Lord Erlistoun/Chapitre 6

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Lord Erlistoun — Lord Erlistoun — 1861
Traduction par Pauline de Witt.
Calmann Lévy (p. 250-268).


VI


C’était un petit appartement au premier étage, propre et en plein soleil. Il n’en reste plus rien ; le mois dernier, par une nouvelle ligne de chemin de fer, j’ai passé à toute vapeur sur le lieu où se trouvait naguère le petit salon, avec ses deux fenêtres et son balcon orné de plantes vertes.

« Veillez à ce que la maison donne au couchant, m’avait dit Jeanne en particulier, afin qu’elle ait toujours le soleil à la fin du jour. » Ces murs entr’ouverts par le chemin de fer sont tristes maintenant, mais je me souviens des heures paisibles que j’y ai passées, et du repos que ma mère et Jeanne y ont trouvé.

Après la ruine générale, nous disposâmes de la famille comme il suit. Charles emmena Russell avec lui dans sa cure. On m’offrit un poste de confiance dans une maison de Londres, et je demandai une petite place pour qu’Algernon pût commencer sa carrière. Pauvres enfants, la vie commençait pour eux tout autrement qu’ils n’avaient cru ; mais le courageux sang des travailleurs qui coulait dans leurs veines l’emporta sur la mollesse de leur éducation ; après le naufrage, ils se lancèrent à la mer sans hésiter, résolus à nager vers la terre.

— Et maintenant… ma mère.

— Votre mère est la mienne, Marc, dit Jeanne résolument.

En effet, depuis le matin où elle l’avait amenée au milieu de ses enfants, après l’avoir tendrement revêtue du cruel costume exigé par l’habitude, depuis ce moment où nous la vîmes, veuve, dépouillée à jamais de ses belles toilettes, l’histoire de sa vie terminée, depuis qu’elle méritait par conséquent un double respect et une double tendresse de chacun de nous, Jeanne s’empara pour toujours de la place et des devoirs d’une fille.

Elles ne s’étaient pas toujours entendues jusque-là, elles différaient presque sur tous les points ; mais dorénavant toutes les faiblesses de ma mère devinrent sacrées pour Jeanne ; elle supporta patiemment toutes les faiblesses, elle fit la part de sa mauvaise humeur ; elle lui épargna sans rien dire toute fatigue. Car du moment qu’elle s’était trouvée veuve, ma mère avait tout d’un coup vieilli, son énergie et son activité l’avaient abandonnée, elle s’appuyait tour à tour sur chacun de nous, pour toutes choses, et sur Jeanne Dowglas par-dessus tout.

Je les amenai donc avec moi à Londres. Je les établis à Pleasant-Row, et je les laissai se consoler réciproquement comme le savent faire les femmes. Elles avaient Algernon le soir ; mais pour mon compte, je ne vivais pas avec elles, pour bien des raisons.

La fille de ma mère ! Cela était vrai, et j’avais le bon sens d’en être reconnaissant, bien que ce fait eût quelquefois des côtés pénibles. Mais on ne doit jamais être hypocrite, même dans les plus petites choses. Je ne me souviens pas d’avoir jamais appelé Jeanne Dowglas ma sœur.

Revenons à lord Erlistoun. Pendant tous nos malheurs, elle ne parla pas de lui ; il ne semblait pas qu’il fût l’un de ces noms qu’on recherche naturellement dans le malheur. Mais une fois installés, je lui apportai une lettre de l’étranger revenant de Lythwaite-Hall. J’aurais pu deviner de qui elle était par les yeux de Jeanne. Elle non plus n’était pas hypocrite.

— Sait-il ce qui est arrivé ? car je tenais à l’apprendre.

— Je le lui ai écrit. Du moins ce qu’il avait besoin de savoir, ce qui me regardait.

— Et que dit-il ?

Jeanne rougit pour toute réponse.

— Je vois, cousine, ajoutai-je, car je sentais que l’un de nous devait le dire. Il faut décider pour vous-même, sans vous inquiéter de ma mère. Nous n’avons pas de droit sur vous, lord Erlistoun en a.

— Je le sais.

— Eh bien, allez et soyez heureuse !

Elle secoua la tête.

— Marc, cela n’est pas digne de vous. Comment peut-on être heureux quand on laisse un devoir derrière soi ! D’ailleurs…

Et elle s’arrêta court, puis recommença sa phrase :

— Je ne fais que rester fidèle à une première résolution, que j’ai prise avec réflexion et sans me presser. Je ne crois pas que j’aie eu tort, ni que j’aie été dure !

Dure ! L’amour qui doit durer toute la vie peut assurément attendre deux ans.

Je parlais amèrement, en songeant aux centaines de jeunes amants dont la flamme passagère ne peut subsister d’un mois à l’autre, et qui regardent l’attente comme le plus grand malheur du monde. Quelle folie et quelle faiblesse ! Que vaut l’amour d’un homme pour l’éternité ?

Et l’amour d’une femme ? Je regardais Jeanne. Ses mains étaient croisées sur sa lettre, sa bouche souriait, mais elle était un peu serrée. Elle n’avait pas, elle n’avait jamais eu cette expression de repos que le baiser des fiançailles devrait y laisser, je l’imaginais du moins, une expression sacrée et satisfaite qu’aucun souci ne devrait effacer.

— Cousin, si cela vous est égal, ne parlons plus de cela.

Je lui obéis, remettant en silence à Jeanne toutes les lettres qui arrivaient ; ne sachant pas où elle résidait, les lettres étaient toujours à mon adresse. Parfois nous n’apprenions rien de ce qu’elles contenaient. D’autres fois les dimanches soir, ma mère, à laquelle Jeanne ne refusait rien maintenant, demandait un bout des descriptions de Vienne ou de Constantinople ; alors nous écoutions les récits des marches dans le désert, les chameaux et les Arabes, les pyramides et le Nil, le jour de Pâques dans l’église de la Nativité, les nuits au clair de lune sous les cèdres du Liban ; nous suivions une vie pleine d’enchantement pour un jeune homme, une vie d’un intérêt, d’une beauté, d’une variété constante. Le changement semblait être l’élément nécessaire, la satisfaction indispensable à l’existence de lord Erlistoun.

— Il est très heureux, disait souvent ma mère. Ah ! c’est une belle chose que d’être heureux.

— Oui, oui !

Et le bonheur de Jeanne, qui résidait évidemment dans ces lettres ou dans ces fragments de lettres que nous ne lisions pas, l’accompagnait plusieurs jours comme une atmosphère invisible, métamorphosant le petit salon de Pleasant-Row en une Sainte-Sophie, et faisant une terre sainte des petites rues du faubourg, qu’elle traversait.

Elles sont d’autant plus vives, d’autant plus naturelles dans une vie décolorée comme l’était devenue celle de Jeanne. En vain disait-elle qu’elle y était accoutumée, qu’elle revenait seulement à la vie étroite de sa jeunesse ; c’était certainement un changement. Même pour ma mère moins sensible aux choses de goût et de sentiment, la nécessité de faire faire à dix sous l’usage d’un schelling, après la moitié d’une vie passée dans l’abondance, était une cruelle nécessité. Peu à peu j’appris que tout le soin du pauvre petit ménage était tombé entre les mains de Jeanne.

Dans ce temps-là c’était souvent un chagrin pour moi. Maintenant tout cela est passé. Je pense avec orgueil à ses robes usées et à ses gants raccommodés, tandis que de façon ou d’autre les vêtements de ma mère étaient toujours frais, je me rappelle les lieues que Jeanne faisait à pied dans la boue de Londres.

— Oh ! cela ne fait rien ; nous sommes jeunes et forts ; mais il faudra un de ces jours mener votre mère faire une promenade en voiture.

Je me souviens comme elle m’accompagnait à la porte du vestibule pour me dire un mot ou deux en particulier.

— Je n’ai rien voulu dire en haut de peur de tourmenter votre mère.

Ma mère ! ma mère à moi ! Que le ciel m’oublie quand je t’oublierai, Jeanne Dowglas !

En regardant en arrière, on s’étonne souvent de voir comment, au milieu de circonstances contraires, on a été heureux, positivement heureux. Je sais que nous l’avons été cette année-là ; nos changements et nos pertes étaient venus tout d’un coup ; nous n’avions pas traîné, nos revers n’avaient laissé derrière eux ni honte, ni inquiétude ; tout cela était fini ; nous recommencions sans une seule dette ni un seul souci. Et quant à celui dont la mort termina dignement une vie honorable et entourée d’affection, là aussi était la paix. J’ai souvent envié à mon père le sourire avec lequel il s’était retourné le samedi soir avant de fermer les yeux pour son dernier repos.

— Minuit ! Suzanne ! Eh bien, tout mon ouvrage est fait, et maintenant c’est dimanche.

Comme je l’ai dit, mon père était un homme d’une énergie infatigable et d’une intelligence puissante dans sa rudesse. Jusqu’à la fin, il conserva tout dans ses mains, il fit seul tout ce qu’il pouvait faire ; même moi, son fils, je devenais parfois un simple commis. Jusqu’à sa mort, j’avais travaillé presque machinalement, sans aucune responsabilité ; par la suite le sentiment de la responsabilité ne me quitta pas un instant, il était doublé par la nouveauté, par la nature de mon caractère et par d’autres faits inutiles à rappeler maintenant, mais qui agissaient passivement sinon activement sur ma vie.

Au bout d’un certain temps, Jeanne s’en aperçut ; elle découvrit ce sentiment pressant de la responsabilité, cette terreur de l’avenir, balancée entre la santé d’un côté (je n’étais pas, ou du moins je n’avais pas l’air fort) et de l’autre la nécessité de gagner de l’argent. Lorsqu’elle me pressa, j’en convins.

— Je vois, je n’y avais pas pensé. Pauvre Marc ! Il faut vous soigner mieux que cela. Je suis bien aise que vous me l’ayez dit.

Quelques semaines plus tard, arrivant un soir à l’improviste, ma mère me dit :

— Devinez où Jeanne a été.

Elle aurait pu traverser les mers, tant je tressaillis : mais elle était seulement allée dans les environs de Belgrave-Square, région qui nous était si familière autrefois, et qui nous était maintenant aussi étrangère que l’Afrique. Mille pensées me traversèrent l’esprit sur-le-champ, mais je dis seulement :

— Elle n’aurait pas dû aller seule ; qui voulait-elle voir ?

— Je n’en sais rien ; elle m’a dit d’attendre son retour. Ah ! la voilà ; eh bien, ma belle ?

Belle n’était pas précisément le mot, et cependant elle avait un charme étrange : ses yeux brillaient comme jadis ; la majesté de sa démarche avait reparu comme autrefois lorsqu’au milieu de toutes les splendeurs elle semblait à la fois à son aise et au-dessus de tout ce qui l’entourait. Elle embrassa ma mère et alla ôter son chapeau, en disant que nous saurions tout dans une minute ; mais plusieurs minutes s’écoulèrent, et lorsqu’elle revint l’éclat inaccoutumé avait disparu ; c’était notre Jeanne, calme comme de coutume.

— Oui, Marc, j’ai fait un coup hardi, j’ai pris des engagements sans que vous le sussiez, sans vous avoir consulté, sans votre consentement. Voyez !

Elle me montra une annonce demandant : « Une maîtresse de chant de premier ordre. Inutile de se présenter pour les artistes de profession. »

— Voyez-vous, une maîtresse de chant ! On a peur d’un maître pour elle. Pauvre fille ! elle est enclavée de tout côté dans les convenances ; c’est une héritière, notre pauvre héritière, lady Émily Gage.

La cathédrale, Lythwaite-Hall et cette belle soirée de juin dans les prairies, comme tout cela me revint à l’esprit !

— Lady Émily Gage ! c’est étrange. Ce qui est bien plus étrange, c’est qu’elle se soit souvenue de moi ; elle ne m’avait pas oubliée.

— À la cathédrale ?

— Non, mais l’année dernière, chez lady Erlistoun. Elle la connaissait, vous savez.

Voilà donc ce qui avait illuminé la physionomie de Jeanne, ce reflet doré de l’histoire de l’année passée qui nous eût souvent fait l’effet d’un rêve, à moi du moins, sans les lettres de l’étranger. Il fallait mettre fin à cette sécurité.

— Jeanne, dis-je, vous auriez dû me consulter avant de prendre un semblable parti. Il me semble qu’il est au moins mal imaginé pour vous de donner aucun genre de leçon ; mais je regarde comme tout simplement impossible que vous deveniez la gouvernante ou la maîtresse de chant, comme vous voudrez, de la nièce de l’évêque.

— C’est possible, je crois, car j’ai promis.

Ici ma mère, saisissant ce que je disais, me seconda vivement.

— Qu’est-ce que vous avez fait là, ma chère ? Que dira lord Erlistoun ?

Jeanne garda le silence.

— Si vous étiez mademoiselle n’importe qui, ce serait déjà bien dur pour vous, ma pauvre enfant, mais vous, devenir maîtresse de chant, vous Jeanne Dowglas, qui devez être lady…

— Oh ! je vous en prie, je vous en prie.

Son expression douloureuse fit taire ma mère elle-même.

— Laissez-moi dire un mot, et puis vous et Marc vous me laisserez faire. Étant Jeanne Dowglas, je dois agir comme Jeanne Dowglas, sans m’inquiéter de qui que ce soit. Je crois d’ailleurs (et sa voix tomba un peu) que jamais un homme ne pensera moins bien d’une personne qu’il aime parce qu’elle a fait ce qu’elle croyait devoir faire ; c’est mon devoir d’aider à gagner de l’argent. Je le peux et je le désire ; ceci est le moyen le plus facile ; d’ailleurs, j’ai promis, n’en parlons plus.

Elle nous raconta alors en détail tout ce qu’elle avait fait, et décrivit lady Émily devenue presque une grande personne et l’une des plus charmantes créatures qu’on pût voir.

— Elle est simple, dit-elle, mais d’une manière originale, comme une prune couverte de sa fleur. Elle se souvenait très bien de ma figure, m’a-t-elle dit, elle avait coutume de se glisser dans des coins obscurs pour m’écouter chanter. Par la suite, elle s’était souvent demandé qui j’étais et ce que j’étais devenue.

— Comment, elle ne sait pas ! s’écria ma mère.

— Vous oubliez que personne ne sait et ne doit savoir ; cela vaut infiniment mieux et me rend les choses plus faciles.

J’étais blessé de l’idée qu’elle allait chez ces gens sans qu’ils sussent rien. Toute la situation était mauvaise et fausse. La volonté de Jeanne avait, il est vrai, tout gouverné ; personne, strictement parlant, n’était à blâmer ; cependant j’étais irrité et blessé ; ce sentiment fut quelque temps à disparaître.

Pourtant le nouveau système semblait produire plus de bien que de mal. L’argent était le moindre avantage qu’y trouvât Jeanne ; elle enseigna bientôt par affection, et ce genre d’enseignement rend heureux. C’était un moyen de remplir dans sa vie un certain vide que j’avais déjà remarqué dans les intervalles des lettres de l’étranger, intervalles irréguliers et qui se prolongeaient souvent ; c’était aussi le moyen de suppléer à une foule de besoins qui devaient se faire sentir dans une existence monotone à une jeune femme constamment occupée de soigner une vieille femme sans amis ; c’étaient les raffinements de la vie, une sympathie aimable, des relations habituelles avec des personnes de son espèce.

Je me donnais ces raisons pour expliquer le vif plaisir qu’elle prenait à ce nouvel intérêt, étranger à nous et aux nôtres. Mais mon jugement était superficiel, comme cela arrive souvent aux hommes.

Un dimanche, lady Émily descendit comme un oiseau de paradis dans les régions perdues de Pleasant-Row, et, ce jour-là, je découvris ou je crus découvrir beaucoup de choses.

— Jeanne, cette enfant, comme vous dites, est comme un amant pour vous.

Jeanne sourit :

— Eh bien, est-ce que je ne vaux pas mieux pour elle qu’un amant ? Je suis moins dangereuse en tous cas. Ne riez pas, Marc. Les jeunes filles choisissent souvent leur premier amour parmi les femmes ; c’est ce que j’ai fait pour mon compte. Que dites-vous de lady Émily ? La trouvez-vous changée ?

— J’oublie ce qu’elle était autrefois ; mais je trouve qu’elle commence à vous ressembler beaucoup.

Jeanne se mit à rire d’un air incrédule.

— Une brune et une blonde, une maigre et une potelée, dix-sept ans et vingt-neuf ! Comme je deviens vieille !

Elle eut un instant l’air grave, et puis elle revint au sujet en question.

Cependant mon observation avait quelque chose de vrai. Cette ressemblance naturelle ou acquise, que j’ai souvent remarquée chez les gens attirés l’un vers l’autre, se manifestait déjà entre elles. C’était la nature la plus énergique qui donnait l’empreinte ; de vingt manières différentes, je retrouvais chez lady Émily l’influence de Jeanne.

Je remarquai un jour qu’elle venait souvent à Pleasant-Row.

— Oui, on me la confie volontiers, et elle aime à venir.

— Je crois vraiment qu’elle irait à Newgate, si vous y étiez.

— J’en suis sûre, dit Jeanne avec une tendresse reconnaissante dans la voix. Marc, je ne suis pas romanesque… maintenant ; mais l’affection de cette enfant me va au cœur. Elle a été élevée presque comme une religieuse, elle est innocente comme une colombe, et elle a pour moi le charme d’une fleur. Je veux garder à la colombe ses ailes d’argent, je veux empêcher que rien ne souille la pureté de la fleur.

— Vous ne le pouvez pas, son sort est de vivre dans le monde, il faut qu’elle y passe.

— Je le sens, et je ne voudrais pas la retenir loin du monde ; mais je voudrais la rendre forte pour une situation si périlleuse, afin qu’elle y fût en sûreté et qu’elle en fût digne. Je voudrais…

— Lui faire du bien ?

Si j’avais cru que cette phrase pût faire tant de peine à Jeanne, je me serais coupé la langue avant de la prononcer. Ses lèvres tremblaient lorsqu’elle répondit :

— Ne dites pas cela, je ne le redirai jamais.

— Peut-être vaut-il mieux ne pas le dire et ne pas le penser ; mais ce n’est pas une raison pour y renoncer. Une personne comme vous n’a qu’à vivre pour faire le bien.

— Merci, cousin.

Ses yeux étaient remplis de larmes ; elle retomba dans le silence.

Je lui avais apporté, ce jour-là, une lettre qu’elle attendait depuis longtemps, je crois. La correspondance semblait plus difficile à lord Erlistoun dans les capitales de l’Europe civilisée que lorsqu’il vivait en Bédouin amateur dans le désert de Syrie.

Nous autres hommes qui sommes accoutumés à boire d’un seul trait les coupes les plus enchantées dans les intervalles des affaires ou de l’ambition de nos vies, nous ne pouvons comprendre comment les femmes vivent de leurs lettres. Elles ne l’avouent pas même à leurs propres cœurs ; quand le fondement de l’amour, et ce qui peut être plus avant que l’amour, la confiance, est dans leurs âmes, vous pouvez couper et recouper la tige, elle refleurira ; mais c’est une cruelle opération.

Je m’aperçus de cela pendant une absence de lady Émily ; ses tendres lettres de jeune fille arrivaient régulièrement une fois par semaine sans manquer un jour.

— Aussi régulièrement que le soleil, disait ma mère ; de vraies lettres d’amour.

Jeanne se détourna.

Lorsque son élève revint, Jeanne répondit à sa tendresse avec une reconnaissance presque pathétique ; cette tendresse était pourtant encore un peu enfantine dans ses manifestations, bien que sous tous les autres rapports lady Émily eût cessé d’être une enfant. Elle avait appris à avoir une volonté et un jugement à elle, et à les exercer de mille manières, comme il est facile à une femme de son rang et de sa fortune d’exercer le véritable droit des femmes, l’influence personnelle. C’était une charmante et aimable créature, à côté de son exquise fraîcheur, je m’imaginai quelquefois que Jeanne était un peu fanée, un peu âgée.

— Jeanne fanée ? Jeanne vieillissant ? me disais-je. En regardant le visage qu’il aime, est-ce avec effroi ou avec une solennelle et profonde tendresse qu’un homme doit penser à ce que sera ce visage quand il deviendra vieux ?

Un autre hiver s’écoula, un autre été ; à l’automne, il y aurait deux ans que mon père était mort.

Deux ans ! Était-ce une autre chronologie que ce souvenir de mort qui fit quitter à Jeanne ses robes noires ? Ses yeux s’illuminèrent, son pas devint plus léger. Volontairement ou involontairement, elle espérait évidemment, si elle ne croyait pas.

Vers ce temps-là, je reçus moi-même une lettre de lord Erlistoun.

Il m’exprimait son extrême regret que des circonstances dont miss Dowglas était informée (il lui écrivait par le même courrier) l’empêchassent de revenir sur-le-champ en Angleterre. Il était obligé de laisser encore quelques mois sous ma garde « le plus cher trésor qu’il eût au monde ».

Je donnai la lettre à Jeanne sans commentaire ; elle n’en fit aucun. Son temps était alors pleinement occupé ; lady Émily partait pour faire un voyage en Suisse, je crois, et Jeanne avait bien de la peine à résister au désir qu’Émily éprouvait de l’emmener.

— Je ne peux pas, dit-elle, quand je la pressai aussi, promettant d’obvier à tous ses scrupules sur le compte de ma mère. Je ne peux pas aller voyager. Oh ! non, je n’ai jamais été bonne que pour rester en repos à la maison.

Lorsque lady Émily fut partie, elle sembla s’appuyer davantage sur cette affection de l’intérieur, sur cette paix, cette union, qui résistaient à notre gêne. Je la vois encore comme elle était d’ordinaire, le dimanche soir, accroupie auprès de ma vieille mère, le bras posé sur ses genoux, et ses grands yeux mélancoliques attachés sur moi pendant que je cherchais à les faire rire et à les amuser. Quelquefois, après m’avoir écouté en riant un peu, elle soupirait d’un air de soulagement en disant :

— Oh ! Marc, comme c’est bon de vous avoir !

Quels trésors que ceux dont on est parfois plus disposé à parler qu’à conserver, et que les autres ne doivent ni envier ni dérober ! Grâce à Dieu, je me suis resté fidèle à moi-même ainsi qu’à eux !

Jour après jour, je voyais les joues arrondies de Jeanne perdre leur couleur et former cette ligne oblique qui indique le départ de la jeunesse. Une fois, elle était assise près de moi, et baissant la tête, elle me dit :

— Voyez, Marc.

Et, sous une mèche noire, je vis des cheveux blancs trop nombreux pour les compter.

Je ne sais pas bien quel fut le sentiment que j’éprouvai ; je sais cependant qu’il n’était pas exclusivement douloureux.