Lord Jim/Chapitre XI

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Traduction par Philippe Neel.
Édition de la nouvelle revue française (p. 114-119).


XI


« Il m’écoutait, la tête penchée de côté, et ce fut une nouvelle éclaircie, qui laissa pénétrer mes regards dans la brume où il vivait et se mouvait. La bougie pétillait sous son globe de verre, et c’était la seule lumière qui l’éclairât pour moi ; derrière son dos, il y avait la nuit noire et les claires étoiles, disposées sur des plans reculés, dont le scintillement lointain attirait les regards sur les profondeurs d’une obscurité plus épaisse ; et pourtant, une mystérieuse lumière semblait éclairer à mes yeux son jeune visage, comme si tout ce qu’il y avait en lui de jeunesse se fût, à ce moment précis, exhalé en vapeurs lumineuses. – « Vous êtes vraiment bon de m’écouter comme cela », fit-il ; « cela me fait du bien ; vous ne savez pas ce que cela représente pour moi… » ; les mots parurent lui faire défaut… Encore un aperçu,… bien net, cette fois. Ce garçon-là était bien de ceux que l’on aime avoir autour de soi, décidément ; du modèle sur lequel on aime à se croire taillé soi-même, de l’espèce dont le seul aspect réveille ces illusions, que l’on croyait éteintes, mortes, glacées, et que l’approche d’une autre flamme suffit à rallumer, avec un frémissement lointain, lointain, d’où sort brusquement un éclat de lumière,… de chaleur… ! Oui, j’eus une vision de son cœur, à ce moment précis, et ce ne fut pas la dernière… – « Vous ne savez pas ce que c’est, pour un homme dans ma situation, de se sentir cru, de décharger son cœur devant un aîné. C’est si difficile,… si affreusement inique… si dur à comprendre ! »

« La brume s’épaississait à nouveau entre nous. J’ignore ce qu’il pouvait discerner en moi de maturité ou de sagesse. Certes il ne me croyait pas de moitié aussi vieux que je me sentais, de moitié aussi inutilement sage que je l’étais. Dans nul autre métier autant que dans celui de la mer, le cœur de ceux qui se jetèrent à l’eau, – pour y sombrer ou pour surnager, – n’est attiré vers l’enfant qui se trouve à son tour au bord de l’abîme, et contemple avec des yeux brillants cet étincellement de la vaste surface, qui n’est qu’une réflexion du feu de ses regards. Il y a tant de vagues splendeurs dans l’espoir qui nous poussait vers la mer, tant de gloire brumeuse, une telle soif d’aventures qui trouveront en elles-mêmes leur seule récompense. Ce que nous finissons par trouver…, n’en parlons pas, mais y en a-t-il un de nous qui puisse devant une telle évocation, réprimer un sourire ? Dans nulle autre existence, l’illusion n’est plus éloignée de la réalité ; nulle autre ne comporte des débuts qui ne soient qu’illusions ; aucune ne connaît de désenchantement aussi rapide ou d’aussi complet asservissement. N’avons-nous pas tous commencé avec le même désir, fini avec la même expérience, emporté le souvenir du même espoir splendide, gardé au fond de notre cœur, à travers les jours hideux d’imprécations ? Y a-t-il donc rien d’étonnant à ce que, le jour où quelque rude coup vous atteint, on se sente attaché à cette vie-là par des liens très étroits, à ce qu’à côté des camaraderies de métier, on éprouve la puissance d’un sentiment plus profond, le même qui attache un homme à un enfant ? Et là, devant moi, avec sa naïve certitude que l’âge et la sagesse peuvent fournir un remède aux douleurs de la vérité, il me donnait le spectacle d’un enfant pris au piège, au plus odieux des pièges, tombé dans un de ces traquenards devant quoi les barbes grises hochent solennellement la tête, tout en dissimulant un sourire. Et il avait songé à la mort, le misérable ! Voilà le sujet de méditation qu’il avait trouvé, parce qu’il songeait que si sa vie avait été sauvée, toute la magie en avait sombré dans la nuit, avec le navire. C’était, en toute conscience, assez de tragédie et assez de grotesque pour appeler à haute voix la compassion ; avais-je rien de meilleur que les autres, pour lui marchander ma pitié ? Mais au moment où je le voyais ainsi, la brume se referma, et sa voix reprit :

– « Je me sentais si désemparé, vous savez ! C’est une de ces sortes d’aventures auxquelles on ne peut s’attendre. Ce n’est pas comme une bataille, par exemple… »

– « Non, en effet », approuvai-je. Il paraissait changé, comme s’il avait mûri tout à coup.

– « On ne pouvait pas être sûr… » murmura-t-il.

– « Ah ! Vous n’étiez pas sûr ! » ricanai-je, mais je me sentis aussitôt apaisé par le bruit d’un faible soupir qui passa entre nous comme un vol d’oiseau dans la nuit.

– « Non », avoua-t-il ingénument. « C’est un peu comme cette misérable histoire qu’ils avaient imaginée… Ce n’était pas un mensonge, mais ce n’était pas la vérité non plus… C’était quelque chose… Un mensonge manifeste, cela se reconnaît, mais dans cette affaire-là, il n’y avait pas une épaisseur de feuille de papier entre le vrai et le faux ! »

– « Qu’est-ce qu’il vous fallait donc de plus ? » demandaije, mais je parlais si bas qu’il ne dut pas m’entendre. Il avait présenté ses arguments comme si la vie était un réseau de sentiers séparés par des abîmes. Et sa voix avait un accent de raison.

– « Supposez que je n’aie pas… je veux dire : supposez que je sois resté sur la passerelle… Eh bien ? Pour combien de temps eût-ce été ? Admettons une minute… ; une demi-minute peut-être… Voyons : il paraissait certain que j’allais être à l’eau trente secondes plus tard ; croyez-vous que je ne me serais pas cramponné au premier objet qui me fût tombé sous la main, aviron, bouée de sauvetage, ou caillebotis, à n’importe quoi ?… Et vous ? »

– « Et que vous auriez été sauvé ? » commentai-je.

– « C’eût été tout mon effort », répliqua-t-il. « Et c’est plus que je n’en saurais dire du moment où… » il frissonna comme s’il avait dû avaler une drogue nauséeuse ; « … où j’ai sauté… » acheva-t-il, avec un effort convulsif, dont la violence parut se propager dans l’air comme une vague, et vint me faire sauter légèrement sur ma chaise. Il abaissa sur moi un regard scrutateur : « Vous ne me croyez pas ? » cria-t-il ; « Je jure… Malédiction !… Vous me traînez ici pour me faire parler, et… Il faut !… Vous aviez dit que vous me croiriez !… » – « Mais oui, je vous crois », protestai-je, sur un ton posé, qui eut un effet calmant. – « Pardonnez-moi », fit-il ; « je ne vous aurais par parlé de tout cela, si vous n’eussiez été un galant homme. J’aurais dû savoir… Moi, aussi, je suis… je suis un galant homme… » – « Mais oui, bien sûr ! » répliquai-je vivement. Il me regarda en face, carrément, avant de détourner lentement les yeux. – « Maintenant, vous comprenez pourquoi, somme toute, je n’ai pas… je n’ai pas cédé à mon désir. Je ne voulais pas me laisser gagner par l’épouvante de ce que j’avais fait. D’ailleurs, si j’étais resté sur le bateau, j’aurais lutté jusqu’au bout pour me sauver. Il y a des gens qui restent des heures en pleine mer, et qui sont recueillis sans s’en porter beaucoup plus mal. Moi, j’aurais pu tenir plus longtemps que bien d’autres. Je n’ai pas le cœur malade, moi ! » Il tira son poing droit de sa poche, et le coup dont il se frappa la poitrine résonna dans la nuit comme une détonation sourde.

– « Non », approuvai-je. Il méditait, les jambes légèrement écartées et le menton baissé. – « Un cheveu… » murmura-t-il, « pas même un cheveu entre ces deux décisions-là… Et sur le moment… »

– « Il n’est pas facile de distinguer un cheveu dans la nuit », raillai-je, avec une certaine méchanceté, je le crains. Comprenez-vous ce que j’entends par la solidarité du métier ? Je lui en voulais comme s’il m’eût frustré moi, moi d’une occasion admirable qui aurait servi mes illusions sur mes propres débuts de vie, et comme s’il eût dépouillé cette vie qui nous était commune de son dernier reflet de beauté. « Alors », repris-je, « vous avez filé… sans hésitation ! »

– « J’ai sauté », corrigea-t-il nettement. « Sauté, comprenez-vous ? » insista-t-il, en me laissant étonné de son intention manifeste mais obscure. « Oui ! Peut-être ne pouvais-je pas bien voir, à ce moment-là. Mais dans la barque, j’ai eu tout le temps et tout le jour nécessaires… Et je pouvais réfléchir aussi… Personne ne devait rien savoir, naturellement, mais cette certitude ne me rendait pas les choses plus faciles… Cela aussi, il faut bien que vous le croyiez. Ce n’est pas moi qui ai cherché cette conversation… Non. Si… Non, je ne veux pas mentir ; j’en avais besoin ; c’est ce dont j’avais besoin par-dessus tout !… Croyez-vous que vous ou un autre m’eussiez fait parler, si je… Oh, je n’ai pas peur de parler !… Et je n’avais pas peur de penser non plus. Je regardais la situation en face. Je n’allais pas me dérober. Au premier moment, cette nuit-là, n’eussent été ces gredins, j’aurais pu… Mais non, par le Ciel !… Je ne voulais pas leur donner cette satisfaction. Ils en avaient assez fait. Ils avaient fabriqué une histoire… et ils y croyaient peut-être, pour ce que j’en sais. Mais moi, je connaissais la vérité, et j’entendais en porter le poids seul,… tout seul avec moi-même. Je ne voulais pas lâcher pied devant une chose aussi odieusement injuste. Qu’est-ce que cela prouvait, après tout ? J’étais parfaitement effondré, écœuré de la vie, à la vérité,… mais qu’est-ce que j’aurais gagné à… à fuir de cette façon-là ? Ce n’était pas la bonne solution. Je crois que… que cela n’eût rien terminé. »

« Il marchait de long en large, mais sur ces derniers mots, il se retourna tout net vers moi.

– « Quelle est votre idée, à vous ? » me demanda-t-il, avec violence. Un silence tomba, et je me sentis tout à coup accablé par une lassitude profonde et insurmontable, comme si sa voix m’eût arraché à un rêve, arrêté brusquement dans une course errante à travers les espaces vides dont l’immensité eût harassé mon âme et épuisé mon corps.

– « … Rien terminé… » répétait-il avec entêtement, après un instant d’hésitation. « Non, ce qu’il fallait, c’était affronter les conséquences de mon acte… tout seul, avec moi-même… ; c’était attendre une occasion nouvelle, et trouver… »