Lord Erlistoun/Chapitre 7

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Lord Erlistoun — Lord Erlistoun — 1861
Traduction par Pauline de Witt.
Calmann Lévy (p. 269-289).


VII


« Dans quelques mois, » avait dit lord Erlistoun en parlant de son retour, vaguement, comme il datait ses lettres. Pendant les mois de novembre, de décembre, de janvier, de février et de mars, j’apportai ses lettres à Pleasant-Row, comme de coutume à intervalles irréguliers, et avec des timbres toujours différents ; puis elles cessèrent.

Le printemps revenait. Je crois qu’il y a dans la vie un temps où l’on n’a pas encore appris à accepter en soi-même, comme dans le monde extérieur, la loi mystérieuse du changement, et le retour du printemps est alors extrêmement douloureux. En me promenant avec Jeanne le long des jardins en fleur dans les faubourgs, en apercevant au coin des rues les petits bouts du ciel bleu et blanc, je distinguai sur les traits de Jeanne une expression qui m’allait au cœur.

Elle ne disait pas un mot, mais souvent un coup à la porte la faisait tressaillir et trembler ; je remarquai aussi qu’elle ne sortait jamais sans prendre la précaution de dire : « Je reviendrai à telle heure, » et qu’elle ne rentrait jamais sans demander d’un air de négligence affectée :

— Est-il venu quelqu’un ?

— Non.

Personne ne venait, et elle remontait chez elle lentement, péniblement, pour revenir quelques minutes après, sans chapeau, les cheveux lisses, pâle et calme ; les chances de ce jour-là étaient finies.

Je manquai à mes règles ordinaires, et je vins presque tous les soirs à Pleasant-Row. Un jour je pris un congé, et je m’invitai à diner chez ma mère ; j’apportai un bouquet et je souhaitai une bonne fête à ma cousine Jeanne.

Les larmes lui vinrent involontairement aux yeux quand elle dit :

— Merci, Marc ; vous vous en êtes souvenu.

Hélas, j’étais le seul.

J’avais fait un projet pour alléger un peu le poids de cette journée ; je posai devant elle deux billets verts sur lesquels était inscrit : « Société de la musique sacrée, Exeter-Hall. » Il y avait plaisir à voir ses yeux s’illuminer.

— Ce soir, et c’est le Lobgesang et le Requiem. Ô Marc !

— Vous consentez donc à y aller, mademoiselle ? Dans un omnibus, avec votre chapeau, au milieu de la foule vulgaire, et avec un individu qui ne comprend pas la musique ?

— Cousin Marc !

Elle riait, c’était tout ce que je voulais.

Nous partîmes donc gaiement par cette belle soirée de printemps ; puis refermant la portière de l’omnibus sur le coucher du soleil, nous nous laissâmes secouer à travers les rues de Londres, tous les deux, ma cousine Jeanne et moi. Sa main sur mon bras, sa voix à mon oreille, ses yeux brillants cherchant les miens à chaque instant quand je la mettais devant moi pour la garantir au milieu de la foule qui attendait. Heureux jusqu’au fond du cœur de l’avoir à moi, même pour un instant, de pouvoir la rendre heureuse, de façon à ce que cette soirée, cette heure au moins pût être marquée d’une pierre blanche.

Je suppose qu’il n’y a nulle part au monde des réunions de musique comme celles d’Exeter-Hall, où les musiciens se comptent par centaines, et les auditeurs par milliers ; nulle part peut-être un véritable amateur de musique ne peut éprouver un plaisir plus vif qu’en se trouvant au milieu de cet océan de têtes, en contemplant la montagne des pupitres toujours ascendants, se garnissant peu à peu, jusqu’à ce qu’au milieu de la cacophonie générale des instruments qu’on accorde viennent à retentir les notes majestueuses du grand orgue ; alors les vagues tumultueuses de l’océan humain se calment, la fête commence.

L’hymne de louange de Mendelssohn, chacun le connaît, cette noble symphonie d’ouverture chère à tous les musiciens, et ce chœur : « Que tout ce qui a la vie et le souffle chante au Seigneur ! » Jeanne me regarda, ses yeux étincelaient. Le grand flot de la musique s’épanchait autour de nous ; il avançait, il avançait, elle s’y plongea avec un soupir de bonheur, elle était absorbée, perdue.

Et pour moi ce qui me valait mieux que la musique, c’était de voir son visage absorbé, écoutant, à mesure que les doux accents de l’air : « J’ai attendu le Seigneur, » tombaient goutte à goutte comme de l’huile dans son cœur troublé ; après le chant : « Sentinelle, la nuit sera-t-elle bientôt passée ? » lorsque le chœur éclata : « La nuit s’en va, s’en va, » alors son cœur déborda, de grosses larmes s’amoncelèrent, puis tombèrent une à une, effaçant les pénibles traces du chagrin ; son doux visage redevint paisible comme celui d’un enfant. Je savais que cela lui ferait du bien, ses traits frémissaient encore, ses larmes tombaient toujours, mais je voyais que son esprit comme sa voix s’unissaient au vers qui commence et qui termine le Lobgesang : « Que tout ce qui a le souffle et la vie chante au Seigneur ! »

Je laissais tomber cette pluie bienfaisante, je ne lui parlais pas. Dans les intervalles, je me levais, examinant vaguement les gens qui nous entouraient, les physionomies intelligentes, expressives, qu’on rencontre d’ordinaire dans l’auditoire d’Exeter-Hall ; et puis au delà de la ligne de démarcation, les places à demi-guinée, et les gens exclusifs qui ne jouissaient probablement pas de leur soirée autant que nous. Je m’amusais à regarder les unes après les autres ces éclatantes sorties de bal, ces têtes découvertes, en pensant à la tête baissée à côté de moi, à celle qui parmi ces milliers de femmes était plus précieuse que l’or, cheveux gris et tout… à un autre.

Je crois, je suis sûr que dans ce moment, dans ce silence, plus rempli que des mois de ma vie ordinaire, j’avais complètement oublié lord Erlistoun. Je crus donc voir un fantôme se relever d’entre les morts, ou mieux encore, dans les Champs Élysées, lorsque j’aperçus tout à coup en face de moi une apparition en chair et en os, lorsqu’au milieu de ceux que j’examinais, je vis apparaître la tête d’un jeune homme.

La taille, la tournure, le mouvement impétueux de la tête, je ne pouvais pas me tromper, c’était lord Erlistoun.

Lord Erlistoun ici, en Angleterre ? allant à des concerts, assis gaiement parmi ses amis ; sa mère et deux autres dames étaient avec lui ? Et Jeanne Dowglas ?

Je m’assis résolument, sans un mot ou un signe, en me plaçant de manière à ce qu’elle se détournât de lui, en se tournant vers moi ; c’était inutile, elle ne bougeait pas ; seulement elle dit avec un doux soupir de satisfaction :

— Oh ! Marc, j’ai passé un si bel anniversaire !

Cela me décida. Advienne que pourra ; ce jour-là, le dernier peut-être, nous resterait à elle et à moi.

Je me tins donc près d’elle, attentif et silencieux ; j’entendis comme dans un rêve la messe des morts de Mozart ; le tumulte du Dies iræ, le Rex tremendæ majestatis, l’Agnus Dei avec sa fin céleste, comme si les portes paisibles du tombeau se fermaient sur toutes les douleurs humaines : Dona nobis requiem.

Et la soirée était finie.

Tranquillement, le bras de Jeanne sous le mien, nous sortîmes avec la foule. Un moment de plus et j’allais l’emmener dans la rue, en sûreté. Il ne devait pas en être ainsi.

Il y a, au bas de l’escalier, un point d’arrêt où les deux flots de l’auditoire se mêlent. Là, face à face, nous rencontrâmes lord Erlistoun.

Il était là souriant et causant, avec cet air d’attention absorbée qu’il avait coutume d’accorder à toute femme, comme si elle était pour l’instant, à ses yeux, la seule femme qui existât au monde. Sa belle tête était penchée vers elle, son bras la protégeait soigneusement : c’était assurément lord Erlistoun.

Il aurait pu passer sans qu’on l’aperçût, mais les yeux de sa compagne furent plus perçants.

— Miss Dowglas ! ma chère miss Dowglas ! s’écria la joyeuse voix de lady Émily Gage.

Ainsi… on s’arrêta, on se dit bonjour. Ce fut l’affaire d’un instant ; on appelait la voiture de lord Erlistoun. Ils furent entraînés par la foule. Jeanne resta avec moi. Elle s’appuyait pesamment sur mon bras.

— Voulez-vous rentrer ? demandai-je.

— Oui.

À peine étions-nous dans le Strand qu’une main me toucha.

— Monsieur Browne, où est-elle ?

Jeanne se pencha légèrement en avant. Il s’élança à côté d’elle et lui prit la main.

— Il faut que je retourne avec vous ; où est votre voiture ?

Il avait oublié sans doute, mais il reprit ses sens.

— Il sera plus agréable de marcher. Permettez-moi.

Et, s’emparant résolument du bras de Jeanne, il l’entraîna en avant comme s’il ne savait ce qu’il faisait ou ce qu’il disait.

— Ma mère est repartie avec elle. Nous ne sommes en Angleterre que depuis un jour ou deux. Cette réunion est si étrange qu’à peine puis-je y croire. Jeanne ! oh ! Jeanne ! ajouta-t-il avec un regard d’effroi, car elle n’avait pas encore dit un mot.

J’appelai une voiture. Lord Erlistoun l’y porta. Il s’assit en face d’elle, lui tenant les deux mains. Il la contemplait jusqu’à ce que les couleurs reparussent lentement. Elle retira doucement ses mains en disant d’une voix tremblante :

— Vous êtes le bienvenu.

Nous arrivâmes à Pleasant-Row. La petite porte étroite, l’escalier sombre, le petit salon, la table à thé et la bouilloire chantant sur le feu, tout cela sembla surprendre fort lord Erlistoun. Quand ma mère vint au-devant de lui avec son bonnet de veuve et ses traits flétris, il fut plus que surpris, il fut ému.

— Ma chère mistress Browne ! ma chère mistress Browne ! répétait-il, l’accueillant avec une sympathie amicale qui était presque affectueuse et si inattendue, que ma bonne mère en avait les larmes aux yeux.

— Vous nous trouvez bien changés, lord Erlistoun ?

— Non, non, répéta-t-il plusieurs fois en se remettant dans son fauteuil et en s’asseyant auprès d’elle d’un air amical et empressé.

Et Jeanne Dowglas ?

Elle avait été accablée un instant ; mais elle nous regardait, son pâle visage était radieux.

Lorsque lord Erlistoun se retourna enfin pour la chercher, elle n’y était plus. Quelques minutes s’écoulèrent et nous eûmes le temps d’échanger diverses explicitions avant d’entendre sa main sur le loquet.

Lord Erlistoun se leva, lui prit la main qu’il baisa ouvertement, et lui dit :

— Jeanne, je viens d’apprendre bien des choses que vous ne m’aviez pas dites. Dans toutes ces longues, excellentes lettres, pourquoi ne m’avez-vous pas dit… ?

Il parlait presque d’un ton de reproche, et pour la seconde fois, avec une sorte de déférence affectueuse, il baisa cette main immobile.

Puis, d’un air toujours tranquille, mais également passif, Jeanne s’assit auprès de la table et se mit à servir le thé.

Lord Erlistoun était changé certainement. Il avait l’air plus jeune encore, si c’est possible, comme un homme au début d’une vie réglée est souvent plus jeune qu’un enfant blasé et sans but. Son impétuosité s’était calmée, il y avait autour de lui comme une atmosphère nouvelle de ce repos qui en lui-même est une force. Il parlait au moins autant que par le passé, surtout de ses voyages. Il dit incidemment, en réponse à une question que je lui fis, qu’ils étaient revenus en Angleterre avec l’évêque et lady Émily, qu’ils avaient rencontrés en Suisse ; mais, en masse, la conversation resta générale et elle était souvent interrompue par des moments de gravité et de silence.

Nous restâmes là très tard, Jeanne et lord Erlistoun assis l’un près de l’autre comme des amants. Cependant je ne remarquai ni le chuchotement des amants ni un regard mécontent de la présence de ma mère et de la mienne. Il était évidemment satisfait des choses comme il les trouvait, heureux de se trouver auprès d’elle, sans l’absorber et sans être absorbé par elle, et il ne témoignait aucune trace de ce doux égoïsme, de ce sentiment passionné de ses droits qui marque la ligne si souvent presque imperceptible entre l’affection simple, même la plus fidèle et la plus confiante, et l’amour, l’amour véritable, le maître qui, dominant tout, exige tout et veut tout en retour de ce qu’il donne.

Jeanne le voyait-elle ? et, le voyant, le voulait-elle ? Comprenait-elle, comme un homme l’eût compris, que, pour un véritable amant, c’eût été une torture de rester là à regarder ce doux visage, avec deux autres visages à côté ? Et que, après cette longue séparation, la quitter de nouveau, même pour douze heures, avec ce tranquille bonsoir, en appuyant câlinement des lèvres tranquilles sur une main fraîche, cela eût été intolérable, impossible ?

Qu’était devenue toute sa passion ? Elle avait brûlé comme un feu de paille. Que savait-il, cet enfant amoureux, de la passion véritable, aussi forte que délicieuse, capable de tout supporter, indomptable à toute opposition, comme le feu au sein de la montagne se purifiant par sa propre ardeur ; patiente en perdant tout, mais n’acceptant que la perte absolue ou le gain complet ; exigeante peut-être, mais rendant tout ce qu’elle exige : l’amour qui absorbe toutes les autres affections et qui s’élève, unique et absolu, parfait et inaliénable, l’amour qu’un homme doit avoir pour sa femme ?

Pour la centième fois, je faisais tort à lord Erlistoun. Une fois encore, en me promenant dans la rue solitaire, jusqu’à ce que la lune fût couchée derrière la terrasse en face de nous, et que la bougie de Jeanne s’éteignît enfin dans la mansarde de Pleasant-Row, encore une fois, mon jugement fut injuste, précipité, comme cela arrive toujours quand on veut mesurer les autres avec sa règle et son compas. J’oubliais, hélas ! (que ne pouvons-nous l’oublier moins souvent !) que la Providence n’a jamais fait pousser deux arbres sur la même courbure ni fait exactement pareilles deux feuilles du même arbre.

C’était vendredi, ou plutôt samedi, car je ne rentrai chez moi qu’à l’aube du jour. Le dimanche matin, je me levai et je fis quatre lieues à pied pour aller dans la campagne, à une petite église de ma connaissance. Je ne parus à Pleasant-Row que le soir.

Jeanne était sortie. On était venu la chercher en voiture : lady Erlistoun et lady Émily Gage. Celle-ci devait revenir avec elle après le dîner.

— Lady Émily sait-elle ? Il me semble qu’il faudrait lui dire, demandai-je après un long silence.

— L’engagement de Jeanne ? C’est probable ; mais je n’en sais rien. Jeanne est si scrupuleuse.

— Il est venu hier ?

— Oh ! oui, et lady Erlistoun aussi. On la traite avec un grand respect, vous voyez. Pauvre Jeanne ! comme elle me manquera quand elle sera mariée.

— Chut ! j’entends la voiture.

Elles entrèrent toutes deux : Jeanne, lady Émily et, avec elles, lord Erlistoun. Ma mère engagea naturellement celui-ci à rester.

Lady Émily parut surprise, mais elle ne dit rien. Seulement après, avec une grâce enfantine, elle déclara que, s’il restait, il ne fallait pas qu’il interrompît les mille et une choses qu’elle avait à dire à sa chère miss Dowglas.

Non, il était évident que cette heureuse, cette innocente créature ne savait rien. Jeanne ne lui avait rien dit. Je me demandai si Jeanne avait eu tort ou raison.

Elle donna les places d’honneur, aux deux coins du vieux canapé, à lord Erlistoun et à lady Émily, et elle s’assit en face, à la table à thé. Le sourire qui répondait toujours à celui de lady Émily était doux, mais extrêmement grave, comme si elle était bien plus âgée qu’eux.

C’était une soirée étrange. J’y pense souvent avec étonnement ; quelles mystérieuses combinaisons de la destinée surgissent non seulement parmi les méchants, mais parmi les bons, pour les placer dans des situations où il est presque impossible de discerner le bien du mal, où chaque pas est assiégé de tentations, où chaque parole d’affection ou de bonté frappe un autre d’une verge d’épines !

Lord Erlistoun se comportait d’une manière irréprochable. Si la franchise innocente de lady Emily laissa voir qu’ils avaient passé leur temps ensemble à rêver, dans les villes d’Italie, aux arts et à la poésie, à former de beaux plans de vie et à recevoir de grandes leçons à l’ombre des Alpes, il devint aussi évident que jusqu’alors cette relation n’avait jamais dépassé les limites d’une simple amitié. Également, que cette amitié avait évidemment pour origine une autre amie à laquelle, sans la nommer, il trouvait qu’elle ressemblait, mais que, dans son humilité, elle n’avait jamais eu l’idée d’identifier avec cette amie qui lui était si chère et qui causait comme lord Erlistoun.

« La plus noble femme qu’il eût jamais connue, » disait-il. Et Émily serrait son bras autour de la taille de Jeanne. — J’aurais pu deviner que ce ne pouvait être que ma Jeanne Dowglas.

Jeanne l’embrassa. Elles étaient debout à la fenêtre. Par-dessus les cheminées et les toits s’étendait le beau ciel pur.

— Quelle belle soirée !

— Lord Erlistoun disait à Richmond, vendredi matin, qu’il ne se rappelait pas avoir jamais vu un aussi charmant printemps.

Non ! Et celui de Lythwaite-Hall ?

Il l’avait oublié. Il regardait d’un air troublé ces deux visages formant un si grand contraste, et pourtant empreints d’une vague ressemblance de femme et de jeune fille.

D’une voix ferme, du ton d’une personne qui n’est pas surprise par une conclusion subite, mais qui a été préparée par ses prévisions, Jeanne dit en regardant ces yeux sereins :

— Mon enfant, à votre âge et à celui de lord Erlistoun, toutes choses sont et doivent être un beau printemps.

Il l’entendit ; elle avait voulu qu’il l’entendît. Au bout d’un instant je remarquai qu’il saisit une occasion de s’asseoir auprès d’elle et de causer avec miss Dowglas d’une manière désultoire, mais avec elle seule, c’était marqué. Jeanne écoutait.

On croit pouvoir user d’une hypocrisie généreuse et cacher admirablement ce qu’on éprouve, mais cela ne se peut pas. Toute la tendresse, toute la conscience, tout l’honneur du monde, toute la crainte de faire de la peine, rien de tout cela ne peut celer la vérité. Elle apparaît à travers quelque interstice du regard ou du geste, nue et froide, mais vivante, sensible, la vérité.

Ainsi, là, à côté d’elle, la comblant d’attentions, sa voix et ses regards témoignaient une estime profonde, une tendresse sincère, comme s’il se rendait compte de quelque tort involontaire ; pour ceux qui savent ce qu’est et ce que n’est pas l’amour, il était clair comme le jour que le sentiment actuel de lord Erlistoun pour Jeanne Dowglas ne ressemblait pas plus à celui qu’il éprouvait deux ans auparavant et que les figures de cire qu’il lui décrivait éloquemment ne ressemblaient à la sainte qu’elles représentaient, à la créature adorée et aimée qu’elles prétendaient retracer.

Son respect, son estime étaient là, mais son amour était mort. Mort de sa fin naturelle, ou peut-être, ce qui était également naturel avec son âge et son caractère, par une substitution. S’il en était ainsi, il l’avait soigneusement et honorablement caché. Ce n’était ni un sot ni un rustre ; c’était un homme bien né. Toute la soirée ses attentions restèrent sans partage le lot évident de Jeanne Dowglas.

Une ou deux fois, je vis lady Émily les regarder tous deux avec un soupçon passager, puis sourire joyeusement ; non, ce n’était pas possible.

Ce jeune homme dans tout l’éclat de sa jeunesse, modifié par une sagesse plus mûre, apprise, peu importe où et de qui, avec la carrière qui s’ouvrait devant lui, une carrière digne d’un grand seigneur anglais, tenant entre, ses mains le triple pouvoir du rang, de la richesse et de l’éducation, et le désir d’en user dignement ! Et Jeanne Dowglas qui n’était plus jeune, qui ne prenait plus plaisir aux joies de la jeunesse, ballotée par la vie jusqu’à devenir grave dans ses joies et dans ses moments les plus heureux, avec une certaine lassitude qui lui faisait chercher le repos au port plutôt que le bonheur !

Non, l’amour pouvait exister, ou du moins l’affection persistante qui prenait ce nom ; mais l’unité, la sympathie absolue dans la vie et le but de la vie qui font seules du mariage un lien désirable et sacré, cela n’était plus possible entre eux.

Lady Émily s’en alla : lord Erlistoun la mit dans sa voiture, puis, au lieu de rentrer, il me demanda si je voulais me promener avec lui une demi-heure.

Nous marchions sur la route, d’abord en silence ; puis, comme par un droit tacite, il me fit plusieurs questions sur notre famille et sur Jeanne. Enfin d’un ton sérieux et ferme il me remercia de la façon dont je m’étais acquitté de mes fonctions, et me demanda de rester toujours son bon cousin.

En rentrant, nous trouvâmes Jeanne un livre à la main, devant la lampe qu’on venait d’allumer ; elle lisait à ma mère les Psaumes du soir. Elle leva les yeux à notre entrée.

— M’aviez-vous cru parti ? dit lord Erlistoun.

— Non, oh ! non.

Il s’assit auprès d’elle, et commença à lui développer avec plus de détail son projet d’entrer dans la seule carrière facilement ouverte aux jeunes gens de son rang, la politique. Toutes ses réflexions étaient claires et sensées ; il y avait évidemment beaucoup pensé, et il sentait profondément la responsabilité attachée aux nombreux bienfaits de son lot.

— Ils sont nombreux, dit Jeanne doucement.

— Vous trouvez ? (Il soupira.) Oui, vous avez raison. Vous ne croyiez pas que je pusse penser autrement.

— Il n’est pas probable que j’imagine quelque chose d’indigne de vous.

— Merci ! merci !

Il lui demanda alors si elle approuvait son plan de vie.

— Je vous appelais ma conscience, vous savez bien ; êtes-vous satisfaite ?

— Je suis satisfaite.

Quelque chose dans son accent le frappa. Il jeta un regard sur elle ; mais à l’ombre de cette longue main effilée, la bouche qui parlait conservait une expression aussi douce que de coutume.

Cependant lord Erlistoun n’avait pas l’air tout à fait à l’aise. Il se mit à aller et venir dans le salon, prenant une ou deux bagatelles qui ornaient la cheminée, restes arrachés au naufrage, que Jeanne avait achetés à la vente.

— Il me semble que je me rappelle ce vase, il était habituellement sur la petite table… à…

— Non, je vous en prie !…

À l’accent douloureux de la voix de Jeanne, il se retourna et il lui prit la main.

— Aviez-vous cru que j’oubliais Lythwaite-Hall ?

— Non, non, vous n’oubliez pas, vous ne pourriez pas. Quand même vous le voudriez, vous ne pourriez pas oublier.

— J’espère… commença-t-il.

Mais Jeanne avait repris son empire sur elle-même.

— Cela me fait mal de parler de Lythwaite, n’en parlons plus.

— Comme vous voudrez.

Et je vis qu’elle avait retiré sa main, ou qu’il l’avait laissée tomber. Il n’essaya pas de la reprendre. Ils restèrent à causer côte à côte, comme des amis, jusqu’au moment où sa voiture fut annoncée.

Il se remit alors à errer dans le salon, et commença à tourner les feuillets de la petite bibliothèque de Jeanne.

— Eh ! vous ai-je donné ce livre-là ? Quelle passion j’en avais autrefois ! Voilà une marque de moi ; et il se mit à relire les vers à demi-voix, s’échauffant à mesure. C’étaient ceux qu’il avait récités avec une ardeur si passionnée la veille de son départ d’Angleterre. Avec la même intonation, différente cependant, il les répétait aujourd’hui jusqu’au dernier vers.

— Je compris que c’était la vision qui m’avait été voilée tant d’années, que c’était…

— Émily.

Pour la seconde fois, Jeanne suppléa au silence et dit ce mot d’Émily d’une voix ferme et calme, comme un simple fait, rien de plus. Lord Erlistoun tressaillit, rougit jusqu’à la racine des cheveux, ferma le livre et le repoussa en disant vivement :

— C’est aux comptes rendus diplomatiques qu’il faut m’adonner maintenant ; j’en ai fini avec la poésie. Bonsoir, tout le monde ; bonsoir, Jeanne.