Lord Jim/Chapitre XXXIV

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Traduction par Philippe Neel.
Édition de la nouvelle revue française (p. 275-283).


XXXIV


Marlow allongea ses jambes et se leva vivement, en chancelant un peu, comme s’il eût touché terre après un bond à travers l’espace. Il s’adossa à la balustrade, en regardant le désordre des chaises longues de canne. Les corps prostrés parurent gênés dans leur torpeur par ce mouvement, et un ou deux des auditeurs se redressèrent d’un air inquiet ; le feu d’un cigare brillait encore çà et là ; Marlow regarda autour de lui avec les yeux d’un homme sorti des lointaines profondeurs d’un rêve. On entendit un raclement de gorge et une voix calme lança, d’un ton négligent, cet encouragement : – « Et après ? »

– « Rien », fit Marlow, avec un léger tressaillement. « Il lui avait raconté son histoire, voilà tout ; et elle ne le croyait pas… Rien de plus. Pour moi, je ne sais s’il était juste ou même admissible de me réjouir ou de déplorer la chose. En ce qui me concerne, je ne puis dire que ce que je croyais ; je ne le sais pas encore aujourd’hui, à la vérité, et ne le saurai probablement jamais. Mais que croyait-il, lui-même, le pauvre diable ? La vérité finit toujours par triompher, n’est-ce pas ? Magna est veritas et… Oui, si on lui en laisse le temps. Il y a une loi, sans doute, mais c’est aussi une loi qui régit la chance des joueurs de dés. Ce n’est pas la Justice, servante des hommes, mais l’accident, le hasard, la Fortune, – alliée du Temps patient, – qui maintient un juste et scrupuleux équilibre. Tous deux nous avions dit la même chose. Disions-nous la vérité tous deux ; un seul ou aucun de nous ne la disait-il ?

Marlow s’interrompit, croisa les bras sur sa poitrine, puis, d’un ton changé :

– « Elle prétendait que nous mentions. Pauvre petite ! Eh bien, remettons-nous-en à la chance, dont l’allié est le Temps, que rien ne précipite, et l’ennemie la Mort, qui ne veut pas attendre. Je battais en retraite, un peu découragé, je l’avoue, après avoir tendu un piège à la terreur latente, et m’être fait démasquer, naturellement. Je n’avais réussi qu’à ajouter à l’angoisse de la jeune femme le soupçon de quelque entente secrète, d’une incompréhensible et inexplicable conspiration pour la tenir toujours dans la nuit. Et la chose s’était accomplie facilement, naturellement, inéluctablement, de son fait à lui, et de son fait à elle ! On eût dit que l’on me montrait le mécanisme de l’implacable destinée dont nous sommes les victimes… et les instruments. Il était affreux de penser à l’enfant que je venais de laisser là immobile ; les pas de Jim résonnaient de façon fatidique, lorsqu’il s’approcha sans me voir, avec ses lourds souliers lacés. – « Comment ? Pas de lumière ? » fit-il à voix haute, avec un accent de surprise. « Qu’est-ce que vous faites donc dans l’obscurité, tous les deux ? » Ses yeux durent tomber aussitôt sur la jeune femme : « Eh bien ma fille ! » fit-il gaiement. – « Eh bien mon gars ! » répondit-elle, du tac au tac, avec un sang-froid stupéfiant.

« C’était leur bonjour habituel, et l’accent de crânerie qui passait dans la voix un peu haute mais douce avait quelque chose de très drôle, de charmant et d’enfantin qui ravissait Jim. C’est la dernière fois que je les entendis échanger ce salut familier, et il me glaça le cœur. Je distinguais bien encore la voix claire et tendre, le joli effort, la petite crânerie, mais tout cela paraissait prématurément brisé, et l’appel enjoué sonnait comme un gémissement. C’était affreusement douloureux. – « Qu’as-tu donc fait de Marlow ? » demanda Jim, puis il ajouta : « Il est sorti, ah vraiment ? Curieux que je ne l’aie pas rencontré… Vous êtes là, Marlow ? »

« Je ne répondis pas ; je ne pouvais pas rentrer, pas encore, au moins. Non, je ne pouvais pas. Pendant qu’il m’appelait, je m’ esquivais par une petite porte ouverte sur un lopin de terre récemment défriché. Non, je ne voulais pas me trouver en face d’eux pour l’instant. La tête basse, je marchais à grands pas sur un sentier frayé. Le sol s’élevait en pente douce ; les rares grands arbres avaient été abattus, le taillis coupé et l’herbe brûlée. Jim voulait essayer là une plantation de café. La montagne qui détachait en noir d’encre ses sommets jumeaux sur la lueur jaune de la lune surgissante, commençait à faire peser son ombre sur le terrain préparé pour cette expérience. Il voulait en faire tant, d’expériences ! J’avais admiré son énergie, son esprit d’entreprise, son habileté aussi. Et maintenant, rien au monde ne me paraissait moins réel que ses plans, son énergie et son enthousiasme ! En levant les yeux, je vis un morceau de la lune briller au fond de la faille, à travers les fourrés. On eût pu croire un instant que le disque plat était tombé du ciel pour rouler dans le précipice, et qu’un rebond paresseux le soulevait et le dégageait du lacis des rameaux ; le tronc tordu d’un arbre, poussé sur la pente, faisait au milieu de sa face une fente noire. Il lançait au ras du sol des rayons qui semblaient sortir d’une caverne, et dans la morne lumière, terne comme celle d’une éclipse, les souches des troncs abattus mettaient des taches très sombres ; les ombres lourdes, tombées de tous côtés à mes pieds, se confondaient avec ma propre ombre mouvante, et, en travers de mon chemin, se dressait l’ombre de la tombe solitaire, éternellement fleurie de guirlandes. Dans l’obscure clarté, les fleurs tressées prenaient des formes méconnaissables et d’indéfinissables couleurs, comme si c’eussent été des fleurs spéciales que nulle main n’eût cueillies, qui n’eussent pas poussé dans ce monde et qui fussent réservées au seul usage des morts. Leur parfum puissant qui flottait dans l’air chaud, le rendait lourd et épais, comme une fumée d’encens. Autour du tertre d’ombre, les motifs de corail blanc luisaient comme un chapelet de crânes blanchis, et tout était si paisible à l’entour, que, lorsque je m’arrêtai, tous les mouvements et les bruits du monde parurent avoir cessé à jamais.

« C’était une grande paix, comme si la terre entière n’eût été qu’une tombe, et je restai là quelque temps, la pensée arrêtée sur les vivants qui, perdus dans les lieux écartés et inconnus des hommes, restent pourtant condamnés à partager leurs misères tragiques ou grotesques. Leurs plus nobles combats aussi, peut-être… qui sait ? Le cœur humain est assez vaste pour contenir le monde entier ; il est assez vaillant pour en supporter le poids ; mais où est le courage qui le rejetterait ?

« Je devais m’être abandonné à une humeur sentimentale. Je sais seulement que je restai assez longtemps près de cette tombe, pour me laisser envahir par une telle impression de solitude, que tout ce que je venais de voir et d’entendre, que la parole humaine même semblait n’avoir plus d’existence et n’éveiller qu’un dernier écho dans ma mémoire, comme si j’eusse été le dernier des humains. Étrange et mélancolique illusion, à demi consciente comme toutes nos illusions, que je soupçonne de n’être que des visions de vérités lointaines et inabordables, confusément pressenties. C’était bien là, certainement, un des coins perdus, oubliés, inconnus de la terre ; j’avais regardé sous sa surface obscure et je sentais que le lendemain, lorsque je l’aurais quitté pour toujours, il cesserait d’avoir une existence réelle et ne vivrait plus que dans ma mémoire, jusqu’au jour où je sombrerais moi-même dans l’oubli. Cette impression me poursuit maintenant encore ; peut-être est-ce elle qui m’a incité à vous conter cette histoire, à tenter de vous repasser pour ainsi dire, son existence et sa réalité, sa vérité révélée dans un moment d’illusion.

« Cornélius chassa cette illusion. Il émergea comme une vermine de l’herbe haute qui poussait dans une dépression du sol. Je crois que sa maison pourrissait quelque part par là, mais je ne l’ai jamais vue, n’ayant pas poussé assez loin dans cette direction. Il accourait vers moi sur le sentier ; ses pieds, chaussés de souliers blancs sales, luisaient sur le sol sombre ; il s’arrêta et se mit à pleurnicher avec force courbettes. Il portait un grand tuyau de poêle, et sa pauvre carcasse desséchée était noyée, perdue dans un complet de drap noir. C’était son costume de fête et de cérémonie, et je me souvins, en le voyant, que ce jour-là était le quatrième dimanche de mon séjour à Patusan. J’avais toujours eu l’impression vague que le Portugais était prêt à s’épancher en confidences, s’il pouvait jamais m’avoir tout à lui. Il rôdait autour de moi, en laissant paraître, sur sa petite figure de vinaigre, une mine d’ardente convoitise, mais sa timidité le retenait autant que ma répugnance à me commettre avec un aussi triste personnage. Il fût parvenu pourtant à satisfaire son désir sans son extraordinaire propension à s’éclipser dès qu’on le regardait. Il s’esquivait devant les yeux sévères de Jim, devant les miens que je m’efforçais de rendre indifférents, même devant le regard revêche et méprisant de Tamb’ Itam. Il s’esquivait éternellement ; dès qu’on l’apercevait, on le voyait filer obliquement, le visage par-dessus l’épaule avec un rictus de méfiance ou une mine désolée, piteuse, muette ; mais nulle expression de commande ne pouvait masquer l’abjection innée et irrémédiable de sa nature, pas plus qu’un vêtement ne saurait celer une difformité monstrueuse du corps.

« Je ne sais si c’était découragement de ma totale défaite, moins d’une heure auparavant, dans ma rencontre avec un fantôme de terreur, mais je me laissai accaparer, sans même un semblant de résistance. J’étais voué, faut-il croire, aux confidences, et aux questions, sans réponse possible. C’était affligeant, mais le mépris, le mépris instinctif que provoquait l’aspect de cet homme rendait l’épreuve plus facile à supporter. Il ne pouvait être d’aucune conséquence ; rien n’avait plus d’importance, puisque j’étais certain, dorénavant, que Jim, dont je me souciais seul, avait fini enfin par subjuguer sa destinée. Il m’avait dit être satisfait…, ou presque. C’est s’avancer plus que n’oseraient le faire la plupart d’entre nous. Moi qui ai le droit de me croire assez digne… je n’ose pas. Pas plus qu’aucun de vous ici, je suppose ? »

Marlow se tut comme s’il eût attendu une réponse. Mais personne ne souffla mot.

– « Très bien ! » fit-il. « Nul n’en saura rien, puisqu’il faut, pour nous arracher le secret de la vérité, une petite catastrophe affreuse, cruelle. Mais Jim est l’un de nous, et il pouvait se dire satisfait…, ou presque. Imaginez un peu cela : presque satisfait ! Pour un peu, on lui envierait sa catastrophe ! Presque satisfait ! Après une telle affirmation, rien ne pouvait plus avoir d’importance. Peu importait qu’on le soupçonnât ou que l’on eût confiance en lui, qu’on l’aimât ou qu’on le trahît… surtout quand c’était un Cornélius qui le haïssait !

« Et pourtant, c’était encore, somme toute, une espèce d’hommage. On juge un homme sur ses ennemis aussi bien que sur ses amis, et cet ennemi de Jim était de ceux qu’aucun honnête homme ne rougirait d’avouer, sans pourtant en faire trop de cas. Tel était le point de vue de Jim et le mien aussi, mais Jim le méprisait encore au nom de principes généraux. – « Mon cher Marlow », me disait-il, « je sais que, tant que je marcherai droit, rien ne peut m’atteindre. C’est vrai. Voyons ! Vous qui avez passé assez de temps ici maintenant pour voir bien clair autour de vous, franchement, ne me croyez-vous pas en sécurité ? Tout dépend de moi, et par Jupiter ! j’ai une bonne dose de confiance en moi-même. Le pis que puisse faire un Cornélius, ce serait de me tuer, je suppose. Mais je ne crois pas un instant qu’il le fasse. Il n’oserait pas, vous savez, quand bien même je lui tendrais un fusil tout chargé pour me tirer dessus, en lui tournant ensuite le dos. Il est ainsi fait ! Et supposez qu’il arrive à oser ? Eh bien qu’importe ? Ce n’est pas pour sauver ma vie que je suis venu ici, n’est-ce pas ? C’était pour m’appuyer le dos au mur, et maintenant que j’y suis, je prétends y rester… »

– « Jusqu’à ce que vous soyez tout à fait content », insinuai-je.

« C’est sous la tente disposée à l’arrière de son bateau que nous causions ainsi ; vingt rames étincelaient à la fois, dix de chaque côté, et frappaient l’eau d’un seul coup, tandis que, derrière notre dos Tamb’ Itam barrait placidement, et regardait droit devant lui, attentif à maintenir la longue embarcation dans le plus rapide courant. Jim baissa la tête, et notre dernière conversation parut s’éteindre pour de bon. Il me reconduisait à l’embouchure du fleuve. La goélette partie la veille, cherchait péniblement sa route en se laissant emporter par le jusant, mais j’avais prolongé d’une nuit mon séjour. Et maintenant il m’emmenait.

« Jim avait été un peu irrité de m’entendre parler de Cornélius. À la vérité, je n’en avais pas dit grand-chose ; l’individu était trop insignifiant pour être dangereux, bien qu’il fût bourré de haine à éclater. Il m’avait donné, tous les dix mots, de « l’honorable Monsieur », et n’avait pas cessé de pleurnicher à mon côté depuis la tombe de « feu sa femme », jusqu’à la porte du domaine de Jim. Il se proclamait le plus infortuné des hommes, triste victime écrasée comme un ver, et me suppliait de le regarder. Je ne voulais pas tourner la tête, mais du coin de l’œil, je voyais son ombre obséquieuse glisser derrière la mienne, tandis qu’à notre droite, la lune semblait contempler la scène avec sérénité. Comme je vous l’ai dit, il essayait de m’expliquer son rôle dans la nuit mémorable. C’était simple affaire d’à-propos. Comment savoir qui allait sortir vainqueur de la lutte ? – « Je l’aurais sauvé, honorable Monsieur ; je l’aurais sauvé pour quatre-vingts dollars ! » protestait-il d’un ton doucereux, en marchant à grands pas derrière moi. – « Il s’est sauvé lui-même », répondis-je, « et il vous a pardonné. » J’entendis une sorte de ricanement et me tournai vers lui ; il parut aussitôt prêt à prendre les jambes à son cou. « Qu’est-ce qui vous fait rire ? » demandai-je, en m’arrêtant court. – « Ne vous y trompez pas, honorable Monsieur », cria-t-il, en perdant évidemment tout contrôle sur ses sentiments. « Lui, se sauver ! Mais il ne sait rien, honorable Monsieur, rien du tout ! Qu’est-il ? Que veut-il ici, le brigand, que veut-il ici ? Il jette de la poudre dans tous les yeux, il en jette aux vôtres, honorable Monsieur, mais aux miens il ne peut pas en jeter. C’est un grand niais, honorable Monsieur ! » Je me mis à rire avec mépris, et pivotai sur les talons pour reprendre mon chemin. Cornélius trottait près de moi, en chuchotant avec volubilité : « Ce n’est qu’un petit enfant, ici… un petit enfant, rien qu’un petit enfant ! » Bien entendu, je ne faisais nulle attention à ses paroles et voyant que le temps pressait, car nous approchions de la clairière, et la clôture de bambou luisait au-dessus du sol noirci, il en vint au point. Il commença par se montrer abjectement pleurard. Ses grands malheurs avaient affecté sa tête. Il comptait sur ma bonté pour excuser ce que ses misères lui faisaient seules dire. Il ne voulait pas de mal, seulement l’honorable Monsieur ne savait pas ce que c’est que d’être ruiné, brisé, foulé aux pieds. Après cette entrée en matière, il aborda le sujet qui lui tenait au cœur, mais de façon si tortueuse, si décousue et si couarde que je ne pus de longtemps discerner où il en voulait venir. Il me priait d’intercéder en sa faveur auprès de Jim. Il y avait là aussi une affaire d’argent quelconque : j’entendais de temps en temps des paroles sans suite : – « … une somme modeste… une dotation appropriée… » Il semblait évaluer une réparation, et s’avança jusqu’à dire avec quelque chaleur, que la vie ne valait pas la peine d’être vécue pour un homme dépouillé de tout. Je ne soufflais pas mot, bien entendu, mais je ne me bouchais pas non plus les oreilles. Le fin mot de l’affaire, qui m’apparaissait peu à peu, c’est qu’il se croyait droit à une certaine somme, en échange de la jeune fille. Il l’avait élevée ;… l’enfant d’un autre ;… beaucoup de peine et de tracas ;… un vieillard maintenant ;… une compensation convenable. Je restais immobile pour le regarder, et craignant sans doute de m’entendre taxer ses exigences d’excessives, il se hâta de faire une concession. Moyennant « une dotation convenable », donnée dès maintenant, il se déclarait prêt à subvenir à l’entretien de la jeune femme, « sans rien exiger de plus », quand sonnerait l’heure pour le gentleman du retour au pays. Sa petite figure jaune, toute chiffonnée, comme un citron pressé, exprimait l’avarice la plus passionnée, la plus inquiète. Sa voix plaintive avait des accents de cajolerie : – « Plus d’ennuis… le tuteur naturel… une somme d’argent… »

« J’en restais ahuri. Cette sorte d’entreprise était évidemment une vocation chez cet homme. Je découvris tout à coup dans son attitude rampante, une manière d’assurance, comme s’il eût toute sa vie connu la certitude. Il devait croire que je pesais froidement sa proposition, car il se fit doux comme miel : – « Tous les Messieurs laissaient une dotation quand venait l’heure de retourner chez eux… » Je fermai violemment la petite porte. – « Dans le cas présent, M. Cornélius », affirmai-je, « l’heure ne viendra jamais ! » Il lui fallut quelques secondes pour saisir le sens de mes paroles, puis, avec un véritable cri : – « Comment ? » lança-t-il. – « Comment ? » répondis-je de l’autre côté de la porte, « ne le lui avez-vous jamais entendu dire à lui-même ? Il ne retournera jamais au pays ! » – « Oh ! C’est trop fort ! » cria-t-il ; il n’était plus question d’honorable Monsieur, maintenant. Il resta un instant muet ; puis à voix basse, sans trace d’humilité : « Ne jamais repartir ! ah !… Lui ! lui, qui vient le diable sait d’où… qui vient ici, le diable sait pourquoi… et m’écrase sous ses pieds, m’écrase à mort… » il frappa doucement le sol de ses deux pieds, « comme ceci… personne ne sait pourquoi… à mort… » Sa voix s’éteignait ; il était secoué par une petite toux ; il vint tout près de la balustrade, pour me dire sur un ton pitoyable et confidentiel qu’il n’entendait pas se laisser écraser. « Patience… patience ! » grommela-t-il en se frappant la poitrine. Je ne riais plus, mais c’est lui que me fit soudain tressaillir par un éclat de rire dément : « Ha ! ha ! ha ! Nous verrons ! nous verrons ! Comment ? Il m’aurait volé… tout volé… tout ! tout ! » Sa tête se penchait de côté et ses mains nouées pendaient devant lui. On eût dit qu’il portait à la jeune fille une excessive tendresse, que son âme avait été broyée et son cœur brisé par la plus cruelle des spoliations. Tout à coup il leva la tête pour lancer un mot infâme : « Comme sa mère… Elle ressemble à sa menteuse de mère. Absolument. De traits aussi. Le démon ! » Il appuya son front à la balustrade, et dans cette posture, vomit en portugais des blasphèmes et d’horribles menaces ; il poussait des exclamations sourdes, entrecoupées de plaintes et de gémissements pitoyables avec des spasmes des épaules, comme s’il eût été en proie à une crise mortelle. C’était un spectacle inexprimablement vil et grotesque, et je m’éloignai vivement. Il essaya de crier quelque chose derrière mon dos, des paroles insultantes sur le compte de Jim, me semble-t-il. Mais il ne les lançait pas trop haut, car nous étions tout près de la maison. Tout ce que j’entendis distinctement, ce fut : « Ce n’est qu’un petit enfant… un petit enfant… »