Lord Jim/Chapitre XVII

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Traduction par Philippe Neel.
Édition de la nouvelle revue française (p. 160-163).


XVII


– « Il finit par rentrer, mais je crois que c’est surtout la pluie qui l’y contraignit ; elle tombait avec une violence forcenée, qui s’apaisa graduellement au cours de notre conversation. L’attitude de Jim était calme et ferme ; il avait la mine d’un homme naturellement taciturne en proie à une idée fixe. Moi, je lui parlais du côté matériel de sa situation ; je ne visais qu’à le sauver de la dégradation, de la ruine et du désespoir, si prêts à accabler un homme sans amis et sans foyer. Je le priai d’accepter mon aide ; je parlais avec modération, et chaque fois que je levais les yeux vers le visage absorbé et doux, si grave et si juvénile, j’avais la conviction troublante de n’être point pour lui une aide, mais plutôt un obstacle à quelque tentative mystérieuse, inexplicable, impalpable, de son âme blessée.

– « Je suppose que vous voulez manger, boire et coucher à l’abri comme tout le monde », disais-je avec humeur. « Vous prétendez ne pas vouloir toucher l’argent qui vous est dû… » Il fut aussi près que peuvent l’être les hommes de son espèce d’ébaucher un geste d’horreur. (On lui devait trois semaines et cinq jours d’appointements comme second du Patna.) « Oh ! en tout cas, ce serait trop peu de chose pour importer beaucoup… Mais demain, qu’allez-vous faire ? Il faut bien vivre… » – « La question n’est pas là… », laissa-t-il échapper, à mi-voix. Je négligeai cette interruption et continuai à combattre ce que je prenais pour les scrupules d’une délicatesse excessive. – « À tous les points de vue », conclus-je, « il faut que vous me laissiez vous aider. » – « Vous ne le pouvez pas », répondit-il, très simplement, très doucement, en s’accrochant à une pensée profonde dont je pouvais déceler la lueur confuse, comme on distingue vaguement une mare dans la nuit, mais dont je désespérais de jamais assez approcher pour la pénétrer. Je contemplais sa silhouette robuste. – « Au moins », fis-je, « je puis venir en aide à ce que je vois de vous ; je ne prétends pas faire plus ! » Il hocha la tête, d’un air sceptique, sans me regarder. Je commençais à avoir très chaud. – « Mais si, je le puis », insistai-je, « je puis même faire davantage ; je fais davantage en ce moment… Je vous témoigne une confiance… » – « L’argent », commença-t-il… – « Ma parole ! vous mériteriez que l’on vous envoie au diable ! » m’écriai-je en forçant la note de mon indignation. Il fut surpris et sourit ; je poussai mon attaque : « Ce n’est pas du tout une question d’argent. Vous êtes trop superficiel ! » déclarai-je, et je me disais en même temps : « Attrape… ! » Mais, après tout, ne l’est-il pas, en effet ? « … Tenez !… Regardez cette lettre dont je voudrais que vous vous chargiez. Elle est adressée à un homme à qui je n’ai jamais demandé de faveur, et j’y parle de vous en termes dont on n’use qu’à l’égard d’un ami intime. Je réponds de vous sans réserve. Voilà ce que je fais… Et vraiment, si vous voulez bien réfléchir un peu à ce que cela implique… »

« Il leva la tête. La pluie avait cessé ; seul, le tuyau persistait à verser des larmes avec un bruit absurde : drip… drip… drip… juste contre la fenêtre. Tout était paisible dans la pièce ; les ombres se groupaient dans les coins, loin de la flamme immobile de la bougie qui montait tout droit, en forme de poignard ; le visage de Jim me parut tout à coup baigné d’une lumière douce, comme si l’aurore se fût déjà levée.

– « Par Jupiter ! » soupira-t-il, « voilà qui est chic, de votre part ! »

« Je n’aurais pas ressenti humiliation plus profonde, s’il m’eût tout à coup tiré la langue, en signe de dérision. Je me dis : « Cela t’apprendra à faire le bon apôtre ! » Ses yeux me regardaient en face, mais je vis que leur lueur n’était pas celle de la moquerie. Il céda tout à coup à son agitation désordonnée, comme un de ces pantins de bois dont on tire la ficelle. Ses bras se levèrent, puis retombèrent bruyamment. C’était un homme nouveau. – « Et je n’avais pas compris », cria-t-il, mais il se mordit les lèvres en fronçant les sourcils. « Quel âne bâté j’ai été ! » fit-il très lentement, avec un accent d’épouvante. « Vous êtes un as ! » reprit-il ensuite d’une voix sourde. Il saisit ma main, comme s’il venait de la voir pour la première fois, mais la laissa aussitôt retomber. « Écoutez ! C’est exactement ce que je… Vous… Je… » balbutiait-il, puis avec un retour à son attitude obstinée, je puis même dire entêtée, il commença péniblement : « Je serais une brute, maintenant… » et sa voix parut se briser. – « Ne parlez plus de cela », fis-je, presque alarmé de ce déploiement d’émotion sous lequel perçait une exaltation étrange. J’avais imprudemment tiré la ficelle du pantin dont je ne connaissais pas tout à fait le mécanisme. – « Il faut que je m’en aille, maintenant », déclara-t-il. « Par Jupiter, vous m’avez bien aidé. Je ne puis rester en place… La chose même dont j’avais besoin !… » Il me regarda avec une surprise admirative. « La chose même !… »

« Évidemment, c’était le geste nécessaire. Il y avait dix contre un à parier que je venais de le sauver de la misère mortelle, de cette sorte de misère et de mort qui vont toujours de pair avec l’ivrognerie. C’est tout. D’illusion, à cet égard, je n’en avais aucune, mais je me demandais, en le regardant, quelle pouvait être la nature de l’illusion qu’il avait si évidemment, depuis trois minutes, accueillie dans son cœur. Je lui avais mis dans la main le moyen de mener convenablement la besogne sérieuse de la vie, de se procurer, selon la méthode habituelle, nourriture, boisson et abri, à l’heure où son esprit blessé risquait de se retirer clopin-clopant dans un trou, pour y mourir d’inanition, comme un oiseau à l’aile brisée. Voilà ce que je lui donnais : une chose bien petite et bien nette, et voici que la façon dont il accueillait mon geste faisait grandir cette petite chose, à la lueur confuse de la bougie, pour en faire une ombre énorme, indistincte, et peut-être redoutable. – « Vous ne m’en voulez pas de ne pas trouver des paroles nécessaires ? » éclata-t-il enfin. « Que pourrait-on dire ? Hier soir déjà, vous m’avez fait un bien infini. En m’écoutant, vous savez… Je vous donne ma parole que j’ai senti plus d’une fois le sommet de mon crâne prêt à sauter… » Il bondit, bondit positivement de côté et d’autre, fourra ses mains dans ses poches, les en retira, jeta sa casquette sur sa tête. Je ne m’imaginais pas trouver chez lui vivacité aussi allègre. Je pensais, en le voyant, à une feuille morte prise dans un tourbillon, cependant qu’une appréhension mystérieuse, le poids d’un doute obscur me clouaient sur ma chaise. Il resta un instant figé, comme un homme pétrifié par une révélation soudaine : – « Vous m’avez rendu la confiance ! » déclara-t-il lentement. – « Oh ! pour l’amour de Dieu, ne dites pas cela, mon ami ! » suppliai-je, comme s’il m’eût fait mal. – « Très bien !… Je vais me taire… et à l’avenir… Vous ne pouvez pas m’empêcher, cependant… Allons, tant pis… Je vous prouverai… » Il courut à la porte, hésita un instant, la tête basse, puis revint d’un pas ferme. « J’ai toujours pensé que si l’on pouvait recommencer sur une page blanche… Et voilà que vous… jusqu’à un certain point… Oui, une page blanche… » Je fis un geste de la main et il sortit sans se retourner ; le son de ses pas s’éteignit bientôt derrière la porte close ; c’était le pas ferme d’un homme qui marche en plein jour.

« Quant à moi, seul en face de la bougie solitaire, je restais étrangement dans la nuit. Je n’étais plus assez jeune pour voir, à chaque détour du chemin, la splendeur qui accompagne, pour le bien ou le mal, chacun de nos pas. Je souriais en songeant qu’après tout, c’était lui encore qui, de nous deux, possédait la lumière. Une page blanche, avait-il dit. Comme si le mot initial de toutes nos destinées n’était pas tracé en caractères indélébiles sur un pan de rocher… »