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Lord Jim/Chapitre IX

La bibliothèque libre.
Traduction par Philippe Neel.
Édition de la nouvelle revue française (p. 92-101).


IX


– « Je me disais : « Sombre donc, maudit rafiot… sombre donc ! » C’est en ces termes que Jim reprit son récit qu’il avait hâte d’achever. Les autres l’avaient abandonné avec mépris à sa solitude, et c’est dans son cœur qu’il formulait, sur un ton d’imprécation, cette apostrophe à l’adresse du navire. Il restait, cependant, l’heureux spectateur de scènes qui devaient, à mon sens, être de basse comédie. Les coquins continuaient à s’acharner sur le pêne de leur canot. Le capitaine criait : – « Passez tessous, et tâchez te le soulager ! » mais, naturellement, les autres renâclaient. Vous comprenez que l’idée de se trouver pris à plat ventre sous une quille de canot, et de sentir le bateau s’enfoncer tout à coup, ne leur sourît que médiocrement. – « Pourquoi ne vous y fourrez-vous pas, vous qui êtes le plus fort ? » geignait le petit mécanicien. – « Gott for dam ! Che suis trop gros ! » bredouillait le patron, avec désespoir. C’était d’un drôle à faire pleurer les anges ! Ils restèrent un instant indécis, puis, brusquement, le chef mécanicien se précipita sur Jim.

– « Allons, vous, venez nous aider ! Êtes-vous fou, de renoncer à votre seule chance de salut ? Venez nous aider, entendez-vous ? Tenez, regardez là-bas… regardez ! »

« Et Jim finit par regarder, à l’arrière, un point que l’autre lui désignait avec une insistance de maniaque. Il vit une ombre silencieuse et noire qui avait déjà mangé un tiers du ciel. Vous connaissez les grains qui éclatent dans ces parages-là, à cette époque de l’année ? On commence par voir simplement l’horizon s’assombrir : puis un nuage s’élève, opaque comme un mur. Une crête droite de vapeurs, frangée de lueurs sales et livides, surgit du sud-ouest, et dévore les étoiles par constellations tout entières : son ombre vole sur les flots et confond le ciel et la mer dans un abîme unique d’obscurité. Tout est calme, pourtant, pas de tonnerre ou de vent ; pas la moindre lueur d’éclair. Puis dans l’immensité des ténèbres se dessine une voûte blême ; on sent passer une ou deux ondulations comme des frémissements de l’obscurité même, et tout à coup, vent et pluie se déchaînent, avec une impétuosité particulière, comme s’ils venaient de faire irruption à travers une surface solide. C’est un nuage de ce genre qui s’était levé, pendant que les misérables avaient les yeux tournés. Ils venaient de l’apercevoir, et ils jugeaient avec raison que si, dans un calme parfait, le navire avait quelques chances de tenir encore un instant, la moindre agitation de la mer l’achèverait aussitôt. Son premier soulèvement sur les lames qui précèdent un orage de ce genre serait aussi le dernier, se terminerait en immersion, se prolongerait, pour ainsi dire, en un plongeon sans fin, plus loin, toujours plus loin, jusqu’au fond de la mer. De là, chez eux, un sursaut nouveau de terreur, et des grimaces nouvelles par quoi se traduisait leur horreur extrême de la mort.

– « Un nuage noir, noir ! » poursuivait Jim avec un calme morose ; « il était venu sournoisement derrière nous, le maudit. Il devait y avoir une ombre d’espoir encore dans ma tête,… je ne sais pas… Mais tout était bien fini, maintenant ! Cela m’affolait de me sentir traqué de cette façon ! J’enrageais comme si j’avais été pris au piège. Et je l’étais bien, pris ! La nuit était chaude, je m’en souviens, et sans un souffle d’air. »

« Il se souvenait si bien, que je le voyais haleter sur son siège, suer et étouffer devant mes yeux. Le souvenir l’affolait encore et le terrassait, pour ainsi dire, à nouveau, mais lui rappelait aussi la brusque impulsion qui l’avait fait courir à la passerelle, pour lui sortir aussitôt de l’esprit. Il voulait libérer les canots de sauvetage. Il sortit son couteau et se mit à la besogne, taillant et rognant comme s’il n’eût rien vu, rien entendu, rien connu à bord. Les autres le crurent tout à fait détraqué, éperdu de terreur, mais n’osèrent pas élever de protestation bruyante contre une perte de temps inutile. Quand il eut achevé, il revint à l’endroit d’où il était parti. Il y trouva le chef mécanicien qui lui saisit l’épaule, et lui murmura tout près, d’un ton rageur, comme s’il eût voulu lui mordre l’oreille :

– « Espèce d’idiot ! Croyez-vous que vous ayez une ombre de chance, quand cette bande de brutes sera à l’eau ? Vous verrez comment ils vous fracasseront la tête, de ces canots-là ! »

« Il serrait le coude de Jim, qui le laissait faire, sans s’en apercevoir. Le capitaine trépignait furieusement sur place, et grondait : – « Un marteau ! un marteau ! Mein Gott ! Tonnez-moi un marteau ! » Le petit mécanicien pleurnichait comme un enfant, ce qui ne l’empêcha pas, semble-t-il, de se montrer le moins poltron de tous ; il finit par trouver assez de cœur pour courir à la chambre des machines. Jim me raconta qu’il avait lancé des regards éperdus, comme un homme acculé, puis poussé un gémissement sourd, avant de prendre son élan. Il revint presque aussitôt, escaladant l’échelle, marteau en main, pour se jeter sans hésitation sur le pêne récalcitrant. Renonçant à émouvoir Jim, les autres coururent à la rescousse. Jim entendit le tap tap du marteau, puis le bruit du support libéré qui tombait. Le canot était dégagé. C’est alors seulement qu’il se retourna pour voir, alors seulement !… Mais il gardait sa distance, il gardait sa distance ; il voulait bien me faire comprendre qu’il gardait sa distance, qu’il n’y avait rien de commun entre lui et ces hommes, avec leur marteau. Rien du tout ! Il est plus que probable qu’il se sentait séparé d’eux par un espace infranchissable, par un insurmontable obstacle, par un abîme sans fond. Il mettait toute la distance qu’il pouvait entre eux et lui, toute la largeur du navire.

« Ses pieds étaient collés à cet endroit écarté, et ses yeux rivés sur le groupe indistinct des hommes, dont la torture d’une commune terreur courbait en même temps, et faisait étrangement osciller les ombres. Une lampe à main, fixée à un montant, au-dessus d’une petite table dressée sur la passerelle, – le Patna n’avait pas de chambre de veille de milieu, – laissait tomber sa lueur sur leurs épaules bandées, sur leurs dos voûtés et arqués. Ils poussaient sur l’avant du canot ; ils poussaient dans la nuit et n’avaient plus de regards pour Jim. Ils avaient renoncé à son aide, comme s’il eût été, en effet, trop lointain, trop inéluctablement séparé d’eux pour valoir la peine d’un mot d’appel, d’un regard ou d’un signe. Ils n’avaient pas le temps de s’occuper de son héroïsme passif, de sentir la blessure de son abstention. L’embarcation était lourde ; ils la poussaient par le bossoir, et n’avaient pas de souffle à perdre pour un mot d’encouragement ; mais la confusion de terreur qui emportait leur courage comme un fétu chassé par la tempête, faisait de leurs efforts désespérés une sorte de dérision, bonne, ma parole, pour une farce de clowns, dans une parade. Ils poussaient avec la main, avec la tête ; ils poussaient pour leur vie, de tout le poids de leur corps, de toute la puissance de leur âme ; seulement, à peine avaient-ils réussi à dégager du portemanteau l’avant du canot, que suspendant simultanément leur effort, ils se ruaient dessus pour s’y précipiter ; conséquence naturelle : le bateau avait un brusque retour, qui les repoussait, frémissants et pressés les uns contre les autres. Ils restaient un instant démontés, échangeant en grondements farouches les noms les plus infâmes qu’ils pussent trouver, puis ils se remettaient au travail. Trois fois la scène se renouvela ; Jim me la décrivait avec une morne précision. Il n’avait pas perdu un geste de toute la comédie. – « Je les exécrais ! Je les haïssais ! Et il me fallait regarder tout cela ! » m’expliquait-il, sans emphase, en tournant vers moi un regard sombre et soupçonneux. « Avez-vous jamais vu homme soumis à une épreuve pareille ? »

« Il se prit un instant la tête entre les mains, comme un homme affolé par quelque inexprimable outrage. C’étaient là choses qu’il ne pouvait expliquer au tribunal, ni même à moi. Mais j’aurais été bien peu digne de ses confidences, si je n’avais su, de temps en temps, comprendre les silences qui pesaient entre ses paroles. Dans cet assaut contre sa force d’âme, il y avait une intention méchante de vengeance haineuse et vile ; il y avait un élément burlesque dans sa torture, la dégradation de grimaces grotesques, à l’approche de la mort et du déshonneur.

« Il me racontait des faits que je n’ai pas oubliés, mais, à cette distance, je ne saurais retrouver les termes mêmes dont il usait ; je me souviens seulement qu’il réussissait parfaitement à faire passer dans son simple récit l’impression de sa sourde aversion. Deux fois, dit-il, il ferma les yeux devant la certitude de la fin arrivée, et deux fois il dut les rouvrir à nouveau. Chaque fois il remarqua l’obscurité croissante de la vaste immobilité. L’ombre du nuage silencieux, tombée du zénith sur le navire, semblait avoir étouffé tous les bruits de sa vie débordante. Jim n’entendait plus les voix sous les tentes. Mais, chaque fois qu’il fermait les yeux, un éclair de pensée lui faisait voir, clair comme le jour, cette foule de corps, tout prêts pour la mort. Quand il ouvrait les paupières, c’était pour assister à la lutte confuse de quatre hommes, se battant comme des fous contre un canot rétif. – « De temps en temps, ils reculaient, se mettaient à jurer les uns contre les autres, puis se ruaient brusquement à nouveau, tous à la fois… Il y avait de quoi mourir de rire ! » concluait Jim en baissant les yeux, puis il les leva un instant vers les miens, avec un sourire lamentable : « Ma vie devrait en être égayée, par Dieu ! car je reverrai souvent ce spectacle grotesque avant de mourir ! » Sa tête retomba. « Je reverrai et j’entendrai… ; je reverrai et j’entendrai ! » répéta-t-il à deux reprises à de longs intervalles, avec un regard vide.

« Il se leva.

– « J’étais décidé à garder les yeux fermés », reprit-il, « mais je ne pouvais pas ! Je ne pouvais pas, et peu m’importe qu’on le sache ! Qu’ils aillent donc affronter cette sorte d’attente, avant de parler ! Qu’ils y aillent,… et qu’ils fassent mieux, voilà tout ! La seconde fois, mes paupières s’ouvrirent et ma bouche aussi ; j’avais senti le bateau remuer ! Il piquait de l’avant, pour remonter doucement, lentement, interminablement lentement… et si peu ! Il n’en avait pas fait autant depuis des jours. Le nuage avait passé devant nous, et cette première ondulation semblait courir sur une mer de plomb. Il n’y avait pas de vie dans ce mouvement, mais c’en fut assez pour me renverser quelque chose dans la tête. Qu’est-ce que vous auriez fait ? Vous êtes sûr de vous, n’est-ce pas ? Qu’est-ce que vous feriez maintenant, à cette minute précise, si vous sentiez cette maison bouger, bouger un tant soit peu sous votre siège ? Un bond ! Par le Ciel, vous ne feriez qu’un bond, de l’endroit où vous êtes assis, jusqu’au buisson, là-bas ! »

« Il faisait un geste du bras dans la nuit, au-dessus de la balustrade de pierre, et fixait sur moi un regard insistant et sévère. Pas d’erreur : c’est moi qu’il rudoyait maintenant et je me gardais de faire le moindre geste, de lâcher le moindre mot, qui auraient pu m’amener à un aveu fatal, et de nature à faire pencher la balance. Je ne me sentais pas d’humeur à courir un risque de ce genre. Souvenez-vous que je le voyais devant moi, et que, réellement, il était trop bien l’un des nôtres pour n’être pas dangereux. Mais je n’hésiterai pas à vous avouer, s’il vous plaît de le savoir, que je supputais d’un coup d’œil furtif la distance qui me séparait de l’épaisse masse d’ombre, étalée au milieu de la pelouse, devant la véranda. Il exagérait : je serais retombé à quelques pieds plus près, et c’est bien la seule chose dont je puisse répondre.

« La dernière minute était arrivée, se disait-il, et il ne bougeait pas. Ses yeux restaient collés aux planches, et ses pensées se déchaînaient dans sa tête. C’est à ce moment même qu’il vit l’un des misérables penchés sur le canot, faire brusquement un pas en arrière, battre l’air de ses bras levés, trébucher et s’affaler. Il ne tomba pas précisément : il glissa doucement et se trouva assis, le dos voûté et les épaules collées contre le capot de la chambre des machines. C’était le chauffeur auxiliaire, un garçon farouche à visage blême et à moustache hérissée. – « Il faisait le troisième mécanicien », expliqua Jim.

– « Mort ? » demandai-je. L’enquête nous avait appris quelque chose de ce genre, en effet.

– « Il paraît ! » répondit-il, avec une sombre indifférence. « Naturellement, je n’en savais rien. Faiblesse du cœur. Le pauvre diable se plaignait, depuis quelque temps, de n’être pas dans son assiette. L’émotion… ; l’excès de fatigue… le diable sait quoi ! Ha ! Ha ! Ha ! Il était facile de voir qu’il ne voulait pas mourir. C’est trop comique, n’est-ce pas ? Je veux être pendu s’il n’avait pas été acculé à un véritable suicide ! Acculé, pris au piège… Au piège, ni plus ni moins. Au piège, par le Ciel !… Juste comme moi ! Ah ! s’il s’était seulement tenu tranquille ! s’il les avait seulement envoyés au diable, quand ils étaient venus le tirer de sa couchette, parce que le bateau sombrait ! S’il était seulement resté à l’écart, les mains dans les poches, en leur lançant des injures ! »

« Il se leva, secoua le poing, me regarda fixement, et se rassit.

– « Encore une chance manquée, hein ? » murmurai-je.

– « Pourquoi ne riez-vous pas ? » demanda-t-il. « Une bonne fumisterie, machinée en enfer ! Faiblesse du cœur… Quelquefois, je voudrais bien l’avoir eu, le cœur faible ! »

« Ces paroles m’irritèrent. – « Ah vraiment ? » m’écriai-je, avec une ironie profonde. – « Oui, est-ce que vous ne le comprendriez pas ? » cria-t-il. – « Je ne vois pas ce que vous pouviez demander de mieux », ripostai-je avec colère. Il me lança un regard totalement incompréhensif. Encore un trait qui avait manqué le but, et Jim n’était pas homme à se préoccuper de flèches perdues. Ma parole, il était trop peu soupçonneux : la partie n’était pas égale ! J’étais heureux que mon projectile se fût égaré et qu’il n’eût même pas entendu le bruit de la corde de l’arc.

« Évidemment, il ne pouvait pas se rendre compte, sur le moment, que l’homme fût mort. La minute suivante, – sa dernière minute à bord, – fut remplie d’un tumulte de faits et de sensations qui l’assaillirent comme la mer bat un rocher. J’use à dessein de cette comparaison, parce que son récit me faisait sentir qu’il avait, d’un bout à l’autre de l’affaire, conservé une étrange illusion de passivité, comme s’il n’eût pas agi, mais se fût abandonné aux puissances infernales, qui avaient fait de lui la victime désignée de leur farce sinistre. La première chose dont il prit conscience, c’est du grincement des lourds portemanteaux, qui consentaient enfin à tourner ; il y eut une vibration, qui lui parut entrer dans son corps par ses semelles et monter du pont, tout le long de son échine, jusqu’au sommet de sa tête. Puis, devant le grain, tout proche maintenant, une seconde ondulation plus forte souleva la coque inerte en une secousse menaçante qui coupa le souffle de Jim, tandis qu’il se sentait le cœur et le cerveau percés à coups de poignard par des cris de panique : – « Amenez pour l’amour de Dieu ! Amenez, amenez ! Le bateau coule ! » Après quoi les garants coururent sur les poulies, et des voix nombreuses à l’accent inquiet, s’élevèrent sous les tentes. – « Quand ces gredins éclatèrent, leurs aboiements auraient suffi à éveiller les morts ! » m’expliquait Jim. Puis il y eut un grand éclaboussement, et Jim entendit un bruit sourd de piétinement, et la chute de corps qui se précipitaient dans le canot, littéralement jeté à la mer, en même temps que des cris confus : – « Décrochez, décrochez ! Poussez ! Décrochez, au nom du Ciel ! Voilà l’orage qui arrive ! » Il entendit, bien au-dessus de sa tête, le faible murmure du vent, et sous ses pieds, un cri de douleur. À côté de lui, une voix perdue se mit à pester contre un émerillon. De l’avant à l’arrière, le bateau commençait à bourdonner comme une ruche en colère, et avec le même calme dont il usait pour me raconter tout cela – il était très tranquille pour l’instant, très paisible de maintien, de voix et de visage. – Jim continua, sans la moindre précaution, pour ainsi dire : – « Je butai dans ses jambes. »

« C’était sa première allusion à un mouvement quelconque de sa part. Je ne pus réprimer un grognement de surprise. Il y avait donc eu quelque chose, enfin, pour le faire bouger, mais le moment exact où ce quelque chose était survenu, la cause qui l’avait arraché à son immobilité, il ne s’en rendait pas mieux compte que l’arbre déraciné ne connaît la bourrasque qui l’a abattu. Tout cela était tombé sur lui : les bruits, les spectacles, les jambes du mort, par Jupiter ! Une main diabolique lui enfonçait dans la gorge la farce infernale ! Mais attention !… Il ne voulait pas admettre avoir fait aucun mouvement volontaire du gosier pour avaler. La façon dont il vous ensorcelait pour vous faire partager une telle illusion était extraordinaire. Je l’écoutais, comme j’aurais écouté une histoire de magie noire acharnée sur un cadavre.

– « Il roula sur le côté très doucement, et c’est la dernière chose dont je me souvienne à bord », poursuivait Jim.

– « Peu m’importait ce qu’il faisait. On aurait cru qu’il voulait se relever. Moi, naturellement, je pensais qu’il allait le faire ; je m’attendais à le voir sauter devant moi par-dessus le bastingage, pour se jeter dans le canot avec les autres. Je les entendais s’agiter en bas, et une voix qui semblait sortir d’un puits héla : – « Georges ! » puis trois voix s’élevèrent ensemble, mais elles me parvinrent séparément aux oreilles : c’étaient un bêlement, un hurlement et un grognement. Oh !… »

« Il eut un léger frisson, et je le vis se lever lentement, comme si, d’en haut, une main vigoureuse l’avait soulevé de sa chaise, par les cheveux. Lentement, toujours plus haut, de toute sa hauteur ; puis quand ses genoux se furent raidis, la main le lâcha, et il vacilla un peu sur ses pieds. Son visage, ses mouvements, sa voix même me donnaient une si terrible impression d’immobilité silencieuse que lorsqu’il ajouta : – « Ils braillaient ! » je tendis involontairement l’oreille, pour écouter le fantôme des cris que le silence ainsi créé allait me faire entendre. « Il y avait huit cents personnes sur le bateau », fit-il, en me clouant au dossier de ma chaise avec son regard atrocement vide, « huit cents êtres vivants, et c’est le mort qu’ils appelaient, qu’ils suppliaient de descendre et de se sauver ! – « Sautez, Georges, sautez ! Oh ! Sautez ! » Je me tenais là, une main sur le davier ; j’étais très calme. La nuit s’était faite d’encre et l’on ne distinguait plus ni mer ni ciel. J’entendais le canot bondir, boum… boum… et pendant quelque temps ce fut le seul bruit qui vînt de ce côté-là. Mais au-dessous de moi, le navire bourdonnait de rumeurs bavardes. Tout à coup le capitaine hurla : « Mein Gott ! Voilà le grain, le grain ! Poussez ! » Sous le premier sifflement de la pluie, et la première rafale de vent, ils suppliaient : – « Sautez, Georges ! On vous attrapera ! Sautez ! » Le Patna commençait à plonger doucement ; la pluie le balayait comme une mer démontée ; ma casquette s’envola ; ma respiration était refoulée dans ma gorge. J’entendis un dernier appel sauvage, qui me parvint comme si j’eusse été au sommet d’une tour : – « Geo… 0… 0… orges ! Oh, sautez ! » Le navire plongeait, plongeait, la tête la première, sous mes pieds… »

« Il leva délibérément les mains vers son visage et fit des gestes du bout des doigts, comme pour arracher des toiles d’araignée qui l’eussent importuné ; puis il regarda une bonne demi-seconde dans sa paume ouverte, avant de lâcher :

– « J’avais sauté… » Il se retint, détourna les yeux… « faut-il croire… » acheva-t-il.

« Ses clairs yeux bleus se tournèrent vers les miens avec un regard pitoyable, et le voyant devant moi, debout, confondu, douloureux, je me sentis oppressé par un sentiment attristé de sagesse résignée, jointe à la pitié profonde et ironique d’un vieillard impuissant devant un désastre d’enfant.

– « Il y paraît », grommelai-je.

– « Je ne m’en étais pas aperçu, avant d’avoir levé les yeux », m’expliqua-t-il vivement. Et c’est bien possible encore ! Il vous forçait à l’écouter comme on écouterait un petit garçon dans la peine. Il ne savait pas ; la chose était arrivée d’une certaine façon : elle n’arriverait plus jamais. Il était à moitié tombé sur un corps, en travers d’un banc. Il lui semblait que tout son côté gauche était enfoncé ; il roulait sur lui-même et vit confusément, au-dessus de sa tête, le bateau qu’il venait d’abandonner ; le feu rouge agrandi par la pluie faisait l’effet d’un bûcher allumé dans le brouillard, au sommet d’une colline. Le navire paraissait haut comme un mur, et surplombait le canot comme une falaise… « – Je souhaitais la mort », cria-t-il ; « il n’y avait plus à retourner en arrière. C’était comme si j’avais sauté dans un puits, dans un trou sans fond… »