Lord Jim/Chapitre XVIII

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Traduction par Philippe Neel.
Édition de la nouvelle revue française (p. 163-172).


XVIII


– « Six mois plus tard, mon ami (c’était un célibataire entre deux âges, cynique, qui s’était fait une réputation d’excentricité et possédait un moulin à riz), m’écrivit une lettre où, jugeant à la chaleur de ma recommandation que je serais heureux d’avoir des nouvelles de mon protégé, il s’étendait assez longuement sur les perfections de Jim. Celles-ci paraissaient être d’une espèce paisible et efficace. – « N’ayant pu, jusqu’ici, trouver mieux, au fond de mon cœur, qu’une tolérance résignée pour un individu quelconque de mon espèce, j’avais vécu en solitaire dans une maison qui, même sous un climat torride, peut être considérée comme trop grande pour un homme seul. Je l’ai prié, depuis quelque temps, d’habiter avec moi. On dirait que je n’ai pas eu tort de le faire. » Il me semblait, en lisant cette lettre, que mon ami avait trouvé mieux dans son cœur que de la tolérance pour Jim et que l’on décelait entre les lignes les marques d’une véritable affection. Évidemment, il avait une façon caractéristique d’expliquer les raisons d’un tel goût. Tout d’abord, malgré le climat, Jim gardait sa fraîcheur juvénile, « et s’il eût été une jeune fille, écrivait mon ami, on aurait pu le comparer à une fleur, à une fleur modeste comme une violette et non à une de ces fleurs insolentes des tropiques… » Depuis six semaines qu’il vivait dans la maison, il n’avait pas encore essayé de lui taper sur le dos, de l’appeler « mon vieux », ou de le traiter en fossile suranné. Il ne s’abandonnait jamais aux bavardages exaspérants de la jeunesse. Il avait bon caractère, ne parlait pas trop de lui-même, et « Dieu merci ! » continuait mon ami, « n’était pas trop intelligent ! » Il faut croire pourtant que Jim l’était assez pour apprécier tranquillement les saillies de son esprit et qu’il l’amusait aussi par sa naïveté. « Il a encore un duvet de beau fruit et depuis que j’ai eu l’heureuse inspiration de lui donner une chambre chez moi et de l’inviter à partager mes repas, je me sens moins racorni moi-même. Ne s’est-il pas avisé, l’autre jour, de traverser une pièce, dans le seul but de m’ouvrir la porte ? Je me suis senti en contact plus étroit avec l’humanité que je ne l’avais fait depuis des années. Ridicule, n’est-ce pas ? Évidemment je sens bien qu’il y a quelque chose, une vilaine petite affaire que vous connaissez, mais si je suis persuadé qu’il s’agit d’une assez laide vilenie, je me dis aussi que l’on pourrait essayer de passer l’éponge. Pour ma part, je reconnais mon impuissance à croire ce garçon-là coupable d’un crime beaucoup plus grave que le sac d’un verger. S’agit-il d’une affaire beaucoup plus grave ? Peut-être auriez-vous dû me mettre au courant de la chose, mais il y a si longtemps que nous sommes des saints, vous et moi, que vous pouvez avoir oublié les péchés de votre jeunesse. Il se pourrait que je vous demande un jour de quoi il retourne, et il faudra que vous me le disiez. Je ne voudrais pas trop l’interroger lui-même avant d’avoir une idée confuse de l’affaire. D’ailleurs il est encore trop tôt… Qu’il m’ouvre la porte, de temps en temps… » Voilà bien mon ami ! J’avais lieu d’être triplement satisfait : de la façon dont marchait Jim, du ton de la lettre, et de ma propre pénétration. Évidemment, j’avais agi avec tact, je savais déchiffrer un caractère, etc., etc… Et s’il allait sortir, de cette rencontre, quelque chose, d’inattendu et de merveilleux ? Ce soir-là, couché sur une chaise longue, à l’abri de ma tente de poupe (c’était dans le port de Hong-Kong), je posai, à l’intention de Jim, la première pierre d’un château en Espagne.

« Je fis une nouvelle tournée vers le nord, et en rentrant, je trouvai une nouvelle lettre de mon ami, qui m’attendait. C’est la première enveloppe que je décachetai. « Il ne me manque pas de cuillers, pour autant que je sache », lus-je, dès la première ligne, « car je n’ai pas eu la curiosité de m’en informer. Il est parti en laissant sur la table du déjeuner un petit mot sec, ce qui est une preuve de bêtise ou de manque de cœur. Des deux, probablement…, et cela m’est d’ailleurs parfaitement égal. Permettez-moi de vous avertir, pour le cas où vous tiendriez en réserve d’autres jeunes gens mystérieux, que j’ai définitivement et pour toujours fermé boutique. C’est la dernière excentricité dont je me serai rendu coupable. Ne vous figurez pas une minute que je me soucie le moins du monde de ce départ, mais les joueurs de tennis ont fort regretté votre ami, et j’ai dû, en ce qui me concerne, faire à mon club un mensonge plausible… » Je jetai la lettre de côté et me mis à chercher, dans le tas des enveloppes, l’écriture de Jim. Le croiriez-vous ? Une chance sur cent ! Mais c’est toujours celle-là qui survient ! Le petit mécanicien du Patna, arrivé dans un état de dénuement plus ou moins complet, avait obtenu au moulin un emploi temporaire, pour surveiller les machines. « Je n’ai pas pu supporter la familiarité de cette petite brute ! » m’écrivait Jim, d’un port de mer situé à sept cents milles au sud de l’endroit où il aurait dû vivre comme un coq en pâte. « Je suis maintenant provisoirement chez Egström et Blake, fournisseurs de navires, en qualité de… courtier, pour appeler la chose par son nom. Je leur ai donné, comme référence, votre nom qu’ils connaissent naturellement, et si vous pouviez écrire un mot en ma faveur, cet emploi pourrait m’être assuré de façon définitive. » Je fus écrasé sous les ruines de mon château, mais j’écrivis bien entendu le mot demandé. Avant la fin de l’année, un nouveau contrat me conduisit de ce côté-là, et me donna l’occasion de revoir Jim.

« Il était encore chez Egström et Blake, et nous nous rencontrâmes dans « notre parloir », comme ces messieurs nommaient la pièce qui donnait sur le magasin. Jim qui revenait d’accoster un navire, arriva vers moi la tête baissée et tout prêt à la lutte. « Qu’avez-vous à dire pour votre défense ? » commençai-je, dès que nous nous fûmes serré la main. – « Ce que je vous ai écrit, rien de plus », répondit-il, d’un ton bourru. – « Est-ce que l’autre a bavardé, ou quoi ? » insistai-je. Il releva les yeux avec un sourire douloureux. – « Oh non, il n’a rien dit. Il avait fait une sorte de mystère entre nous. Il prenait une maudite mine de discrétion dès qu’il m’apercevait dans le moulin, et clignait de l’œil, d’un air respectueux de mon côté, comme pour dire : – « Nous savons ce que nous savons… » Ignoblement servile et familier… vous voyez cela !… » Il se jeta sur une chaise en regardant ses pieds. « Un jour où, par hasard, nous nous trouvions seuls, ce drôle eut l’aplomb de me dire : « Eh bien, M. James… » on m’appelait M. James, là-bas, comme si j’avais été le fils de la maison, « eh bien, M. James, nous voici une fois encore ensemble. On est mieux ici que sur le vieux bateau, hein ? » N’était-ce pas odieux ? Je le regardai et il prit un air entendu. – « Ne craignez rien, Monsieur », fit-il ; « je sais reconnaître un gentleman lorsque j’en rencontre un, et je comprends aussi les sentiments d’un gentleman. Mais j’espère bien que vous allez me faire garder ici. Moi aussi, j’ai eu de mauvais jours sur ce sacré vieux chaudron de Patna… » Par Jupiter, c’était affreux ! Je ne sais ce que j’aurais pu dire ou faire, si je n’avais, à ce moment même, entendu M. Denver m’appeler dans le couloir. C’était l’heure du repas, et je dus traverser la cour et le jardin à côté de lui, jusqu’au bungalow. Il se mit à me blaguer, avec sa cordialité habituelle… Je crois qu’il m’aimait bien… »

« Jim resta un instant silencieux.

– « Je suis sûr qu’il m’aimait bien. Et c’est justement ce qui rendait la chose impossible !… Un homme si admirable !… Ce matin-là, il m’avait glissé la main sous le bras… Lui aussi il était familier avec moi… » Il eut un rire bref et laissa retomber son menton sur sa poitrine. « Pouah !… En me rappelant la façon dont cette sale petite bête venait de me parler… », reprit-il, tout à coup, avec un accent vibrant… « je n’ai plus pu me supporter moi-même… Je suppose que vous comprenez… » J’acquiesçai d’un signe de tête. « C’était un véritable père », s’écria-t-il, d’une voix soudain brisée. « … Il aurait fallu que je lui raconte tout, un jour ou l’autre. Je ne pouvais pas rester comme cela, n’est-ce pas ? » – « Mais alors ? » murmurai-je, après un instant d’attente. – « J’ai préféré partir ! » fit-il lentement. « Il faut enterrer cette affaire-là. »

« On entendait dans le magasin Blake injurier Egström d’une voix perçante et hargneuse. Ils étaient associés depuis nombre d’années, et tous les jours, de l’ouverture des portes à la dernière minute précédant la clôture, Blake, un petit homme aux luisants cheveux de jais et aux yeux saillants et tristes, ne cessait de prendre son associé à partie avec une sorte de fureur pleurarde et malfaisante. Le bruit de ces scènes éternelles faisait partie de l’établissement au même titre que le mobilier ; les étrangers mêmes apprenaient bien vite à n’y plus faire attention, si ce n’est pour grommeler parfois un : – « Peste soit de l’homme ! » ou pour se lever brusquement et pour aller fermer la porte du « parloir ». Quant à Egström, un grand Scandinave efflanqué à allure affairée et à immenses favoris blonds, il continuait à donner ses ordres, à vérifier des colis, à établir des factures ou à écrire des lettres, debout devant son bureau, sans se plus soucier apparemment de ce vacarme que s’il eût été sourd comme un pot. De temps en temps, pourtant, il lançait, d’un air excédé, un « Chut ! » machinal, qui ne produisait pas plus d’effet qu’il n’en attendait. – « On est gentil pour moi, ici », me dit Jim. « Blake est un peu mufle, mais Egström est très chic. » Il se leva vivement pour marcher à grands pas vers une lunette à trépied, braquée sur la rade, à travers la fenêtre. Il y appliqua l’œil. – « Voici un bateau qui était resté toute la matinée en panne », fit-il doucement. « Il vient d’attraper un peu de vent et va entrer au port. Il faut que j’aille à bord. » Nous nous serrâmes la main en silence et il me tourna le dos pour quitter la pièce. – « Jim ! » criai-je. La main sur le bouton de la porte, il se retourna. – « Vous… vous avez sacrifié une véritable fortune ! » Il traversa toute la longueur du parloir, pour revenir vers moi. – « Un si admirable vieillard ! » fit-il. « Comment aurais-je pu… ? Comment aurais-je pu… ? » Ses lèvres se crispèrent. « Ici, cela n’a pas d’importance… » – « Oh ! espèce de… de… » commençai-je en me creusant la cervelle pour trouver un terme approprié ; mais sans me laisser le temps de comprendre qu’aucune épithète ne s’appliquait tout à fait à lui, il s’éclipsa. J’entendis au-dehors la voix douce et profonde d’Egström qui disait avec bonne humeur : – « C’est le Sarah W. Granger, Jimmy, il faut tâcher d’arriver le premier à bord », cependant que Blake intervenait sur un ton de cacatoès enragé : – « Dites au capitaine que nous avons reçu son courrier. C’est la meilleure façon de l’amener ici, entendez-vous, M. Comment-je-m’appelle ? » Puis ce fut Jim qui répondait à Egström, avec quelque chose de juvénile dans la voix : – « Cela va bien ! Je vais l’emporter à la course ! » On aurait dit qu’il cherchait dans la manœuvre de son canot une consolation à son triste emploi.

« Je ne le revis pas à ce voyage-là, mais, lors de mon passage suivant (j’avais un contrat de six mois), je me rendis au magasin. À dix mètres de la porte, je perçus les accents furieux de Blake, et lorsque j’entrai, il me lança un regard de détresse infinie. Egström s’avançait, tout en sourire, et me tendait une grande main osseuse. – « Heureux de vous voir, capitaine… Chut !… Je pensais bien que vous ne tarderiez pas à revenir par ici… Qu’est-ce que vous dites, Monsieur ?… Chut !… Oh lui !… Il nous a quittés… Passez donc dans le parloir… » La porte fermée, la voix aiguë de Blake ne nous arrivait plus que très affaiblie, comme celle d’un homme qui gronderait furieusement dans un désert… – « Il nous a mis dans un grand embarras et ne s’est pas bien comporté à notre égard, il faut le dire… » – « Où est-il allé, le savez-vous ? » demandai-je. – « Non, et il eût été bien inutile de s’en enquérir près de lui », répondit l’obligeant Egström qui restait debout devant moi, avec ses vastes favoris et les bras tombant gauchement à ses côtés ; sur son gilet de serge bleue, un peu remontée, une mince chaîne de montre en argent faisait un large feston. « Un homme comme cela ne va nulle part en particulier ! » J’étais trop frappé de la nouvelle pour demander l’explication de telles paroles, et il poursuivit : « Il nous a quittés… voyons… le jour même où ce vapeur qui ramenait des pèlerins de La Mecque a fait escale ici avec deux ailes de son hélice brisées. Il y a trois semaines de cela… » – « N’aurait-on pas fait une allusion quelconque au cas du Patna ? » demandai-je, avec les pires appréhensions. Egström tressaillit et me regarda comme si j’eusse été sorcier. – « Mais, oui ! Comment le savez-vous ? Des hommes de ce bateau-là en ont parlé ici. Il y avait un ou deux capitaines de navires, le gérant de la boutique de Vanloo vous savez, le magasin d’accessoires de machines sur le port, deux ou trois autres types encore et moi-même. Jim était là aussi devant un sandwich et un verre de bière ; quand nous sommes pressés, voyez-vous, capitaine, nous n’avons pas le temps de faire un repas régulier. Debout devant cette table, il mangeait ses sandwiches, pendant qu’autour de la lunette, nous regardions un bateau entrer dans le port ; le gérant de Vanloo se mit à parler du patron du Patna qui lui avait fait un jour réparer quelques avaries, et partit de là pour nous décrire la vieille ruine qu’était ce navire et tout l’argent qu’on en avait tiré. Il fit allusion au dernier voyage du vapeur et nous nous mîmes tous à bavarder. L’un plaçait un mot, l’autre un autre, pas grand-chose d’ailleurs, et ce que vous ou n’importe qui aurait pu dire ; nous riions tous. Le capitaine O’Brien, du Sarah W. Granger, un grand vieux bruyant, avec une canne, qui nous écoutait assis dans ce fauteuil-là, donne brusquement un grand coup de bâton sur le parquet en criant : – « Lâches ! » Nous sautons tous ; le gérant de Vanloo cligne de l’œil de notre côté et demande : – « Qu’est-ce qu’il y a donc, capitaine O’Brien ? » – « Ce qu’il y a ? Ce qu’il y a ? » se met à brailler le vieux. « Je voudrais savoir ce qui vous fait rire, espèce de sauvages ? Il n’y a pas de quoi rire ! C’est une honte pour l’humanité, voilà ce que c’est ! Je serais écœuré de me trouver dans une salle avec un de ces hommes-là. Oui, Monsieur ! » Il saisit mon regard au passage et je suis obligé de lui répondre par politesse : – « Des lâches, c’est vrai, capitaine O’Brien, et je n’aimerais pas plus que vous les avoir ici ; alors vous pouvez être tranquille. Buvez donc quelque chose de frais ! » – « Fichez-moi la paix avec votre boisson, Egström », me répond-il avec un éclair dans les yeux ; « quand je voudrai boire, je saurai le dire. Je file ; cela pue ici, maintenant ! » Sur quoi tous les autres éclatent de rire et sortent derrière le capitaine. Alors, Monsieur, ce maudit Jim pose le sandwich qu’il tenait à la main et fait le tour de la table, pour venir à moi, en laissant son verre de bière plein. – « Je m’en vais ! » me dit-il, comme cela. Moi, croyant qu’il veut dire qu’il est temps d’aller à son travail, je réponds : – « Il n’est pas encore une heure et demie : vous pouvez bien fumer une cigarette », mais quand je comprends ce qu’il veut faire, les bras me tombent,… comme ceci… On ne trouve pas tous les jours un homme pareil, vous savez, capitaine ; c’était un vrai diable sur un bateau à voiles, toujours prêt à faire des milles en mer, par n’importe quel temps, pour aller au-devant des navires. Plus d’un capitaine, tout émerveillé, commençait par nous dire, en arrivant ici : – « Où avez-vous donc déniché ce fou intrépide que vous avez comme commis maritime, Egström ? Je cherchais ma route, au petit jour, sous un soupçon de toile, lorsque je vois, en plein sous mon étrave, un canot à moitié submergé sortir du brouillard ; le mât disparaissait sous les embruns, deux nègres épouvantés gisaient sur le plancher et un démon hurlait à la barre : – « Hé ! ho ! du navire ! Capitaine ! holà ! capitaine ! La maison Egström et Blake est la première à vous parler ! Hé ho ! Egström et Blake ! allons, allons, hop ! Un coup de pied aux nègres… « Larguez le ris !… » Une rafale arrive ; il file vent arrière en me hélant, en me criant de faire de la toile et qu’il va me montrer le chemin… Un vrai démon plutôt qu’un homme. De ma vie, je n’ai vu manier bateau comme cela ! Il n’était pas saoul, hein ? Un garçon si gentil, qui parlait si doucement, quand il est monté à bord ; il rougissait comme une jeune fille !… » Croyez-moi, capitaine Marlow, il n’y avait pas à nous disputer les nouveaux navires, quand Jim était lancé… Les autres fournisseurs gardaient juste leur ancienne clientèle et…

« Egström paraissait accablé d’émotion.

– « Oui, Monsieur, il n’aurait pas hésité à faire cent milles en mer dans un vieux sabot pour amener un navire de plus à la maison. L’affaire aurait été à lui et toute à lancer qu’il n’eût pu faire mieux !… Et maintenant, tout à coup…, comme cela… Je me dis : – « Oh ! Il veut un tour de vis de plus ; je vois l’affaire… C’est bien… » Et je lui dis à lui : – « Allons, pas besoin de tant de malice avec moi, Jimmy ; fixez votre chiffre… un chiffre raisonnable… » Il me regarde comme s’il voulait avaler quelque chose qui s’arrête dans sa gorge : – « Je ne puis plus rester chez vous ! » – « Qu’est-ce que c’est que cette plaisanterie ? » Il hoche la tête, et je comprends, à voir ses yeux, qu’il est déjà parti, Monsieur ! Alors je me tourne vers lui, et je lui en dis de toutes les couleurs : – « Qu’est-ce qui vous fait fuir ? Que vous a-t-on donc fait ? Qu’est-ce qui vous tourmente si fort ? Vous n’avez pas la malice d’un rat : les rats ne quittent pas un si bon navire ! Où voulez-vous trouver pareille situation, espèce de ceci… et de cela… ? » Il en était malade, je puis vous l’affirmer. « La maison ne va pas sombrer », dis-je. Il fait un véritable bond. – « Adieu ! » lance-t-il, avec un signe de tête, comme un grand seigneur. « Vous n’êtes pas un mauvais type, Egström, mais je vous jure que si vous connaissiez mes raisons, vous ne voudriez plus me garder chez vous ! » – « C’est le plus grand mensonge que vous ayez fait de votre vie ; je sais bien ce que je pense ! » Il m’enrageait si bien que je préférais en rire. « Alors, vous n’avez même pas le temps de boire votre verre de bière, malheureux ? » Je ne sais ce qu’il avait ; on aurait dit qu’il ne pouvait plus trouver la porte ; c’était quelque chose de comique, je vous l’assure, capitaine. Je finis par avaler la bière moi-même : « Eh bien, puisque vous êtes si pressé, c’est moi qui bois à votre santé », lui dis-je. « Seulement, écoutez-moi bien : si vous continuez à jouer ce petit jeu-là, vous vous apercevrez bientôt que la terre n’est pas assez grande pour vous, voilà tout ! » Il me lança un regard noir et se précipita au-dehors, avec un visage à faire peur aux petits enfants. »

« Egström poussa un grognement d’amertume et passa ses doigts noueux dans un de ses favoris blonds. – « Je n’ai jamais pu retrouver son pareil ! Tout n’est plus que souci et ennui pour nous… Et où l’aviez-vous donc rencontré, capitaine, si je puis vous le demander ? »

– « C’était le second du Patna, lors du fameux accident », fis-je, en sentant que je devais à cet homme une sorte d’explication. Egström resta un instant muet, les doigts plongés dans ses touffes de poils, puis faisant explosion tout à coup : – « Et qui diable se soucie de cette histoire-là ? » – « Oh ! personne sans doute… » approuvai-je. – « Mais, en tout cas, quel diable d’homme est-ce donc, pour se faire des idées pareilles ?… » Et fourrant tout à coup dans sa bouche son favori de gauche avec un air de stupeur : « Seigneur ! » s’écria-t-il, « je lui avais bien dit que la terre ne serait pas assez grande pour lui ! »