Lord Jim/Chapitre XXX

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Traduction par Philippe Neel.
Édition de la nouvelle revue française (p. 248-254).


XXX


– « Il poursuivait son récit, en me disant ignorer ce qui l’avait fait rester, malgré tout. Mais il n’est pas bien difficile de le deviner. Il sympathisait profondément avec la jeune fille, laissée sans défense à la merci « de ce vil et lâche coquin ». Il paraît que Cornélius lui faisait mener une existence terrible, et c’est seulement faute de courage, sans doute, qu’il n’en venait pas aux coups. Il insistait pour qu’elle l’appelât : – « mon père…, et avec respect encore, avec respect, entends-tu ?… », braillait-il, en brandissant son petit poing jaune devant le visage de la jeune fille. « Je suis un homme honorable, moi ; mais toi, qu’est-ce que tu es ? Dis-le-moi ; qu’es-tu donc ? Tu crois que je vais élever l’enfant d’un autre et me laisser traiter sans respect ? Tu devrais être trop heureuse que je te permette de m’appeler comme cela !… Allons ! Dis : Oui, père !… Tu ne veux pas ? Attends un peu !… » Sur quoi, il accablait de telles insultes la mémoire de la morte, que la pauvre enfant se sauvait, les mains aux oreilles. Il la poursuivait au-dedans, au-dehors, autour de la maison, courait parmi les cabanes, et finissait par l’acculer dans un coin, où la malheureuse tombait à genoux en se bouchant les oreilles ; il se postait alors à quelques pas, et pendant une demi-heure vomissait sans trêve d’ignobles injures derrière son dos. – « Ta mère était une diablesse, une diablesse et une menteuse, et toi tu ne vaux pas mieux ! » éclatait-il, pour finir ; puis, ramassant une motte de terre sèche ou une poignée de boue, il la lui jetait dans les cheveux. Certaines fois pourtant, redressée par le mépris, elle restait silencieuse en face de lui, le visage sombre et contracté, en lançant de temps en temps un ou deux mots qui faisaient sauter et frémir le misérable. Jim me disait que ces scènes étaient atroces. C’était évidemment chose inattendue dans ce pays perdu. Le plus affreux, quand on y songe, c’est que cette situation, subtilement cruelle, n’avait aucune raison de se dénouer jamais. Le respectable Cornélius (Inchi’ Nélius, comme l’appelaient les Malais avec une grimace qui en disait long), avait bien des raisons de désappointement. Je ne sais quels avantages il avait attendus de son mariage, mais à coup sûr, la liberté de voler, de chaparder, de s’approprier, pendant maintes années et de la façon qui lui convenait le mieux, toutes les marchandises de la Maison Stein et Cie (Stein avait fidèlement entretenu les stocks, tant qu’il avait pu faire transporter les cargaisons par ses capitaines), lui paraissait une insuffisante compensation pour le sacrifice de son honorable nom. Jim aurait fort aimé rosser Cornélius et le tuer à demi, mais la nature de ces scènes était si douloureuse et si abominable aussi, qu’il préférait souvent s’en aller, hors de portée de la voix, pour ménager l’orgueil de la jeune fille. Ces querelles la laissaient pantelante et muette ; Jim, attardé près d’elle, disait d’un ton douloureux, en lui voyant presser sa poitrine avec un visage morne et figé : – « Allons !… Voyons !… À quoi bon ?… Essayez donc d’avaler une bouchée… » ou s’efforçait de lui donner quelque marque d’intérêt. Cornélius continuait à rôdailler, montrait son nez à la porte, sortait sur la véranda ou rentrait dans la pièce, muet comme une carpe, et jetait des coups d’œil malveillants, défiants et sournois. – « Je ne puis plus supporter cela ! » affirma un jour Jim à la jeune fille. « Dites un seul mot !… » « Et savez-vous ce qu’elle me répondit… ? » ajoutait-il, d’un ton pénétré ;… « elle me dit que si elle n’avait pas cru cet homme-là profondément malheureux lui-même, elle eût trouvé le courage de le tuer de ses propres mains !… Imaginez un peu cela… ! » continuait-il avec horreur ;… « cette pauvre petite,… cette enfant, presque, poussée à parler de la sorte ! Et il paraissait impossible de l’arracher non seulement à ce vil coquin, mais encore à elle-même ! » Ce n’était pas précisément, m’affirmait-il, de la pitié qu’il ressentait pour elle ; c’était plus que de la pitié ; il lui semblait qu’il garderait un poids sur la conscience, tant que la jeune fille resterait soumise à cette existence, et l’idée de quitter la maison lui fût apparue comme une lâche désertion. Il avait fini par comprendre qu’il ne gagnerait rien à un plus long séjour ; il ne pouvait espérer ni comptes, ni argent, ni sincérité d’aucune sorte, mais il n’en restait pas moins, et l’exaspération de sa présence poussait Cornélius jusqu’aux confins, je ne dirai pas de la folie, mais presque du courage. Cependant Jim sentait toutes sortes de dangers obscurs s’accumuler autour de lui.

« Doramin lui avait, à deux reprises, dépêché un serviteur de confiance pour l’avertir instamment qu’on ne pouvait répondre de sa sécurité tant qu’il n’aurait pas retraversé le fleuve pour venir chez les Bugis, comme aux premiers temps de son séjour. Des gens de toute condition venaient le trouver, au milieu même de la nuit, pour lui révéler des projets d’assassinat fomentés contre lui. On devait l’empoisonner, on allait le poignarder au bain ; on complotait de lui tirer dessus, d’un bateau passant sur la rivière. Chacun des informateurs se donnait pour un ami éprouvé. Il y avait, me disait Jim, de quoi troubler pour toujours le repos d’un malheureux. Des histoires de ce genre étaient parfaitement plausibles, pour ne pas dire probables, mais les avis mensongers ne servaient qu’à lui donner la sensation de complots mortels, partout tramés autour de lui, dans l’ombre. Rien n’eût pu être mieux calculé pour ébranler les plus solides des nerfs. Enfin, une nuit, Cornélius vint, avec un appareil d’inquiétude et de mystère, lui faire sur un ton de cajolerie solennelle une aimable proposition : moyennant cent dollars, ou peut-être même quatre-vingts, – oui, mettons quatre-vingts, – lui, Cornélius, se chargeait de trouver un homme de confiance qui emmènerait Jim, en toute sécurité, jusqu’à l’embouchure de la rivière. Il n’y avait plus rien d’autre à faire, s’il tenait pour un sou à la vie. Qu’est-ce que quatre-vingts dollars ? Une bagatelle, une somme insignifiante ! Au contraire, pour lui Cornélius, qui devait rester à son poste, c’était véritablement tenter la mort que de donner pareille preuve de dévouement au jeune protégé de M. Stein. Le spectacle de ses grimaces abjectes était intolérable, me disait Jim : il se tirait les cheveux, se frappait la poitrine, se balançait d’avant en arrière, les mains sur le ventre, et finit par faire mine de verser des larmes. – « Que votre sang retombe sur votre tête ! » glapit-il enfin, en se précipitant au-dehors. Il serait curieux de savoir jusqu’à quel point le misérable était sincère, en cette occurrence. Jim m’avoua n’avoir pas fermé l’œil après le départ du triste sire. Allongé sur une natte mince, jetée sur le plancher de bambou, il s’efforçait machinalement de distinguer les poutres nues, et prêtait l’oreille aux frôlements qui passaient dans le chaume délabré. Une étoile scintilla tout à coup à travers un trou du toit. Tout n’était que tourbillons dans le cerveau du jeune homme, et c’est pourtant cette nuit-là qu’il édifia son plan de bataille contre le Chérif Ali. Ce projet avait été l’objet de tous ses rêves, en dehors des moments qu’il consacrait à d’impossibles investigations dans les affaires de Stein, mais l’idée nette s’en imposa à lui, d’un seul coup, à ce moment précis. On dirait qu’il avait vu les canons en batterie sur le sommet de la montagne. Il finit par se sentir agité et fiévreux et se rendit compte qu’il n’avait pas à attendre de sommeil ce soir-là. Il bondit et sortit sur la véranda. Il marchait pieds nus et tomba sur la jeune fille qui se tenait immobile contre le mur aux aguets. Tel était l’état d’esprit de Jim qu’il ne s’étonna pas de la trouver debout non plus que de l’accent d’inquiétude avec lequel elle lui demanda tout bas où pouvait être Cornélius. Il répondit simplement qu’il n’en savait rien. Elle gémit doucement, en explorant des yeux le campong. Tout était parfaitement paisible. Enfiévré et tout plein de ses nouveaux projets, Jim ne put s’empêcher d’en faire part tout au long à la jeune fille. Elle écoutait, battit des mains sans bruit, et exprima doucement son admiration, sans cesser pourtant un instant de se tenir sur le qui-vive. Jim avait pris l’habitude, paraît-il, de faire d’elle sa confidente, et il est hors de doute qu’elle avait de son côté le pouvoir et ne manquait pas de lui donner maintes indications précieuses sur les affaires du Patusan. Il m’affirma plus d’une fois n’avoir jamais eu qu’à se louer de ses avis. En tout cas, il se laissait aller à lui développer tout son plan, lorsque la jeune fille lui serra le bras et s’éclipsa soudain, au moment même où Cornélius semblait surgir du sol. En apercevant Jim, il fit un plongeon de côté, comme un homme frappé d’une balle au cœur, puis se tint sans bouger dans l’ombre. Il finit pourtant par s’avancer prudemment, avec des précautions de chat. – « Il y avait là des pêcheurs… avec du poisson… » expliqua-t-il d’une voix tremblante. « Pour vendre leur poisson… comprenez-vous ? » Il devait être deux heures du matin… une heure bien indiquée pour venir offrir du poisson ! »

« Mais Jim laissa passer cet extraordinaire racontar sans y attacher d’importance. D’autres pensées assaillaient son esprit, et d’ailleurs, il n’avait rien vu, rien entendu. Il se contenta de lancer un « Ah ! » distrait, but une gorgée d’eau dans une cruche posée là et rentra se coucher pour rêver sur sa natte, laissant Cornélius en proie à une inexprimable émotion, et accroché des deux bras à la rampe vermoulue de l’escalier, comme si ses jambes n’eussent pu le soutenir. Tout à coup, Jim entendit des pas feutrés qui s’arrêtaient, tandis qu’une voix tremblante soufflait à travers le mur : – « Vous dormez ? » – « Non ! Qu’y a-t-il ? » demanda-t-il vivement. Il y eut un brusque mouvement au-dehors, puis un silence total, comme si l’homme eût été terrifié ; fort agacé, Jim sortit impétueusement de sa chambre ; Cornélius sauta avec un cri étouffé, jusqu’au perron de la véranda, et se cramponna à la rampe brisée. Très intrigué, Jim lui demanda de loin, ce que diable il pouvait faire là. – « Avez-vous réfléchi à ce dont je vous ai parlé tout à l’heure ? » chuchota Cornélius, qui parlait avec peine, comme un malade en proie à un accès de fièvre froide. – « Non ! » cria Jim avec fureur. « Je n’y ai pas pensé, et je n’y penserai pas ! Je resterai ici, et je vivrai ici, à Patusan !… » – « Vous y m… m… mourrez ! » répondit Cornélius, en tremblant toujours, et d’une voix expirante. Toute la scène était si absurde et si irritante que Jim ne savait s’il devait rire ou se fâcher. – « Pas avant de vous avoir démoli, en tout cas », lança-t-il avec exaspération, malgré une forte envie de rire. Et il poursuivit, à demi sérieusement (souvenez-vous que ses rêves l’avaient fort exalté) : « Rien ne peut me toucher ; vous pouvez essayer les pires de vos diableries ! » Le falot Cornélius lui apparaissait, à ce moment-là, comme l’odieuse incarnation de toutes les difficultés et de tous les obstacles semés sur sa route. Il se laissa entraîner (ses nerfs avaient été un peu trop tendus depuis quelque jours) à lui prodiguer de jolis noms : filou, menteur, sale coquin ! et se comporta d’extraordinaire façon. Il avoue avoir outrepassé toutes les bornes ; il était hors de lui ; il mettait le Patusan tout entier au défi de lui faire peur et de le chasser ; il affirmait qu’il saurait bien faire danser les gens au son de son violon ; tout cela avec un accent de vantardise menaçante. Scène parfaitement grotesque et risible, et dont le seul souvenir lui faisait brûler les oreilles. Il avait un peu perdu la boule… La jeune femme, assise près de nous, me fit un signe net de sa petite tête, eut un léger froncement de sourcils, et me dit, avec une solennité enfantine : – « Je l’entendais ! » Jim rit en rougissant. Ce qui avait fini par le faire taire, ce fut le silence, le silence profond, le silence de mort de la forme indistincte qui paraissait perdue là-bas, brisée sur la rampe, dans une immobilité sinistre. Il revint à lui et se tut tout à coup, très étonné de ce qu’il venait de faire. Il garda, un instant, les yeux fixés sur Cornélius, qui ne faisait pas un bruit, pas un mouvement, « comme s’il fût mort pendant que je faisais tout le vacarme », m’expliquait le jeune homme. Si grande était sa confusion, qu’il se précipita sans un mot dans sa chambre, pour se jeter à nouveau sur sa natte. Sa fureur devait lui avoir fait du bien, car il s’endormit aussitôt comme un enfant, pour le reste de la nuit. Il y avait des semaines qu’il n’avait dormi comme cela. – « Mais moi, je ne dormais pas ! » interrompit la jeune femme, qui se tenait un coude sur la table, et la main à la joue. « Moi, je veillais ! » Un éclair passa dans ses yeux qui roulèrent un instant, puis se fixèrent ardemment sur mon visage. »