, l’esprit de lord Erlistoun semblait se modifier, comment son caractère s’affermissait et se développait, comment ses belles qualités se fortifiaient tandis que ses dispositions frivoles s’évanouissaient ; alors Jeanne aussi devint heureuse et à l’aise. Elle l’aimait évidemment, et l’amour seul suffit à rendre heureux pour un temps, non d’une manière permanente, du moins ce genre d’amour.

Même alors, je m’imaginais quelquefois, était-ce seulement de l’imagination ? qu’elle conservait une ombre de doute, comme le soir où elle m’avait demandé piteusement : « Ai-je eu si grand tort ? » Nous n’avions jamais causé depuis lors, en confidence. C’était un fait acquis dans la famille que Jeanne n’aimait pas qu’on lui parlât de lord Erlistoun. Ma mère disait qu’elle n’avait pas la moindre idée du moment et de l’endroit où elle devait se marier. C’était « un peu drôle » de la part de Jeanne.

Mais, soit par faiblesse inhérente à la nature humaine, soit que Jeanne fût en effet un peu différente, tout le monde traitait la future lady Erlistoun avec une grande considération, et personne n’eût osé lui adresser l’ombre d’un reproche.

Je n’étais pas de ceux-là ; je n’avais aucune raison d’en être. Leur Jeanne Dowglas n’était pas, n’avait jamais été ma Jeanne. C’était tout autre chose. Un jour, qu’elle parlait d’un changement qu’elle comptait faire, l’année suivante, dans le jardin de Lywaite, je résolus de savoir la vérité sur son engagement.

— L’année prochaine ? Vous oubliez…

Et je regardai sa main gauche qui ne portait point de bague ; je l’avais déjà remarqué.

Elle se retourna vers moi avec un sourire un peu triste :

— Non, je n’oublie pas. Je sais à quoi vous pensez ; mais vous vous trompez. Je vous ai dit la vérité ce soir-là.

— Que vous resteriez toujours Jeanne Dowglas ?

— Je le crois.

Je ne pouvais trouver des paroles ; d’ailleurs, son ton me fermait la bouche. Elle reprit :

— Marc, je tiens à vous dire une chose ; c’est tout ce qu’on a le droit de savoir ; je l’ai dit dès le premier abord, mais personne n’a l’air de me croire ; lord Erlistoun n’a point d’engagement avec moi.

— Jeanne ! m’écriai-je (car il m’était difficile de me taire et de la croire au-dessous de ce que j’avais toujours pensé d’elle), pour la troisième fois, je vous répète : prenez garde ! vous cherchez à jouer un jeu dangereux ; vous maniez des armes tranchantes !

— Croyez-vous ?

— Prenez garde ! On peut aller longtemps dans une intimité amicale ; mais une fois que l’amour a été avoué ou même qu’on le soupçonne, il faut être des amants ou rien du tout. Je parle en homme. Vous autres femmes, vous ne savez pas ce que vous faites, vous jouez avec des charbons ardents quand vous vous amusez avec le cœur d’un homme. C’est pis qu’une folie, c’est mal. Point de demi-mesures : épousez-le ou rejetez-le ; aimez-le ou le laissez aller.

Je parlais vivement, dans l’amertume de mon âme ; mais elle ne se fâcha pas, elle ne fut pas blessée. Il y avait un peu de reproche dans ses yeux, comme si elle avait compté trouver, au moins en moi, quelque chose qu’elle n’y rencontrait pas.

Marc, ne comprenez-vous pas la possibilité d’aimer et de laisser aller ?